Une conversation n’est pas une juxtaposition d’opinions (partisanes ou idéologiques ou de perceptions, d’émotions, de besoins, de recherches de satisfactions plurielles, etc.) comme une énonciation de ‘je’ monologiques ou bien encore une conversion voire une communion des subjectivités en communication réduite ainsi à une fonction proprement énonciative – phatique (cf. à cet effet le remarquable ouvrage de Milon, A. (1999). L’Art de la conversation. Presses Universitaires de France).
Le cas échéant, converser n’a aucun sens, puisque dans converser il est avant tout question fondamentalement, d’après moi, de dialogisme (externe) et de dialogisation intérieure (tel que pensée par Bakhtin), de dialogue d’un type socratique (« dialogue socratique a pour principe d’après lui que la vérité n’est pas le fait d’un seul homme, mais se construit grâce à l’interrelation dialogale : la vérité « naît entre les hommes qui la cherchent ensemble, dans le processus de leur communication dialogique » (Poétique de Dostoïevski, p. 155) » – Claire Stolz).
Le dialogisme désigne le fait, fondamental pour Bakhtine, que l’être ne peut s’appréhender de manière juste qu’en tant que sujet, c’est-à-dire résultant d’interrelations humaines ; contrairement aux choses, l’être humain ne peut donc être objectivé, il ne peut être abordé que de manière dialogique.
Il distingue le dialogisme externe (dialogue au sens courant du terme) et dialogisation intérieure, qui l’intéresse particulièrement.
Ce dialogisme travaille particulièrement ce que Bakhtine appelle «slovo», traduit par «mot», mais expliqué par les divers commentateurs ou traducteurs comme ayant le sens de «discours», «parole». Le mot est toujours mot d’autrui, mot déjà utilisé ; il traduit un sujet divisé, multiple, interrelationnel. C’est en cela qu’il est fondamentalement dialogique.
[…] Le discours de l’auteur [de roman polyphonique] est un discours à propos d’un autre discours, un mot avec le mot (…) (non pas un métadiscours vrai). Il n’y a pas de troisième personne unifiant la confrontation des deux : les (discours) contraires sont réunis, mais non pas identifiés, ils ne culminent pas dans un « je » stable qui serait le « je » de l’auteur monologique. Cette « dialogique » de coexistence des contraires, distincte de la « monologique » ( qui postule le tertium non datur) et que Freud découvre dans l’inconscient et dans le rêve, Bakhtine l’appelle, avec une perspicacité étonnante, logique du rêve.
L’écoute bakhtinienne de la « topologie » du sujet dans le discours romanesque a rendu la théorie littéraire sensible à ce que la littérature moderne lui propose. Car le roman polyphonique que Bakhtine trouve chez Dostoïevski est bien situé sur cette brèche du « moi » (Joyce, Kafka, Artaud viendront après Dostoïevski (1821-1881), mais Mallarmé est son contemporain) où explose la littérature moderne : pluralité des langues, confrontation des discours et des idéologies, sans conclusion et sans synthèse—sans « monologisme », sans point axial. Le « fantastique », « l’onirique », le « sexuel » parlent ce dialogisme, cette polyphonie non-finie, indécidable » (p. 15).
Pour Bakhtine, ce dialogisme tire ses racines du dialogue socratique et de la satire ménippée. Le dialogue socratique a pour principe d’après lui que la vérité n’est pas le fait d’un seul homme, mais se construit grâce à l’interrelation dialogale : la vérité « naît entre les hommes qui la cherchent ensemble, dans le processus de leur communication dialogique » (Poétique de Dostoïevski, p. 155). La ménippée, genre antique (par exemple Le Satiricon de Pétrone) qui traverse le Moyen Age, la Renaissance et la Réforme, jusqu’à nos jours même (Rabelais, Voltaire, Swift), pratique la fusion entre la recherche philosophique, le fantastique et « le naturalisme des bas-fonds » (ibid., p. 161). Il s’agit d’une littérature carnavalesque qui cultive les contrastes et les contradictions, la mise en cause des idées reçues et l’irrévérence, bref le dialogisme ; pourtant Bakhtine lui refuse la qualité de polyphonie (« la ménippée ignore encore la polyphonie », p. 169) ; le passage à la métaphore musicale suppose en effet une orchestration contrapuntique du dialogisme.
