Errance(s) Anachorète(s) en « Viol Agression & Harcèlement Sexuels » (Dés)Actualités

« Toi qui te tenais près d’un carrosse luisant, aussi clinquant que ta goujaterie, et qui te prenais pour un prince à qui on doit tout, tu es un petit connard insignifiant. Je te le dis avec tendresse, sinon je t’en collerai une. Ce n’est pas mon genre. J’ai du respect pour tout le monde, même si quelques fois il n’en mérite aucun. Je te le dis franchement, tu es l’espèce de mec que l’on devrait extraire de la Civilisation comme on ampute un organe trop malade pour être sauvé. Parce que tu es un violeur.

Même si tu n’as pas mis tes mains dans la petite culotte de la fille qui circulait tranquillement devant toi, même si tu n’as dit mot, même si tu n’as fait que regarder, tu es un violeur. Parce que ton regard, lourd, insistant, qui déshabille, a été d’une telle violence que moi, cet autre mec, observateur pas loin de toi, je l’ai senti comme un assaut contre ma personne. Et je ne suis pas le type que l’on ébranle aisément ou qui se met en branle facilement. J’ai senti ton regard moche, dégueulasse, me salir. J’étais la fille qui passait. Comme elle, je te le dis, tu m’as sali. Pauvre mec.

Toi qui a ce regard qui chosifie toutes les filles que tu croises, parce que tu te crois permis de laisser traîner l’œil sur ces formes presque dénudées, sur ces courbes bien en vue, sur ces silhouettes qui s’assument car elles se sentent belles, tu es un violeur. Ton regard dit : pute. Ton regard dit : t’es baisable. Ton regard dit : je veux te fourrer.

Elles ne veulent pas le savoir, elles n’en ont rien à foutre, tu peux le remballer et allez voir ailleurs, dans ton cul si possible. Et ne viens pas me dire que c’est la game, que c’est une façon d’apprécier leur beauté, sexy, non mec il n’y a rien d’appréciable ou d’agréable quand on se fait mater comme un morceau de viande par un prédateur qui remue la queue.

Tu veux qu’elles sachent que tu les trouves hot, elles te plaisent, bien, respecte-les, arrête de saliver, cache tes crocs, comportes-toi en gentleman, et dis-toi que ces filles-là auraient pu être ta mère, ta femme, ta fille. Mec, je te le dis, ces filles sont l’origine du monde, sans elles tu n’existerais pas, tu serais le néant, le rien du tout. Peut-être cela aurait-il été mieux ainsi. Mec, juste un fucking respect.

Toi qui te tiens avec tes potes, avec ta cool attitude de pacotille, ton regard barbare sur toutes ces filles qui ont eu la mauvaise idée de te croiser, toi et ta meute à l’affût, tu es un crétin. Je t’ai observé de l’autre côté de la rue, j’ai failli vous arranger le portrait, juste pour refaire votre éducation, mais au fond cela n’aurait été d’aucune utilité, je n’aurais fait que déplacer le problème, dans une autre rue, comme un cancer dont on ne peut définitivement se débarrasser. Mec, ton regard a violé toutes ces filles-là. Chacune d’elles t’a senti sous sa jupe comme un phallus qui pénètre dans un lieu où il n’a pas été invité, qui lui est refusé, parce qu’il a le pouvoir de le faire, qu’il prétend être propriétaire de l’intimité d’autrui, cet autrui qui a un vagin, ce sexe faible, inférieur, ce rien du tout dans notre société phallocrate. Mec, je te le dis comme ce phallus tu manques de couilles, lâche comme un trou du cul, tu me donnes envie de gerber.

Toi la fille qui me regarde avec ce regard aguichant, qui me fixe et s’excite pour avoir mon attention, je te le dis bien franchement tu n’es pas sexy, encore moins attirante, même avec ton décolleté plongeant, tes petites manières de pimbêche, ta danse lascive, ton attitude suggestive, et tout le show dont tu es la piètre actrice me laisse de marbre.

Je ne suis pas la sorte de mec que ces conneries font tourner la tête, parce que je trouve ton intelligence plus séduisante que tes formes voluptueuses, ton humour plus renversant que ta démarche tsunamique, ton rire plus extatique que ton string que tu laisses voir comme on se vend dans un de ces temples du consumérisme, un attrape-nigaud, un attrape-bite. Ta personne plus importante que toute la longueur de tes cils, cette personne qui est ensevelie sous la tonne de make up, réfugiée dans ce cœur où ta véritable beauté se cache ou s’emmure.

Tu n’as pas besoin de te faire bitch pour te faire aimer, de céder à cette facilité du nu grossier et vulgaire, à ce comportement primitif, quasiment animal. Tu n’as pas besoin de provoquer pour être estimée, de rentrer dans la game dont les règles ont été conçues pour plaire en premier lieu à la phallocratie. Ta beauté n’est pas un présentoir minable dans un marché au cul. Tu vaux plus que ça. Je te le dis meuf, tu vaux vraiment plus que ça.

Sois une Lady et je ne t’échapperai pas. Meuf, je te le dis ce regard que tu poses sur moi est semblable à celui de ces pauvres mecs sur toi, un viol. Sincèrement, je te le dis, tu ne me fais pas bander. Respecte-moi. Respect, tout court. Le reste viendra tout seul. Ou pas »

Le regard qui viol

« « Hey, t’es jolie toi. Ça te dit pas de faire connaissance ? Tu pourrais répondre, espèce de sale pute. Tu t’es pris pour quoi ? T’es moche, de toute façon ! »

La première fois, on répond calmement. On baisse les yeux.

On négocie, on demande à continuer son chemin sans encombre. On tente courtoisement de mettre fin à une situation, d’emblée déséquilibrée, pour éviter toute escalade possible. On apprend à se taire – par habitude, par stratégie. Ne pas croiser le regard de l’interlocuteur. Ne rien alimenter par la parole ou par les gestes. De peur que cela puisse prendre plus de temps que prévu, ou pire, que cela dégénère. Mais arrive le jour où l’on jette un regard noir. Où l’on s’agace un peu. Et puis, à force, on ne se laisse plus faire : on se met à répondre en retour. À user des mêmes mots, du même ton. Et tout le monde finit par trinquer : la moindre apostrophe dans la rue, même parée d’intentions plus légères et policées, est vécue comme une intrusion, une agression. Un sentiment ambivalent s’installe : quelque chose entre la peur – qu’il en vienne aux mains – et la colère de ne pas savoir comment répondre à la hauteur de ce que l’on nous impose. La peur brouille tout : les « salope », « pute », les regards outrageants, les « T’es grosse », « T’es moche », « Tu suces ? », une main qui se glisse sous les vêtements aux heures d’affluence, « Vous êtes ravissante, mademoiselle » qui précède un « T’es bonne, je te baiserais bien », un homme qui se frotte ou sort son sexe, « T’as un 06 ? », « Tu veux aller boire un verre ? »… Tout se perd en soi : il devient difficile de faire la différence. On voudrait prendre de la distance, en rire, s’en foutre, mais, accumulation oblige, cela devient impossible. On relativise tout de même : il y a toujours pire. Mais ces mots, ces phrases, macèrent à la manière d’un vinaigre trop vieux puis se muent en colère – un sentiment qui appartient peu au genre féminin, supposé « encaisser » pour se protéger sous peine de passer pour « hystérique ».

Ce que la rue dit de nous »

– « En finir avec le harcèlement de rue », Ballast, vol. 1, no. 1, 2014, pp. 52-63.

« Dans l’immédiateté des mouvements #Metoo, #BalanceTonPorc et aussi de la manifestation #Noustoutes, #Nousaussi, des points de vue critiques virulents se sont fait entendre. Au-delà de la joie de voir se lever le tabou du silence devant la domination quotidienne des femmes, très vite, des ajustements ont été proposés qu’il convient de décrypter aujourd’hui. L’autrice propose une relecture des critiques portées par un certain féminisme à la lumière de celles opposées au véganisme. Ainsi, il n’est pas certain du tout que ces mouvements fondent un néo-puritanisme même s’il ne faut pas s’interdire de rester attentives·fs, de conserver la vigilance. Quand le renouveau du féminisme n’échappe pas à la tension, décryptons la tension !

La goutte d’eau

Il y a des moments dans l’histoire où la goutte d’eau qui fait déborder le vase arrive enfin, sans qu’on comprenne pourquoi c’est elle et pas une autre qui fait tout déborder. L’affaire Weinstein est cette goutte d’eau. #MeToo est arrivé. Joie. On se dit qu’il y aura un avant et un après. Désormais, personne ne pourra plus violer, agresser, harceler, exploiter, dominer et soumettre impunément. Parce qu’il y a un « Nous Toutes » qui fait front. Enfin.

Et pourtant, il y a quelque chose qui résiste et qui n’est pas là où je l’attendais. Cette tension traverse mon entourage, sûrement le vôtre (vous-même sans doute aussi ?) Cette tension surgit dans l’intime.

Quand #MeToo émerge dans notre cercle d’amis, de famille, ou remonte des souvenirs passés.

4Quand #MeToo se love dans notre lit.

Là, #MeToo deviendrait un risque, celui de perdre une liberté sexuelle chèrement acquise. Il engendrerait des dérives forcément totalitaires. En fait, #MeToo, serait aussi le cheval de Troie d’un renouveau du puritanisme, au sens où #MeToo entraînerait la condamnation de tous les plaisirs de la chair, celle de l’expression des désirs et une censure des pulsions. Il n’y aurait plus de sexualité qu’ennuyeuse. Il y a donc aussi l’idée selon laquelle la pensée première du mouvement cache une lame de fond dangereuse.

Et ce n’est pas fini.

[…]

Un nouveau néo-puritanisme ?

[…]

Plus largement, derrière l’accusation de puritanisme, il y a la crainte du retour de la morale. Morale contre laquelle les mouvements féministes et homosexuels se seraient battus dans les années 1970. Jouir sans entrave serait jouir loin du carcan de la morale. Il en va de même de la jouissance gustative qui accompagne la consommation de viande, privilège anciennement réservé aux riches et qui s’est, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, démocratisé.

Sur le premier point, permettez-moi de citer longuement Laure Murat :

« La liberté de disposer de son corps, le droit à la contraception et à l’avortement, la reconnaissance des sexualités non procréatrices et non conjugales sont autant de conquêtes de l’émancipation féminine. Les résistances politiques sont encore assez nombreuses néanmoins pour freiner l’égalité, notamment en matière de salaire ou de partage des tâches domestiques, comme l’a montré récemment le retour du concept de “charge mentale”. Si bien que la révolution sexuelle a beaucoup profité… aux hommes, dont les relations avec les femmes ont été facilitées, sans pour autant qu’ils perdent leurs privilèges. C’est ici un point aveugle à considérer : si les femmes ont (péniblement) acquis un certain nombre de droits, les paramètres essentiels de la domination masculine sont demeurés les mêmes.

Les travaux de Michel Foucault sur la sexualité ont par ailleurs montré que la réduction des interdits (lois, censure, etc.) est proportionnelle à une augmentation du pouvoir et du contrôle sur des corps : le “discours libérateur” est un procédé déguisé d’aliénation. »

Le terme « morale » fait écran à une inégalité persistante. Cependant, il ne recouvre plus le même champ. Là où, il y a cinquante ans, la « morale » était une transcription des privilèges octroyés par le patriarcat aux hommes et symbolisait le contrôle du corps des femmes, ce qui est attaqué aujourd’hui comme un prétendu puritanisme, c’est la remise en cause de ces mêmes privilèges. Ce qui est taxé de morale, c’est en fait l’exigence qui prône d’une part, la reconnaissance des femmes comme sujets des rapports sexuels et la prise en compte de leur désir dans un rapport égalitaire, et d’autre part, une responsabilité des partenaires sur ce point. Et, comme c’est toujours le cas en matière de privilège et de rapport de pouvoir, le terme « femme » peut, bien entendu, être remplacé par celui de « dominé·e ».

#BalanceTonPorc et #MeToo sont des outils de lutte utilisables par n’importe quelle personne : femme blanche, de couleur, voilée, personne homosexuelle, transgenre, etc. »

– Ponticelli, A. (2019). #MeToo et véganisme : chair fraîche indisposée !Vacarme, 86(1), 52-58. 

« Catherine Deneuve, signataire vedette d’une tribune sur la « liberté d’importuner » à l’origine d’une polémique enflammée en France comme à l’étranger, a présenté dimanche ses « excuses » aux victimes d’agression tout en assumant ce texte « vigoureux » à défaut d’être « parfaitement juste ».

« Je salue fraternellement toutes les victimes d’actes odieux qui ont pu se sentir agressées par cette tribune parue dans Le Monde, c’est à elles et à elles seules que je présente mes excuses », écrit l’actrice dans une lettre publiée par le quotidien Libération sur son site internet.

La tribune parue mardi dans Le Monde défendait « la liberté d’importuner » pour les hommes, l’estimant « indispensable à la liberté sexuelle » à contre-courant de l’élan né de l’affaire Weinstein. Si le texte était signé par une centaine de femmes, c’est la plus célèbre de ses signataires qui a concentré les critiques.

« Catherine Deneuve et d’autres femmes françaises racontent au monde comment leur misogynie intériorisée les a lobotomisées au point de non-retour », avait notamment fustigé l’actrice Asia Argento, qui a accusé le producteur américain Harvey Weinstein de l’avoir violée.

« J’ai effectivement signé la pétition […] Oui, j’aime la liberté. Je n’aime pas cette caractéristique de notre époque où chacun se sent le droit de juger, d’arbitrer, de condamner », explique Catherine Deneuve, qui s’exprime pour la première fois depuis la parution de la tribune.

Une époque où de simples dénonciations sur réseaux sociaux engendrent punition, démission, et parfois et souvent lynchage médiatique. […] Je n’excuse rien. Je ne tranche pas sur la culpabilité de ces hommes car je ne suis pas qualifiée pour. Et peu le sont.

Catherine Deneuve

« Il y a, je ne suis pas candide, bien plus d’hommes qui sont sujets à ces comportements que de femmes. Mais en quoi ce hashtag (#Balancetonporc, NDLR) n’est-il pas une invitation à la délation? » s’interroge-t-elle, s’inquiétant en outre du « danger des nettoyages dans les arts ».

« Va-t-on brûler Sade en Pléiade? Désigner Léonard de Vinci comme un artiste pédophile et effacer ses toiles? Décrocher les Gauguin des musées? Détruire les dessins d’Egon Schiele? Interdire les disques de Phil Spector? Ce climat de censure me laisse sans voix et inquiète pour l’avenir de nos sociétés. »

Avant cette tribune, l’actrice s’était déjà attiré les foudres de féministes en soutenant Roman Polanski, accusé de viol, un réalisateur avec qui elle tourna Répulsion.

Rappelant son engagement féministe à l’époque de la signature du « manifeste des 343 », revendiquant en 1971 un avortement alors criminalisé, Deneuve se désolidarise toutefois des propos tenus par certaines de ses co-signataires : « Dire sur une chaîne de télé qu’on peut jouir lors d’un viol est pire qu’un crachat au visage de toutes celles qui ont subi ce crime », estime-t-elle en référence à des déclarations de l’animatrice de radio et ancienne star du porno Brigitte Lahaie. »

« Liberté d’importuner » : Catherine Deneuve s’excuse, mais assume

« Potentiellement libérateur, le mouvement Me too a été confisqué par cette branche du gauchisme qu’est le féminisme radical, lui-même inséparable de la surenchère victimaire qui a accompagné l’assomption des droits individuels, en France comme partout en Occident, depuis une quarantaine d’années. En devenant juridiquement correct, le politiquement correct malmène les principes fondamentaux de la République. Celle-ci saura-t-elle résister ?

J.-É. S.

Balance ton porc

Je suis de ceux qui se sont dit « à la bonne heure ! » au début de la mobilisation contre la violence de genre et le harcèlement sexuel. De ces hommes qui, avant même d’être pères de filles, ont détesté le machisme ordinaire et, depuis leur adolescence, n’ont jamais conçu le moindre attrait pour une relation amoureuse non réciproque.

Que des femmes se dressent enfin contre la millénaire brutalité dont elles sont l’objet, qu’une catharsis éclatante démasque pour l’exemple quelques porcs emblématiques abusant de leur pouvoir, qu’un électrochoc se produise dans le corps social, tout cela pouvait avoir une portée thérapeutique salutaire.

Des effets secondaires indésirables seraient sans doute constatés, me disais-je aussi, car le déballage unilatéral des griefs, souvent très postérieur aux faits allégués, dans un climat inévitablement fiévreux, ne peut présenter les garanties de la vraie justice. Mais c’était le prix à payer pour sortir d’une torpeur collective complice. D’autant qu’il faut honnêtement reconnaître que la justice ordinaire est en partie impuissante. Les comportements inacceptables ne constituent pas toujours des infractions et, quand ils tombent sous le coup d’une qualification pénale, ils ne seront effectivement punis que s’ils ne sont pas prescrits, si l’auteur est identifié et si la preuve est apportée, ce qui est loin d’être le cas général. Pour tous ces motifs, le mouvement de protestation me semblait, au départ, bienvenu dans son principe.

Et dans ses modalités ? C’est ici que le bât a blessé. Car, telle que s’est développée la protestation, ses effets indésirables se sont révélés de plus en plus préoccupants et ses limites de plus en plus palpables. En conséquence, son bilan coût efficacité paraît a posteriori problématique.

Par sa nature – un procès généralisé, spontané et immédiat, ne s’embarrassant ni des règles du contradictoire, ni du souci de l’établissement de la preuve, ni du principe de proportionnalité de la sanction –, l’appel public à la délation présentait dès l’origine tous les dangers de dérapage de la justice expéditive. C’était clair depuis le premier tweet de #Metoo.

Le péril pouvait être cependant circonscrit si, fût-ce de façon informelle, le mouvement s’était automodéré ou s’il avait été encadré. Mais rien n’a contrôlé cette vague, devenue tsunami. Un torrent grossi du défoulement d’humiliations trop longtemps rentrées et qui s’est nourri de son émulation purificatrice. Un bûcher qu’ont alimenté non seulement les réseaux sociaux, mais encore les commentateurs patentés du microcosme médiatique, sans doute désireux de faire oublier, par leur mobilisation présente, leur indifférence passée.

Cette foule, haranguée par des activistes aussi exalté(e)s que manipulateur(trice)s, a piétiné qui ne la rejoignait pas, comme en ont fait l’expérience les femmes signataires de l’opinion parue dans Le Monde du 10 janvier 2018.

La régulation de la protestation ne pouvait provenir de l’extérieur, car le mouvement était réfractaire au débat, allergique à la nuance. Toute réserve était balayée sur un mode manichéen : elle trahissait une pente porcine ou une collusion avec les porcs. Le mouvement recourant à l’intimidation – injonctions, sarcasmes, attaques personnelles, sans oublier le port obligatoire de la robe noire lors de certains événements du show-biz –, celui qui n’était pas avec lui était contre lui, c’est-à-dire contre les femmes. Par une ironie de l’histoire, la chasse aux porcs reproduisait la dynamique de la chasse aux sorcières.

Les dérapages furent nombreux : accusations calomnieuses ; mise sur le même plan de conduites toutes répréhensibles certes, mais inégalement graves; disproportion de la sanction (la peine systématiquement requise par le mouvement étant le bannissement professionnel perpétuel, voire rétroactif, souvent obtenu du milieu professionnel auquel il enjoignait de faire justice) ; présomption de culpabilité à l’encontre de la généralité des hommes ; dénonciation d’une « culture du viol » jusque dans le conte de la Belle au bois dormant.

Exemple entre cent de ces dérapages : la mise en cause (qui tourna court) d’un ministre accusé de viol par une personne déjà condamnée pour des faits de chantage et dont le récit, à le supposer avéré, n’était pas celui d’un viol.

Comme le rappelle une tribune d’avocates pénalistes parue dans Le Monde du 8 mars 2020 :

Aucune accusation n’est jamais la preuve de rien : il suffirait sinon d’asséner sa seule vérité pour prouver et condamner. Il ne s’agit pas tant de croire ou de ne pas croire une plaignante que de s’astreindre à refuser toute force probatoire à la seule accusation. Présumer de la bonne foi de toute femme se déclarant victime de violences sexuelles reviendrait à sacraliser arbitrairement sa parole, en aucun cas à la libérer.

Parallèlement, la protestation s’éloignait de ce qui semblait être sa vocation première : devenir un point d’inflexion dans une évolution des mœurs, depuis longtemps engagée en Occident, qui nous éloigne de l’inégalitarisme patriarcal.

Tout d’abord, il ne saute pas aux yeux que le mouvement, si impressionnant soit-il, irrigue la société tout entière. Lui sont totalement imperméables des milieux où la femme est beaucoup plus vulnérable encore qu’à Hollywood, notamment parce qu’elle est exposée à la voyoucratie ou parce que, pour des raisons religieuses, elle est placée sous tutelle masculine et confinée au domicile.

La violence de genre, comme la violence politique, sont indissociables de la violence tout court. Or celle-ci est partout présente dans la vie contemporaine : dans la culture, au travers des fictions et de la musique urbaine ; dans nos villes, avec la délinquance quotidienne, les bandes, la criminalité organisée et le terrorisme ; dans les débats, avec la généralisation de l’invective ; dans la détérioration des liens de civilité ordinaire, imputable à toute une série de facteurs de désocialisation (atomisation des individus, dépérissement de l’autorité, panne de transmission affectant le système scolaire, dislocation des structures d’intégration traditionnelles que constituaient la famille élargie, le village, le syndicat, l’église ou la conscription). Des secteurs entiers de la population, déconnectés des valeurs humanistes professées par les élites, vivent en situation d’anomie. La citoyenneté se décompose à mesure que la société s’ensauvage et que s’évapore le sens du commun. La rétraction de l’État régalien concourt à cet ensauvagement. »

– Schoettl, J. (2020). De Balance ton porc au « juridiquement correct »Commentaire, numéro 170(2), 351-362.

« « Il faut savoir séparer l’homme de l’artiste. C’est bizarre d’ailleurs que cette indulgence ne s’applique qu’aux artistes. Parce qu’on ne dit pas d’un boulanger : “Bon, d’accord, il viole un peu des gosses dans le fournil, mais il fait une baguette extraordinaire.” »

Blanche Gardin, lors de la cérémonie des Molières 2017.

