Devoir de mémoire : de l’Esclavage au Canada

« [Ricoeur] tient à mettre en garde ses contemporain en rappelant à la toute fin de son ouvrage, que ce n’est que par un travail de deuil, guidé par l’horizon de réconciliation avec le passé, et par l’idéal du pardon, qu’une société est à même de se séparer définitivement du passé, afin de faire place au futur. »

PAUL RICOEUR : LA MÉMOIRE, L’HISTOIRE, L’OUBLI – CR DE LECTURE PAR PAULINE SEGUIN

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« L’histoire de l’esclavage au Canada est un sujet encore méconnu à travers le pays, même s’il a duré près de 200 ans et que de nombreux historiens, auteurs et chercheurs se sont penchés sur la question depuis le 19e siècle.

L’esclavage en sol canadien, sous sa forme coloniale, se divise en trois grands pôles géographiques : le Québec, les provinces de l’Atlantique et l’Ontario. Il débute à l’époque de la Nouvelle-France et prend fin dans les premières décennies des années 1800.

[…]

L’esclavage prend fin au Canada grâce à la pugnacité des esclaves à refuser leur condition, à leurs alliés blancs qui les hébergent ou les défendent devant les tribunaux ainsi qu’aux juges qui rendent des décisions en leur faveur. Il n’y a que dans le Haut-Canada que l’abolition graduelle se fait grâce à un acte législatif.

Le déclin de l’esclavage a très probablement été facilité par le fait qu’il n’était pas un facteur économique de premier ordre au Canada.

D’ailleurs, dans plusieurs endroits sur le territoire, l’esclavage se mue en engagement, plusieurs propriétaires terriens se rendant compte de l’avantage financier d’engager à peu de frais des agriculteurs noirs plutôt que d’avoir à subvenir aux besoins de familles entières.

[…]

L’histoire de l’esclavage des Autochtones et des Afro-descendants au Canada doit s’insérer de manière permanente dans notre trame historique nationale. Toutefois, il est aussi primordial de se rappeler que la présence noire en territoire canadien n’est pas seulement liée à la servitude; plusieurs personnes libres ont contribué à l’édification de ce pays, et ce, depuis les débuts du 17e siècle. Mathieu da Costa, les Black loyalists, Thomas Peters, les marrons jamaïcains, Rose Fortune, Richard Pierpoint, Alexander Grant, les réfugiés de la guerre de 1812 et de l’Underground Railroad, Josiah Henson, Mary Ann Shadd Cary, Mifflin W. Gibbs, Sylvia Stark, John Ware, le Bataillon numéro 2 de construction, Viola Desmond et bien d’autres encore sont des exemples de personnalités afro-canadiennes, d’est en ouest, dont les noms doivent figurer dans nos livres d’histoire et manuels scolaires.

C’est un devoir de mémoire de se rappeler l’esclavage. Celui-ci ne constitue toutefois pas une identité et on ne peut laisser ce statut définir l’histoire afro-canadienne. »

L’esclavage au Canada 

Ce livret se veut une ressource informative sur un pan peu connu de notre histoire, celle de l’esclavage au Canada. Développée en collaboration avec Webster, historien et artiste hip-hop, et Dimani Mathieu Cassendo, auteur.e et illustrateur.e, cette publication met en lumière l’apport de personnages ayant réussi à enrayer ce fléau. Ce travail s’insère dans nos efforts pour avancer les objectifs de la Décennie internationale des personnes d’ascendance africaine (2015-2024) de l’ONU.

L’esclavage au Canada


« Le fait historique est construit par le travail qui le dégage d’une série documentaire. L’histoire affirme que tel fait a eu lieu, « tel qu’on le dit ? C’est là toute la question ».

L’historien ne peut rien affirmer sans preuve, or, pour qu’un document puisse faire office de preuve, il faut que celui qui le consulte lui pose une question, et la question posée est nécessairement sous tendue par un projet d’explication.

L’interprétation, et ses écueils, sont donc présents à tous les niveaux de l’opération historiographiques (à savoir : niveau documentaire, niveau explicatif, niveau de la représentation narrative du passé).