Claire Stolz
En m’inscrivant dans la pensée bakhtinienne (tout en rappelant que « La puissance et la pertinence d’une notion se mesure à sa capacité à féconder des champs de recherche pour lesquels elle n’était pas initialement prévue » – Jacques Bres, « Dialogisme, éléments pour l’analyse », Recherches en didactique des langues et des cultures [En ligne], 14-2 | 2017) : « Le dialogisme est donc la manifestation de voix plurielles qui sillonnent l’énoncé, le « mot » d’untel contenant les traces ou suscitant l’évocation du contre-mot d’autrui. Ce dernier ne lui est d’ailleurs pas nécessairement opposé sur le plan sémantique, comme le préfixe contre pourrait le faire penser, sa seule différence d’avec le mot d’untel pouvant n’être que d’ordre contextuel, comme, par exemple, une différence d’expressivité ou d’intonation]. […] ».
C’est en ce sens dans mon propos qu’il faudrait le comprendre comme « les manifestations plus ou moins structurées de dialogue interne entre un énoncé et ceux qui l’ont précédé ou le suivront » [cf. Verine, B. (2005). 12. Dialogisme interdiscursif et interlocutif du discours rapporté : jeux sur les frontières à l’oral. Dans : Jacques Bres éd., Dialogisme et polyphonie: Approches linguistiques (pp. 187-200). De Boeck)].
Selon Bakhtine, la réalité langagière de la langue en discours, c’est le dialogue sous sa double forme de (i) dialogue externe ou dimension dialogale, que marque l’alternance des tours de parole référés à des énonciateurs différents et de (ii) dialogue interne, ou dimension dialogique, que réalisent tant les genres monologaux que les genres dialogaux. Le dialogisme est cette dimension constitutive qui tient à ce que le discours ne peut pas ne pas se réaliser dans un dialogue implicite avec d’autres discours et ce doublement, interdiscursivement et interlocutivement : « Se constituant dans l’atmosphère du déjà-dit, le discours est déterminé en même temps par la réplique non encore dite, mais sollicitée et déjà prévue » (1934/1978, p. 103). Tout énoncé apparaît dans sa (joyeuse) incomplétude comme hétérogénéité énonciative, qui fait signe vers d’autres énoncés et invite à le replacer dans les dialogues internes (et, pour les genres dialogaux, externes) qui présidèrent à sa production, et peuvent seuls rendre compte de sa structure.
Jacques Bres, « 8. Vous les entendez ? Analyse du discours et dialogisme », Modèles linguistiques, 40 | 1999, 71-86.
Dès lors, le dialogisme est selon moi un échange de réalités (sémantiques ou autres) qui fragilisent la bunkerisation de soi (la fameuse cage de faraday si j’ose l’analogie) en s’exposant véritablement à autre chose (aux ‘nuisances’ ‘véridiques’ de l’extériorité) que la vérité issue de son soi et en intégrant (cela ne signifie guère approuvée mais cela est nécessairement transformationnel de l’ignorance d’une réalité autre – ou de la confirmation d’un savoir) la vérité de cet autre soi en dehors de son soi (l’Autre comme je le dirais).
Pour le dire plus clairement, la conversation n’est pas la diffusion de sens, de significations, de tous les univers de soi dans l’espace de l’intersubjectivité. Dans la conversation, il y a un déplacement des univers subjectifs les uns vers les autres qui se découvrent, tentent de se comprendre, de construire – dans une perspective téléologique de l’être-avec à partir de l’être-au-monde et de l’être-ensemble (d’inspiration heideggerienne mais davantage ici analysé sous l’angle de collaboration ou de copropritation – [Nancy, J. (2007). L’être-avec de l’être-là. Cahiers philosophiques, 111(3), 66-78.]), de l’être-en-commun (c’est-à-dire au-delà de l’être-avec et l’être-au-monde : « la communauté au sens minimal de l’« être-avec » d’un Je et d’un Tu. Et pourtant, une relation dyadique directe et horizontale aussi minimale entre deux êtres ne suffit pas à « faire société » ; elle ne suffit même pas, si l’on suit Simmel [1999 (1908)], à maintenir un Nous car l’interdépendance uniquement personnelle qu’elle implique n’aboutit pas à une structure « supraindividuelle » qui se développerait au-delà de l’identité particulière de ses constituants. En effet, un véritable Nous est nécessairement « triadique » : il relie les individus qui le composent par l’intermédiaire de leur rattachement à des « tiers » communs, que ce soit une règle, un objet, une tierce personne ou simplement la représentation du Nous qu’ils constituent ou croient constituer [Simmel, 1999 (1908)] ; Kaufmann, 2010]. Le tiers substitue à la relation immédiate, à la « ligne droite » qui lie A et B la relation médiate, « la ligne brisée » qui leur vient de leur rapport commun à C [Simmel, 1991]. Cette forme indirecte de relation peut rompre la réciprocité immédiate de l’ajustement intersubjectif des êtres qu’elle relie – si tant est que celle-ci existe – en les englobant dans une unité plus vaste. Mais cette forme de relation indirecte peut aussi rapprocher des êtres qui n’ont pas de contact direct ou qui sont d’emblée séparés par des « cassures » [Simmel, 1999 (1908)]. – Kaufmann, L. (2016). La « ligne brisée » : ontologie relationnelle, réalisme social et imagination morale. Revue du MAUSS, 47(1), 105-128.).