Il y a quelques mois, j’ai rencontré une jeune femme qui venait de porter plainte pour viol contre un metteur en scène. Ce viol, elle en avait été victime plusieurs années auparavant. Elle a porté plainte à la suite d’une dépression qui s’est révélée être une réaction post-traumatique. La plainte a été déclarée sans suite.

Quelque temps après, j’ai été en lien avec une autre jeune femme qui avait été agressée sexuellement par ce même metteur en scène. Cette jeune femme ne voulait pas porter plainte. On l’en avait dissuadée et elle avait peur. »

– Thibaut, C. (2020). Sortir de la honteNectart, 10(1), 104-110.

« Le crime sexuel est un crime génocidaire individuel.

P. Bessoles

Le viol désubjectivise la victime. En l’assujettissant à un espace agglutiné avec le criminel, il assigne la victime à une temporalité adhésive de répétition traumatique. Ce sont les reviviscences.

J. Bléger

Les questions de l’intimité sexuelle, le sentiment de gêne et de honte que ce type d’agression provoque aussi par contagion ou fausses croyances chez le thérapeute, viennent majorer pour beaucoup d’intervenants leurs difficultés à aborder le trauma sexuel.

B. O. Rothbaum

Introduction

Dans notre formation de thérapeutes, nous abordons déjà le viol à travers le module sur l’inceste et la maltraitance, le viol étant dans ces cas, un des éléments destructeurs d’un système. Ici dans ce chapitre, nous voudrions insister sur le fait traumatique du viol en tant qu’agression, une des formes de la violence. Le viol est bien une agression, car le viol :

est un comportement social, une dyade traumatique. C’est une interaction sociale, car elle prend son origine et se révèle dans la relation avec autrui ;

est vécu par au moins deux personnes qui participent à une interaction : l’acteur (violeur), c’est-à-dire le présumé responsable du préjudice, et la victime. Il est important de dire qu’il n’y a pas d’agression sans victime ;

est un comportement qui blesse ou porte préjudice à autrui. Il consiste à administrer des stimuli nocifs de forte intensité provoquant des blessures physiques et morales ;

n’est pas à la différence de l’acte sexuel, un acte consenti. Le violeur le considère souvent comme un comportement approprié ou équitable, mais la victime le ressent comme non approprié ;

comme le montre le tableau 1, est un conglomérat de tous les types d’agression et sur un plan linéaire, temporel et spatial, la victime subit une agression :

active physique directe (coups, étranglement, blessures externes et internes, etc.) ;

active physique indirecte (coups envers un substitut ou un proche de la victime) ;

active verbale directe (insultes, injures, etc.)

active verbale indirecte (médisance, intimidation, etc.) ;

passive physique directe (empêcher un comportement de la victime comme l’empêcher de s’enfuir par exemple) ;

passive physique indirecte (refus de s’engager dans un comportement tel que la laisser comme morte après l’acte) ;

passive verbale directe comme le refus de parler pendant l’acte ou après ;

passive verbale indirecte comme le refus de reconnaître les faits.

selon les taxonomies de Buss (1961) et de Feshbach (1964), le viol est une agression totale puisqu’elle est hostile (comportement dont le but conscient ou inconscient est d’infliger une souffrance notamment dans des cas de structure perverse ou de torture, etc.), instrumentale (le violeur agresse pour atteindre un but non agressif : son plaisir, etc.) et expressive (motivée par le désir de s’exprimer par l’intermédiaire de la violence).

Comme Boileau l’exprime dans un vers célèbre de sa cinquième épître : « Quand un homme, tourmenté par quelques mauvais souvenirs, cherche à le fuir en partant au loin, le chagrin monte en croupe et galope avec lui ». La personne victime d’un viol le ressent comme un effondrement. Elle opère une rupture avec le temps et sa parole n’est plus en phase avec celui-ci. Son corps s’affaisse et se morcelle comme une véritable implosion.

Nous semblons très fiers de figurer dans une société où tout se mesure, se décortique, s’analyse, où les informations se diffusent en temps réel grâce à des supports de communication de plus en plus performants. Malgré ce vivier de performances, la cruauté et la bêtise de notre espèce ne sont jamais très loin. Prenons en exemple un support Internet extraordinaire connu maintenant de tous, le dénommé Facebook. Voici un outil nous permettant de renouer des contacts avec des personnes que nous avons perdues de vue, de tisser des liens d’amitié ou professionnels. Un bijou de technologie qui pourtant se transforme en quelques minutes, pour les plus vulnérables d’entre nous, en une toile de destruction publique.

Le lynchage, le goudron et les plumes, le bannissement ou le gibet qu’on croyait bien loin se réinvitent au sein de ce média en condamnant à mort certaines victimes. Que peut faire une victime lorsque son agression lors d’une tournante arrive sur la place publique, sinon disparaître ou s’enfoncer dans son trauma ?

Nous sommes encore à l’âge de pierre de la victimologie et de la psychotraumatologie. La fréquence et la gravité des violences sexuelles restent, dans leur ensemble, gravement sous-estimées, voire niées, et les conséquences des violences, pourtant catastrophiques sur le plan sociétal et humain, désastreuses sur la santé et extrêmement coûteuses pour la société, semblent n’intéresser personne…

Le viol n’est pas une fatalité, il doit être analysé, dénoncé et servir de base de révolte et de plainte à la victime grâce à un accompagnement juridique et psychologique personnalisé. Nous en sommes loin ! »

– Tilmant, J. (2019). Le viol : un trauma fulgurant. Dans : , J. Tilmant, Du trauma à la résilience (pp. 23-78). Champ social.

« L’évolution des actions des psychologues nord-américaines féministes a suivi celle des mouvements féministes nord-américains qui se sont progressivement concentrés sur des causes particulières en réaction au backlash (Faludi 1991) survenu dans les années 1980 (Evans 2003, p. 222). Dans les années 1960 et 1970, les psychologues féministes ont d’abord développé une critique des théories et pratiques des disciplines psychiques, et publié des ouvrages largement diffusés et importants dans le développement d’une mobilisation féministe, comme The Feminine Mystique de Betty Friedan (2001 [1963]), ou Women and Madness de Phyllis Chesler (1972). La psychologie féministe se construit ensuite comme une spécialisation professionnelle liée en particulier aux violences envers les femmes, dans l’accueil des victimes et leur prise en charge, comme dans l’étude des violences et de leurs effets.

Les violences envers les femmes jouent un rôle important dans l’institutionnalisation et la légitimation d’une psychologie féministe en Amérique du Nord. Son versant clinique, la thérapie féministe, telle que décrite par les psychologues féministes nord-américaines qui s’en revendiquent (par exemple Sturdivant 1983 [1980], Burstow 1992, Brown 1994), a notamment été élaborée pour s’adresser aux victimes de violences, constituant celles-ci comme les patientes paradigmatiques de cette approche. Sans revenir en détail sur cette histoire (Pache 2015), il s’agit de se représenter la thérapie féministe comme une pratique qui a cherché à ne pas être oppressive, conduisant les psychothérapeutes féministes à modifier la dynamique interpersonnelle de la thérapie dans ce sens. Est notamment contestée l’attribution d’un diagnostic de façon unilatérale, critiquée comme un acte pathologisant et paternaliste. L’attention constante aux rapports de pouvoir en général et à ceux liés aux privilèges de la fonction de thérapeute dans l’interaction clinique les conduit, de fait, à considérer toute personne en thérapie comme opprimée et potentiellement victime de violences. Par ailleurs, les psychologues féministes défendent l’idée d’une étiologie sociale des troubles psychiques et considèrent que l’oppression et les violences sont, premièrement, source de souffrance, deuxièmement, identifiables et, enfin, traitables.

Les psychologues et psychiatres féministes ont ainsi joué un rôle important par l’apport théorique et la légitimité scientifique qu’elles ont apportés à la lutte contre les violences envers les femmes, en parallèle de ou en collaboration avec les juristes féministes. Leur approche psychologique des violences s’inscrit dans un contexte de large diffusion sociale des conceptions psychologiques, devenues la grille de lecture des relations interpersonnelles (Illouz 2008), mais surtout dans une culture institutionnelle étatsunienne convaincue de la légitimité de l’expertise psychologique dans les politiques publiques (Herman 1995). Ces chercheur·e·s et clinicien·ne·s sont apparues comme des féministes qui prolongent la lutte dans leur domaine, en intervenant comme militant·e·s, mais surtout comme féministes « qualifiées ». Cette qualification proviendrait de leur expertise scientifique, mais aussi de leur conviction d’être des porte-paroles des victimes, en mobilisant notamment la parole de leurs patient·e·s.

Les publications des psychologues féministes en matière de violence ou de traumatisme – ces textes construisant un lien étroit entre les deux – situent leur travail dans la lignée des mouvements féministes (par exemple Walker 2009 [1984], Brown 1994).

Nombre de professionnel·le·s de la santé mentale féministes se sont spécialisé·e·s sur les effets psychologiques des violences et ont revendiqué une expertise dans ce nouveau domaine d’activité psychologique. La psychologue Lenore Walker (1942-) est l’une des premières à se faire un nom sur ces questions. Son livre The Battered Woman, paru en 1979, joue un rôle important dans la construction et la diffusion de savoirs féministes professionnels sur les violences conjugales (Delage 2017). Walker fait figure de pionnière dans le traitement institutionnel des violences envers les femmes ; en 1987, l’American Psychological Association lui décerne d’ailleurs un prix pour cette raison.

Un engagement similaire caractérise la psychologue Paula Joan Caplan (1947-). Toutes deux œuvrent à contester une attitude fréquente dans leur profession, résumée ainsi : « Les personnes sans pouvoir sont vues comme l’ayant cherché».

Dans son livre The Myth of Women’s Masochism, Caplan (1985) argumente contre le « mythe » que les femmes aiment souffrir et insiste sur les effets nuisibles de cette conception, pour les patientes et les femmes en général, tandis que Walker, dans The Battered Woman Syndrome, analyse les effets psychiques des violences envers les femmes et s’emploie à démonter les idées reçues au sujet des violences dans le couple (Walker 2009 [1984]). Comme l’a relevé la sociologue Pauline Delage à propos des écrits féministes sur le viol (Delage 2017, p. 20), les psychologues féministes ont employé une rhétorique de révélation similaire à celle des militantes : il s’agit de montrer ce qui a été caché et de dire ce qui a été tu. La production de nouveaux savoirs et de meilleures connaissances est nécessaire pour éclairer ce qui a été laissé dans l’ombre et rétablir la vérité, corriger les mythes, objectiver la réalité.

Ces différents éléments soulignent la similarité et la continuité entre le cadrage féministe militant des violences envers les femmes et la perspective des psychologues féministes. La production de savoirs féministes doit être envisagée comme une démarche entièrement intégrée à leur militantisme. Elle prolonge une mission de révélation de la réalité : celle des femmes, niée jusque-là, qui devrait conduire à reconsidérer l’organisation de la société dans son ensemble. Le développement de nouvelles données est également une arme politique nécessaire pour faire avancer cette cause auprès des institutions américaines, où la mobilisation d’une expertise professionnelle a facilité la mise en place de politiques publiques en matière de violences contre les femmes (Cavalin 2016, Delage 2017). La spécialisation de la psychologie féministe sur ces questions a éloigné les psychologues féministes d’une conception plus globale et militante de la politisation des expériences personnelles. Dans leurs publications, elles continuent cependant de se décrire comme des facilitatrices de cette politisation qui restent attentives aux dérives qui pourraient surgir. Ainsi Caplan dans un article de 2005, s’inquiète des risques de « psychologisation » du traumatisme, qui oblitérerait la nécessité d’agir sur les causes sociales des violences (Caplan 2005). »

– Pache, S. (2019). L’histoire féministe de la « psychologisation des violences »Cahiers du Genre, 66(1), 51-70.

« Dès les années 1970, Genève a été le terrain de luttes importantes contre les violences sexuelles à l’encontre des femmes. Qu’est-ce que ces combats ont amené et qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Pour traiter cette question, Véronique Ducret, militante féministe engagée dans la création du Collectif Viol-secours, du Comité contre le harcèlement sexuel et fondatrice du deuxième Observatoire à Genève, revient sur quatre groupes qui ont marqué l’histoire de la dénonciation des violences masculines. Il s’agit du collectif L’insoumise, issu du Mouvement de libération des femmes genevois, le Comité contre le viol qui s’est constitué pour soutenir deux femmes victimes de viol dans un squat et a ensuite donné naissance au Collectif Viol-Secours, créé autour d’une permanence téléphonique pour les femmes ayant subi des violences sexuelle, et le Comité contre le harcèlement sexuel, un groupe mixte mobilisé pour la reconnaissance du harcèlement sexuel au travail.

1⸺Comment la question des violences sexuelles a-t-elle émergé au sein du MLF genevois ?

2⸺ C’est notamment grâce au collectif L’insoumise, un groupe non mixte de féministes autonomes, issu du Mouvement de libération des femmes (MLF), créé à la fin des années 1970. Parmi les diverses actions de ce collectif, les militantes réalisaient un journal du même nom, L’Insoumise, qui traitait de plusieurs questions comme le salaire ménager ou l’avortement. En décembre 1978, un dossier sur le viol paraît, intitulé « Viol drague violences ». Les femmes y dénoncent le viol, la pornographie et le harcèlement dans l’espace public comme des expressions de la sexualité dominante des hommes. Le viol y est défini comme un acte de haine et d’oppression des femmes qu’il faut dénoncer et rendre visible aux yeux de tous et toutes. Les femmes utilisent ainsi l’espace public pour faire connaître leur point de vue et leur analyse des rapports sociaux de sexe.

3⸺ Quels moyens d’action vont-elles mobiliser pour faire appa-raître ces problèmes dans l’espace public ?

4⸺ Des manifestations s’organisaient, comme par exemple, chaque année, le 8 mars. L’autonomie du groupe féministe par rapport aux institutions était une revendication permanente et les militantes critiquaient non seulement les violences masculines, mais aussi la police, l’État, etc. C’était plutôt la solidarité entre femmes qui était mise en avant et les militantes encourageaient à se défendre collectivement ; elles avaient un discours subversif sur l’ordre établi. Par ailleurs, en réalisant une campagne contre le viol afin de faire apparaître le phénomène au grand jour, elles avaient dénoncé la violence conjugale, les coups et les humiliations et montré que l’ensemble de ces violences est une réalité très répandue. À titre d’illustration des modes et des objectifs d’action, lorsqu’elles ont créé une permanence pour recueillir des témoignages, elles ont écrit : « On ne sera pas un service social, mais un groupe un peu méchant de solidarité entre femmes». En outre, la permanence avait pour slogan : « De l’insoumission permanente à la permanence de l’Insoumise». Le message affirmait ainsi leur opposition politique à une prise en charge individualisante de l’État, où le viol n’est pas considéré comme un phénomène social. Des moyens de défense – l’auto-défense, et tout particulièrement l’auto-défense collective – étaient prônés pour souligner les compétences collectives des femmes pour faire face aux violences. C’était notamment le cas à travers des affiches collées sur les murs de la ville de Genève qui à la fois représentaient la force des femmes et tournaient en dérision les hommes. Par exemple, les femmes étaient encouragées à porter en permanence une trousse anti-viol sur elles et à l’utiliser en cas de besoin. Dans cette trousse, on trouvait les « armes » nécessaires pour faire face aux agresseurs, comme le couteau suisse, une paire de ciseaux, un briquet, de la farine, un spray, des baskets pour courir – plutôt que des talons, etc. »

« Violences sexuelles à l’encontre des femmes. De la dénonciation à la prise en charge institutionnelle à Genève », Cahiers du Genre, vol. 66, no. 1, 2019, pp. 91-107.

« Devenu classique, l’article de Liz Kelly que nous avons choisi de traduire nous semble essentiel pour comprendre la façon dont a été conceptualisée initialement la notion largement répandue et mobilisée de continuum des violences sexuelles, ou des violences faites aux femmes. Il permet de saisir comment la recherche féministe des années 1970 et 1980 a insisté sur le lien entre différentes formes de violences et contribué à constituer, ce faisant, un sujet « femme » autour de l’expérience commune des violences de genre. Aussi, les différences entre femmes, en termes de positions sociales, qu’elles soient de classes ou liées à la trajectoire migratoire réelle ou supposée, apparaissent-elles peu dans cet article. Faire retour sur la notion de continuum invite toutefois à interroger ses usages et ses significations multiples, tant dans les mondes militants, qu’institutionnels ou professionnels : plutôt qu’un nivellement de la gravité des violences ou une mise en équivalence des formes et des effets, le continuum rappelle en quoi la domination et l’appropriation du corps des femmes par les hommes constituent un lien structurant.« 

« Le concept de continuum

A mesure que les entretiens étaient retranscrits et analysés, il est devenu clair que la plupart des femmes avaient été confrontées à la violence sexuelle au cours de leur vie. Il apparut tout aussi clairement qu’à chaque forme de violence évoquée lors des entretiens correspondait un large éventail d’expériences possibles. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à recourir au terme de « continuum » pour décrire l’étendue et la variété de la violence sexuelle dans leur vie. Le concept a été utilisé dans plusieurs conférences données devant divers groupes de femmes (certains étaient des groupes féministes engagés dans un travail sur la violence masculine, d’autres étaient des groupes locaux ou communautaires). Beaucoup des femmes présentes l’ont trouvé utile pour comprendre leur propre vécu et la violence sexuelle en général.

Les membres de ces groupes ont jugé le sens commun du terme continuum utile, et c’est dans ce sens qu’il est entendu ici. L’Oxford English Dictionary propose deux définitions en usage : « un caractère commun fondamental qui sous-tend de nombreux événements différents » et « une série continue d’éléments ou d’événements qui se confondent et ne peuvent être distingués d’emblée ». La première définition permet de discuter de la violence sexuelle dans son sens général : le principal dénominateur commun à ces événements très divers est que les hommes usent d’une variété de formes d’abus, de contraintes et d’usages de la force pour contrôler les femmes. La seconde définition permet de décrire et de nommer cette palette de comportements d’abus, de contraintes et d’usages de la force auxquels sont confrontées les femmes. Lors des conférences, c’est à ce deuxième sens que les participantes se référaient pour situer leur propre expérience dans la catégorie des violences sexuelles. Cette définition-là tient également compte du fait qu’il n’existe pas de catégories d’analyse clairement définies et délimitées pour rendre compte du vécu des femmes. Leurs différentes expériences et la façon dont elles les définissent subjectivement correspondent en même temps qu’elles échappent à une catégorie donnée, telle que le harcèlement sexuel, lequel inclut des regards, des gestes et des remarques tout autant que des actes pouvant être définis comme une agression ou un viol.

Dans les deux acceptions, le concept vise à mettre en évidence que la violence sexuelle existe dans la plupart des vies des femmes, même si la forme qu’elle revêt varie, comme la façon dont les intéressées définissent les faits (Kelly, 1984a) et en sont affectées sur le moment et par la suite (Kelly, 1984b). La définition du continuum, tel qu’utilisé dans cet article, ne se réfère pas au sens communément utilisé en sciences sociales qui suppose l’application de mesures statistiques pour définir clairement et distinguer des catégories. Aussi le concept ne doit-il pas être compris comme une ligne droite reliant les différents événements ou expériences. Un grand nombre de facteurs affectent le sens que prennent pour les femmes les actes de violence sexuelle, et leur impact immédiat et ultérieur. On compte parmi ces facteurs : la nature spécifique de l’agression, la relation existant entre l’homme et la femme ou la fille, le fait qu’il s’agisse d’un événement isolé ou récurrent, l’ampleur de la menace perçue par la femme au moment et dans le contexte de l’agression, mais également la façon dont elle définit le comportement de l’homme, et si cela renvoie à des expériences antérieures.

Le terme de continuum ne doit pas non plus être interprété comme une appréciation de la gravité de l’événement sur le moment ou par la suite. Marie Leidig (1981), la seule autre auteure suggérant d’utiliser le concept de continuum à propos de la violence sexuelle, attribue une place centrale à la gravité des faits. À ses yeux, les formes de violence sexuelle qu’elle place à l’un des extrêmes de son continuum – la violence domestique et l’inceste – sont nécessairement plus graves et, de ce fait, ont des effets plus négatifs. Mais l’impact de la violence sexuelle sur les femmes est un sujet complexe. À l’exception notable des épisodes entraînant la mort, il serait simpliste d’associer directement la gravité des conséquences aux formes de violence vécues. La façon dont les femmes réagissent sur le moment et définissent ces expériences, tout comme leur façon de les appréhender par la suite, diffèrent d’une personne à l’autre : des facteurs très divers pèsent sur les vécus singuliers. Les témoignages des femmes ayant été confrontées à la violence conjugale (Dobash et Dobash, 1979 ; Pagelow, 1981 ; Schechter, 1982) concernant les répercussions de la violence mentale et affective, et le fait, démontré par Mc Neill (1987), que ce que les femmes confrontées à une exhibition sexuelle redoutent le plus est la mort, conduit à penser que créer une hiérarchie des violences en fonction de leur gravité n’est pas pertinent.

Une telle approche conduit nécessairement à porter des jugements sur ce qui est le plus grave et a les effets négatifs les plus lourds. Mais l’on pourrait aussi bien avancer (quoique cet argument ne soit pas utilisé ici) que des formes de violence sexuelle, telles que la menace de viol et le harcèlement de rue auxquels la plupart des femmes sont confrontées et qui ont pour effet de limiter leur accès à l’espace public ainsi que leur liberté de mouvement, sont plus graves que, par exemple, la violence domestique, laquelle touche moins de femmes.

La thèse défendue dans ce chapitre est que toutes les formes de violence sexuelle sont graves et ont des effets : la polari-sation (« plus ou moins ») du continuum se rapporte uniquement à leur fréquence. On montrera que certaines formes de violence sexuelle rencontrées par la plupart des femmes au cours de leur vie, sont aussi celles qu’elles risquent de subir le plus fréquemment. Les plus communes sont aussi les plus susceptibles d’être définies par les hommes comme des comportements acceptables, par exemple le fait de considérer le harcèlement sexuel comme « un petit jeu » ou « juste une blague », et elles ont moins de chances d’être définies légalement comme des délits.