L’interprétation apparaît ainsi comme une composante structurelle de l’intention de vérité de toutes les opérations historiographiques. Cependant, l’historien a la prétention de « représenter en vérité le passé » (( Ibid., p. 295 )), et, en ce sens, l’histoire apparaît comme le « prolongement critique » de l’ambition de fidélité au passé de la mémoire, l’histoire se veut « l’héritière savante de la mémoire ».

Or Paul Ricoeur se plait à remettre en cause la capacité du discours historique à représenter en vérité le passé, ce qui renvoie directement à la dialectique de la mise en récit, supposant une double composante narrative et rhétorique.

Avant d’être l’objet de la connaissance historique, un événement est d’abord objet de récit (archive), d’où le retour de l’aporie rencontrée sur la question de la mémoire, à savoir celle du débat entre réalité et fiction.

Qu’elle différence y a‐t‐il entre histoire (history) et fiction (story), si l’une et l’autre raconte, c’est à dire, mettent en récit ?.

Il s’agit de ce que l’auteur appelle « l’aporie de la vérité en histoire », manifeste notamment lorsque à partir d’événements identiques, des historiens construisent des récits différents.

De là, l’historien n’est pas un agent neutre, c’est un être social, qui est dans une position de « spectateur engagé » (R. Aron), ce que rend d’autant plus manifeste les événements « aux limites », où l’historien a clairement une « responsabilité à l’égard du passé ». La distinction entre récit historique et récit de fiction réside « dans la nature du pacte implicite » passé avec le lecteur.

En effet, il est convenu que l’historien traite d’événements, de situations, de personnages qui préexistent au récit qui en est fait. De même, ce pacte comprend une prétention à la correspondance et à l’adéquation au passé. Mais, il s’agit là d’une adéquation présumée, et pas forcément effective, entre la représentation historienne et la réalité du passé.

Dans la partie concernant l’herméneutique de la condition historique, l’auteur met en exergue la relation d’interdépendance qui existe entre la lecture historique du passé, la manière dont le « présent est vécu et agi », et les attentes qu’on assigne au futur.

« La projection du futur est (effectivement) […] solidaire de la rétrospection sur les temps passés ».

Or, l’historien, comme le juge, occupe une position de tiers, et, de fait, aspire à l’impartialité. Mais, il s’agit là d’une aspiration nécessairement inassouvie, au sens où l’impartialité totale est impossible. L’historien ne peut, ni ne veut, porter un jugement historique (et quand bien même il le ferait, le jugement historique est par nature provisoire et sujet à controverse).

Dans le prolongement, de même qu’il est impossible d’accéder à l’impartialité absolue, l’historien n’a pas les moyens d’écrire une histoire globale, qui annulerait les différences entre points de vue, une histoire unique qui embrasserait celle des exécutants, celles des victimes et celles des témoins (( Ibid., p. 334 )).

Paul Ricoeur pose par là la question du traitement historiographique de l’inacceptable. En effet, « comment traiter de l’extraordinaire avec les moyens ordinaires de la compréhension historique ? ».

Ce type d’événements « aux limites », dont l’auteur fut à la fois témoin et victime, rend d’autant plus manifeste le caractère inévitable de l’intervention de la subjectivité en histoire. Le phénomène d’interprétation est présent d’un bout à l’autre des opérations historiographiques, et il est toujours possible d’interpréter quelque chose autrement. La controverse semble donc inévitable, et l’histoire est vouée à un perpétuel révisionnisme (( Ibid., p. 447-448 )).

L’oubli relève de la problématique de la mémoire et de la fidélité au passé. Il englobe la problématique du pardon, au sens où celui‐ci apparaît comme la dernière étape du cheminement de l’oubli.

Le pardon relève de la problématique de la culpabilité et de la réconciliation avec le passé. Mais, tous deux tendent vers l’horizon d’une mémoire apaisée.