De la sorte, Autrui, et le mot (qui ici dans mon propos est un tiers commun – « A word is a bridge thrown between myself and another » comme le dirait Volosinov), deviennent (en reprenant Tournier – Michel Tournier, Vendredi et les limbes du Pacifique, 1967) la « « pièce maîtresse de mon univers. »
Et le tout, dans ma conceptualisation, presque dans une grammaire optative d’un type ricoeurien (comme convocation de l’impossible dans le champ du possible) – c’est-à-dire la construction / constitution, de façon impérative, sans doute difficile, souvent à partir du tragique, d’un même univers de références et de compréhension se fondant sur les précisions de sens d’éléments, le lexique et autres, constitutifs – de l’interrelation dialogale (et dans le champ socio-politique du débat raisonnable).
Mais parler, ce n’est pas échanger des signes ou des symboles comme des objets, dans un va-et-vient dont la réciprocité formelle serait la clé. D’abord parce qu’on n’aliène pas l’idée, le mot, le signe… comme une chose ; à vrai dire, on ne l’aliène pas : je ne m’approprie jamais mon idée autant que lorsque je la communique. Surtout parce qu’il faut que du mouvement vice versa surgisse le sens comme un Tiers irréductible aux termes qui circulent. Le sens est contenu dans le langage, mais il l’est parce que des actes de parole l’ont créé et l’y ont déposé, et le réactivent tous les jours.
Chabal, M. (2016). Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle. Revue du MAUSS, 47(1), 165-185.
Ainsi, la qualité d’une conversation ne saurait être jugée autrement que par la part ou le degré d’amendements des sens du réel de telles subjectivités en inter-compréhension bien au-delà de la simple mise en interrelation : je veux dire, juger à l’aune de l’échange dialectique.
Dire que les échanges sont dialectiques, c’est dire qu’ils sont des interactions qui modifient, à mesure, les termes reliés. De même que l’homme modifie sa propre nature en agissant sur la nature extérieure, a fortiori les interactions entre sujets modifient ces derniers.
Chabal, M. (2016). Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle. Revue du MAUSS, 47(1), 165-185.
Juger (dans le sens d’évaluer) au degré et la part d’acceptation du jeu dialogique (qui possède en soi des règles grammaticales imprégnées d’un culturalisme langagier ou linguistique, c’est-à-dire intrinsèquement d’une certaine relativité).
Le langage met un terme au « drame » de la rencontre, drame minuscule, écho très affaibli de la « situation fondamentale », contradictoire, où nous pressentons que surgit le sens. […]
Si la réciprocité primordiale est la matrice du sens, les hommes font tout, non pour supprimer la situation contradictoire ni la prolonger inchangée, mais pour la renouveler, la reproduire sur un autre plan, par exemple celui du langage. Et le sens apparaît comme ce qui est en soi contradictoire, à l’inverse de ce que dit la logique d’identité pour laquelle le contradictoire c’est le non-sens.
Chabal, M. (2016). Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle. Revue du MAUSS, 47(1), 165-185.
