« Vendredi, 16h04
Dans le denier numéro de la Revue 1 Un, périodique français qui vient de paraître, Ëtre noir en France, un texte/témoignage du lauréat César du documentaire en 2018 Raoul Peck, J’étouffe, un récit/étude très éclairant, voire essentiel au cœur de la période trouble que nous traversons :

Et chacun de ces matins laisse des traces. Des traces qui s’accumulent. Puis, ces cauchemars en sommeil, qui reviennent à chaque déflagration.

« Hey Patrice,
Merci beaucoup du partage, c’est un formidable texte de Raoul Peck (réalisateur d’origine haïtienne du très applaudi – par ses pairs – « I’m not your negro » (dont le sujet est James Baldwin, comme tu le sais la figure afro-étasunienne littéraire très emblématique). Tu en as sans doute déjà parlé Patrice.
Ce qu’il dit dans ce texte, je crois qu’à un moment donné nous l’avons tous ressenti (indifféremment de nos singularités, nos situations, etc.), cet étouffement, cette suffocation, cette asphyxie.
Achille Mbembe écrivait, dernièrement un texte dans la suite de son essai « Brutalisme« , en pleine crise pandémique (avant George Flyod et le mouvement planétaire qui s’en est suivi), que nous avions tous « le droit universel à la respiration« .
Toi, Normand, moi, et toutes / tous les autres. Cela nous est vital, et cela exige respect (absolu) de la dignité humaine, la justice (effective).
Merci encore de ce partage, en te souhaitant affectueusement un bel et ensoleillé début d’après-midi.
Dave »
« La silhouette de Patrice est aussi filiforme qu’un point i en police Raleway Thin. Un trait fin, une courbe élégante. Sa seule vue laisse une impression de formalisme qui ne se laisse guère aller. Les proportions sont fixées dans une sorte d’immuabilité, où rien ne déborde. Le mouvement est contenu dans un cadre un peu, beaucoup, rigide. C’est la fonction. L’autorité. La figure institutionnelle. En ce sens, la silhouette de Patrice est un classicisme, d’un bout à l’autre. Comme une colonne corinthienne de l’Eglise de la Madeleine. D.O.M. – Deo Optimo Maximo.
L’homme est une réalité qui échappe à tout énoncé définitoire conventionnel. Pour dire, toute tentative descriptive ordinaire est vaine autant qu’elle est dérisoire. Car Patrice n’est pas une compilation de caractéristiques physiologiques ou un caractère que l’on placerait dans une boîte étiquetée.
Patrice n’est pas un cours magistral soigneusement préparé pour un auditoire attentif, endormi, distrait, ou simplement à un endroit autre que celui où il est. Patrice n’est pas un savoir encyclopédique qui finit souvent sur la plus haute étagère et qui se met hors de portée du curieux peu motivé ou égaré. Patrice n’est pas un scribe qui calligraphie sur des papyrus numériques des réflexions du temps présent.
Non. Patrice est plus. Un A+. Un ailleurs en plus, une valeur ajoutée à quelque chose de brillant, out of this world, et ce bien malgré lui. Le ramener à un qualificatif, à un nominatif, revient à faire le portrait de l’invraisemblable, c’est une folie en soi. Aussi fou que d’essayer de radiographier le tout qui est intrinsèquement substantifique et hors-sujet. La question et ses digressions. La connaissance et sa nécessaire absence de suffisance aussi bien que de son indispensable exigence. Patrice est en pointillé. Une suite symphonique de Joseph Haydn, No. 45 in F-sharp minor « Farewell ». Cela ne se dit pas.
La première fois, le regard inquisiteur, pris de saisissement, parcourt l’oeuvre de la même manière que le peintre observe l’objet de sa contemplation, de la même manière que le poète voit la nature des choses, en allant au-delà de l’apparent ou du présentoir. C’est d’une certaine façon un périple ontologique. Aucune certitude à la fin, juste quelques vérités incomplètes, éparses, capturées tant bien que mal dans leur fugacité évanescente. L’oeuvre composite, finalement, est un tableau de Georges de La Tour, qui tient à la fois de Le Caravage par le jeu en clair-obscur et de Charles Le Brun par la puissance narrative. Le souffle de L’Amarante de De Saint-Amant, et L’aria d’Umberto Giordano, La mamma morta. Cela prend aux tripes.
Patrice dénote un grand classicisme. Il va s’en dire. Classicus, de première classe. Seulement, encore là, ce n’est pas tout à fait l’homme. Parce que ce dernier, c’est Warhol sortant d’un centre de désintox et qui est – pour une fois dans sa vie – plus talentueux qu’il ne le prétend, ou que l’on ne le fait croire. Warhol comme il devrait être, un génie sans les acides, sans l’Overated. Visuellement aussi sophistiqué que le serait un dandy so british en plein West End à Londres, entre Soho et Mayfair, déambulant avec cette Chic Touch que l’on retrouve sur la Bond Street, Old & New. Dans les couloirs, devant l’auditoire, à côté des autres, dans la foule, seule, l’ombre est une oeuvre d’art. L’Homme qui marche de Giacometti dans l’univers Flower Ball de Takashi Murakami. Cela est un choc. Le Patricisme. A lui seul, un contre-courant culturel. Cela désarçonne.
Patrice aime le verbe. Le dire et le lire. A l’écoute, ce sont les rapides de Lachine, l’intellect doit s’accrocher ou il se noie. Beaucoup boivent la tasse. A la lecture, ce sont des pièces aux contours respectueux des règles, au contenu qui les ébranle. Et à la fin, quand la dernière diapositive telle une ultime chute signe la délivrance des uns, le soulagement des autres, la fin d’une certaine jouissance pour les quelques restes, la silhouette se détache de la lumière pour plonger dans l’anonymat de l’ordinaire, comme si elle n’eût jamais existé. Les géants sont davantage titanesques parce qu’ils savent mieux que nul autre s’effacer pour faire une trop grande place aux insignifiances qui se pavanent. Le contraste frappe, et on se rend alors compte que les usurpateurs, les produits de substitution, sont de la camelote. Patrice est un titan.