Comment utiliser le concept

Plusieurs chercheur·e·s travaillant sur le viol ont utilisé l’idée, sinon le concept, d’un continuum reliant le viol aux rapports sexuels hétérosexuels (Russell 1975 ; Vogelman et al. 1979 ; Williams et Holmes 1981 ; Wilson 1978). Gilbert et Webster (1982) sont représentatives de cette approche :

De nombreux viols prolongent tout simplement les échanges hétérosexuels, dans lesquels la demande masculine et la réticence féminine sont ordinaires et formalisées. Bien que le viol soit une forte exagération du pouvoir sexué, il contient les codes et les rituels de la rencontre, de la séduction et de la conquête hétérosexuelles.

Clark et Lewis (1977), ainsi que Marolla et Scully (1979), utilisent explicitement ce terme pour parler des violeurs :

À l’une des extrémités du continuum se situe l’homme qui ne fait aucun effort pour dissimuler ses actes […] à l’autre se trouve le violeur qui tentera de ne pas considérer ses actes comme un viol.

(Clark and Lewis, p. 101)

Il est tout aussi pertinent de se demander si, plutôt qu’une exception, les violeurs ne représentent pas l’une des extrémités d’un continuum d’agression sexuelle masculine quasiment admis socialement (Marolla and Scully, p. 316).

Herman (1981) utilise également explicitement le terme, définissant l’inceste comme : « Ni plus ni moins que le point extrême d’un continuum – une exagération des normes familiales patriarcales, et non quelque chose qui s’en départit » (p. 110).

Ces auteur·e·s relient chaque fois des formes spécifiques de violence sexuelle à des aspects plus ordinaires et quotidiens du comportement masculin. Pourtant, bien que plusieurs chercheur·e·s aient utilisé le terme continuum, c’est de façon descriptive plutôt que comme un concept élaboré. L’analyse sous-jacente est souvent implicite et l’importance de développer l’idée d’un lien entre toutes les formes de violence sexuelle n’apparaît pas.

La théorie féministe associe de plus en plus la critique de l’hétérosexualité, telle qu’elle est construite aujourd’hui, à l’analyse de la violence masculine (voir, par exemple, Rich 1980). De nombreux travaux sur le viol suggèrent que la force et la contrainte sont souvent présentes dans les relations hétérosexuelles (Clark and Lewis 1977 ; MacKinnon 1982). D’autres auteur·e·s illustrent la façon dont la violence domestique (Schechter 1982), l’inceste (Herman 1981 ; Ward 1984) et le harcèlement sexuel (Farley 1978) sont liés aux interactions plus ordinaires entre hommes et femmes ou filles. Le concept de continuum de la violence sexuelle permet d’appliquer cette approche théorique aux données empiriques et aux expériences personnelles des femmes.

La plupart des recherches antérieures se sont concentrées sur des formes spécifiques de violence sexuelle telles que le viol ou la violence domestique. Leurs échantillons ne comprennent souvent que des femmes ayant défini leur expérience dans les termes de la forme spécifique de violence sexuelle en question. Koss et Oros (1982), analysant l’état de la recherche sur le viol, suggèrent que cela a induit une focalisation des travaux sur les formes extrêmes de violence sexuelle. Elles relèvent le besoin de recherches qui exploreraient toute l’étendue de cette violence, soit, outre le recours à la force physique, la contrainte verbale et la menace de violence. Le concept de continuum de la violence sexuelle attire l’attention sur cette gamme plus large de formes d’abus et d’agressions que vivent les femmes, permettant de mieux mettre en évidence le lien entre le comportement masculin ordinaire et quotidien et ce que Koss et Oros nomment les « extrêmes ». Plusieurs questions de ce projet de recherche ont été formulées de façon à étudier les formes courantes d’abus, et la citation qui suit, extraite de la deuxième phase d’un entretien montre à quel point elles demeurent invisible aux femmes elles-mêmes :

Vous m’avez demandé si je connaissais des femmes qui avaient vécu cela. En en parlant après coup, un nombre étonnant avaient été harcelées sexuellement – aucune n’avait été violée. J’ai le sentiment que c’est vraiment invisible. Nous ne disons pas : « quelqu’un s’est exhibé hier soir devant moi » ou… – il semble donc que c’est arrivé à tant de femmes, mais ce n’est pas reconnu.

Stanko (1985) propose une explication possible de cette non-reconnaissance :

En matière de violence masculine, les expériences des femmes sont filtrées par une perception du comportement des hommes, défini comme habituel ou comme anormal […] Autrement dit, nous dissocions facilement les comportements anormaux (donc nocifs) de ceux qui sont habituels (donc inoffensifs). Les femmes qui se sentent abusées ou intimidées par un comportement masculin habituel n’ont aucun moyen d’expliquer comment et pourquoi il ressemble à un comportement masculin anormal.

(p. 10)

Le concept de continuum de la violence sexuelle permet aux femmes de comprendre les liens entre comportement « habituel » et « anormal » et, de ce fait, leur permet de situer et de nommer leurs propres expériences.

Les deux points qui suivent s’appuient sur des données issues des entretiens pour illustrer la façon dont le continuum de la violence sexuelle peut être mobilisé en termes de fréquence et d’expérience. Il importe de noter que ces deux dimensions se recoupent. Lorsqu’on examine la gamme d’expériences relatives à chaque forme spécifique de violence sexuelle, la fréquence de celles qui se rapprochent le plus du comportement masculin ordinaire est plus importante. Le continuum de fréquence se recoupe avec le continuum d’expérience.

Le continuum de fréquence

En considérant la violence sexuelle comme un continuum et en élargissant la gamme des formes d’abus que les femmes peuvent subir, la recherche sur leur fréquence devient un domaine d’investigation à la fois plus large et plus complexe. Des questions supplémentaires s’imposent, qui élargissent le champ des possibles, sans pour autant postuler une définition commune des formes de violence sexuelle. L’existence d’un continuum d’événements difficiles à distinguer implique que les femmes peuvent ne pas partager la même définition d’un incident spécifique. Une série de questions ont été incluses dans ce projet afin d’explorer les aspects les plus cachés du vécu des femmes. Il leur a par exemple été demandé si elles s’étaient déjà senties obligées d’avoir des rapports sexuels, si elles avaient reçu des messages sexuels au sein de leur famille, et si elles se souvenaient d’expériences sexuelles négatives étant enfant. En réponse à ces questions, beaucoup se sont remémoré des abus qu’elles n’auraient pas jugés pertinents si les questions s’étaient limitées au viol ou à l’inceste (voir aussi Russell 1975 pour une analyse détaillée de son étude sur la fréquence).

[…]

Le continuum de fréquence est lisible dans ce tableau, allant des expériences les plus ordinaires dans la vie des femmes aux plus exceptionnelles. La distribution spécifique des formes de violence sexuelle illustrée ici vise uniquement à rendre compte des expériences des soixante femmes interrogées et ne prétend pas avoir une portée générale. Il est probable, cependant, que les formes les plus ordinaires occuperaient un rang similaire si cette analyse était produite dans le cadre d’autres projets de recherche. Il importe aussi de noter que les types de violence sexuelle dont les femmes font les plus souvent l’expérience ne figurent pas dans ce tableau, en particulier la menace de violence et l’abus psychologique ou affectif.

Chacune des interviewées avait conscience du risque de violence et la plupart avaient été confrontées au harcèlement sexuel, à l’agression sexuelle, ou à des pressions pour avoir des rapports sexuels au cours de leur vie – des formes de violence également plus communes car plus susceptibles d’advenir en de multiples occasions. Les femmes étaient beaucoup plus enclines à remarquer la fréquence des épisodes de harcèlement sexuel et des pressions à leur endroit pour avoir des rapports sexuels. Beaucoup faisaient référence au harcèlement sexuel comme quelque chose avec lequel elles devaient composer au quotidien :

C’est quelque chose qui arrive si souvent – ça t’arrive tout le temps dans la rue, c’est presque la suite logique de ce qu’implique le fait de sortir.

Hanmer et Saunders (1984) ont interrogé 129 femmes à Leeds. Il en résulte qu’au cours de l’année précédente, 59 % d’entre elles avaient eu à faire face à un « comportement menaçant, violent ou de harcèlement sexuel ».

Les femmes composent avec les formes communes de violence sexuelle de diverses manières, y compris en les ignorant, en ne les définissant pas comme abusives sur le moment et, très fréquemment, en les oubliant. Ce processus s’est vu confirmé par le fait que, tandis qu’elles retranscrivaient les entretiens, deux membres de l’équipe de recherche se sont remémoré ou ont redéfini un certain nombre d’expériences de leur propre vie qu’elles avaient oubliées ou minimisées. Il est ainsi probable que la fréquence des épisodes mesurée dans les entretiens soit sous-estimée. Des recherches complémentaires s’imposent pour prendre la mesure de l’étendue de la violence sexuelle au pôle le plus commun du continuum et de son impact sur la vie des femmes.

Le continuum de fréquence s’applique aussi aux formes spécifiques de violence sexuelle. Seules dix femmes n’avaient jamais connu de violence au sein d’une relation hétérosexuelle. Trente-deux ont défini leurs expériences comme de la violence domestique. L’élément principal dans cette définition concernait le caractère répété de la violence et son étendue dans le temps. À l’évidence, beaucoup d’hommes recouraient aussi aux formes de contrôle typiques de la violence domestique (emportements émotifs violents à l’endroit d’objets, retrait affectif, absence, contrôle des contacts sociaux des femmes, mise en question de la qualité des tâches domestiques effectuées par elles), sans toutefois recourir à la violence physique. On retrouvait clairement le même schéma en matière d’inceste : davantage de femmes ont reçu des messages sexuels provenant de leur père que fait l’expérience d’un inceste père/fille. À la réflexion, la plupart d’entre elles se sont souvenu avoir été déstabilisées par ce comportement, sans pouvoir expliquer pourquoi, ni sur le moment ni par la suite. Là encore, les modes de contrôle dont se souvenaient les femmes sexuellement abusées par leurs pères avaient été vécus par d’autres femmes. Cela montre clairement que les formes de contrôle masculin les plus communes sont liées à des comportements définis comme délictueux par le système légal.

Le continuum d’expérience : des rapports hétérosexuels au viol

Ce qui suit illustre le fait que les rapports hétérosexuels ne se résument pas pour les femmes au consentement ou au viol, mais s’inscrivent dans un continuum passant du choix aux pressions, puis à la contrainte et à l’usage de la force. Les exemples issus des entretiens montrent clairement en quoi les catégories que j’ai utilisées pour rendre compte de leurs expériences – les pressions pour avoir des rapports sexuels, le rapport sexuel contraint et le viol – se recoupent. Cela fait sens au vu de débats récents présentant le plaisir et le danger comme deux cadres opposés à partir desquels les féministes conceptualisent les expériences des femmes sur le plan sexuel (voir, par exemple, DuBois et Gordon, 1983). Le concept de continuum suggère que le plaisir et le danger ne sont pas des contraires s’excluant mutuellement, mais les deux pôles respectivement désirable et indésirable d’un continuum de situations.

Dworkin (1981) et MacKinnon (1982) ont montré que l’un des problèmes cruciaux pour prouver le viol devant un tribunal est que les rapports sexuels forcés ou contraints sont des expériences courantes pour les femmes. Toutes deux remettent en cause l’idée communément admise que toute relation sexuelle qui n’est pas définie comme viol est, de ce fait, consentie. En écho à l’argument de Dworkin, Bart (1983) suggère d’envisager la sexualité hétérosexuelle comme un continuum partant du rapport sexuel consenti (désiré à la fois par la femme et l’homme), passant par le rapport altruiste (les femmes se sentent désolées pour l’homme ou coupables de dire non), et le rapport soumis (s’y refuser porte plus à conséquence que l’accepter), pour aboutir au viol. Cela équivaut au continuum des rapports hétérosexuels développé ici pour refléter la façon dont les femmes définissent leurs propres expériences. Les catégories de rapports sexuels « altruistes » et « soumis » de Bart correspondraient à la catégorie : « pressions pour avoir un rapport sexuel ». « Rapport sexuel contraint » est le terme utilisé dans cette recherche pour rendre compte des expériences que les femmes interrogées ont décrites « comme un viol ».

Les entretiens démontrent la validité de cette approche. Les données sont issues des réponses à une série de questions posées – en particulier si les femmes ont trouvé facile ou difficile de dire non à un rapport sexuel, si elles avaient déjà ressenti des pressions dans ce sens ou si elles avaient déjà été violées.

Une partie des femmes se souvenaient que dire « non » à des rapports sexuels pouvait avoir posé problème dans le passé, mais décrivaient la façon dont elles avaient pris confiance dans leur droit de le faire, et leur engagement vis-à-vis d’elle-même à n’avoir de rapports que lorsqu’elles le désiraient. Cela ne fut facile pour aucune d’entre elles. Dans ce groupe, les femmes alors impliquées dans une relation hétérosexuelle étaient plus susceptibles d’envisager le sexe comme consenti :

Je pense que c’est sans doute la première expérience sexuelle où je me suis sentie sur pied d’égalité et je ne me suis pas sentie utilisée parce que j’ai su dire non quand je n’en avais pas envie.

Un groupe plus important de femmes trouvait qu’il n’était pas facile de dire non, en particulier dans le cadre d’une relation suivie. Beaucoup ont évoqué des épisodes où elles avaient eu un rapport sexuel alors qu’elles n’en avaient pas envie. Elles sentaient à l’évidence qu’elles le « devaient » à leur partenaire, quel que soit leur propre désir. Les relations hétérosexuelles en cours dans ce groupe correspondent, sous certains aspects, au « rapport sexuel altruiste » de Bart. La citation suivante, quoique rétrospective, se réfère à une relation qui venait juste de s’achever :

Lorsque je vivais avec Mark, je rentrais souvent du travail crevée et je n’avais qu’une envie : aller au lit et dormir. Il se mettait alors à se serrer contre moi et à me toucher, et je pensais « allez, ça recommence ». C’était comme un devoir, comme une façon de payer le loyer, j’avais un toit sur la tête et c’était le prix à payer pour ça.

Plusieurs femmes ont évoqué le sexe altruiste dans le cadre de relations longues. Elles se sentaient coupables de refuser d’avoir des rapports sexuels sur le long terme, même quand cela leur apportait peu de plaisir et leur donnait le sentiment d’être utilisées :

Je crois qu’il préférait se satisfaire plutôt que de me satisfaire moi. Cela m’a durablement affectée par la suite.

La plupart des réponses initiales à la question : « Vous est-il déjà arrivé de subir des pressions en vue de rapports sexuels dont vous n’aviez pas envie ? » était de dire que c’était arrivé, mais sans recours à la force physique. L’existence d’une contrainte physique facilitait la définition d’une expérience comme abusive. La catégorie de « rapport soumis » de Bart s’appliquait aux cas où le sexe était le prix à payer pour améliorer la situation ou prévenir l’agressivité du partenaire :

De manière générale, dans mes relations, j’ai senti que j’avais intérêt à l’accepter pour éviter d’avoir à le persuader d’y renoncer. Je veux dire que je m’y soumettais car c’était plus simple que de passer la journée entière avec lui qui faisait la tête à cause de ça.

Cette citation, ainsi que la suivante, sont typiques des réponses de beaucoup de femmes à la question. Elles ont subi des pressions dans beaucoup, sinon la totalité de leurs relations avec des hommes :

J’ai ressenti des pressions en vue de rapports sexuels de la part de quasiment tous ceux que j’ai rencontrés à l’université – sauf un, en fait, qui m’a demandé si j’en avais envie – et le mec avec qui j’étais fiancée m’a mise sous pression, je me sentais tout simplement obligée d’en avoir avec lui.

Les rapports sexuels sous pression semblaient concerner des situations où les femmes choisissaient de ne pas dire non, sans pour autant consentir librement.

Le terme de rapport sexuel contraint concerne les cas de rapports forcés évoqués en réponse à la question relative aux pressions exercées, ou à celle sur le viol. Les propos se référaient le plus souvent à des expériences spécifiques impliquant une pression explicite de la part de l’homme, dont la menace ou le recours à la force physique. Le consentement des femmes était clairement contraint. Lors des entretiens, les femmes ne définissaient pas ces expériences comme des viols.

Je ne pourrais pas appeler ça un viol […] je veux dire, il y a eu ce « mauvais » moment – il m’a forcé à avoir un rapport sexuel avec lui un certain nombre de fois, c’est ce que j’appellerais prendre une femme pour acquise.

Nous nous étions disputés, et j’étais allée dormir dans une autre pièce, il est venu et m’a prise par le bras, et il m’a traînée dans la chambre en me disant : « Tu te souviendras de ça quand tu seras vieille ». Il voulait dire que je me souviendrais de ce merveilleux moment érotique où ce mec exhibait sa fabuleuse force masculine, son désir et sa passion – ça ne m’a pas du tout excitée.

Les femmes ont aussi donné des exemples de moments où elles s’étaient senties contraintes à des pratiques sexuelles spécifiques :

Je ne suis pas féministe, mais j’ai pensé qu’il était temps pour moi de commencer à sortir puisque lui était dehors tous les soirs. Il s’y est fermement opposé – c’est un euphémisme – il a mis mes vêtements dans l’évier, a passé un tisonnier sale sur mon visage pour m’empêcher de sortir. La seule issue était d’avoir un rapport sexuel avec lui, d’une manière ou d’une autre, généralement orale, avant de sortir.

L’une des utilités du concept de continuum est qu’il permet de redéfinir certaines expériences au cours du temps. Les citations suivantes illustrent la façon dont les femmes établissent rétrospectivement des liens explicites entre des pressions pour avoir un rapport sexuel, des rapports sexuels contraints et un viol :

Je ne lui ai pas dit que je n’en avais pas envie, je n’ai pas osé [pause]. On sait qu’on ne veut pas, mais on le fait quand même. C’est ce que je considère aujourd’hui comme un viol avec consentement. C’est un viol, car il y a des pressions, mais on le fait parce qu’on sent qu’on ne peut pas dire non, pour une raison ou une autre.

Où commence le viol ? La pression pour avoir un rapport sexuel était énorme […] Cela visait à me faire me sentir coupable. Ce n’est pas un viol, mais cet homme a exercé une pression affective « incroyable », et je voulais qu’il quitte ma chambre le plus vite possible.

Non, pas un viol, pas dans le [soupir]… je n’ai pas à proprement parler été physiquement forcée à avoir un rapport sexuel, mais seulement… contrainte, oui, je pense.

Elle ajouta, plus tard au cours de l’entretien :

Je me souviens d’une fois où il ne voulait pas me laisser me lever, et il était très fort. Il tenait mes bras au-dessus de ma tête, je ne pouvais pas opposer de résistance. À vrai dire, je ne considérais pas ça comme un viol parce que le terme évoquait pour moi des inconnus, le noir, la nuit, se débattre. Je n’ai pas vraiment résisté, mais « je ne voulais pas », donc dans un sens c’était du viol, oui.

Beaucoup des cas que les femmes associent à un viol sont similaires à ce que recouvre la catégorie « rapport sexuel contraint ». La façon dont elles caractérisent subjectivement les expériences de violence sexuelle sur le moment et par la suite est un sujet trop complexe pour être adéquatement traité dans ce chapitre (pour des arguments plus détaillés, voir Kelly, 1984a). Les facteurs contribuant à définir un événement comme un viol renvoyaient le plus souvent au fait que le violeur était un inconnu, que l’agression avait eu lieu dehors et de nuit, qu’il y avait eu recours à la force physique, et que les femmes avaient résisté. Nombre des expériences qualifiées de viol ne furent perçues comme telles qu’un certain temps après l’agression. Comme l’illustrent les propos cités plus haut, beaucoup de femmes ne définissaient pas les agressions comme des viols avant d’être interrogées.

Ces exemples démontrent que beaucoup de femmes font l’expérience de rapports sexuels non consentis que ni elles, ni la loi, et encore moins probablement l’homme, ne définissent comme viol. Elles se sentent pourtant bel et bien abusées par de telles expériences et nombre d’entre elles ont évoqué des effets à court et à long terme similaires à ceux vécus par les femmes qui définissaient d’emblée leur expérience comme un viol. Il n’y a donc pas de césure nette entre les rapports sexuels consentis et le viol, mais un continuum de pressions, de menaces, de contraintes et d’usages de la force. Le concept de continuum reconnaît le sentiment d’avoir été abusées que les femmes éprouvent quand elles ne consentent pas librement à un rapport sexuel. Il prend en compte le fait qu’elles peuvent ne pas définir leur expérience comme un viol ni sur le moment et ni par la suite. Il permet également de comprendre comment et pourquoi les définitions des femmes peuvent changer au cours du temps.

Ce chapitre explorait l’utilité de recourir au concept de continuum lors de recherches et de débats sur la violence sexuelle. Le terme a été défini comme un trait commun essentiel sous-jacent à de nombreux cas différents et comme une suite continue d’éléments ou d’événements qui se recoupent. Le trait commun sous-jacent est que les hommes usent d’une variété de méthodes d’abus, de contrainte et de force pour contrôler les femmes. Le concept de continuum a été appliqué à la fréquence des formes de violence sexuelle et à la gamme d’expériences possibles pour chacune d’entre elles. Il ne doit pas être compris comme une connexion linéaire, et aucune conclusion ne doit en être tirée en termes de gravité ou de conséquences pour les femmes.

Recourir au concept de continuum met en évidence le fait que toutes les femmes sont confrontées à la violence sexuelle à certains moments de leur vie. Cela permet de relier les abus les plus communs et quotidiens dont elles sont l’objet avec les épreuves les moins communes qualifiées de délits. C’est grâce à cette connexion qu’elles sont en mesure de définir ce qu’elles ont traversé comme des cas de violence sexuelle.

Une implication importante de cette approche de la violence sexuelle est qu’aucune distinction claire ne peut être établie entre les « victimes » et les autres femmes. Le fait que certaines d’entre elles vivent uniquement le type de violence situé à l’extrémité la plus commune et quotidienne du continuum est une différence de degré et non de nature. L’usage du terme « victime » pour dissocier un groupe de femmes des vies et des expériences des autres femmes doit être remis en question. La même logique s’applique à la définition des « agresseurs ». »

– Kelly, L. (2019). Le continuum de la violence sexuelle. Cahiers du Genre, 66(1), 17-36.