C’est peut-être, selon moi, dans cette dimension qu’il faille rapprocher cette conceptualisation de la conversation d’avec celle de Godo (Godo, E. (2014). 5. La quête d’authenticité. Dans : , E. Godo, La conversation: Une utopie de l’éphémère (pp. 69-77) Presses Universitaires de France.) : « La conversation est semblable au jeu, un jeu aux règles tacites, évolutives, mais au moyen duquel une œuvre commune se construit, une expérience achevable, esquisse de totalité, qui peut emprunter des voies inconnues mais qui se présente comme un refuge où l’homme parcellarisé peut se donner un semblant de reconstitution. À travers le jeu de la conversation, l’individu crée un espace intermédiaire où il tente d’échapper à la sensation d’écartèlement qui est l’une des composantes les plus éprouvantes de la condition de l’homme moderne. Si l’on considère, avec Winnicott, que le jeu est une sphère mixte, sise entre la réalité intérieure et la réalité extérieure, dans laquelle il est possible à la fois d’exprimer ses émotions et de faire l’épreuve du réel, la conversation se présente comme un point d’articulation où nous élaborons un mode d’être, de parler et d’agir par lequel nous tâchons d’échapper à la dichotomie de la vie subjective et de l’appartenance au monde. En nous consacrant à nos conversations, nous sommes semblables à l’enfant qui, se plongeant dans le jeu, acquiert paradoxalement la faculté de concilier la réalité du dedans et celle du dehors. Certes, rien ne nous garantit que, dans ce jeu, nous ne cédions à la tentation d’étouffer les appels complexes et diffus du dedans, que nous finissions par les taire ou que nous nous efforcions de les rendre conformes aux attentes du monde extérieur. Ce polissage est hautement nécessaire pour socialiser les parts de la vie intérieure qui doivent l’être. Mais il a ses limites : la perte de sincérité vis-à-vis de soi-même, la soumission de la vie intérieure à des formes exogènes, appauvries, la dépossession de soi. On se souvient peut-être qu’à la question posée par la revue Minotaure en 1933 : « Quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? », le poète Pierre Reverdy avait répondu : « La seule, capitale et trop évidemment nécessaire, dont l’importance s’aggrave au fur et à mesure de sa persistance dans le temps – celle que j’ai cru faire de moi-même, avec qui je n’en aurai fini jamais. » Chez le poète, la rencontre avec soi se fait au risque consenti d’une rupture du contrat social. La poétique de la conversation quant à elle nous rappelle que l’individu peut se frayer un chemin jusqu’à lui-même sans pour autant mettre en péril le lien qui l’unit à ses semblables. La conversation fait appel à cette part innée de socialité que nous opposons à nos tentations de désespoir, de renoncement à notre foi en l’homme. À la voix hobbesienne qui nous fait penser que l’homme est un incurable loup pour l’homme, nos conversations répondent par une musique qui adoucit les mœurs. En nous tournant vers nos semblables, nous nous évertuons à faire mentir le pessimisme : nous nous construisons des horizons, des possibilités de monde où la rencontre avec l’autre peut avoir lieu. Contre toutes les voix intérieures qui voudraient nous convaincre qu’il n’y a rien à tirer de bon de cette créature d’épouvante qu’est l’homme, nous donnons une chance d’expression à cette bonté naturelle dont parlait Rousseau ou à ces sentiments sociaux innés que peignait Shaftesbury. L’individu repère en lui-même une capacité de sympathie par laquelle il peut se mettre imaginairement à la place d’autrui. La subjectivité se découvre presqu’île, reliée, ouverte. »
De la sorte, certaines conversations sont superficielles (en anglais on dira ‘chat’ – une discussion dans son sens de causerie voire de papotage ou simplement entre deux personnes un ‘bavardage’), car bien qu’elles consistent en des déplacements d’un univers de soi à un autre n’arrivent pas à s’imprégner de la profondeur des sens du réel des subjectivités en présence – des subjectivités n’arrivant pas à quitter leur presqu’île car sans voie/voix réelle d’ouverture sur l’en-dehors de soi, d’intégration véritable de l’en-dehors de soi, ainsi à produire un effet transformationnel voire un progrès de connaissance réelle puisque chacune des subjectivités y (res)sortant indemnes (comme elles sont venues).
Dès lors, elles ne sont pas des conversations mais des effleurements, ou des safaris, ou des exotismes, des ‘je t’ai entendu mais je ne t’ai pas vraiment écouté’ (car cela soit ne m’intéresse pas soit je trouve cela inconsistant voire insignifiant, peu important, etc.) ou des batailles dans les guerres intersubjectives que chacun et chacune se livrent avec les autres : guerre de la raison ou de la rationalité, des croyances, des morales, des egos, des x y z et autres etc.
Dans le cas d’un « échange d’idées », indépendant d’une action concrète immédiate, si chacun tient compte de ce que dit l’autre et de ce qu’il a dit lui-même antérieurement, si l’échange n’est dévié ni par l’égocentrisme ni par la contrainte, l’échange d’idées est une sorte de coopération de pensée, dans le prolongement de la coopération d’action que Piaget appelle « échange d’action ». Entre un tel échange qui obéit à des normes et l’échange sans norme où l’on ne respecte pas ce qui a été précédemment dit ou admis, par soi ou par l’autre, la différence est, dit Piaget, la réciprocité.
La réciprocité est dans la logique opératoire de Piaget une des formes de la réversibilité. Ici la réversibilité apparaît comme la source de la cohérence, elle consiste dans l’actualisation possible à tout moment des valeurs virtuelles qui, dans le schéma de l’échange proposé par Piaget, traduisent la conservation des validités reconnues antérieurement [Piaget, 1950, p. 268]. Finalement, la réciprocité désigne une égalité des partenaires, dont les points de vue sont substituables l’un à l’autre.
Chabal, M. (2016). Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle. Revue du MAUSS, 47(1), 165-185.
Une (véritable) conversation (politique en l’occurrence) produit nécessairement des amendements des sens du réel. Tu ne peux demeurer une presqu’île fermée sur elle-même. Tu ne peux ignorer et ne pas avoir vraiment intégré dans ton univers ma vérité, tu ne peux ne pas avoir voulu t’exposer à ma vérité, réciproquement.