Dans son acception courante, l’oubli est d’abord ressenti négativement, comme une atteinte à la prétention de fiabilité de la mémoire. Or, selon l’auteur, il convient de distinguer deux sortes d’oubli. La figure négative de l’oubli, d’une part, qui est source d’angoisse, c’est l’oubli par « effacement des traces ». Et la figure positive de l’oubli, d’autre part, dit « oubli de réserve », celui qui est source de plaisir, quand, à l’instar de Marcel Proust avec la fameuse madeleine de La recherche du temps perdu, on se souvient de ce que l’on a un jour vu, entendu, éprouvé, acquis.

Cette idée fait écho à la théorie d’un oubli réversible, défendue par Bergson dans Matière et Mémoire, ou encore, renvoie à l’hypothèse de l’inconscient et à l’idée d’inoubliable, représentées par Freud. L’œuvre de mémoire est dirigée contre l’oubli par effacement des traces.

Celui‐ci a donc partie liée avec la mémoire, il constitue en quelque sorte son versant négatif, voire la condition même de la mémoire et de son exercice. En effet, « le souvenir n’est possible que sur la base d’un oublier, et non pas l’inverse ». Et c’est en tant que pendant négatif de la mémoire que l‘oubli peut être l’objet des mêmes abus que celle‐ci.

Dans le cas de la mémoire empêchée d’un événement traumatique, la compulsion de répétition vaut oubli, au sens où elle empêche la prise de conscience de l’événement traumatique.

En ce qui concerne la mémoire manipulée, les abus de mémoire sont aussi des abus d’oubli (car la mémoire étant récit, elle est par définition sélective), il est toujours possible de raconter différemment « en supprimant, et en déplaçant les accents d’importance ».

Mais pour l’auteur, ce « trop peu de mémoire », s’il est imposé d’en haut, est assimilable à une sorte d’oubli « semi passif », dans la mesure où il suppose une certaine complicité des acteurs sociaux, qui font preuve d’un « vouloir-ne-pas-savoir ».

Dans le cadre de l’oubli commandé et institutionnalisé, l’auteur entend traiter principalement du cas de l’amnistie, dont la proximité phonétique avec amnésie éveille son questionnement.

L’amnistie constitue pour lui une forme « d’oubli institutionnel », il s’agit d’un « déni de mémoire éloigne en vérité du pardon après en avoir proposé la simulation ». L’amnistie revient à faire comme si de rien n’était, c’est une injonction de l’État à « ne pas oublier d’oublier ».

Mais il s’avère que le prix à payer est lourd, car en cas d’amnésie institutionnalisée, la mémoire collective est privée de la crise identitaire salutaire qui permettrait à la société concernée d’effectuer une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique, en passant par un travail de mémoire et un travail de deuil, tous deux guidés par l’esprit de pardon.

L’oubli, selon Paul Ricoeur, a une fonction légitime et salutaire, non pas sous la forme d’une injonction, mais sous celle d’un vœu. Si devoir d’oubli il y a, ce n’est pas « un devoir de taire le mal, mais de le dire sur un mode apaisé, sans colère ».

Le pardon apparaît alors comme « l’horizon commun d’accomplissement » de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli, mais il ne s’agit en aucun cas d’un « happy end », il ne peut être question que d’un « pardon difficile », « ni facile, ni impossible ». Il est de l’ordre du vœu, de l’idéal vers lequel tendre.

L’auteur souligne la fonction politique d’une mémoire apaisée et du pardon, en se demandant si la politique ne commence pas là où finit la vengeance, dans la mesure où il serait contre productif pour une société de rester indéfiniment en colère contre elle‐même. »

PAUL RICOEUR : LA MÉMOIRE, L’HISTOIRE, L’OUBLI – CR DE LECTURE PAR PAULINE SEGUIN

« Une bonne part des difficultés soulevées par l’expression de « devoir de mémoire » vient du sens purement moral, kantien qu’on associe communément aujourd’hui au terme de « devoir » : comment pourrait-on se rappeler lorsqu’on n’était pas présent, ne serait-ce que comme membre d’un collectif, d’un groupe, d’un peuple ?

En effet, le « devoir de mémoire » ne peut pas avoir le même statut que le devoir de ne pas mentir ou de ne pas tuer. Ce serait une erreur de le rapprocher trop étroitement d’une obligation purement morale ou de l’identifier à une telle obligation.