« Haro sur la justice

Le mouvement de l’automne 2017 et sa dénonciation des violences sexuelles ont reçu de l’opinion publique un accueil globalement très favorable, du moins dans un premier temps. On le résuma à une libération de la parole et l’on estima qu’il avait, ou pouvait avoir, des effets positifs. Il permettait d’abord aux victimes d’énoncer et de qualifier des faits qu’elles n’étaient pas parvenues à définir elles-mêmes ; de trouver la force et le courage d’en parler, tant il peut être difficile de désigner son agresseur quand on est seul face à lui et qu’il peut être un homme célèbre et puissant, tel Harvey Weinstein ou tout décideur en mesure d’affecter une carrière professionnelle ou une vie. Ensuite, alors que la plupart du temps les victimes doivent affronter isolément l’agression qu’elles ont subie, le mouvement collectif qui se créait pouvait les aider à surmonter la honte et le sentiment de faute qui les affectent le plus souvent. Enfin, dans la mesure où la parole a surtout été portée par des jeunes femmes qui ont su, mieux que leurs aînées, raconter les agressions dont elles avaient été l’objet, il était permis d’augurer une prise de conscience collective sur le sujet et une évolution des comportements.

On avança également que les témoignages de milliers de femmes sur les réseaux sociaux, en confrontant publiquement les agresseurs, feraient prendre conscience à ces derniers de la gravité de leurs actes et de leurs conséquences pour les victimes. Avec pour effet d’en finir avec ce que d’aucuns considèrent comme une impunité à l’égard des agresseurs sexuels puisque si des hommes ont agi de cette façon jusqu’à présent, c’est parce qu’ils savaient qu’ils ne seraient pas inquiétés. Plus largement, la dénonciation massive pouvait inciter certains hommes (ou tous les hommes ?) à s’interroger sur leurs comportements envers certaines femmes (ou toutes les femmes ?), ainsi que sur leur désir et les façons de l’exprimer.

D’autres voix se sont fait entendre – ou les mêmes, mais après réflexion – pour alerter sur les dérives possibles ou réelles de ce mouvement de dénonciation. Il a été pointé qu’en enfermant séduction malhabile, harcèlement et agression sexuelle dans un même ensemble appelé violences sexuelles, on créait un risque de confusion. Un dragueur maladroit n’est pas un violeur et un homme au regard insistant, au mot de trop ou même au geste déplacé ne peut être qualifié de prédateur sexuel. Il était à craindre que la parole libérée ne devienne « un immense café du commerce où chacun cause sans savoir» et ne répète et diffuse des informations peu fiables que l’on ne pourrait bientôt plus distinguer de la rumeur ou du ragot.

Fut aussi évoqué le risque d’un séparatisme de genre si exacerbé qu’il pourrait conduire à une guerre des sexes. La lecture des messages postés sur les réseaux sociaux pouvait faire croire à une agression généralisée des femmes par les hommes, laquelle pouvait induire à son tour une sorte de haine des hommes, dont certaines femmes se sont même inquiétées.

Le débat est ancien, en réalité. Il oppose d’un côté la conviction que les violences sexuelles faites aux femmes ne sont pas un épiphénomène mais qu’elles traduisent au contraire le rapport de domination patriarcal qui s’est exercé sur elles de tout temps, de l’autre côté le rejet d’une forme d’androphobie où la dénonciation de certains hommes devient par extension la dénonciation des hommes comme si tous étaient de potentiels prédateurs des femmes. La dénonciation des abus masculins devient alors une accusation inconditionnelle contre le sexe masculin.

Par conséquent, et c’est un autre débat, si l’homme est coupable, de par son sexe, alors la femme est victime de par le sien, et à la généralisation de la culpabilité masculine répond la généralisation de la victimisation féminine.

Certaines et certains se sont alarmés d’un possible retour de la morale sexuelle. La vague #MeToo et #BalanceTonPorc serait « portée par un féminisme puritain, rétrograde du point de vue des mœurs qui ferait craindre l’émergence ou la réapparition d’une « entreprise systématique de codification normative des comportements sexuels, à rebours des combats menés durant les années 1960 et 1970 pour libérer la sexualité. La haine des hommes pourrait, dans cette optique, conduire à la dénonciation de certaines pratiques sexuelles (par exemple les relations hétérosexuelles et la pénétration pénienne) et déboucher sur une haine du sexe.

Le mouvement de l’automne 2017 de dénonciation des violences sexuelles subies par les femmes a porté une vive critique de leur traitement judiciaire. Les défaillances de la justice ont été pointées du doigt, y compris, nous l’avons vu, dans des affaires concernant des mineurs où les décisions des acteurs judiciaires ont été désavouées. La justice serait trop lente, trop lourde et trop complexe, et surtout trop complaisante envers les agresseurs sexuels et trop laxiste, par exemple lorsqu’elle renonce à poursuivre un violeur devant une cour d’assises ou qu’elle prononce une relaxe ou un acquittement – décisions assimilables à des « permis de violer.

En bref, la justice serait injuste pour les victimes de violences sexuelles et inapte à combattre ce type d’agissement. En France comme dans d’autres pays, ce n’est pas la première fois que la justice est attaquée pour ses supposés dysfonctionnements dans le traitement des affaires sexuelles. Généralement, les mobilisations suscitées par ces coups de semonce sont porteuses d’une demande de renforcer la pénalisation et d’accroître la répression : allonger les délais de prescription, augmenter les peines, maintenir les accusés en prison, prolonger les périodes de sûreté, etc.

La réprobation dont l’institution judiciaire a fait l’objet à l’automne 2017 a alerté sur le retour possible de la vengeance dans la résolution des conflits et le règlement des violences. N’est-ce pas une forme vengeresse que certaines dénonciations ont prise ? Ne risquons-nous pas de revenir à des « curées moyenâgeuses  », où nous serions dressés les uns contre les autres ? « Chaque jour, la meute réclame son lot d’accusations (quelle que soit la gravité des actes dénoncés), puis hop, les médias improvisent un procès expéditif et, dans la foulée, c’est la mise au pilori, les médailles qu’on retire, la statue qu’on déboulonne, un honneur qu’on déchiquette. »

Des noms ont été donnés sur les réseaux sociaux, des accusatrices ont fourni suffisamment d’indices pour que les agresseurs soient facilement identifiables, et des mesures de rétorsion ont été prises : des acteurs effacés des génériques, des contrats non honorés, des limogeages et des démissions d’hommes influents dans divers milieux, la censure d’une œuvre d’art, l’appel au retrait de telle pièce dans telle exposition, l’interdiction de rétrospectives de cinéastes et ce, y compris pour des affaires qui remontaient à plus de dix ou quinze ans. Tout en reconnaissant le bien-fondé du mouvement, beaucoup ont déploré qu’il ait « entraîné dans la presse et sur les réseaux sociaux une campagne de délations et de mises en accusation publiques d’individus qui, sans qu’on leur laisse la possibilité ni de répondre ni de se défendre, ont été mis exactement sur le même plan que des agresseurs sexuels».

Notons que ce sont notamment des femmes, parmi lesquelles des intellectuelles et des féministes, qui ont dénoncé ce qu’elles ont appelé une « vague purificatoire », démontrant, a minima, que ce courant de pensée, ce mouvement social ou cet espace militant ne parlent pas toujours de la même voix et que les controverses y fleurissent.

Qu’à travers un mouvement comme #BalanceTonPorc, des femmes, victimes de violences, aient voulu se faire entendre sur les réseaux sociaux ou dans les médias pour témoigner de ce qu’elles avaient subi et, de cette manière, pallier temporairement les défaillances de la justice, cela peut se concevoir, mais qu’elles aient voulu, et qu’elles aient pu, nuire à leurs agresseurs pour prendre leur revanche est plus problématique. S’il suffit « d’afficher un nom sur son portable et d’appuyer sur l’icône représentant un pouce tourné vers le bas », nous assistons alors à une remise en cause du fonctionnement judiciaire, ont déploré certains. Il est indéniablement plus rapide d’envoyer un tweet que de déclencher et clore une procédure pénale, mais la justice – justement née de la volonté de sortir du cycle de la vengeance  – donne la possibilité aux agresseurs présumés de se défendre devant un tribunal et, le cas échéant, de faire reconnaître leur innocence. Quant à l’instauration d’une justice populaire, on sait combien elle peut se transformer en un lynchage arbitraire.

[…]

Nous terminerons notre réflexion par une double interrogation. Tout d’abord, n’attendons-nous pas de la justice, et plus spécifiquement de la justice pénale, ce qu’elle ne peut pas donner ? Ne conviendrait-il pas d’éviter de réduire la question des viols, et même de la lutte contre les viols ou contre les violences sexuelles, à leur stricte dimension punitive, fut-ce au nom des victimes ? La justice civile a peut-être à se faire entendre sur ce sujet, et l’on peut aussi s’interroger sur les politiques publiques en ce domaine, sur les dispositifs de sensibilisation, de prévention ou d’éducation d’une part et sur les dispositifs de protection des victimes d’autre part. Ensuite, savons-nous ce que veulent les victimes de violences sexuelles, ce qu’elles attendent de la justice, le cas échéant, des responsables politiques et même du corps social dans son ensemble, bref de celles et ceux qui ont parfois tendance à parler en leur nom ? Pour cela, peut-être conviendrait-il de commencer à leur poser la question. »

– Le Goaziou, V. (2019). Introduction. Dénoncer les violences sexuelles: De la libération de la parole au tribunal populaire. Dans : , V. Le Goaziou, Viol: Que fait la justice ? (pp. 15-26). Presses de Sciences Po.

« Voici plusieurs années qu’est repris et dénoncé dans le débat public le paradoxe du décalage entre la forte condamnation sociétale et morale des violences sexuelles et leur faible condamnation pénale. Alors que chacun considère peu ou prou que ces violences, et particulièrement les viols, comptent parmi les agissements les plus brutaux que l’on puisse infliger à autrui et que les conséquences de ces actes peuvent être très graves pour celles et ceux qui les subissent, alors que les victimes, incitées à lever le voile du silence, n’ont jamais autant porté sur la scène publique les agressions qu’elles ont subies et alors que les politiques ne se sont jamais autant efforcés de lutter contre ces violences, on constate d’une part qu’elles demeurent encore faiblement révélées à la justice, d’autre part que « la grande majorité des agresseurs reste impunie ».

La condamnation sociétale des violences sexuelles

Ce paradoxe est en réalité récent car les violences sexuelles, sauf dans les cas les plus graves, ont longtemps bénéficié d’une forme répandue de tolérance et ce, pour plusieurs raisons.

Une tolérance ancienne

Tout d’abord, durant les siècles passés, les violences dans leur ensemble, c’est-à-dire toutes les formes d’atteintes contre les personnes, étaient relativement tolérées. Dans des sociétés incomparablement plus dures que les nôtres, où sévissait une grande brutalité des mœurs, où les accidents, les maladies et la misère touchaient le plus grand nombre, la violence devait sembler plus ordinaire, et même plus familière, aux yeux des individus. Peut-être apparaissait-elle comme inhérente à l’ordre des choses, comme une fatalité, de même que les souffrances qui pouvaient en résulter, car la souffrance était alors le lot de la majorité, en dehors de toute violence.

Ensuite, les violences sexuelles étaient quasi exclusivement commises par des hommes – comme c’est toujours le cas aujourd’hui – sur des femmes ou sur des enfants, c’est-à-dire sur des êtres qui, dans le droit comme dans les faits, leur étaient inférieurs. Les abus sexuels exercés par la population masculine sur des personnes issues de groupes d’âge ou de sexe situés à des échelons plus bas dans l’ordre social n’étaient pas perçus comme des actes graves, sauf exception. Ils étaient plus ou moins supportés et admis et pouvaient même, dans une certaine mesure, être encouragés, au nom des irrépressibles pulsions sexuelles masculines, des nécessaires exutoires émotionnels pour alléger les frustrations des garçons ou encore d’une bénéfique construction de la virilité, dût-on recourir à la violence. Longtemps, les victimes de ces abus, les femmes, les enfants – et les esclaves jusqu’à l’abolition de l’esclavage – ont été maintenues en dehors des lois protectrices de la personne parce qu’elles étaient considérées comme des personnes de second rang ou pas considérées comme des personnes.

Il a aussi été montré que, pendant des siècles, les violences sexuelles ont été perçues comme des atteintes à la propriété des hommes ou à l’honneur des familles plus que comme des agressions contre celles et ceux qui les subissaient : « De la fin du Moyen-Âge à la fin du xviiie siècle, le viol était considéré comme un crime contre la propriété, car le corps d’une femme appartenait à son père si elle était vierge, à son mari si elle était mariée et au Christ si elle était religieuse. »

L’événement, lorsqu’il était connu, se réglait principalement par des arrangements entre hommes : l’agresseur et un mari, l’agresseur et un père, etc. Violenter une petite fille et la violer n’était pas grave et, s’il le fallait, on pouvait donner un peu d’argent pour acheter son silence, celui de son père ou de sa famille.

En revanche, pour l’enfant, la jeune fille ou la femme qui subissait ce viol, le poids du déshonneur et de la honte était lourd à porter, soit parce que la valeur de la fille nubile qui perdait sa virginité déclinait sur le marché matrimonial, soit parce que les prérogatives conjugales de l’époux avaient été usurpées et que ce dernier se trouvait floué. C’est pourquoi la principale préoccupation des victimes n’était sans doute pas d’ébruiter l’affaire ni d’exposer leur souffrance, mais bien au contraire de les taire, pour éviter d’être considérées comme responsables ou même coupables de ce qu’elles avaient enduré.

De nouveaux régimes de sensibilité

Progressivement, et de façon accrue à partir du xviiie siècle, une réprobation s’est manifestée à l’égard de toutes les formes de violences interpersonnelles. Les sociétés ont évolué vers une plus grande protection de l’intégrité physique des personnes, comme de leur intégrité morale lorsqu’a peu à peu émergé « dans toutes les consciences saines un très vif sentiment de respect pour la dignité humaine ».

L’idée s’est affirmée d’une nature humaine unique, ou, en termes sociopolitiques, d’une société d’individus égaux, sans ordres ni hiérarchies statutaires – du moins dans les textes. C’est ainsi qu’une égalité de droit a été posée pour un nombre toujours plus grand de personnes – par exemple celle des femmes avec les hommes –, tandis que pour ceux qui ne pouvaient totalement y prétendre – par exemple les enfants –, divers procédés de protection ont été aménagés.

Ce mouvement n’a cependant pas trouvé sa traduction immédiate sur le plan des violences sexuelles, pour lesquelles les mentalités ont même évolué beaucoup plus lentement. Lorsque le thème des enfants martyrs est apparu avec force à la fin du xixe siècle, on a vu se multiplier dans la presse populaire les récits de maltraitances et de sévices commis sur des enfants, notamment par des proches ou des membres de la famille. À l’inverse, à cause des tabous qui pesaient sur la sexualité, les violences sexuelles sont longtemps restées indicibles, impossibles à formuler publiquement.

Dans la mesure où ces crimes étaient – et sont encore aujourd’hui – très souvent commis par des proches, « ils ont souffert d’une obscurité particulière et leur reconnaissance sera lente ».

Une reconnaissance non seulement lente mais aussi discontinue, car les violences sexuelles commises sur les enfants, de la seconde moitié du xixe siècle au dernier tiers du xxe siècle, ont connu des périodes d’intense dénonciation et de réprobation entrecoupées de périodes de silence. À plusieurs reprises, la pédophilie trouva même des défenseurs. Au cours des années folles (1920-1930) par exemple, un certain nombre d’écrivains ne considéraient pas la pédérastie comme un abus commis par l’adulte mais comme une relation consentie par l’enfant, et toute une littérature s’est attachée à faire entrer la relation sexuelle entre un adulte et un enfant dans le périmètre du désir et du plaisir.

La plaidoirie pédophile a resurgi durant les années 1970 par la voix d’adeptes de l’amour libre – plus ou moins inspirés des thèses de Freud sur la sexualité infantile – qui réclamaient un droit à la sexualité pour les jeunes et proposaient l’abrogation de toute notion de majorité sexuelle au profit de la licéité des relations charnelles entre des adultes et des adolescents ou même des enfants. La cause pédophile, pourtant soutenue par des intellectuels de renom, fit long feu car elle resta prise en étau entre, d’un côté, les mouvements de protection de l’enfance qui promouvaient la non-équivalence de l’enfant et de l’adulte et la nécessité de respecter des tranches d’âge, de l’autre, les mouvements féministes qui introduisaient la question de la domination et de l’emprise dans les rapports sexuels. Ce n’est que très récemment, au cours des années 1980, que la répression de la délinquance sexuelle sur des mineurs a finalement fait l’unanimité dans le corps social comme dans la classe politique ; quant aux violences sexuelles commises sur des femmes, elles n’ont suscité la réprobation générale qu’encore plus tardivement.

Une réprobation généralisée

De nos jours, la situation est quasiment en tout point opposée à celle que nous venons de décrire. Dans nos sociétés où la majorité des individus ont atteint des seuils inédits de confort et d’aisance, la rudesse et la brutalité dans les relations ordinaires sont perçues comme des anomalies, ou des pathologies, au profit de la bienveillance et de la civilité. Nous sommes devenus très intolérants à l’égard de toute violence interpersonnelle, en particulier lorsque cela touche des personnes considérées comme vulnérables, notamment les enfants et les jeunes. Nous avons acquis un sens aiguisé des agissements attentatoires à autrui, sur le plan matériel et physique (les agressions contre les biens et les agressions contre les personnes) comme sur le plan moral lorsque des violences menacent l’intégrité psychique des individus ou leur dignité.

Au cours de cette phase récente de civilisation, ou de pacification, en effet, la violence est sortie d’un cadre de définition purement physique pour englober des atteintes d’un autre type, soit tous les actes qui peuvent blesser autrui sans le toucher corporellement et dont les effets, peu visibles, sont supposés aussi pernicieux et destructeurs que les atteintes physiques.

Or, les violences sexuelles sont doubles : ce sont des agressions physiques – le corps d’autrui est touché et il est même pénétré en cas de viol – et ce sont des agressions psychiques qui attentent à l’intimité, à l’intégrité et à la dignité des personnes. C’est pourquoi ces violences, et tout particulièrement le viol, « représente[nt] le mal suprême dans un monde constitué d’égaux qui sacralise l’autonomie de la volonté ».

La pacification sociale a également produit – tout autant qu’elle s’est appuyée sur lui – un retournement inédit de la place des victimes dans notre économie morale et, à rebours des époques passées, elle a subsumé la question de la violence sous celle de la souffrance.

La violence a toujours existé, mais elle est devenue insupportable : tel est le véritable changement. Plus encore que la violence, c’est la souffrance qui est devenue le maître mot aujourd’hui, le principal critère à l’aune duquel s’énoncent les jugements. Au nom d’une valorisation sans précédent de la vie humaine, la souffrance est devenue le mal et le sujet moderne, une victime en puissance – y compris à l’aube de la mort, comme en témoignent les débats contemporains sur l’euthanasie, le suicide assisté et la mort apaisée. La souffrance des victimes, longtemps demeurée inaudible ou suspecte, est aujourd’hui quasi sacralisée, à tel point qu’il est devenu irrecevable et inconvenant d’émettre des doutes sur l’authenticité de leurs paroles.

C’est pourquoi, spécialement en matière de violences sexuelles, la réprobation est unanime et le corps social très réactif, prompt à se mobiliser et à saisir les dirigeants politiques pour réclamer des sanctions ou obtenir des réparations, en particulier lorsque des enfants ou des adolescents sont touchés. On se souvient, par exemple, des marches réunissant plusieurs centaines de milliers de personnes à la suite de l’affaire Dutroux, en Belgique à la fin des années 1990, ou encore de l’intense mobilisation qui a suivi le viol et l’assassinat de la jeune Laëtitia Perrais, en France en 2011. Toutes proportions gardées, le mouvement de l’automne 2017 sommant la justice de faire son travail – à savoir punir les prédateurs sexuels –, ou l’accusant de l’avoir mal fait, participe d’une même réprobation collective.

La dénonciation et la condamnation pénale du viol

Avec ce mouvement collectif de rejet, nos sociétés ont acquis la conviction forte que la violence ne peut plus être réduite au silence et que nous devons lui trouver des réponses. La réponse judiciaire en fait partie. Non seulement davantage de comportements ont été pénalisés, mais la justice a également été amenée à décrypter nos relations privées et nos échanges les plus intimes dès lors qu’ils pourraient masquer des rapports de force ou des iniquités. Peu à peu, le regard public et le contrôle administratif et judiciaire se sont étendus à des espaces autrefois régentés par le chef de famille ou laissés à la simple régulation des mœurs. Cette chasse à « la criminalité de l’ombre » s’est notamment étendue aux lieux clos – les églises, les écoles, les casernes et, dans les domiciles, les tables familiales et les chambres à coucher –, où l’on a découvert les violences intrafamiliales et les violences sexuelles.

Une justice réticente et discrète

Contrairement à ce que l’on croit souvent, avant le xixe siècle, les textes de loi considéraient depuis longtemps les viols comme des actes graves, et même s’ils n’avaient pas le formalisme et la rigueur des codes pénaux, « ils réservaient aux violences sexuelles une sentence exemplaire ». En pratique cependant, la justice a longtemps tenu à distance les violences sexuelles, et même les violences tout court. Comme pour la condamnation sociétale du viol, il a fallu beaucoup de temps pour que la condamnation pénale devienne effective – tout en restant considérée comme très insuffisante aujourd’hui.

La justice des temps passés n’avait pas grand-chose à voir avec ce qu’elle est aujourd’hui. Disparate, loin d’être unifiée dans les codes et les procédures que nous connaissons, elle était certainement plus indigente et, surtout, elle imprégnait moins la vie quotidienne. Les litiges ou les conflits se réglaient principalement entre les protagonistes, entre leurs familles et leurs communautés. Dans les sociétés villageoises « l’interconnaissance (…) fonctionnait comme une garantie de surveillance et les différentes formes de règlement infrajudiciaire assuraient la régulation privée (ou l’étouffement) des débordements ». Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du xixe siècle, et plus nettement encore au lendemain de la seconde guerre mondiale, que nos aînés ont adopté un recours plus ordinaire et plus banalisé à l’institution judiciaire. Aujourd’hui, elle est l’un des rouages majeurs de nos sociétés et nous lui confions le soin de régler une part toujours plus grande de nos différends.