L’intégration dit en soi une modification substantielle de l’avant ou du ante (Godo dirait : « L’individualité n’est jamais fixée une fois pour toutes ni acquise : elle a besoin d’être réactivée par la rencontre, l’action, l’échange. La conversation participe à cette redynamisation périodique de l’individualité : le moi du sujet s’y éprouve, sous le regard de l’autre, comme une question, un qui suis-je ? apportant sa part de réponses mais en attente constante d’addenda, de rectifications, de verdicts. » – Godo, , E. (2014). 5. La quête d’authenticité. Dans : , E. Godo, La conversation: Une utopie de l’éphémère (pp. 69-77). Presses Universitaires de France.)
Dialoguer, pour Piaget, c’est interagir. Avancer une proposition, c’est « agir sur les propositions du partenaire » en l’obligeant « à respecter les propositions antérieurement reconnues, et à les appliquer à ses propositions antérieures ». La coopération en général repose sur « l’égalité et la réciprocité des partenaires » et elle diffère essentiellement du simple échange spontané, de l’échange sans norme, du « laisser-faire » tel que le conçoit le libéralisme économique.
Piaget ne reconnaît qu’une logique, la logique d’identité, et qu’une réciprocité, la réciprocité formelle. La psychologie génétique et l’épistémologie génétique n’ont pu sur cette base envisager la genèse de la subjectivité elle-même.
À son analyse, il manque le Tiers.
Chabal, M. (2016). Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle. Revue du MAUSS, 47(1), 165-185.


« On entend d’habitude par la « logique de l’esprit humain » la logique d’identité avec laquelle l’esprit humain raisonne dans toutes les cultures, étant entendu que l’imaginaire, le mythe, le rêve… ne relèvent pas de cette logique d’identité. Mais la « logique de l’esprit humain » peut être comprise autrement si l’on ouvre la boîte noire du cerveau, et si l’on considère les phénomènes neurobiologiques qui rendent possibles et le raisonnement rationnel et la pensée mythique et l’affectivité : cette fois la « logique de l’esprit », c’est la logique de ces phénomènes et elle fait apparaître des états contradictoires. La logique du psychisme est différente de la logique du vivant : cette dernière est orientée par la néguentropie, la différenciation, comme la logique du physique l’est par l’entropie, l’homogénéisation. La logique de l’esprit est une troisième dynamique, celle du contradictoire, du Tiers inclus. »
– Chabal, M. (2016). Réciprocité anthropologique et réciprocité formelle. Revue du MAUSS, 47(1), 165-185.

« Contre le risque de cette dilution de l’entité individuelle, il me semble que l’humain en tant qu’il existe, qui est présent et qui continue vers d’autres instants, peut se poser en objet privilégié de l’anthropologie, en opposition à toutes les sciences sociales travaillant avec une ontologie des relations, selon laquelle chaque unité s’épuise dans l’interdépendance avec les autres ou dans son réseau de connexions.
Ainsi, ce que je considère comme l’erreur historique de l’anthropologie est d’avoir privilégié une ontologie des relations et de s’être moulé dans les sciences sociales, pensant sauver son objet dans la diversité des cultures, avec une tentation très majoritaire, sous des formes diverses, plus ou moins explicites, du point de vue exotisant et nostalgisant. La relation semble bien incontournable dans les propositions théoriques passées et actuelles de l’anthropologie.
[…]
Tentons de tracer un chemin dans les différentes expressions du relationnisme [voir aussi Piette, 2014]. À chacune, je vais y associer des auteurs. D’autres auraient pu être choisis. Partant avec eux de la relation, c’est vers l’individu que je reviendrai à chaque fois, en l’associant à des exo-actions et à des endorelations. Cela permettra de remettre les relations à leur place et l’existence au centre. À ce propos et en rapport avec l’idée que les êtres sont des individus séparés, l’étymologie du mot « relation » semble très pertinente [Gaffiot, 1934]. En latin, relatum est un participe passé. Il existe pour deux verbes. C’est le premier qui a engendré relation. Mais les deux sont intéressants. Refero, retuli, relatum signifie rapporter, raconter mais aussi porter en arrière, se retirer, porter une chose au point où elle est partie. Il y a aussi relaxo, relavi, relatum qui signifie desserrer, relâcher, détendre, être dans un moment de relâche. Cette étymologie permet de défaire relation du lexique du lien (ligo, ligatum, ligamen, etc.). Il s’agirait bien de désigner ce qui est un départ et un retour vers soi, et d’intégrer dans ce mouvement une forme de distance, comme l’étymologie le dit aussi. »
– Piette, A. (2016). De la relation à l’existence : sciences sociales ou sciences humaines. Revue du MAUSS, 47(1), 257-286.