Mais il ne faudrait pas le lui dire, il en serait gêné ou sceptique, car l’homme ne se trouve pas bon, encore moins exceptionnel, ce n’est pas que de l’humilité. C’est autre chose. Timidité du sachant érudit ou lucidité de l’éveillé, un peu sage, un peu philosophe. Détaché et distant, vis-à-vis de sa propre préciosité. Entre ça et ailleurs, il y a Patrice. L’Éclectisme en traitillé. »
– Patrice
« Normand est une survivance dans cette nouvelle réalité. Un vestige dans le cadre éducatif. Coincé dans une modernité qui en a besoin pour se rappeler ce qu’elle ne veut pas devenir. Ou plus devenir.
Sa seule issue est de s’écrouler, volontairement, tout en faisant l’effort de ne pas être trop bruyant et de ne pas soulever trop la poussière.
Normand est une contre-culture dans un environnement qui encourage l’inculte, la paresse, le manque de savoir-vivre, la fainéantise dans ce qu’elle a de plus violent en termes d’indolence, de somnolence, d’atonie.
Sa contre-culture, débutant par une interdiction catégorique d’utiliser ordinateurs, téléphones intelligents et autres bidules durant son cours, était de l’ordre du sacrilège. Pour tous ces étudiants encore pubères à 20-25-28 ans, c’était une atteinte intolérable à leur droit fondamental d’être sur Facebook, Instagram, pendant que le pauvre homme s’égosillait à leur offrir le meilleur de lui.
Normand a maintenu le cap. Cela ne fût pas une sinécure. Il ne faut jamais sous-estimer l’insolence et la bêtise des pubertaires qui sont dans la vingtaine. No limit comme ils disent. Je l’ai souvent plaint.
[…]
L’appartement de Normand est d’un esthétique qui contraste avec ce qui se fait d’Ikea dans les condominiums montréalais. Il transpire, vibre, Normand. Sa grande culture. Avec les œuvres d’artistes du monde entier tapissant les murs. Avec son immense bibliothèque qui tutoie le haut plafond. Avec ses livres, ouverts, disposés partout minutieusement, aux pages jaunies, fragiles à force d’être tripatouillées par un esprit dont on devine l’amour pour les mots des autres. Normand est un critique d’art qui lit, qui se plonge dans les autres, c’est rare. Cela relève du chimérique.
Chacun des meubles possèdent une histoire qui ne sort pas d’un catalogue de design d’intérieur. C’est l’histoire de l’homme. Son parcours. Ses rencontres. Ses extases. Ses oasis. Lui. Chaque couleur renvoie à une perception de la réalité dans laquelle se meuvent des visions contradictoires et qui en prenant de la hauteur, de la distance, ont ceci de cohérent qu’elles parlent du beau. Aussi banal que cela puisse être. Le beau. Saisi dans ses mouvements, dans ses sonorités, dans sa protéiformité ou son polymorphisme que sont ses aspects visuels, abstraits, éclatés, condensés. L’appartement de Normand est beau.
J’y suis allé une fois. Nous étions quelques étudiants à avoir voulu répondre à son invitation post-cours et examens finaux. Nous étions une poignée. Et c’était à la fois ce qu’il fallait et ce qui était nécessaire. La soirée fût un cocktail de bonnes impressions. Étonnantes découvertes. De validation et d’invalidation des intuitions. De rectification et de renforcement des ébauches.
Je n’y suis plus retourné. Il est des émotions qui ne méritent pas d’être vécues une second fois. La première est la bonne. Et elle doit rester ainsi.
Je doute que je saurai apprécié un chargé de cours comme celui-là. Je ne crois pas qu’il en existe qui puisse faire le résumé analytique, approfondi, d’une centaine de livres, en trois heures, sans avoir recours une seule fois à des notes.
Un qui vous parlant d’un mot soit capable de vous le disséquer en s’appuyant sur une multiplicité de références, littéraires, artistiques, philosophiques, et vous le présenter dans ce qu’il a de plus inattendu, de riche.
Un qui prend l’impertinence des étudiants comme une opportunité de les éduquer comme il faut, puisque manifestement leurs parents ont comme moi le premier jour fait l’école buissonnière.
Sarcastique sans être brutal ou humiliant. Concetti. Emphatique. Puriste. Préciosité. Afféterie. Sans être mortifère, fastidieux, maussade.
Normand est Normand. Plus ouest qu’est. Trop vestige pour la modernité. Un musée que presque personne ne va visiter, un lieu culturel démodé. Une parole qui ne peut se tweeter. Un verbe digressif qui erre habilement dans l’agréable et l’utile. Un enseignement qui ne peut se transmettre à des générations qui n’ont pas le temps pour tout ce qui est en dehors de leur nombril. Et qui sont l’avenir du monde.
La thérapie de groupe n’a pas fonctionné. Pour ne rien changer. Je ne suis toujours pas Cicéron. Ce n’est pas si grave. Je lis, j’écris beaucoup plus que je ne parle. Ce qui est bien à une époque aussi cacophonique que billevesée et qui a besoin de se faire entendre.
A la fin de ma mise à jour, je sais désormais lire un texto envoyé par tous les pubertaires de 20-25-28 ans dans mon entourage. Je suis moderne. A la différence près que, à l’instar de Normand, je suis à l’ouest. »