Sauf cas rares, les violences sexuelles étant autrefois peu dénoncées, il n’y eut longtemps ni plaintes, ni poursuites, ni procès.

Lorsque des faits parvenaient tout de même à la connaissance de la justice, celle-ci œuvrait avec les protagonistes et leurs familles à trouver des arrangements, dans une optique de réparation : un mariage contraint si l’agresseur et sa victime étaient du même milieu social, une amende si l’agresseur était situé à un échelon inférieur. En revanche, une forte impunité régnait si les victimes étaient d’un statut social modeste – des domestiques ou des serveuses par exemple – et les agresseurs, plus élevés qu’elles dans l’échelle sociale, n’étaient généralement pas inquiétés.

Même après que l’on cessa de considérer le viol comme un « crime contre la propriété » et qu’il devint un « crime contre la personne » (dans le premier code pénal de 1791), un net écart persista entre les textes de loi pénalisant les violences sexuelles et la réalité des condamnations effectivement prononcées par les tribunaux et ce, y compris pour des violences sexuelles commises sur des adolescents ou sur des enfants. Il a été estimé que les personnes accusées de viol ou d’attentat à la pudeur sur mineur échappaient presque une fois sur deux à la sanction de la cour d’assises durant le premier tiers du xixe siècle, avec un taux d’acquittement très élevé (40 % en 1830) tant les jurés répugnaient à prononcer des peines trop lourdes pour ce type d’agissements.

Il fallut attendre les années 1850-1860 pour que la courbe des plaintes et des procès pour viol commence à décoller, et ce mouvement a surtout été porté par les violences sexuelles commises sur des mineurs. La répression pénale s’est durcie, les dénonciations ont crû et, progressivement, elles ont été de plus en plus souvent suivies d’effets.

Les historiens notent toutefois que les peines sont le plus souvent demeurées légères et qu’à l’instar de la condamnation sociétale des violences sexuelles, le mouvement de pénalisation n’a pas été continu. Ainsi, durant les années 1880, les procédures pour viol jugées comme des crimes ont connu une baisse au profit d’une tendance prononcée à la correctionnalisation.

Ces errements traduisent-ils l’alternance entre des périodes où l’on accordait une grande crédibilité à la parole de l’enfant et d’autres au contraire où l’on suspectait de leur part des mensonges pouvant conduire à de fausses accusations ? Des médecins comme Adolphe Toulmouche (1798-1876) et Ambroise Tardieu (1818-1879), considérés comme les initiateurs de la médecine légale moderne et qui se sont intéressés aux sévices subis par les enfants, portaient plutôt crédit aux propos des très jeunes victimes, tandis que la génération suivante de légistes a eu tendance à craindre les erreurs judiciaires basées sur de faux témoignages d’enfants, etc. Ces controverses peuvent sembler anciennes mais elles sont loin d’avoir disparu de nos jours et la question de la parole de l’enfant, en matière de violences sexuelles, demeure très discutée. On peut, à ce sujet, rappeler l’affaire d’Outreauqui a opposé d’un côté ceux qui ont affirmé qu’un enfant ne saurait mentir et de l’autre ceux qui ont dénoncé une hystérie dénonciatrice et une instrumentalisation des jeunes victimes.

La reconnaissance et la pénalisation du viol de la femme adulte ont été encore plus tardives. Longtemps, les plaintes sont restées peu nombreuses, quand elles n’étaient pas jugées infondées si bien que les rares procès débouchaient souvent sur des acquittements. Les pratiques judiciaires se sont peu modifiées jusqu’au dernier quart du xxe siècle, alors même que le statut et la vie des femmes ont évolué et que l’égalité de principe entre les sexes s’est traduite dans les faits. Toutefois, c’est surtout grâce à la mobilisation des mouvements féministes et à la suite d’affaires retentissantes où l’injustice subie par les victimes a convaincu l’opinion publiqueque l’on a commencé à prendre au sérieux les violences sexuelles commises sur des femmes majeures et qu’une nouvelle législation a été mise en place pour améliorer une réponse pénale jugée insuffisante et inadaptée.

Une justice sévère

La dénonciation pénale du viol ne saurait être mise en doute de nos jours tant la justice a accru l’arsenal répressif pour lutter contre les violences sexuelles et punir leurs auteurs. »

– Le Goaziou, V. (2019). Chapitre 1. La condamnation sociétale et la condamnation pénale du viol, une double énigme. Dans : , V. Le Goaziou, Viol: Que fait la justice ? (pp. 27-47). Presses de Sciences Po.

« Dans l’écrasante majorité des cas, les personnes qui disent avoir été victimes de violences sexuelles ne portent pas plainte, si bien que la justice ne traite qu’une part infime de ces violences. En examinant ce que la justice pénale fait des affaires de viol qui lui sont confiées et en cherchant à comprendre pourquoi un si petit nombre d’entre elles finissaient aux assises, nous avons relevé, dans les chapitres précédents, plusieurs éléments explicatifs. Fondée sur des principes, soumise à des règles et observant des pratiques, la justice élabore une vérité judiciaire qui peut être en tout point étrangère à la vérité de la victime, comme à celle de l’auteur du reste.

S’engager dans une procédure pour viol est un pari risqué. Toutes les victimes le savent-elles ? Rien n’est moins sûr. Notre analyse basée sur l’examen de dossiers judiciaires et sur les témoignages de personnes qui ont eu affaire à la justice laisse dans l’ombre toutes celles qui ne l’ont pas saisie. Le circuit pénal est une épreuve pour les victimes, une démarche incertaine qui peut les placer dans une position délicate et même les voir déboutées de leur demande. Le faible taux de condamnation des auteurs présumés peut dissuader les victimes de mobiliser l’institution judiciaire. En outre, nous l’avons vu, elles peuvent se retirer de la procédure pour des motifs divers comme la peur, les pressions et la crainte des représailles, ou parce que leurs déclarations sont mensongères, parce qu’elles réévaluent avec le temps ce qu’il s’est passé, parce qu’elles ne veulent pas envoyer l’auteur des faits en prison, etc.

La voix des victimes

Le processus qui conduit ou non une victime à porter plainte est complexe et il convient de mieux l’examiner. Nous ne pouvons que formuler des hypothèses et des supputations car, à notre connaissance, aucune recherche d’envergure n’a porté sur ce sujet ni, plus largement, sur la question de savoir ce que les victimes d’infractions sexuelles attendent de la justice.

Écartons d’emblée une première ligne de controverse, que rien ne permet d’arbitrer, entre d’un côté une position radicale consistant à dire que si des personnes qui affirment avoir été violées dans les enquêtes de victimation ne portent pas plainte, c’est sans doute parce qu’elles n’ont pas été violées, et de l’autre une position plus nuancée consistant à dire qu’il se trouve peut-être, parmi les victimes qui ne portent pas plainte, des personnes qui ignorent que l’acte sexuel auquel elles ont été soumises est un viol.

Un viol : grave ou pas grave ?

Ce débat pose néanmoins la question de la perception du viol par celle ou celui qui l’a subi. Dans les enquêtes où l’on demande à des personnes ayant déclaré avoir été violées pourquoi elles n’ont pas porté plainte, certaines choisissent, parmi les réponses proposées, « parce que ce n’est pas grave ». Comme l’illustre cet extrait d’un roman de Marie Desplechin, la victime ne semble même pas avoir conscience qu’elle a subi un viol et des violences : « Cette personne à qui je parle porte des cicatrices de brûlures sur les seins. “Tu as porté plainte ?” Elle me regarde, atterrée. “Pour un viol ?” “Olivia, la brûlure est un acte de barbarie, le viol est un crime”. “Oui”, acquiesça aimablement Olivia, “et après ?” (…) Je m’entête à la prendre pour une victime, ahurie que je suis (…) elle ne comprend pas un traître mot de ce que je raconte (…). Je ne sais pas quoi inventer pour lui faire entrer dans la tête qu’elle est une victime. »

Le discours commun, basé sur diverses données, ne laisse apparemment aucun doute sur le fait que les violences sexuelles ont des conséquences notables sur les personnes qui en sont victimes : des blessures physiques, des handicaps dans le parcours scolaire ou professionnel, des dommages psychologiques ou psychiques parfois durables. Comment, dès lors, comprendre que des personnes ayant subi un viol puissent relativiser la gravité de leur agression ? À leurs yeux, le viol n’est-il pas un acte grave, ou très grave, en tant que tel ? Ne l’est-il pas suffisamment pour lancer une procédure ? De fait, si l’on prend en considération le point de vue des victimes elles-mêmes, il n’est pas certain que la notion de meurtre psychique, souvent utilisée à propos des viols, rende compte de la variété des impacts possibles de l’agression. Des thérapeutes et des associations de victimes témoignent que cela peut aller du malaise diffus à la souffrance la plus terrible et que certaines personnes viennent chercher une aide légère et de courte durée tandis que d’autres ont besoin d’une véritable prise en charge. Pareillement, certaines victimes tournent la page très vite, alors que d’autres mettent des années à s’en remettre, etc.

L’important est de tenir compte de cette diversité et que les victimes ne cherchent pas à ressembler aux images que l’on construit d’elles. Toute souffrance blesse, à n’en pas douter, mais cela ne justifie aucunement de niveler tous ses effets. Le champ traumatique n’est pas unique et les victimes ne traversent pas de la même façon les phases qui le constituent. Si, au contraire, « l’idée s’impose dans la littérature, au cinéma et dans de larges pans du discours médical et médiatique que l’agression est une bombe à retardement psychique », le risque est que la plupart des souffrances vécues par des personnes soient considérées comme la trace d’anciens abus jamais révélés. Si toute souffrance est perçue comme le produit d’une violence commise par autrui, alors c’est à une explosion des plaintes qu’il faut s’attendre, quand bien même rien ne permet d’attester la véracité de ce retournement.

Honte et souillure

« Le viol a toujours posé plusieurs problèmes particuliers (…) Parmi ses particularités, une faible conscience de l’acte commis chez l’agresseur et la honte chez la victime (…) Ce sentiment d’avilissement faisait obstacle à la plainte, inclinant la victime à se taire. »

Il n’est pas certain que l’on doive parler à l’imparfait car, en dépit de l’évolution des représentations et des avancées sociétales, les violences sexuelles restent peu dicibles et la honte, contrairement à ce que l’on peut imaginer, très prégnante. Est-elle « la trace encore bien vivace d’une antique injonction sociale à ne céder à aucun prix » ou celle de la présomption de la complicité des femmes ou des enfants à l’acte sexuel qu’on leur faisait subir ? Non seulement le viol n’a pas été réprimé pendant longtemps, mais dans plusieurs circonstances la victime était coaccusée. Par exemple, le viol pouvait être assimilé à un rapt et ce crime entachait les deux protagonistes. Si la victime était mariée, le viol était un adultère et la victime, également coupable.

La modernité fait parfois oublier le poids du passé. Que des victimes de viol soient en mesure de déclarer aux forces de l’ordre l’agression qu’elles ont vécue est un phénomène très récent dans notre histoire. Longtemps, le déshonneur de la fille outragée – et, accessoirement, de la jeune fille ayant perdu sa virginité – était bien plus important que l’atteinte subie. Quant aux victimes de sexe masculin, quasiment toujours des enfants ou des adolescents, elles couraient un plus grand risque à révéler la violence qui leur avait été faite qu’à la taire car à la flétrissure de l’agression sexuelle s’ajoutait l’abjection de la dévirilisation. Il ne suffit pas de décréter que la honte doit changer de camp pour que ce soit le cas. Une part sans doute encore importante des victimes de viol est toujours prise dans « ces enveloppements archaïques dans un même univers de faute». D’ailleurs, parmi celles qui disent avoir été violées dans les enquêtes et à qui on demande pour quelles raisons elles n’ont pas dénoncé les faits à la police ou à la gendarmerie, plus de la moitié optent pour le motif « pour éviter que cela se sache».

La réticence à parler s’éprouvait notamment dans le fait de pouvoir ou non raconter ce qui était arrivé sans choquer, à l’aide d’un vocabulaire déguisé ou aseptisé. Ceci, afin que les victimes préservent leur réputation, déjà bien entachée par l’agression qu’elles avaient subie. Cette réticence est encore vive à l’heure où l’on pense que chacun peut parler de tout et notamment de sexe, sujet dit affranchi de tout tabou. La timidité n’est plus forcément synonyme de chasteté et la pudeur n’est pas réductible à la bienséance, mais ces deux modes de réticence peuvent être le fourreau de l’intimité. La réticence sert aussi à se préserver de la culpabilité ressentie lorsque les victimes estiment qu’elles ne se sont pas assez défendues contre leur agresseur. Pour peu que l’on réinjecte la thématique du fantasme de viol, la culpabilité s’en trouve accrue. Même s’il n’est qu’un dispositif qui contraint les femmes au masochisme, ce fantasme, s’il existe, fait le lit du sentiment de culpabilité, avance avec raison Virginie Despentes, et il faut du temps et du courage pour que les victimes cessent de se considérer comme fautives ou coresponsables de leur agression.

La honte et la souillure n’affectent pas seulement les victimes mais aussi, bien souvent, leur famille et leur entourage, en particulier dans les affaires intrafamiliales. Le silence qui continue à peser sur les viols, voire le déni qui abolit ou relativise l’agression, ont souvent plus de poids dans la famille que la parole de la victime. Nul ne souhaitant compter parmi ses proches un violeur, il peut être reproché à la victime d’avoir eu l’impudence de rendre publiques des affaires privées. Même dans les affaires où les auteurs et les victimes n’entretiennent aucune sorte de lien, des personnes agressées peuvent garder le silence ou déguiser l’agression, par exemple transformer un viol en une « simple » violence, pour ne pas blesser leur famille. Dans l’ouvrage de Jean-Pierre Escarfail, une jeune femme raconte ainsi qu’après une agression (elle a dû pratiquer une fellation sous la menace d’un poinçon), elle est rentrée chez elle et n’a pas dit à ses parents, chez qui elle vivait encore, qu’elle avait été violée, afin de les préserver : « Mon père était mineur, d’origine polonaise : ça l’aurait tué. » Plusieurs personnes ont témoigné du comportement aberrant de certains de leurs proches qui, au contraire d’un soutien, leur ont tenu grief de l’agression qu’elles avaient subie et ont préféré s’éloigner ou même rompre avec elles.

La honte et la souillure, enfin, traversent tous les milieux sociaux. Néanmoins, l’étude des réactions face aux violences sexuelles suivant l’appartenance et la situation sociales des victimes révèle que dans les affaires portées à la connaissance de la justice, les auteurs et les victimes sont majoritairement issus des milieux populaires avec une forte proportion de milieux précarisés. Là encore, diverses raisons peuvent expliquer la faible proportion de victimes (et d’auteur-e-s) issu-es des classes favorisées. Parmi ces raisons, peut-être faut-il compter, sinon un poids plus fort de la honte et de la culpabilité, en tout cas un recours différencié à l’institution judiciaire. La réticence des milieux favorisés à utiliser des solutions légales – qui n’est d’ailleurs pas nouvelle – montre une propension plus grande à défendre leurs intérêts par des arrangements internes qui évitent l’intervention de tiers. C’est pourquoi, paradoxalement, les campagnes de sensibilisation, les mobilisations intenses à l’occasion de telle ou telle affaire et, plus largement, les débats publics autour des violences sexuelles, qui sont le plus souvent portés par la classe engagée et intellectuelle, semblent avoir un impact moindre dans les milieux que cette classe représente ; en tout cas le taux de plainte est moindre.

L’obstacle des affects

Dans la plupart des cas, rappelons-le, les viols se déroulent au sein de la sphère privée, les auteurs et les victimes se connaissent, entretiennent des liens ou sont des proches. Porter plainte contre son agresseur revient alors à porter plainte contre un parent, un époux, un ami, un voisin, un collègue, bien plus souvent que contre une personne peu connue, voire inconnue. Dans la plupart des cas aussi, l’agresseur est un homme ordinaire, un « bon père, bon époux et bon travailleur », pas un marginal, un pervers ou un fou. Comment dénoncer une personne qui a commis un ou plusieurs viols mais qui peut aussi être une personne bienveillante, aimable et aimante ? »

– Le Goaziou, V. (2019). Chapitre 6. Le sens de la plainte. Dans : , V. Le Goaziou, Viol: Que fait la justice ? (pp. 133-157). Presses de Sciences Po.

« Nous avons vu dans ce livre qu’il n’est guère aisé de savoir ce que souhaitent les victimes et nous manquons de recherches et d’éléments de connaissance sur ce point. Nul doute que les associations effectuent un rigoureux travail d’écoute, de soutien et d’accompagnement et que leur tâche n’est pas toujours facilitée, mais il ne faudrait pas que leur voix se substitue à la parole des victimes, trop souvent négligée. Plus largement, n’est-ce pas un paradoxe que de dénoncer avec force les violences sexuelles et d’accorder une faible place aux souhaits et aux désirs des personnes qui les subissent ?

Que veulent les victimes ? Qu’attendent-elles de la justice ? Du politique ? Et du corps social ? On ne le sait pas vraiment. Comme si l’on n’avait jamais autant parlé d’elles sans réellement les consulter. Nous avons tenté de montrer dans ce livre qu’en réalité leurs souhaits sont multiples, en particulier lorsqu’elles mobilisent l’institution judiciaire : elles peuvent vouloir que l’auteur soit puni ou « seulement » qu’il reconnaisse les faits, que leur drame serve à éviter que d’autres le subissent, que l’on cesse de parler de leur agression parce qu’elles n’en veulent plus rien savoir, etc. Quant à celles qui ne saisissent pas la justice, il nous paraît également essentiel de les entendre et de saisir le sens de ce silence et de cette absence.

Dans tous les cas, il est beaucoup trop simple d’affirmer que les victimes disent toujours la vérité ou, au contraire, qu’elles mentent toujours. Le traitement des viols par la justice reflète la complexité de ces affaires. C’est pourquoi lorsqu’on brandit la « vraie » parole des victimes, lorsqu’on s’insurge contre de fausses allégations ou que l’on croit connus les « vrais » chiffres, il n’est pas certain que l’on serve au mieux la lutte contre les violences qui leur sont faites. Incontestablement, cette lutte implique de renverser les normes de genre encore fondées sur le modèle patriarcal au profit de relations entre les sexes plus égalitaires et toujours plus respectueuses. Cela nécessite de sortir des enceintes feutrées où se décident aujourd’hui les politiques publiques ; d’aller sur le terrain à la rencontre des femmes et des jeunes filles tout autant qu’à la rencontre des hommes et des garçons pour faire passer le message, quelle que soit la vision qu’ont ces femmes, ces hommes et ces jeunes de l’amour, de la violence, du désir et de la sexualité.

Aucune politique de prévention et de lutte contre les violences sexuelles ne sera crédible ni efficace tant que l’on n’aura pas mis en œuvre de réels moyens pour protéger les personnes qui subissent ces violences – une protection sociale, financière, psychologique, médicale, physique, etc. Nous manquons encore si cruellement de ressources pour y parvenir qu’il est permis de douter de la réelle volonté collective d’atteindre ce but. Ainsi constatons-nous à nouveau le paradoxe – pour ne pas dire la contradiction, voire le résultat d’une franche démagogie – entre la dénonciation sans précédent des violences sexuelles et les piètres moyens que nous mettons à la disposition de celles et ceux qui veulent qu’on les en protège.

Enfin, nous ne pourrons faire l’économie d’un débat sur la façon de concilier le combat contre les violences sexuelles et le respect des libertés. Le respect des libertés publiques d’abord – et ici nous revenons aux principes fondateurs du droit –, le respect de la liberté sexuelle ensuite. Durant les années 1960 et 1970, des femmes et des hommes ainsi que les mouvements féministes ont lutté contre toute sorte de sacralisation ou de moralisation du sexe et ont revendiqué un droit à la sexualité, notamment pour les femmes. Depuis, nous cherchons inlassablement de nouvelles régulations sexuelles afin que nos volontés en la matière s’accordent les unes aux autres et s’exercent dans le respect et le consentement de chacun. La recherche est ardue et nous n’y parviendrons pas seulement à coups d’interdits et de prescriptions. La nouvelle éthique du sexe ne saurait se confondre avec une police des corps et du désir, que nous avons collectivement contribué à abolir. »

– Le Goaziou, V. (2019). Conclusion. Dans : , V. Le Goaziou, Viol: Que fait la justice ? (pp. 159-163). Presses de Sciences Po.

« Unifiées par le #metoo, qui dès 2017 a permis une prise de conscience inédite du phénomène, les mobilisations contre les violences faites aux femmes se sont multipliées, et l’on a pu entendre des voix de femmes, qu’elles soient connues ou anonymes, qui dénonçaient les abus subis dans toutes les strates de la société. Par ce hashtag transformé en slogan, l’expérience que les femmes font de la violence a été largement diffusée sur les réseaux sociaux, impulsant également des manifestations et des actions de rue d’une ampleur sans précédent. Au-delà de ces mobilisations récentes, la légitimité renouvelée de la lutte contre les violences s’enracine dans une histoire plus longue de revendications féministes et de recherches de sciences sociales.

Une question (toujours) féministe

Depuis les mobilisations des années 1970, la question des relations entre rapports sociaux de genre et violences interpersonnelles a été établie dans les travaux féministes anglo-saxons et francophones, concernant les violences faites aux femmes (Brownmiller, 1975 ; Russell, 1975 ; Hanmer, 1977 ; Kelly, 1988 ; Bordeaux et al., 1990 ; Fougeyrollas et Jaspard, 2003 ; Crenshaw, 2005). De fait, les violences dont les femmes sont victimes étant principalement exercées par des hommes ; elles ont été analysées comme un levier pour produire et reproduire la domination. C’est la raison pour laquelle, Jalna Hanmer insiste, dès les années 1970, sur le fait que la violence, et son corollaire la menace de la violence, contribuent à renforcer des modalités de contrôle social exercé sur les femmes par les hommes (Hanmer, 1977). Ce texte sera traduit très vite dans la revue Questions féministes et deviendra une référence dans le monde francophone. Ainsi, c’est en termes de rapports sociaux que les féministes ont contribué à définir ces violences, pour rendre visible des expériences trop souvent passées sous silence, mais également pour dénoncer les hiérarchies et les inégalités genrées qui les sous-tendent.