Converser à cet effet ne consiste pas à communiquer ou à informer de sa subjectivité et à recevoir celle des autres, mais à l’interpénétration des sens cognitifs, moraux, culturels, etc., des différentes subjectivités. Échanger qui est la part essentielle de converser ne signifie donc pas simplement une émission énonciative de sa subjectivité mais une exposition transformationnelle de sa subjectivité en relation avec une autre ou une réalité autre (réel autre) qui porte généralement une tension critique – le soi (individuel, collectif) qui en résulte (dans une perspective constructiviste) n’est par conséquent un donné.
Le propre du débat politique n’est pas seulement une juxtaposition des subjectivités (idéologiques – dans le sens ricoeurien d’altération du réel – réel dont on ne peut toujours le détacher de sa composante qu’est le fonds culturel) dans une guerre de position (comme expression/manifestation d’une maîtrise d’un espace qu’il soit intellectuel, culturel, idéologique etc., que l’on défend – bec et ongles – ou dont on défend les différents points fixes qu’ils soient des ressources de divers ordres tels que épistémiques, idéologiques, raciaux, sociaux, économiques, culturels, etc.), mais également une guerre de mouvement dans une lecture gramscienne (assauts rapides, charges frontales, déplacements permanents ou constants – qui diffèrent de la guerre de position qu’est la guerre des tranchées).
Le débat politique, dans une culture démocratique (dans son sens occidentalo-classique et même occidentalo-libéral) n’a jamais été réellement, au fond, autre chose qu’une guerre de mouvement. Et lorsque la politique (le débat politique) dans la Cité devient une guerre de position c’est du fait que la Cité est devenue tyrannique. Tyrannique, car il ne s’agit plus de l’intérêt commun ou de l’être-en-commun – qui n’est pas l’intérêt général ou la voix souveraine des minorités majoritaires comme une congruence d’opinions presque insulaires constituées en majorité – mais un respect du contrat originaire dans lequel est inscrit des principes moraux de l’être-avec collectif.
Ici dans mon propos l’être-avec collectif est un mouvement de la solitude de soi ou du ‘je’ individuel non pas vers un ‘nous’ tel un être-en-commun monolithique (dissolvant ou agrégeant les singularités et les particularités dans un modèle unitaire mêmetique) mais un ‘je’ d’ensemble (groupal ou communautaire voire communautarisé) émanant d’une réduction (ou de la tempérance) de la solitude de l’individualité et de son inscription solidaire dans une totalité de ‘je’ des Autres; et ce, par l’obéissance à une double exigence (d’inspiration à la fois hobbesienne et kantienne): exigence de réciprocité (tout en incorporant la sollicitude ricoeurienne – comme souci de l’Autre – qui seule permet de mettre fin à l’inégalité des statuts individuels ou à l’asymétrie des insubstituables dans leur relation de pouvoir), exigence d’humanité (tout en étant porteuse d’un a priori d’universalité car une telle exigence inscrit nécessairement le sujet dans la totalité de la commune humanité en l’obligeant à se doter de façon souveraine et désaliénée d’une loi que tout être raisonnable accepterait comme valable et souhaiterait vouloir).
Deux exigences qui sont les principes universels de toute éthique de la vie sociale, indifféremment (comme n’importe quel relevé anthropologique le confirmerait) des particularismes (socio-culturels et politiques, etc.) des sociétés humaines.
Toutefois, ces exigences ne s’appliquent pas toujours comme impératifs moraux et socio-politiques à tous les insubstituables des sociétés humaines du fait notamment que certains sont vus non pas comme des proches ou des semblables mais sont déplacés au lointain – lointain dans son sens ricoeurien – ou qu’ils ne sont pas disposés dans le même espace d’humanité que les restes. Ces lointains sont donc vus comme des étrangetés, des étranges, des étrangers, d’étranges étrangers – anormalités, en plus d’être signifiés à travers un désinvestissement cognitif et moral – l’indifférence – manifesté par exemple dans le discours (à l’instar de celui socio-politique) et dans une perspective linguistique comme un mal, une valeur dépréciée, ou un péril en soi. Pour dire, dans toutes les sociétés humaines, ces exigences existent comme des impératifs ou des devoirs, mais seulement appliqués ou applicables à une certaine catégorie des individus qui se considèrent liés par un lien de proximité ou une idée d’appartenance commune (identité, citoyenneté, race ou ethnie, classe sociale, genre, histoire, ancêtres, etc.), en exclusion d’autres catégories d’individus.