Il y a aussi, attachée au « devoir de mémoire », une référence expressément historique : une référence à des événements historiques concrets, des événements qui sont donc différents d’un pays à un autre, d’un peuple à un autre.

Cette référence historique concrète ne devrait pas nous inciter à réduire le « devoir de mémoire » à sa dimension historique et à affirmer qu’il n’y aurait rien, en lui, qui serait de nature morale.

Ce que je voudrais plutôt faire remarquer ici, c’est que c’est justement cette connexion de contenus historiques à une dimension morale — ou plutôt à une dimension éthique — qui a rendu la tâche de saisir correctement la nature du « devoir de mémoire » si difficile. Comment faire, alors ?

[…]

Nietzsche semble avoir été l’une des sources majeures d’inspiration, peut-être même la source essentielle, de La Mémoire, l’histoire, l’oubli : à cette source, Ricœur doit beaucoup plus qu’à Aristote ou à Freud, plus aussi qu’à Kant, auquel pourtant beaucoup, aujourd’hui, semblent penser immédiatement, chaque fois qu’on parle de « devoir ». Mais selon Ricœur, pour tout ce qui concerne la « typologie des us et abus de la mémoire naturelle », c’est Nietzsche qui aurait « frayé la voie ». Nietzsche serait-il vraiment l’auteur le plus approprié pour penser le « devoir de mémoire » ?

[…]

le philosophe le plus approprié pour penser le « devoir de mémoire » n’est pas Nietzsche mais Hegel ; Hegel qui, dans sa Philosophie du droit et sa Philosophie de l’histoire, formula de la façon la plus pertinente la question de savoir comment lier, ou plutôt ne pas lier, le « moral » à l’historique ; et comment lier l’« éthique » (sittlich) à l’historique.

C’est bien Hegel, en effet, qui imposa la distinction entre « moralité » (Moralität) et « éthique » (Sittlichkeit) dans le domaine de la pensée politique moderne : ce n’est pas à la morale mais à l’éthique, et à une obligation éthique, qu’il associa l’obligation politique, celle d’être citoyen d’un Etat.

C’est en ce sens, le terme de « politique » étant entendu en un sens « éthique », que je voudrais avancer la thèse selon laquelle le « devoir de mémoire » est un devoir politique par excellence. »

– Bienenstock, M. (2010). Le devoir de mémoire : un impératif ?. Les Temps Modernes, 660(4), 98-115.

« […] si le devoir de mémoire reste bien un horizon, celui de rendre justice aux victimes, il rappelle le détour nécessaire par le travail, par le niveau d’une épistémologie de l’histoire. Avant d’avoir un devoir de mémoire, l’historien est ainsi confronté au travail de mémoire, à la manière d’un travail de deuil incontournable. Le « souviens-toi » s’en trouve enrichi.

[…]

La critique selon laquelle Ricœur aurait abandonné le devoir de mémoire n’est donc en aucune manière fondée, d’autant qu’il a toujours été un philosophe de la dette, dont il rappelle l’impératif : « Le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi. »

[…]

La tâche de l’historien, selon Ricœur, est de surmonter l’alternative qu’on lui présente le plus souvent entre le Bien et le Juste. À ce titre, il ne suit pas la voie définie par Tzvetan Todorov.

Il envisage, tout au contraire, la pratique historienne comme capable d’introduire davantage de vérité dans la justice, contribuant ainsi à un travail de deuil collectif en faisant valoir son travail « véritatif » dans l’espace public. Ce travail, animé par un souci d’équité, vise à faire émerger une vérité plus juste.

[…]

Il serait néanmoins erroné de voir là l’expression d’une ingénuité béatement consensuelle : toute la philosophie de Ricœur est, au contraire, une pensée des tensions, des apories, des interprétations différentes. On ne peut jamais, selon lui, subsumer les contradictions ; simplement mettre en avant des médiations imparfaites permettant l’action transformatrice de l’homme. Il n’y a donc pas de happy end, pas d’« oubli heureux », mais « un subtil travail de déliement et de liement est à poursuivre au cœur même de la dette : d’un côté déliement de la faute, de l’autre liement d’un débiteur à jamais insolvable »qui renvoie donc à la dette des vivants vis-à-vis des générations qui les précèdent.