Avec le développement d’une action publique spécifique, tant au niveau des Etats qu’au niveau international, les catégories pour désigner les violences masculines faites aux femmes se sont multipliées (Htun et Weldon, 2012). On assiste depuis à une fragmentation du problème qui rend son traitement plus complexe (Lieber et Roca i Escoda, 2015). Violences conjugales, domestiques, parfois sexuelles, harcèlement de rue, mutilations génitales, violences obstétricales etc., autant de termes qui qualifient des réalités multiples et qui ont fait parfois l’objet de qualifications juridiques, comme par exemple, en 2018 avec la création d’une nouvelle catégorie pénale d’« outrage sexiste ». Les débats tournent alors autour de la question de savoir si cette multiplication des termes favorise une meilleure prise en charge, ou si au contraire, elle ne contribue pas encore une fois à diluer le problème des violences (Baldeck, 2019) ?

Face à cette multiplication de terminologies et de catégories d’actions publiques, et même si elle n’est pas toujours privilégiée dans les politiques publiques ou les mouvements militants, la catégorie « violences fondées sur le genre » ou « violences de genre » nous paraît heuristique du point de vue analytique et politique. Elle a, en effet, le grand intérêt de replacer la focale sur le genre, comme rapport social, tout en permettant d’inclure dans l’analyse l’expérience de groupes sociaux, aux réalités de discriminations hétérogènes et souvent exclus de l’action publique – en particulier les lesbiennes, gays, bisexuel·le·s, trans*. En croisant des contributions qui portent sur le traitement des problèmes publics que recouvre la catégorie violences de genre (Walby, 2012), ce dossier a pour ambition d’éclairer les relations complexes entre genre et violences interpersonnelles dans un contexte où la perspective féministe sur les violences fait l’objet d’un traitement paradoxal : alors qu’elle tend à s’institutionnaliser dans les politiques publiques et à l’université, elle est également remise en cause et critiquée par certaines institutions et praticien·ne·s.

Déplacer les frontières, dire et compter les violences de genre

Ce dossier cherche donc à revenir en partie sur la façon dont les féministes ont contribué à définir et penser les violences de genre, la façon dont elles ont fait émerger cette question et contribué à en faire un problème public, en insistant sur les rapports sociaux inégalitaires qui favorisent les coups, les blessures, la pression psychologique et le contrôle. C’est ce que propose Véronique Ducret, militante féministe genevoise de la première heure, en retraçant l’histoire des mobilisations en Suisse romande depuis la fin des années 1970. Par son témoignage, elle rappelle les fortes résistances auxquelles les femmes ont dû faire face pour faire reconnaître comme intolérables et inacceptables des violences (alors) considérées comme banales. Elle souligne également les multiples retours en arrière et la vigilance nécessaire pour ne pas perdre les rares acquis de leurs luttes, en insistant sur les effets néfastes de la tendance des acteurs institutionnels à symétriser les violences, c’est-à-dire à ne pas reconnaître le contexte inégalitaire qui favorise leur manifestation.

Pour rendre compte de l’innovation analytique rendue possible par les chercheuses féministes, nous avons souhaité proposer une traduction de l’article pionnier de Liz Kelly (1988). Les violences étant de nature et de gravité variées, la sociologue britannique les a présentées comme relevant d’un continuum, celui des violences masculines à l’encontre des femmes. L’analyse du continuum permet ainsi de souligner les liens fonctionnels entre différentes formes de violences masculines, par exemple entre harcèlement dans l’espace public, agressions sexuelles et violences conjugales. Si cette notion est souvent mobilisée, la réflexion dont elle est issue nous semblait trop peu connue. Ce texte vient rappeler comment les féministes ont contribué à conceptualiser et politiser des violences jusque-là souvent considérées comme relevant de « l’ordre des choses ». »

– Delage, P., Lieber, M. & Chetcuti-Osorovitz, N. (2019). Lutter contre les violences de genre. Des mouvements féministes à leur institutionnalisation: IntroductionCahiers du Genre, 66(1), 5-16. 

« La question du statut actuel du viol en termes de transgression morale et juridique s’inscrit dans un système de production d’images collectives : en ce début du xxie siècle s’est installée une exceptionnelle visibilité de la sexualité en acte dans la production contemporaine d’images. Faire l’amour est une séquence attendue dans de nombreux films et séries, la scène est codée, avec sa montée en intensité, son paysage sonore, son éventail de gestes et de formes. Toute une esthétique socialement (in-)acceptable dessine les modèles positifs ou négatifs du « comment faire l’amour » ? Et la scène de viol, elle aussi, se retrouve en toute logique dessinée, formatée dans cette tournante d’images collectives.

[…]

L’extension géographique de cette culture visuelle sexuelle serait à étudier : intense dans les aires culturelles occidentalisées et sécularisées, elle tend à une globalisation en partie rendue possible, même sous les régimes qui la censurent, par l’exceptionnelle avancée technologique des modes actuels de communication. Elle enveloppe de son bain d’images des systèmes de croyances explicites et divers : tant ceux qui posent comme positif, obligé, hygiénique, ontologiquement nécessaire au sujet individualisé de vivre un jour la scène sexuelle offerte aux yeux, que ceux qui en condamnent religieusement la vue comme source de péché. De façon plus générale et comme à bas bruit, les codes de civilité, de bonne éducation traditionnelle tentent toujours d’éloigner de l’espace public comme de la table familiale les images crues de la physiologie génitale de la sexualité, ces « funestes secrets » dont l’exhibition reste source d’une lourde gêne aussi puissante que la honte – même si dans les lieux d’exposition de l’art contemporain, le devoir regarder en face les corps sexués et torturés est de règle. La force de ces images en termes de sources de souillure et de honte reste très actuelle, surtout pour les très jeunes filles.

Même au sein d’une culture « libérée » des vieux interdits et abreuvée d’imageries sexualisées, les normes de civilité continuent de définir comme inconvenants, grossiers, impudiques, etc., tous ces tableaux de nudité sans voile, toutes ces agitations physiologiques gênantes. Et c’est ainsi que même le célèbre psychanalyste Jacques Lacan a caché le fameux tableau de Courbet L’Origine du monde, qui représente un sexe de femme et dont la force réaliste confine pourtant à une chasteté d’enfance.

[…]

Sans doute la représentation récurrente de la scène en images est-elle liée au fait qu’elle est désirée intimement, fantasmée, lorsque l’« amour/désir », valeur majeure et injonction drastique dans notre culture, pousse l’une vers l’autre deux personnes. « Aimer sans foutre n’est pas grand-chose, mais foutre sans aimer n’est rien  est un énoncé encore actuel : ce qui « est quelque chose », c’est le moment de fusion entre amour et désir. Dans nos imageries, l’union des corps est violemment sexuelle parce que intensément amoureuse. L’amour se prouve dans la sexualité, la scène sexuelle réalise l’amour dans le corps physique de la vie, la sexualité est le « faire » de l’amour. Elle l’accomplit, le fait exister réellement et non plus virtuellement. L’amour sans sexualité conduit à la mort l’héroïne sublime du Lys dans la vallée.

Et la jouissance solitaire d’une veuve Poignet reste orpheline… Si la sexualité humaine « fait » l’amour, comment est-il possible qu’elle fasse aussi la haine ?

Faire la haine

À ce premier stade, phénoménologique, le viol utilise la sexualité comme instrument de torture : faire l’amour, ce comble du rêve amoureux, est mué en son contraire, à savoir faire la haine. L’acte sexuel convertit le jugement latent de mépris ou la haine explicite en rage du corps dans l’acte sexuel violent. Comme s’il s’agissait de faire entrer le sens de cette haine ou de ce mépris jusqu’au plus profond de la subjectivité physique de la victime. En ce sens, la pénétration violente fait la haine au sens où elle l’accomplit, la réalise dans la vérité du monde physique jusqu’au plus profond de l’intimité corporelle et subjective de son objet. La virtualité abstraite d’un mépris social, d’un stigmate socialement construit, ou d’une haine personnelle liée à un récit biographique individuel, bascule dans le réel du sang, de la chair, des hurlements qui noircissent l’horizon. En ce sens, le viol est beaucoup plus « culturel », situé, que la sexualité de désir, puisqu’il s’inscrit nécessairement dans cette construction sémiologique minimale que supposent tout mépris et/ou toute haine perçus comme légitimes. Plus le stigmate est collectif, évident, légitime, donc historique, moins le crime de viol qui concerne la victime de ce stigmate est perçu comme transgressif. La barbarie du crime de viol est due à son fort coefficient de fabrication culturelle collective. Le violeur d’une femme seule la nuit prendra ce fait purement social, la non-permissivité de circulation nocturne pour les femmes, comme signe d’une évidence de tranquille bon sens : si elle est là, la nuit sur ce trottoir, c’est qu’elle le fait – le trottoir. Le confort moral du violeur est un fait culturel.

Le viol, c’est aussi un cumul d’identique qui redouble la violence de toute scène sexuelle même « heureuse », puisque la vérité de l’amour se démontre dans la violence du désir dans notre culture, d’une violence criminelle destructive, qui vise la douleur de la victime et sa destruction à ses propres yeux. Ce chiasme dû à l’investissement cumulé mais discordant de l’esthétique de la violence sexuelle, ici positive, là criminelle, joue sa partie dans l’efficacité destructrice du viol et augmente son coefficient de cruauté. Pourquoi les expressions des haines et mépris collectifs se réalisent-elles mieux dans la cruauté des sinistres mais abyssales jouissances de la domination sexuelle ? Pourquoi la physiologie de l’amour physique sert-elle de langage aux haines collectives ? Quelles que soient les réponses, utiliser le champ sémiologique de l’amour physique comme lexique de ces haines est une trouvaille systémique d’assouvissement au moyen, très exactement, d’une perversion.

Le présent de la scène sexuelle amoureuse renvoie aux histoires individuelles de vie et de passions. Le présent de la scène sexuelle violente, un présent dont la cruauté infernale intensifie la dimension ponctuelle, son effet insulaire de violence qui plonge la victime dans un silence, un blanc, un vide de toute signification, s’inscrit pourtant bien dans une histoire collective en cours, celles des enjeux de pouvoir et de tensions politiques reconfigurées, quand circulent les énoncés instrumentalisés qui concourent à la fabrication d’un ennemi collectif, ce levier classique de toute propagande agonistique. L’appel à la haine clamé d’« en haut » dans les discours tenus sur les podiums, au fond des écrans, est un puissant facteur de légitimation subjective, cette autorisation intime offerte au violeur potentiel, ce feu qui passe au vert lors du passage à l’acte. Tout autour du présent de la scène de torture qu’est un viol, ce crime présenté comme un des plus éloignés de la civilisation, c’est le contexte culturel, d’une part, et celui de l’actualité historique en cours, d’autre part, qui jouent leur partie parmi des conditions plurielles de possibilité.

Dans nos sociétés contemporaines ouvertes et complexes, c’est la sauvagerie organique de l’acte qui permet une efficacité exactement politique : la cible du viol est non pas la destruction physique, la mort de la victime, mais très exactement son identité sociale et morale telle que sa culture la définit à ses propres yeux : un nom, un visage, une silhouette décente et située à sa bonne place, dans le social comme dans le ventre, un blason de soi bien dessiné, porté sur une bague, un graphe écrit sur les traits du visage et dans le cercle vide de l’identité de soi appropriée en soi. C’est cela que le viol déplace à coups de boutoir dans la chaîne des êtres qui court de l’huître jusqu’à l’ange, et qui fait « chuter » le « je » vers les zones stigmatisées du « bas » social, dans le sale, le piétiné, le nu, au fond d’une plaie devenue forme du monde… En ce sens le viol est toujours un crime de profanation, qui prend pour cible le rond et le clair du « je », cette définition ethno-phénoménologique de l’identité propre.

Le viol produit une déliaison radicale entre le soi physique et la personne sociale et morale en assassinant seulement cette dernière. Le viol est le meurtre de l’identité subjective intime sexuée : bien plus visiblement grave pour les femmes, il est un meurtre de genre. L’homme violé perd sa masculinité pour être rabattu du côté de la sexualité passive, toujours plus infamante que l’autre dans une culture de la virilité, mais la femme violée perd en tant qu’être global total toute sa valeur sur tous les plans (surtout dans une culture traditionnelle religieuse autour de la Méditerranée), et ce pour ses proches, donc pour elle-même. Le masculin et le féminin ne sont pas à égalité dans cette fabrique du déshonneur, la souffrance du masculin pouvant rester plus secrète, moins culturellement fameuse dans les théories et les récits que celle du féminin, dont la sexualité porte l’honneur et l’enfant de la famille. Il y a donc un lien entre statut de la sexualité dans une culture donnée, construction identitaire intime des subjectivités sexuées, et efficacité sociale et politique des crimes de viol.

Dans notre culture contemporaine, le viol en temps de paix ou de guerre est a minima un crime de souillure qui a pour effet de salir la victime : dans un système de croyances plus ou moins religieux ou traditionnel, la profanation peut être posée comme définitive et radicalement infamante pour la victime. Mais, même dans une configuration culturelle contemporaine libérée des vieux tabous, le crime de souillure continue de salir la seule victime : quand on crache, on pisse, on éjacule sur (dans) elle, c’est elle qui doit se laver avec ses mains – alors que le cracheur/ violeur s’en lave les mains. Dans nos rues, les injures humiliantes choisissent les objets et substances du corps sexué ou digestif : si le brave « merde » transgenre inonde de sa puanteur l’ennemi de tous âges et sexes, les familiers et délicats « pute ! », « enculé ! », et « j’vais t’baiser ! » impliquent une dissymétrie aux effets dramatiques : la performance culturellement positive impliquée dans ces injures est celle de la sexualité phallique. Le doigt, le bras « d’honneur » sont des gesticulations mimétiques qui posent l’érection comme menace physique et signe de puissance : comme si la pénétration sexuelle était la preuve symbolique d’une domination politique. Le fait que ces injures privilégient la sexualité de pénétration définit le cercle des « pénétrés » – femmes, homosexuels passifs – comme des inférieurs, d’emblée dévalorisés, « baisés ». Les femmes, ce « sexe imbécile », expression trouvée dans des dictionnaires depuis Furetière (1690), manquent de force et d’intelligence, elles sont imbecillitas sexus, le sexe « sans bâton » (becilus), il leur manque du vertical, du raide, comme une arme… elles sont privées de force physique, et donc de raison, d’intelligence, elles ont besoin d’une direction, d’un maître.

Même dans nos sociétés qui ont séparé en droit l’État de la religion et tenté de poser l’égalité (entre les hommes entre eux, les femmes entre elles et entre les femmes et les hommes, donc une égalité qui se doit d’être immédiatement sociale et sexuelle), règne une sous-culture de la virilité dans de nombreux groupes sociaux, qui fait par exemple de l’injure « pute » une invective proférée aussi par les jeunes filles, et qui place la sexualité passive de l’« enculé » au sommet du bas social, si on ose dire…

Signe de domination : usage politique d’un crime continu

Le viol en temps de paix ou de guerre est donc une forme de criminalité qui utilise la sexualité humaine sous quelque forme que ce soit comme moyen en vue d’une effraction physique spécifique dont le sens culturel touche et abîme l’intégrité morale et sociale de la victime quel que soit son sexe : dans les prisons, dans les groupes fondés sur un rapport de force violent, le but est l’humiliation par la profanation de l’intégrité corporelle. Le programme de destruction spécifique de cette torture, extrême pendant l’acte, n’inclut pas forcément le meurtre physique : la destructivité de l’acte criminel est continue, contrairement à l’assassinat, qui accomplit l’intention du geste meurtrier dans la mort immédiate et irrémédiable de la victime. La survie plausiblement dévastée (c’est le but du crime continu) des victimes des crimes de viol procure un levier spécifique d’action pour un pouvoir de domination qui préfère une armée d’automates encore vivants et consentants à un cimetière… Le viol permet de toucher autrui dans sa subjectivité apparemment la plus éloignée du politique, celle qui situe son champ d’exercice dans l’espace privé. C’est ici que la question du sexe de la victime prend tout son sens.

Toute torture est un viol et tout viol est une torture, mais les violences sexuelles introduisent une dissymétrie d’acteurs et situations en fonction du sexe de la victime : seules les femmes violées peuvent se retrouver enceintes, c’est un butoir de la pensée au sens de Françoise Héritier. Le viol est donc pour elles un crime doublement continu qui touche ce que la plupart des cultures connues posent comme séquence heureuse socialement, la maternité. Il constitue une intrusion violente dans l’imaginaire de la filiation de tout le groupe d’appartenance de la victime : quand la transmission collective est pensée comme s’articulant plus de père en fils (le père social) que de mère en fille, le viol des femmes touche alors non seulement le futur d’une naissance née de la haine et de la violence, mais aussi la mémoire des racines communes : le viol des femmes est en ce sens aussi une tentative de gynocide, au sens où sa cible de destruction se situe très exactement dans cet espace où la définition collective du groupe (nationale, ethnique, communautaire, etc.) est posée comme se transmettant : le ventre des femmes.

Dans de nombreuses cultures religieuses et traditionnelles où l’honneur de la famille se définit par la sexualité contrôlée des femmes, l’effet de souillure entraîne un rejet tragique de la victime survivante, jusqu’au meurtre, jugé moins mauvais que le déshonneur. Les hommes finissent en fait le travail de la haine (celle du violeur) dans l’assassinat de leurs filles ou épouses, croyant « laver l’honneur » familial. La destructivité haineuse du viol a alors réussi à retourner l’espace de protection et de lien affectif familial puissant en son contraire, quand père et mère sont d’accord pour tuer leur enfant « pour l’honneur ».

Cet extrême de l’injustice tragique, qui dans certains cas cumule à la fois un sommet d’innocence pensable du côté de la victime (par exemple une très jeune fille de treize ans), la plus grande dissymétrie en termes de rapports de force à l’avantage du violeur (miliciens en groupes, armés, adultes) et le confort culturel d’impunité maximale pour les auteurs des faits (la victime sera considérée comme coupable d’emblée, même aux yeux « des siens » censés la protéger), est aussi sans doute un des plus inscrits historiquement dans l’histoire politique et démographique du monde. Lié à toute situation de domination qui choisit la violence pour s’imposer, dans l’espace privé ou public, il est donc en toute logique un des pires crimes du point de vue de l’injustice commise, mais un des plus fréquents, banalisés, futilisés, frappés d’impunité de l’histoire humaine, en temps de paix et de guerre.

Ainsi, dans le système esclavagiste, comme pendant quelques siècles entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques, les violences sexuelles sont évidentes et légitimes, le corps de l’esclave appartenant au maître. L’impunité de ces crimes tient à leur statut dans la culture régnant au moment des faits. On doit faire l’hypothèse sociologique d’un vaste mécanisme de construction d’un déni collectif, assez efficace pour rendre secondaire, périphérique, oblitéré, ce qui est sous les yeux dans l’espace public, douleurs, tortures, injustices effroyables, comme condition de possibilité de l’institutionnalisation de grands crimes contre l’humanité. La mise en esclavage de populations entières fut institutionnalisée, banalisée pendant des siècles, bien que toujours dénoncée éthiquement et ponctuellement çà et là. Le commerce triangulaire intense qui a eu lieu entre Afrique, Amériques et Europe a changé la démographie de ces trois continents au moins autant par les déportations forcées que par la pratique des violences sexuelles contre les esclaves, sources d’un nombre immense de naissances de personnes métisses, au sang « mêlé ». La pratique massive et normalisée de ces crimes s’installe et devient invisible, faisant partie de l’immense évidence basique du monde présent… comme ce fut le cas pour la mise en esclavage, comme cela aurait pu être le cas avec une victoire militaire d’un Hitler qui prévoyait l’agrandissement de Birkenau. Le stigmate culturel s’accroît en négativité au fur et à mesure de l’institutionnalisation des crimes. La formation d’un contenu sémiologique efficace du stéréotype négatif, la sous-humanité des esclaves à cause de la couleur de leur peau, la non-humanité des juifs, l’imbécillité des femmes, est une des conditions de cette normalisation sociale. Le cercle de son évidence épaisse, inimaginable après coup lorsque tout a changé à la suite d’une défaite militaire (donc politique) majeure, semble envelopper l’horizon des possibles pendant qu’il dure. Une évolution historique de la pensée collective peut produire aussi un savoir qui délégitime in fine comme fausses et désuètes des croyances qui furent meurtrières, concernant la virginité des femmes par exemple, ou l’infériorité de certains groupes. La notion de shifting baselines (glissement de l’horizon de référence), venue de l’écologie maritime, est heuristique : il s’agit de ce mécanisme collectif culturel qui pose non seulement comme allant de soi mais aussi comme étant le seul réel, l’horizon de pratiques, normes, références en cours dans l’épaisseur du présent. Cette notion renforce en la dépsychologisant celle de déni collectif, cette condition nécessaire à la pratique des crimes contre l’humanité lorsqu’ils sont institués et accomplis dans la plus banale des quotidiennetés : « Everything was forever, until it was no more. »

La différence des sexes est un fait qui concerne toutes les couches sociales, tous les horizons historiques : si la mise en esclavage pendant des siècles un jour a perdu sa force politique en tant que pratique licite normale immense, et est devenue transgression majeure, crime contre l’humanité relevant du droit, il est encore difficile, même en ce xxie siècle, de poser comme illicites les crimes de viol dans une telle évidence collective qu’ils tombent en désuétude. Les récentes avancées internationales en termes de dénonciation des violences sexuelles en temps de guerre et de paix ne semblent pas contredire dans les faits ces pratiques de violences contre les femmes, qui demeurent en grande partie minorées dans tous les champs sociaux où la domination masculine l’emporte. Par exemple, la violence des jeunes dans des établissements scolaires provoque beaucoup plus de condamnations publiques que la violence contre les femmes qui sévit dans les immeubles entourant les mêmes collèges, tellement plus importante statistiquement et plus meurtrière.