Ces exigences sont des clauses fondamentales du contrat originaire. Ce dernier demeure fictif (dans son sens de récit fondationnel du ‘vivre-ensemble’ difficilement objectivable en dehors des énoncés constitutionnels et des interprétations dites objectives d’interprètes qualifiés d’authentiques et autres figures d’équivalence notamment – je parle ici : des constitutions dites légalistes et autres déclarations propres aux sociétés modernes, des pratiques et des coutumes qui manifestent d’un partage de sens et significations tout en préservant souvent bien malgré elles un départage d’individualisation puisque l’individu est fondamentalement libre).

La tyrannie, c’est le non-respect du contrat originaire qui établit l’intérêt commun mais surtout en premier lieu l’être-avec collectif des insubstituables de la communauté socio-politique, morale. Le respect d’un tel contrat oblige à aller au-delà de l’intérêt général issu des minorités majoritaires qu’est le ‘peuple’ ou des minorités dominantes que sont les classes dirigeantes ou favorisées établit un retour aux clauses fondamentales de l’être-avec socio-politique entendu dans le ‘vivre-ensemble’ non-apartheidisé dans des instituions justes puisque penser comme ‘structure du vivre-esenmble’ et de ‘pouvoir en commun’ (en reprenant ici la pensée ricoeurienne).
De ce fait, les clauses du contrat originaire ne peuvent être autrement que celles d’inclusion, de consensus, d’intégration, de coopération, de solidarité, de participation effective et équitable de tous les pairs dans la gestion de la Cité, etc.
La tyrannie c’est une violence intolérable et immorale contre ce contrat, et une violation inacceptable d’un tel contrat originaire.
Une Cité tyrannique force ceux et celles en résistance, bien conscient(e)s de leur cause comme une « cause de défaite », à adopter une stratégie de changement inscrite dans la patience, le durable – bref, la guerre de mouvement, exigée par les circonstances et les contextes voire les moyens disponibles (l’inventif, la créativité, etc.) de la lutte (même des troupes véritablement disponibles – la fameuse « masse »). Si la Cité tyrannique configure le champ socio-politique en guerre de position, d’affrontements de tranchées, pour la vaincre, me semble-t-il, la guerre de mouvement est impérative.
En effet, une Cité tyrannique est avant tout une société de guerre de position (précisément dans mon propos un affrontement frontal des protagonistes enfermés dans leurs tranchées – tranchée entendue ici dans son sens commun militaire tel un fossé destiné à servir de couvert et de position de tir à l’infanterie), les points sont plus que fixes avec des parties prenantes figées qui se font face avec une volonté d’en découdre définitivement, les tranchées sont d’un point de vue historique (cf. la Première guerre mondiale) un enterrement de soi dans les creux d’une protection sécuritaire qui a tout d’un sarcophage (intellectuel, culturel, social, etc.).
« La contribution originale de Gramsci à la compréhension des cultures populaires est fondamentale à double titre avec les concepts de guerre de mouvement et de position, mais aussi sur le type de rapport qu’ils préconisent sur le fond que sur la forme. À travers ces concepts Gramsci vise en réalité, celui d’hégémonie, avec la domination que la bourgeoisie exerce sur les classes populaires par son emprise sur les façons de penser, parler, voir, écouter, sentir, etc. Cette emprise les éloigne de toute entreprise révolutionnaire. Par conséquent, Gramsci cherche à promouvoir une nouvelle culture populaire, qui ne serait pas bourgeoise, et qui œuvrerait à contrer son hégémonie en transformant culturellement les classes populaires, mieux, en les mettant en disposition pour la révolution : une manière de mener la célèbre guerre de position, nécessaire avant de passer à une guerre de mouvement.
[…]
Pour comprendre l’hégémonie bourgeoise Gramsci affirme que la guerre de position « c’est l’hégémonie », il utilise là, plus qu’une métaphore. Pour lui, la guerre de position est une stratégie militaire née pendant la première Guerre mondiale et qui doit son nom à sa dimension très statique (tranchées, infrastructures militaires lourdes et peu maniables). Cette guerre de position correspondait aux nouvelles capacités et aux nouveaux besoins du capitalisme industriel pour son expansion et sa consolidation politique ou économique. Pour Gramsci, il en est de même en ce qui concerne la lutte des classes : « il se passe dans l’art politique ce qui se passe dans l’art militaire : la guerre de mouvement devient toujours davantage une guerre de position », celle-ci est « imposée par les rapports généraux des forces qui s’affrontent ».