Tout le travail de Ricœur vise à rouvrir chaque fois les possibles de l’agir humain, et se donne donc comme une forme de résistance contre le poids de la faute et de l’inexorable.

[…]

Ce qui n’est pas compris par certains, c’est que dans le trois-mâts de Ricœur, l’oubli figure au même titre que l’histoire et la mémoire. Or un de ses apports majeurs sur ce plan aura été de démontrer que si l’oubli représente un double défi face à l’histoire et à la mémoire, et, à ce titre, relève d’une dimension négative, il revêt aussi une dimension positive, celle de l’oubli de réserve qui a la capacité de préserver.

Cet oubli est même une condition de la mémoire : « L’oubli n’est pas seulement l’ennemi de la mémoire et de l’histoire. Une des thèses auxquelles je suis le plus attaché est qu’il existe aussi un oubli de réserve qui en fait une ressource pour la mémoire et pour l’histoire. »

Ricœur aura donc arraché l’oubli à la seule négativité et, sur ce plan, on peut dire, qu’outre le faux procès que certains ont cru de bon goût de lui faire, il rencontre totalement une préoccupation historienne. Il différencie en effet ce que peut être la perte irréversible provoquée par des lésions corticales ou par l’incendie d’une bibliothèque, et l’oubli de réserve qui, au contraire, préserve et se trouve donc être la condition même de la mémoire, comme l’avait justement perçu Ernest Renan à propos de la nation et Kierkegaard à propos de la libération du souci.

Cet oubli de réserve, offert au rappel, est un oubli qui préserve : « L’oubli revêt une signification positive dans la mesure où l’ayant-été prévaut sur le n’être-plus dans la signification attachée à l’idée du passé. L’ayant-été fait de l’oubli la ressource immémoriale offerte au travail du souvenir. »

Dans la guerre des mémoires que nous traversons et au cours de laquelle une rude concurrence oppose l’histoire à la mémoire, Ricœur intervient pour dire l’indécidabilité de leurs relations : « La compétition entre la mémoire et l’histoire, entre la fidélité de l’une et la vérité de l’autre, ne peut être tranchée au plan épistémologique. »

Lorsque Ricœur évoque l’oubli commandé, celui de l’amnistie dont la finalité est la paix civile en ajoutant qu’une société « ne peut être indéfiniment en colère avec elle-même », il est au plus près de la démonstration de l’historienne Nicole Loraux lorsqu’elle met en évidence, à propos de la cité athénienne, que le politique repose sur l’oubli du non-oubli, « cet oxymore jamais formulé ».

Un cas bien connu d’oubli commandé par l’État en France est celui du premier article de l’édit de Nantes signé par Henri IV et qui stipule « que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu’à notre avènement à la couronne demeurera éteinte et assoupie comme des choses non advenues ».

Cependant Ricœur met en garde sur les limites propres à la volonté de faire taire le non-oubli de la mémoire : « Le défaut de cette unité imaginaire n’est-il pas d’effacer de la mémoire officielle les exemples de crimes susceptibles de protéger l’avenir des erreurs du passé et, en privant l’opinion publique des bienfaits du dissensus, de condamner les mémoires concurrentes à une vie souterraine malsaine ? »

[…]

Il discute en effet, après Yosef Yerushalmi, cet impératif du Deutéronome, le « souviens-toi ». Ainsi, face aux injonctions actuelles selon lesquelles il est un nouvel impératif catégorique qui relève du devoir de mémoire, Ricœur, s’inspirant de la pratique analytique, préfère la notion de travail de mémoire. Il souligne d’ailleurs le paradoxe grammatical qui consiste à conjuguer au futur une mémoire gardienne du passé.

Mais il ne faudrait pas lire chez Ricœur, dans ce glissement sémantique, un abandon du « souviens-toi » du Deutéronome. Tout au contraire, il affirme la légitimité de cet impératif de la tradition judéo-chrétienne qu’il tente d’articuler avec l’effort critique du logos.