Mais il faut aussi penser à l’autre pôle des situations de domination : les possibilités historiques d’échapper aux croyances qui lient sexualité et souillure pour de nombreuses femmes appartenant à une culture où le féminisme a conquis un espace de légitimité, comme dans de nombreuses classes moyennes occidentalisées depuis la seconde moitié du xxe siècle. Quand les femmes font des études, traversent librement l’espace public le jour, et tentent d’accéder à égalité à des champs professionnels les plus diversifiés, l’horreur du viol ne sera pas redoublée de l’assassinat moral et social qu’il produit ailleurs, dans ces groupes sociaux où règnent non seulement un système de croyances privilégiant une esthétique de la virilité agonistique, mais aussi la criminalisation idéologique de la sexualité féminine. L’entourage familial et social de l’étudiante ou de la femme active sera en outre à même de les protéger, de les aider, au lieu de les stigmatiser. La destructivité morale et sociale du viol en tant que crime continu est donc liée en partie au système de croyances en cours dans le groupe social auquel appartient la victime. En Occident, dans les styles de vie « moderne » laïcisées, la fin historique du tabou de la virginité ou la décriminalisation de l’avortement sont par exemple des données déterminantes pour les chances de survie des victimes. Mais globalement, et malgré ces avancées, les viols contre les femmes sont encore les crimes les plus fréquents, les plus tragiques, les plus universels socialement, et les moins dénoncés au cours de l’histoire. Le recours contemporain au viol comme arme de guerre en est un signe paradoxal, puisqu’ils sont depuis 1993 exceptionnellement judiciarisés, et exceptionnellement visibles dans un usage attendu et sans complexe par les forces militaires ou paramilitaires engagées sur le terrain d’un conflit.

Le viol comme arme de guerre […] »

– Nahoum-Grappe, V. (2019). La culture contemporaine du viol: Mise en scène, signe de domination, arme en temps de guerreCommunications, 104(1), 161-177.

« Les stéréotypes sexistes, la domination masculine et les idées fausses concernant la sexualité masculine permettent trop souvent d’établir une équivalence entre sexualité et conduite dissociante agressive « légale ». Ils amènent à tolérer la prostitution, la pornographie et les conduites sexuelles violentes entre adultes dits « consentants ».

I. – Banalisation des violences sexuelles et stéréotypes sexistes

La confusion entre sexualité et violence est entretenue par l’utilisation d’un vocabulaire et d’un discours dégradants se référant à la sexualité : la majorité des injures sont à connotation sexuelle, les blagues, les sous-entendus, les remarques « graveleuses » abondent, tandis que le champ lexical de la sexualité est souvent guerrier et criminel, ou bien fait référence à la chasse. Cette confusion entre sexualité et violence permet de véhiculer une image dégradée de la femme, réduite et morcelée en tant qu’objet sexuel, omniprésente dans les médias, la publicité, le cinéma et une bonne partie de la presse. Elle crée aussi une vision prédatrice et pulsionnelle de la sexualité masculine, avec des rôles caricaturaux distribués aux hommes et aux femmes.

Cette représentation de la sexualité, à laquelle presque tout le monde adhère par conformisme, infecte les relations entre homme et femme, dont les relations amoureuses. Elle dégrade les femmes et banalise de nombreuses violences sexuelles, qui deviennent pour certains hommes des conduites dissociantes efficaces pour traiter leur propre mémoire traumatique. Elle est à l’origine d’addictions lourdes à la prostitution et à la pornographie, une industrie du sexe florissante proposant des images et des pratiques de plus en plus violentes. Elle participe évidemment au maintien de l’inégalité entre les sexes, mais elle prive une majorité d’hommes et de femmes d’un accès à une véritable rencontre amoureuse et à une sexualité faite de respect, d’échanges et de découverte de l’autre (Salmona, 2012, 2015).

Les violences qui saturent la sexualité entretiennent une confusion entre désir véritable et addiction au stress, avec une excitation douloureuse liée à une mémoire traumatique sensorielle qu’il s’agit d’éteindre à tout prix. Quand les premières expériences sexuelles dans l’enfance sont des violences, la sexualité peut se retrouver entièrement colonisée par la mémoire traumatique des agressions subies, et chaque situation sexuelle charrie alors des images violentes ou des propos dégradants qui s’imposent et semblent indissociablement liés à la sexualité. Pire encore : la cruauté et la jouissance perverse de l’agresseur, extrêmement traumatisantes sur le moment, peuvent envahir toute expérience de jouissance ultérieure et la rendre intolérable, impossible à assumer, au point que la victime n’a parfois d’autre choix que d’y renoncer pour ne pas s’y perdre. Une jouissance infectée par les violences pourrait faire croire que l’on jouit de sa propre dégradation ou de sa propre douleur. Tout cela est faux, bien sûr, mais la mémoire traumatique est difficile à décoder et convainc facilement la victime qu’elle a raison de se sous-estimer. Elle n’en est que plus vulnérable et sensible aux pensées suicidaires, passant parfois à l’acte.

Nombreuses sont les femmes qui, ayant subi des violences sexuelles, devront composer avec une sexualité gravement traumatisée et infectée de symptômes psychotraumatiques non identifiés comme tels. Seules face à cette sexualité traumatisée et dépourvues d’outils pour la comprendre, pour la relier aux violences subies par le passé et pour séparer ce qui est sain de ce qui est « infecté » par les violences et leurs conséquences psychotraumatiques, elles n’auront d’autre possibilité que de l’intégrer à leur vie ou de la rejeter en bloc. Également seules face à une société baignant dans le déni, qui ne leur fournit aucun repère, elles s’enfoncent au contraire dans des représentations sexuelles aliénantes. De fait, la société relaie sans cesse des stéréotypes mystificateurs sur la prétendue sexualité féminine, stéréotypes construits à partir de symptômes psychotraumatiques : la vierge, la frigide, la femme passive, la nymphomane, la fille facile, la bombe sexuelle, la traînée, la salope, la prostituée… Et tous ceux qui ne veulent pas renoncer à une rencontre véritable – et heureusement, ils sont nombreux – doivent se battre pour sortir de ces schémas réducteurs et emprisonnants. Les femmes, et aussi les hommes, pourraient y gagner beaucoup, retrouvant une sexualité non traumatique, enfin libre (Salmona, 2012, 2015).

II. – Le maquillage presque parfait des harceleurs

Maquiller les violences sexuelles pour les transformer en désir, en pulsion, en séduction, en humour, en jeu rend cette forme de violence d’autant moins identifiable et protège les agresseurs, qui bénéficient de la méconnaissance générale de la définition du « harcèlement sexuel » (de nombreuses violences ne sont pas perçues comme telles).

Les agresseurs mettent en œuvre de nombreuses stratégies pour exercer leurs violences dans la durée sans être dénoncés. Cinq ont été bien étudiées par des féministes et diffusées par le Collectif féministes contre le viol. Elles consistent à isoler la victime, à la dévaloriser et à la traiter comme un objet, à inverser la culpabilité, à instaurer un climat de peur et d’insécurité tout en assurant son impunité. Les acteurs en seront des personnages doués pour tromper leur entourage et les victimes qu’ils prennent pour cible, dans un jeu subtil et convaincant ; ils se transforment au gré des nécessités en dictateur impitoyable, en personne aimable, en professionnel dévoué, en mentor idéal. Ces mises en scène servent à manipuler et à réduire au silence victimes et témoins ; elles sont interchangeables et adaptables selon les personnes ou les contextes. Autant de mensonges, d’impostures qui désorientent totalement l’entourage et les victimes. Tantôt le harceleur est la personne la plus gentille et la plus humaine qui soit ; tantôt elle est horrible et tyrannique. Que croire ? Comment s’y retrouver ? Que penser ? Comment ne pas douter, ou se sentir injuste quand on dénonce quelqu’un qui a été si attentif et si serviable, ou qu’il l’est avec d’autres ?

En général, on peut classer ces stratégies de l’agresseur en quatre grands types de mise en scène.

La première est fondée avant tout sur des privilèges de classe, de race et de genre, sur un rapport de force assumé, sur la puissance ou la célébrité (financière, intellectuelle, politique, ou liée à des activités prestigieuses, artistiques, sportives ou autres). Dans leur position, les agresseurs abusent de leur pouvoir, cherchent à être craints, font la pluie et le beau temps, distribuent les bons points, créent des situations de dettes et de dépendances, et, par là même, se rendent indispensables. Ils usent de l’intimidation, menacent, exercent des pressions et des chantages sur toutes celles et tous ceux qui auraient des velléités de dénoncer les violences sexuelles qu’ils font subir, imposant ainsi un silence de plomb. Harvey Weinstein n’a pas employé d’autre stratégie, avant d’être finalement mis à mal quand il a commencé à perdre de sa puissance. Avec cette stratégie, le harceleur peut compter recruter de nombreux complices fascinés par cette puissance, et qui dépendent de lui ou ont tout intérêt à ce que son règne se perpétue. Ces nombreuses personnes dépendantes ou dont la situation est précaire ne prendraient jamais le risque de tout perdre en soutenant des victimes ou en dénonçant les violences dont le harceleur se rend coupable, à moins d’un courage immense et d’une abnégation à toute épreuve. Et une fois le scandale révélé, on apprend que tout le monde savait, mais que personne, pendant de longues années, n’a osé parler ni soutenir les rares victimes qui essayaient de parler.

Une deuxième stratégie repose sur l’aura, l’autorité morale ou intellectuelle que le harceleur exerce en se mettant en scène comme un être parfait, insoupçonnable, un parangon de vertu, un humaniste, voire un militant de la cause des femmes et des minorités, pourfendeur des inégalités, des injustices, de toutes les discriminations et de toutes les violences, quelqu’un d’honoré et de respecté pour ses qualités humaines, ses valeurs, ses actions en faveur des plus démunis et des opprimés. Il pourra à l’occasion faire la morale, s’indigner et dénoncer avec une grande force de conviction les violences qu’il sait commettre ou avoir commis. Tel Tartuffe, il est insoupçonnable : on ne peut imaginer un seul instant qu’il se rende coupable de violences qu’il dénonce à longueur de journée. Perçu comme un individu de haute valeur, un exemple pour tous, une référence, il trouvera toujours, si par hasard des victimes venaient à le dénoncer et sauf preuves accablantes, beaucoup de défenseurs. Mais l’incrédulité et la loyauté à toute épreuve de ses admirateurs sont souvent telles que, même s’ils acceptent la réalité dérangeante et reconnaissent la culpabilité de leurs héros, il leur faudra souvent de nombreuses années et un nombre important de nouvelles victimes – et encore… – pour voir la réalité en face. Il faudra parfois attendre sa mort pour que les scandales éclatent, ainsi de l’animateur britannique Jimmy Savile, pourtant deux fois décoré de son vivant par la reine Elizabeth pour ses actions philanthropiques, et longtemps plébiscité comme l’une des personnalités préférées des Anglais. On estime à plus de 500 le nombre de ses victimes, dont de nombreuses mineures et handicapées.

Parfois, l’agresseur utilise la deuxième stratégie après la première, afin de redorer son blason par opportunisme, parce qu’il a perdu de la puissance ou bien parce qu’il évolue désormais dans un univers qui tolère moins les rapports de domination. L’imposture est parfois trop énorme pour les victimes, et voir leur harceleur se présenter comme une figure de la lutte contre les violences sexuelles et participer à des actions ou à des campagnes contre les violences faites aux femmes, ou changer radicalement de discours parce que le vent tourne, leur donne la force et le courage de parler et de le dénoncer ; et c’est souvent à cette occasion que d’autres victimes sortent de l’ombre et viennent témoigner à leur tour.

Une troisième mise en scène consiste à planter un personnage gentil, bienveillant et serviable, qui ne fait pas de vagues, parfois en retrait ou au contraire amusant et très sympathique, apparemment inoffensif. Là aussi, l’incrédulité sera totale et sa culpabilité paraîtra impensable.

Une quatrième mise en scène consiste à jouer la carte de la truculence et la bouffonnerie. Le prédateur sexuel utilise le sarcasme sous couvert d’humour, de jovialité. Ce caractère expansif et extraverti lui permet de s’affranchir de nombreuses règles de savoir-vivre, de faire fi de l’intimité et de l’intégrité des personnes. Dans des émissions grand public, il n’est pas rare de voir certains animateurs ou humoristes recourir à cette stratégie.

Dès lors, face à toutes ces mises en scène, les victimes qui, par extraordinaire, réussissant à se convaincre qu’elles ont affaire à quelqu’un de profondément pervers, dénoncent les violences qu’elles ont subies, courent le risque de n’être jamais crues. De plus, les agresseurs utilisent la violence comme un outil non seulement de soumission et de destruction, mais également de dissociation. Victimes et témoins dissociés se retrouvent dans l’incapacité d’agir. Les agresseurs s’anesthésient grâce au pouvoir dissociant de la violence qu’ils exercent sur les victimes, ils se soulagent ainsi de tensions internes qu’ils ne veulent pas gérer autrement.

Rappelons que le fait de commettre des violences est une stratégie dissociante qui permet aux agresseurs d’échapper à leur mémoire traumatique, celle de violences subies dans leur passé, et celle d’autres violences déjà commises. Chaque nouvelle violence commise crée à son tour chez les agresseurs une nouvelle mémoire traumatique, contenant à la fois leur haine, ainsi que la peur et la souffrance de leur victime. Cette nouvelle mémoire traumatique s’allume face à des situations qui rappellent les premières violences subies et toutes les violences commises ensuite dans le cadre de stratégies dissociantes, et elle envahit les agresseurs, entraînant des tensions encore plus fortes qu’ils calmeront en les anesthésiant de nouveau par des passages à l’acte violents. D’où un cycle sans fin de violences qui ne font que s’alimenter et s’aggraver. Enfin, l’anesthésie émotionnelle des agresseurs leur rend l’instrumentalisation d’autrui et les agressions beaucoup plus faciles : ils utilisent leur absence d’émotion pour ne pas avoir d’entrave émotionnelle dans leurs transgressions et leur toute-puissance. Face aux victimes, ils n’ont pas de compassion ni d’empathie susceptibles de limiter leur cruauté. Ils sont insensibilisés (Salmona, 2018).

III. – La stigmatisation des victimes

Par un renversement complet des valeurs, se présenter comme victime est perçu négativement, comme s’il s’agissait d’un statut honteux, stigmatisant, révélant une faiblesse de caractère. Mais on ne naît pas victime ; on le devient à des moments précis de son histoire, après qu’on a subi des actes répréhensibles, uniques ou répétés. On ne se « victimise » pas, on ne se fait pas harceler ou agresser sexuellement, on est harcelé, agressé ou violé par un ou des auteurs qui commettent ces actes réprimés par la loi. C’est l’auteur qui transforme ainsi une personne en victime. La notion d’actes répréhensibles est essentielle, elle permet d’éviter des amalgames et des manipulations inversant la culpabilité : l’auteur ne peut en aucune façon se dire victime de situations ou d’actes qui ne sont pas répréhensibles et ne comportent pas d’intentionnalité de nuire, même s’il les a considérés comme excitants, frustrants, contrariants, stressants, agaçants…

La résolution no 40-34 de l’Assemblée générale de l’ONU du 29 novembre 1985 définit les victimes comme « des personnes qui, individuellement ou collectivement, ont subi un préjudice, notamment une atteinte à leur intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle, ou une atteinte grave à leurs droits fondamentaux, en raison d’actes ou d’omissions qui enfreignent les lois pénales dans un État membre, y compris celles qui proscrivent les abus criminels de pouvoir, c’est-à-dire qui ne constituent pas encore une violation de la législation pénale nationale, mais qui représentent des violations des normes internationales reconnues en matière de droits de l’homme ». La même résolution précise qu’une personne peut être considérée comme victime, « que l’auteur soit ou non identifié, arrêté, poursuivi ou déclaré coupable, et quels que soient ses liens de parenté avec la victime ».

Être victime ouvre des droits. L’ONU précise que les victimes doivent avoir accès à la justice et à un traitement équitable. Elles doivent être traitées avec compassion et dans le respect de leur dignité. Elles doivent être informées de leurs droits, leur vie privée doit être protégée, leur sécurité, assurée, ainsi que celle de leur famille, tandis qu’une assistance doit leur être fournie tout au long des procédures. La résolution précise que les auteurs sont dans l’obligation de restitution et de réparation, et que les victimes doivent être indemnisées et recevoir l’assistance matérielle, médicale, psychologique et sociale dont elles ont besoin. Elles doivent être informées de l’existence de services de santé, de services sociaux et d’autres formes d’assistance qui peuvent leur être utiles, et y avoir facilement accès. Enfin, le personnel des services de police et de santé, ainsi que celui des services sociaux et des autres services intéressés doit recevoir une formation adéquate pour les prendre en charge.

La victime est donc la personne qui subit personnellement et directement un préjudice (dommage subi) physique, moral ou matériel, à la suite d’une infraction pénale, par opposition à celui qui le cause : l’auteur. Être victime est un état, qui dépend d’une situation définie par rapport à un fait précis, commis par un ou des auteurs et reliée à un contexte précis. Même si les faits de violences s’arrêtent, même s’ils se sont produits par le passé, on reste victime de ces faits, lesquels appartiennent à son histoire, et ne peuvent être effacés, que l’on soit reconnu en tant que victime, réparé, soigné ou non, que l’auteur soit identifié, jugé ou non. Mais si l’on a été reconnu, protégé, accompagné, soigné, on peut se libérer d’un sentiment de peur, d’injustice, d’abandon, de solitude ; on peut ne plus en souffrir autant, ne plus souffrir de troubles psychotraumatiques. Il devient possible de ne plus revivre sans fin les violences à l’identique, la mémoire traumatique ayant été traitée et intégrée à la mémoire autobiographique.

Pourtant, les victimes se heurtent encore trop souvent à un déni massif de la part de leurs proches, mais aussi de tous ceux qui sont censés les protéger et les accompagner : travailleurs sociaux, policiers, juges, médecins…

En cause, plusieurs raisons : la méconnaissance des mécanismes du trauma, l’habitude de considérer la violence comme une fatalité, ou encore la non-dénonciation (rendue possible par une certaine habitude de tolérer les rapports de force, de protéger les dominants et la structure hiérarchique de la société, au mépris des victimes, dont la parole est systématiquement remise en cause), mais aussi l’absence de reconnaissance et de prise en charge appropriée par les acteurs de santé publique (corps médical et professions paramédicales, secteurs de l’aide sociale). Le monde de la justice attend malheureusement de la victime qu’elle apporte toutes les preuves de ce qui lui est arrivé.

Il y a, encore trop répandue, une véritable incapacité à penser les violences et donc à les reconnaître, mais aussi à les entendre lorsqu’elles sont révélées, car la révélation entraîne un stress émotionnel chez les personnes qui reçoivent la parole des victimes. La remise en cause de l’opinion souvent favorable qu’elles avaient des agresseurs, l’incrédulité face aux délits commis, la peur des conséquences d’une dénonciation font que, par angoisse, lâcheté ou complicité, la violence est niée et le silence, imposé aux victimes. S’ensuivent des injustices en cascade : injustice d’être des victimes innocentes d’une violence incompréhensible ; injustice d’être victimes d’une société qui les expose en créant un contexte inégalitaire et en ne mettant pas tous les moyens politiques en œuvre pour lutter contre les violences ; injustice de leur entourage qui ne veut ni voir, ni savoir, ni entendre, ni dénoncer ce qu’elles subissent dans l’intimité ou dans l’espace clos du monde professionnel ou institutionnel ; injustice d’être maltraitées par des professionnels censés les protéger, leur venir en aide, leur rendre justice et les soigner ; injustice de voir des agresseurs bénéficier le plus souvent d’une impunité totale ; injustice enfin d’être celles qui se retrouvent condamnées à souffrir, à se battre, à être exclues, abandonnées, et à devoir se justifier sans cesse, à supporter le mépris, les critiques et les jugements, à entendre des discours moralisateurs et culpabilisants pour des symptômes que personne ne pense à relier aux violences.

Il arrive même que la police ou la justice considèrent des symptômes psychotraumatiques normaux et universels – la sidération, l’anesthésie émotionnelle, la dissociation, les troubles de la mémoire et les distorsions temporo-spatiales, qui sont autant de preuves médicales d’un traumatisme – comme des éléments à décharge pour les agresseurs suspectés. Les victimes sont dès lors sommées de se justifier de symptômes ou de conduites qui sont pourtant des conséquences habituelles des violences qu’elles ont subies. Et si, grâce à des stratégies de contrôle très élaborées, la victime parvient à apparaître comme « parfaitement normale et bien intégrée », son parcours témoignant, comme cela arrive parfois, d’une bonne réussite scolaire ou professionnelle, elle ne sera pas plus crédible : si elle avait subi les violences dont elle se plaint, pense-t-on à tort, elle n’irait pas si bien ! La victime ne s’est pas défendue ? Elle n’a pas crié, elle n’est pas partie ? Alors, c’est qu’elle le voulait bien ou qu’elle était consentante ! N’est-elle pas capable de se rappeler précisément la date, l’heure, la configuration des lieux ? C’est qu’elle doit mentir. Si la victime n’a pas parlé aussitôt, c’est qu’elle invente. On ne pense pas un instant qu’elle ait pu se sentir menacée, qu’elle ait pu craindre, par honte, de ne pas être crue ou d’être rejetée, ou vouloir protéger des proches. Elle était peut-être en état de choc post-traumatique, trop dissociée, incapable de réaliser ce qui lui est arrivé, parce qu’une amnésie psychologique de survie s’est mise en place et qu’elle a oublié pendant des mois, voire des années, des faits qui lui reviennent en mémoire bien plus tard. Qu’elle ait continué à voir ou à vivre avec l’agresseur, et on en conclut que, par masochisme, elle recherchait ces violences. On ne se préoccupe pas assez de la stratégie de l’agresseur, de sa préméditation et de l’existence d’autres victimes.