Le devoir de mémoire est donc légitime, même s’il peut être l’objet d’abus : « L’injonction à se souvenir risque d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l’histoire. »

[…]

Cette tension conduit Ricœur à s’interroger sur la dimension de notre condition historique comme être de mémoire et d’histoire. Il reprend ses réflexions sur l’historialité et sa confrontation avec les thèses heideggériennes sur le temps.

Il oppose cette fois une catégorie nouvelle à celle de l’« être-pour-la-mort » de Heidegger qui a toujours suscité chez lui la plus vive défiance. Il lui substitue la notion de l’« être-en-dette » comme lien possible entre « passéité » et « futurité ».

C’est un point majeur, le véritable fil rouge de sa démonstration selon laquelle l’avoir-été l’emporte sur le révolu.

À ce titre, Ricœur insiste, et c’est essentiel pour la communauté historienne, sur le fait que le passé existe encore dans le temps « feuilleté » du présent. Il retrouve là Jankélévitch qu’il cite en exergue de son ouvrage : « Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été ; désormais, ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir été est son viatique pour l’éternité. »

C’est à partir de cette insistance que mémoire et histoire peuvent être confrontées comme deux pratiques, deux rapports au passé de l’être historique dans une dialectique du liement et du déliement. Dans la mesure où l’histoire est plus distante, plus objectivante, plus impersonnelle dans son rapport au passé, elle peut jouer un rôle d’équité afin de tempérer l’exclusivité des mémoires particulières. Elle peut ainsi contribuer à transformer la mémoire malheureuse en mémoire heureuse, pacifiée, en juste mémoire.

C’est donc une nouvelle leçon d’espérance que nous prodigue Ricœur : une remise en route du rapport entre passé, présent et devenir constitutif de la discipline historique par un philosophe qui rappelle les impératifs de l’agir à des historiens qui ont tendance à se complaire dans le ressassement et les commémorations. Il leur signifie que leur travail vise à « rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée ».

C’est ce à quoi il convie les historiens, et c’est en ce sens qu’il faut comprendre sa notion de travail de mémoire, en référence à Freud et à sa notion de travail de deuil  : « Le trop de mémoire rappelle particulièrement la compulsion de répétition, dont Freud nous dit qu’elle conduit à substituer le passage à l’acte au souvenir véritable par lequel le présent serait réconcilié avec le passé. »

[…]

« Le travail de l’histoire se comprend comme une projection, du plan de l’économie des pulsions au plan du labeur intellectuel, de ce double travail de souvenir et de deuil. »

C’est ainsi que la mémoire est inséparable du travail d’oubli.

Jorge Luis Borges avait déjà illustré le caractère pathologique de celui qui retient tout jusqu’à sombrer dans la folie et l’obscurité avec son histoire de Funes el memorioso.

La mémoire est donc, à l’égal de l’histoire, un mode de sélection dans le passé, une construction intellectuelle et non un flux extérieur à la pensée.

Quant à la dette qui guide le « devoir de mémoire », elle est à la croisée de la triade passé-présent-futur : « Ce choc en retour de la visée du futur sur celle du passé est la contrepartie du mouvement inverse d’emprise de la représentation du passé sur celle du futur. »

Loin d’être un simple fardeau à porter par les sociétés du présent, la dette peut devenir gisement de sens à condition de rouvrir la pluralité des mémoires du passé et d’explorer l’énorme ressource des possibles non avérés.

Ce travail ne peut se réaliser sans dialectisation de la mémoire et de l’histoire, en distinguant, sous le registre de l’histoire-critique, la mémoire pathologique qui agit comme compulsion de répétition et la mémoire vive dans une perspective reconstructive : « C’est en délivrant, par le moyen de l’histoire, les promesses non tenues, voire empêchées et refoulées par le cours ultérieur de l’histoire, qu’un peuple, une nation, une entité culturelle peuvent accéder à une conception ouverte et vivante de leurs traditions . » »

– Dosse, F. (2014). Travail et devoir de mémoire chez Paul Ricœur. Inflexions, 25(1), 61-70.

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