Le droit n’est pas pris en compte : la victime avait le droit de vouloir sortir, d’avoir des amis, de ne pas être d’accord, de refuser un acte sexuel, etc. En revanche, l’agresseur n’avait absolument pas le droit – et il le savait – de la harceler, de proférer des menaces, de l’agresser, de lui imposer des actes sexuels…

IV. – Des victimes qui doivent survivre seules

Les victimes subissent une très forte pression pour se taire, elles doivent être loyales, et ne pas faire de vagues qui pourraient nuire à la réputation d’un homme, d’une famille, d’un service, d’une institution, d’une entreprise, ou qui pourraient entraver une belle carrière, de puissants intérêts, des enjeux de taille.

Cette absence d’empathie et de solidarité, cette indifférence à l’égard des victimes de harcèlement et des autres formes de violences sexuelles sont si réelles que, lors d’une étude Reuters parue en novembre 2014, 8 Parisiennes sur 10 pensaient que personne ne les aiderait si elles étaient victimes de violences sexuelles dans le métro. Notre enquête sur les victimes de violences sexuelles a montré que 83 % des victimes rapportaient n’avoir jamais été reconnues comme telles ni protégées (IVSEA, 2015). Et dans le cadre du travail, l’enquête du Défenseur des droits montrait que, pour faire face aux situations de harcèlement sexuel, 65 % des victimes déclarées estiment qu’elles n’ont pu compter que sur elles-mêmes (DDD-Ifop, 2015).

Dans ce contexte, les victimes peinent à identifier ce qu’elles subissent, et elles sont nombreuses à minimiser ou à banaliser le harcèlement sexuel qu’elles ont dû affronter, sans faire forcément le lien entre leur mal-être et les violences subies. Dans beaucoup d’enquêtes, le nombre de femmes qui signalent avoir été harcelées sexuellement est inférieur au nombre de celles qui l’ont effectivement été (en fonction de réponses à des questions correspondant aux critères juridiques du harcèlement sexuel). De plus, les répercussions traumatiques de ces violences enclenchent des mécanismes neurologiques de survie que nous avons déjà décrits, qui déconnectent la victime de ses émotions et l’empêchent de prendre la mesure de la gravité de ce qu’elle a subi et des conséquences qui pèseront sur sa santé et sa vie.

Pour autant, malgré ce déni, ces pressions et ces conséquences traumatiques, les femmes sont depuis plusieurs années de plus en plus nombreuses à parler et à dénoncer avec courage le harcèlement sexuel qu’elles subissent. De plus en plus de journalistes enquêtent dans tous les milieux, publient des témoignages de victimes, et révèlent à quel point cette violence sexiste et sexuelle gangrène la vie quotidienne de la majorité des femmes et des filles, et celle de nombreux hommes.

V. – Le vent tourne

Depuis les années 2010, et encore bien plus depuis 2017, de multiples scandales, des affaires politiques et judiciaires, des enquêtes et des sondages, des campagnes accompagnées de témoignages ont permis au grand public de mieux réaliser l’ampleur et la gravité du harcèlement sexuel, et de prendre conscience du déni qui pèse sur ces questions, la loi du silence et l’impunité ayant pu régner jusque-là. À chaque scandale, il fallait malgré tout attendre une accumulation incroyable de victimes pour qu’elles soient entendues, pour que ce qu’elles avaient subi soit reconnu et pour que leurs agresseurs soient enfin dénoncés. Les témoignages relatifs à la loi du silence sont édifiants : de nombreuses victimes ont eu le courage de parler, d’alerter, de porter plainte, se sont battues pour que d’autres ne subissent pas le même sort, mais elles, et quiconque essayait de les aider, se sont toutes heurtées à un mur de déni, à des intimidations et des pressions voire à des accusations et à des mesures de rétorsion. Elles n’avaient pas été protégées, s’étaient retrouvées punies, exclues, avaient dû partir, perdre leur travail, leur réputation, avaient vu leur santé décliner, tandis que leurs harceleurs n’étaient pas inquiétés et continuaient à infliger des violences à d’autres victimes. Et quand le scandale éclate enfin, cette absence de protection, ce déni, cette omerta, choque. Elle produit une onde d’indignation et de réactions des pouvoirs publics, qui proposent alors d’organiser des campagnes de sensibilisation, de mettre sur pied des cellules d’écoute, de mener des enquêtes ou encore de financer des documentaires.

VI. – Des scandales et des vagues de dénonciations

Les actions d’un collectif militant (Stop au harcèlement de rue), le projet féministe Paye ta shneck, ainsi que la diffusion de vidéos montrant des femmes harcelées en pleine rue, ont suscité, malgré des réactions violentes contre ces féministes engagées, une prise de conscience générale, et ont abouti, en 2018, à la création d’un délit d’outrage sexiste. La notion d’« attaques en meute » était enfin prise en compte.

D’autres scandales ont éclaté dans différents secteurs a priori au-dessus de tout soupçon, organisations à esprit de corps important, effectuant des missions prestigieuses à haute valeur sociale, représentant des enjeux puissants, ayant une image à préserver, comme l’Église, l’enseignement supérieur et la recherche, l’armée, le monde médical, politique, sportif de haut niveau, les conservatoires, les syndicats et associations humanitaires, les pompiers, le journalisme…

Pour y faire face, des associations, des collectifs et des cellules d’écoute ont été créés, à l’université, dans les écoles, ainsi qu’à l’armée, où a été ouverte en 2014 la cellule Thémis, chargée de recueillir des signalements et d’accompagner les victimes de violences sexuelles au sein de l’armée française, après la publication de l’enquête de deux journalistes, Julia Pascual et Leila Milano.

Depuis 2017 et #MeToo, le phénomène s’est amplifié et accéléré. Des victimes de harcèlement sexuel ou d’autres violences sexuelles ont témoigné dans presque dans tous les secteurs. Étonnamment, alors que le mouvement #MeToo est parti du monde du cinéma, très peu d’actrices et d’acteurs français ont pris la parole pour dénoncer les violences sexuelles, et les réalisateurs célèbres pourtant mis en cause par plusieurs témoignages ne sont que très peu inquiétés.

VII. – Le cyberharcèlement sexuel en ligne, une nouvelle forme de violence sexuelle

Avec la montée en puissance des moyens de communication, Internet, les forums et les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Snapchat, Instagram, YouTube) s’est développé un harcèlement sexuel et moral en ligne, appelé « cyberharcèlement ». Le « cybercontrôle » a pris des proportions inquiétantes, transformant en zones de non-droit ces espaces devenus de plus en plus insécurisants et hostiles pour beaucoup d’internautes, essentiellement des jeunes femmes et des adolescentes. Selon une étude de l’ONU-Femmes en 2015, les femmes sont 27 fois plus harcelées sur Internet que les hommes, et 73 % des femmes ont subi des violences sexuelles en ligne dans leur vie. Les adolescentes sont les plus exposées : suivant les études, 20 à 24 % d’entre elles déclarent avoir été confrontées à du cyberharcèlement sexuel (ONU, 2015 ; UNICEF, 2018).

Le cyberharcèlement sexuel a la particularité de se propager rapidement et de ne pas se limiter dans le temps. Son caractère viral est indéniable : un clic, un partage suffisent pour relayer à de nombreux internautes, et à n’importe quel moment, des propos ou des images sexuelles ou sexistes offensantes ou dégradantes. L’anonymat de beaucoup de comptes, le nombre souvent important d’internautes qui participent au harcèlement et l’aspect dématérialisé des contacts augmentent le sentiment d’impunité, favorisent une désinhibition et une absence d’empathie, les responsabilités étant en quelque sorte diluées. Dans la mesure où il est difficile, voire impossible de contrôler ou de faire disparaître tous les contenus violents, certains peuvent rester très longtemps visibles, avoir donc des répercussions très traumatisantes sur la victime et l’inciter à fermer ses comptes pour se protéger, ce qui est rapporté par 1 femme victime de harcèlement en ligne sur 5.

Certaines formes de cyberharcèlement sexuel sont particulièrement cruelles et traumatisantes. Elles portent gravement atteinte à la dignité des personnes, telle la diffusion sans consentement sur les réseaux sociaux de photos plus ou moins intimes accompagnées de commentaires à caractère sexuel ou sexiste dégradants et humiliants (on parle de « sexting non consenti ») pour nuire à la réputation de la victime, ou telle la diffusion par un ex-partenaire de photos ou de vidéos prises dans le cadre d’une intimité sexuelle (revenge porn), ou telle encore la diffusion de photomontages dégradants souvent partagés en meute de façon virale. Ce cyberharcèlement a été révélé par plusieurs affaires médiatisées (suicides consécutifs à un revenge porn, photos intimes détournées d’actrices et de mannequins et attaques en raid de harceleurs organisés et concentrés sur une cible, le plus souvent des personnalités publiques, des jeunes femmes militantes ou journalistes féministes, parfois des hommes en raison d’une homosexualité réelle ou supposée). Ces affaires ont choqué et suscité l’indignation. Ce cyberharcèlement sexuel et moral est souvent accompagné de menaces de mort ou de viol, d’incitation à la haine, de propos ou d’images à connotation raciste, antisémite ou LGBT-phobe. Les attaques sont lancées pour punir, se venger ou s’amuser en se moquant, en humiliant. L’impunité des harceleurs, l’inertie et l’indifférence des administrateurs des opérateurs, des forums et des réseaux sociaux ont été dénoncées, des pétitions ont circulé. En 2017, le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes a fait un testing sur le sexisme des réseaux sociaux, qui a révélé une grande impunité à l’égard de ces discours de haine sexiste, une modération insuffisante, aléatoire et non graduée, parfois trop lente : seuls 8 % des contenus sexistes signalés ont été supprimés (rapport du HCEFH, 2017).

Face à ce cyberharcèlement, la résistance et la solidarité se sont organisées. De nombreux comptes et des hashtags ont permis de témoigner de faits répréhensibles pour les dénoncer, comme #TwitterAgainstWomen de l’association féministe intersectionnelle Féministes contre le cyberharcèlement, qui s’est donné pour mission de signaler les comptes harceleurs, sensibiliser l’opinion et les réseaux sociaux, soutenir et orienter les victimes et les informer sur les recours possibles. Cela a permis à la loi d’évoluer, et de définir plus précisément quels comportements et quels propos à connotation sexuelle et sexiste sont interdits et répréhensibles. Et, sous la pression, les hébergeurs et les administrateurs des réseaux sociaux et des forums ont dû mettre en place des systèmes plus performants de signalements, de surveillance, d’identification et de censure des comptes harceleurs.

En 2018 et début 2019, deux nouveaux scandales marquants ont éclaté et se sont soldés l’un par la condamnation de deux meneurs d’une campagne de cyberharcèlement particulièrement virulente accompagnée de menaces de mort et de viol envers une journaliste, et l’autre par la mise à pied de plusieurs journalistes de la Ligue du LOL qui avaient, pendant plusieurs années, cyberharcelé moralement et sexuellement des jeunes femmes féministes, journalistes ou blogueuses. Ces condamnations et ces mises à pied semblent confirmer que la honte commence à changer de camp et que les cyberharceleurs ne bénéficient plus de la même tolérance. Les victimes ont bénéficié de nombreux soutiens et leurs préjudices ont été reconnus.« 

– Salmona, M. (2019). Chapitre IV. Combattre les stéréotypes, le déni, la culture du viol. Dans : Muriel Salmona éd., Le harcèlement sexuel (pp. 61-79). Presses Universitaires de France.

« I. – Un instrument de contrôle

Le caractère systémique et sexiste du harcèlement sexuel en fait un problème sociétal, économique et politique. C’est un moyen de dissuasion, d’intimidation et de délégitimation pour limiter l’émancipation des femmes, contrôler leur place et leur contribution à l’activité économique et politique, leur liberté d’expression et leur présence dans les espaces domestiques, publics, participatifs et politiques, et pour limiter leur liberté de se déplacer. Plus les femmes obtiennent de droits, plus elles participent activement à la vie sociale, économique, culturelle et politique, plus il y a d’hommes pour leur signifier qu’elles n’y ont pas leur place, et qu’elles ne sont pas légitimes (Delphy, 2008).

Le harcèlement sexuel, par son omniprésence, opère un puissant contrôle social sur les filles et les femmes, ainsi que sur les hommes qui n’adhèrent pas à une certaine forme de virilité. Il permet de les maintenir à une place et à un rôle qui leur sont assignés d’avance, de les exclure de certains espaces, d’attaquer leur estime de soi, de réduire leur capacité d’autonomie et d’action, de limiter leurs prérogatives en leur donnant un sentiment d’illégitimité, et de porter atteinte à leur liberté de se déplacer, de se comporter, de s’exprimer.

Le harcèlement sexuel, s’il est subi plus fréquemment par les personnes les plus vulnérables et en butte à des discriminations, est susceptible de toucher toutes les filles et toutes les femmes, dès leur plus jeune âge, quels que soient leur milieu social et culturel, leurs fonctions, leurs responsabilités, leurs ambitions, fussent-elles de grandes intellectuelles, des artistes reconnues, de brillantes scientifiques, des militantes, des femmes politiques de haut niveau. Aucune n’est jamais à l’abri de comportements sexistes et dégradants.

Or, le harcèlement sexuel, nous l’avons vu, n’a rien à voir avec le désir sexuel ou des pulsions sexuelles liés à une quelconque « misère sexuelle ». Il n’est pas l’autre nom de la séduction ou de la drague lourde. Il ne saurait se justifier sous couvert d’une culture « tactile méditerranéenne » ou d’une galanterie « à la française ». Ce n’est pas un jeu ni un hommage que les hommes rendent à la beauté des femmes, lesquelles devraient s’en montrer reconnaissantes. C’est une volonté de dominer, de soumettre ou de se venger (d’un refus ou d’une séparation, comme dans le cas du revenge porn), c’est une incitation à la prédation et une érotisation de la haine et de la violence, le harcèlement sexuel procurant à celui qui s’y livre une jouissance résultant de son pouvoir de provoquer de la peur et de la souffrance, de porter atteinte à la dignité d’une personne jugée, jaugée, intimidée, convoitée, chassée, dégradée, humiliée, offensée, terrorisée, en raison de son sexe.

Des hommes qui se considèrent comme supérieurs s’octroient le privilège d’exercer une domination sexuelle sur toutes les femmes et toutes les filles, et de leur infliger des violences, en toutes circonstances et en tout lieu. Et les femmes seraient obligées de subir ce climat hostile, offensant et dégradant, avec souvent en toile de fond la menace d’être agressées sexuellement ou d’être violées ? Pour se protéger, elles sont obligées de rester hypervigilantes, en permanence, exerçant un contrôle incessant, donc épuisant, de leur environnement, de leur comportement et de leur apparence.

II. – Une arme politique

En utilisant cette arme de domination, de contrôle et d’exclusion qu’est le harcèlement sexuel, les hommes ont le pouvoir de rendre de nombreux espaces tellement hostiles, contraignants et invivables pour les femmes que celles-ci n’ont d’autres solutions que d’y être le plus possible invisibles et soumises, ou de les déserter. Lieux de vie comme la famille ou le couple, lieux institutionnels, espaces d’études ou d’échanges, de partage comme Internet et les réseaux sociaux, lieux de formation, de travail, de loisir, espaces publics, sportifs, culturels, politiques, de culte, de bénévolat, de soin… Les filles et les femmes sont potentiellement en danger dans tous ces espaces, où elles ne peuvent exercer librement leur choix, leur volonté et leurs pleines capacités.

La violence sexuelle, comme toute forme de violence, est un privilège. Elle est l’apanage d’une société inégalitaire qui attribue à chacun une valeur en fonction de sa place. La violence est inhérente à tout système de domination et nécessaire à sa pérennité. Les auteurs de ces violences s’autorisent à transgresser une loi universelle pour imposer une loi patriarcale à laquelle leurs victimes doivent se soumettre. Ils adhèrent à une vision du monde profondément inégalitaire où, par la loi du plus fort, ils règnent à leur avantage. Pour revendiquer leurs droits de commettre de telles violences, ils en appellent à la liberté, valeur supérieure de faire, même sexuellement, ce que bon leur semble, au besoin en supposant comme acquis préalablement le consentement de leurs victimes. Ils arguent que limiter cette liberté serait une oppression ou un retour à des valeurs réactionnaires et se permettent de décrire comme moralisatrices, rétrogrades, voire fascisantes, toutes les personnes qui s’élèvent pour dénoncer ces violences.

III. – La loi de la domination masculine

Dans notre société fondée sur la domination masculine, les femmes, malgré une émancipation gagnée de haute lutte, continuent de subir une discrimination sexiste qui met en scène leur infériorité, construite de toutes pièces au fil des siècles par un fonctionnement de ségrégation et d’exclusion. Cantonnant les femmes à des fonctions d’épouses, de mères et d’objets sexuels, les condamnant à des tâches domestiques, exerçant contre elles des violences surtout sexuelles, les hommes ont modelé une image mystificatrice des femmes, que ces dernières ont souvent parfaitement intériorisée. Se voyant au travers du filtre déformant de la domination masculine, elles mésestiment totalement leurs réelles capacités et se perçoivent comme ayant moins de valeur et de droits qu’un homme. La féminité ne se définissant que par le négatif du masculin, par le manque, la faiblesse, la vulnérabilité.

Après des décennies de progrès sociaux, politiques et scientifiques, les femmes ont démontré qu’elles peuvent égaler les hommes si elles ont accès aux mêmes études, aux mêmes postes, aux mêmes responsabilités. Malgré ces avancées, pourquoi la discrimination sexiste persiste-t-elle, entraînant des inégalités flagrantes ?

L’économiste Esther Duflo, lors de ses cours au Collège de France en 2009, appelle « discrimination pure » cette discrimination invariante, imperméable aux preuves, aux évolutions sociales, « arrachée à l’histoire ». Elle oppose cette discrimination pure à la « discrimination statistique » qui, quant à elle, consiste à s’en tenir à un état de fait, pourtant artificiel et construit, afin d’en tirer des conclusions sur l’infériorité naturelle et biologique des femmes.

La discrimination statistique est susceptible d’évoluer historiquement, voire de disparaître, les femmes ayant aujourd’hui accès à tous les métiers, prouvant par là qu’elles sont parfaitement capables de faire tout ce que les hommes font et qu’il suffisait de leur ouvrir les portes du savoir, des grandes écoles, des postes à responsabilité, de s’habituer à les voir dans ces fonctions, pour que leurs capacités soient reconnues. La discrimination pure, quant à elle, est un pur mensonge reposant sur la volonté de créer coûte que coûte un ordre social hiérarchisé, profondément inégalitaire. Elle résiste donc aux faits. Son but est de permettre aux hommes de continuer à bénéficier du privilège exorbitant de se positionner comme supérieurs, avec des droits différents.

Cette discrimination pure est une violence symbolique, bien décrite par Pierre Bourdieu, qui permet aux autres violences de s’exercer dans la plus grande impunité (Bourdieu, 1998). Elle fonctionne comme un permis d’instrumentaliser des femmes formatées depuis leur naissance pour remplir des fonctions d’esclaves et de « médicaments », les violences qui leur sont faites étant à l’origine d’une telle emprise qu’elles permettent d’exercer en toute tranquillité d’autres violences.

IV. – Une culture du viol garante de l’impunité

Le harcèlement n’est possible à cette échelle qu’avec la tolérance ou la complicité d’une société qui véhicule de nombreux stéréotypes sexistes et alibis culturels. Ce qu’on appelle une « culture du viol » fait porter sur les femmes toute la responsabilité des violences sexuelles qu’elles subissent (Renard, 2018). Dans cette culture, la victime ment. Elle est blâmable pour une attitude, un comportement, un habillement, un aspect physique qui provoqueraient un désir ou un besoin irrépressible chez l’homme de la harceler ou de l’agresser. Elle est condamnée pour avoir été incapable de se protéger des hommes ou de se défendre.

Tout se passe donc comme si on considérait que la victime, par son comportement, attitude ou son aspect physique, fabriquait elle-même son harceleur sexuel. On lui demande des comptes. C’est pourtant bien le harceleur sexuel qui prend des femmes pour cibles, leur imposant des rationalisations mystificatrices destinées à les rendre responsables de leurs agissements. Parfois, il n’a même pas à faire cet effort pour assurer son impunité, l’entourage le fait pour lui à grand renfort de stéréotypes, quand ce n’est pas la victime, colonisée qu’elle est par les représentations sexistes.« 

– Salmona, M. (2019). Chapitre III. Un instrument de domination. Dans : Muriel Salmona éd., Le harcèlement sexuel (pp. 53-60). Presses Universitaires de France.

Lectures supplémentaires / complémentaires :

  • Andreetta, S. (2019). Le « Code des femmes » ? Conflits d’héritage, dynamiques de genre et usages du droit à Cotonou. Cahiers du Genre, 66(1), 201-222.
  • Ceballos Cuadrado, A. (2019). « Nous n’avons plus peur ». Chronique des mobilisations contre les violences sexuelles en Espagne (2017-2019). Mouvements, 99(3), 11-21.
  • « « Regarde dans quel état nous nous mettons ! » Luttes contre les violences sexuelles et renouveau du féminisme en Argentine », Mouvements, vol. 99, no. 3, 2019, pp. 22-30.
  • Jérome, V. (2019). Violences sexuelles & ripostes partisanes. Mouvements, 99(3), 38-47.
  • Amsellem-Mainguy, Y. & Vuattoux, A. (2019). Sexualité juvénile et rapports de pouvoir : réflexions sur les conditions d’une éducation à la sexualité. Mouvements, 99(3), 85-95.
  • Kpote, . (2019). Naissance du clito, apparition du consentement – itinéraire d’un éducateur à la sexualité. Mouvements, 99(3), 96-103. 
  • Delorme, W. (2019). Insurrections sexuelles… dix ans après. Mouvements, 99(3), 121-130.
  • « Entre science, culture et politique, chroniquer la sexualité », Mouvements, vol. 99, no. 3, 2019, pp. 145-156.
  • de Ory, Z. (2019). Revendiquer l’asexualité : une résistance aux injonctions sexuelles ?. Mouvements, 99(3), 136-144.
  • Véran, J. (2020). L’extension du domaine du don à l’anthropologie des violences sexuelles en situation humanitaire. Revue du MAUSS, 55(1), 93-114.
  • Noûs, C. (2019). Les revers de l’excellence (académique). Sociétés contemporaines, 116(4), 123-128.

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