[…]
Pour faire vivre l’égalité de façon permanente, la guerre de mouvement et de position deviennent des actes majeurs de la liberté des individus. En manifestant l’exigence révolutionnaire, face à la crise de l’égalité, Gramsci dans un contexte précapitaliste, comme d’autres révolutionnaires, se réfère surtout à une conception de l’égalité comme substance même de la relation sociale. C’est l’égalité comme lien social qui définissait une société démocratique. La grande entreprise de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique a précisément visé à comprendre ce projet d’une société des égaux comme société de semblables. De plus, si on adopte un raisonnement de type la roue de l’ascenseur social ne peut pas tourner du même côté et si l’on rappelle la sociologie d’un Norbert Elias, par exemple, on prend conscience que la révolution gramscienne est comme l’interaction entre les individus (bourgeoisie et classe ouvrière) et entre les individus et la société qui produit le lien social. »
– Patrice Moundounga Mouity, « Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2012
Il est impératif en mon sens de transformer la guerre de position (et sa dynamique de maintien du statu quo ainsi que de ses attitudes / réflexes essentiellement défensifs) en guerre de mouvement (mais particulièrement inscrite dans le sens maussien de guerre comme ‘fait social total’ – je dirais de la sorte la guerre comme fait socio-politique, culturel, moral, symbolique, etc., total) puisque la classe dominante a atteint une telle supériorité et conquise diverses et essentielles positions hégémoniques que les tranchées (idéologiques, culturelles, raciales, sociales, etc.) d’opposition frontale ne servent à rien – cette guerre est perdue d’avance.
Pour renverser la Cité tyrannique, la lutte est inventive, mobile, transversale, transculturelle, trans-sociale, sur tous les champs et les terrains (aussi insignifiants soient-ils) sans toutefois comme il est loisir de le constater à gauche aujourd’hui de vouloir réduire ou dissoudre les spécificités de certaines luttes du fait des particularités de certains groupes (faisant en sorte que les individus les composant ne soient pas considérés comme effectivement des membres égaux comme les autres dans leur volonté de participation à la vie socio-politique – l’égale participation comme pairs dans la vie socio-politique du fait des modèles institutionnels d’infériorisation des personnes en reprenant l’idée frazerienne) dans une idéologique holistique (je parle précisément du socialisme, du marxisme, du léninisme-marxisme, de l’écologisme de gauche, du féminisme de gauche, etc.).
La transversalité donc, et non pas la dissolution comme un déni de reconnaissance / une méconnaissance de la singularité de chaque cause ou problématique irréductible à un tout monolithique très souvent produit d’un modèle ou d’un schème de pensée dominant (ou mainstream) à l’intérieur même des alternatives ou luttes de résistance. Une résistance transversale et de convergence, donc.
Dès lors, il faut combattre la Cité tyrannique dans la rue et dans tous les espaces du vivant, de façon intégrative loin de toute perspective idéologico-holistique, et même dans les lieux des morts et de la mémoire.
Dans la guerre de mouvement, on s’expose (du fait de l’inexistence véritable de tranchée), on ose (le déplacement en dehors du bunker ou de la cage de faraday en reprenant l’analogie liminaire), on mobilise un vaste ensemble de champs (champ dans sa compréhension bourdieusienne) en sachant qu’il faille pour les besoins de la cause intégrer d’autres réalités dans un pragmatisme d’adaptation et de convergence (bref, un réalisme politique).
Ainsi, en revenant à notre sujet qu’est la conversation (politique en l’occurrence), sans abaisser exclusivement celle-ci à une guerre de mouvement, il est question dans mon propos de dire qu’elle est en fait une tentative de relative neutralisation de l’hégémonie politico-idéologique, culturelle, morale, etc. d’une minorité plus ou moins dirigeante ou dominante sur les autres constituant aussi le ‘peuple’.
Avant donc d’espérer une telle neutralisation (qui exprime un besoin d’équilibre dans l’égale dignité des insubstituables – la conquête gramscienne par le prolétariat, on dira peut-être aujourd’hui par le précariat, des champs de pouvoir de la classe dirigeante – toujours bourgeoise et même d’aristocratie financière voire technocrate – dans un rapport de force qui lui [le prolétariat / le précariat] est défavorable; la neutralisation n’est en fait au fond que la volonté de l’effectivité de cet équilibre passant momentanément par « une supériorité écrasante sur l’ennemi » puisque nécessaire dans le renversement des structures oligarchiques et tyranniques solidement implantées ou naturalisées) encore faut-il que les subjectivités (de classe – sociale, raciale, culturelle, etc.) s’interpénètrent dans un dialogisme intrinsèquement transformationnel (le propre même de la compénétration).
Bref, la conversation n’est pas une juxtaposition d’opinions, un ‘chat’, une simple discussion, elle est bien plus et personne ne pourrait affirmer avec certitude absolue d’en sortir indemne ; cela me semble réellement, rationnellement comme j’ai tenté de le montrer, invraisemblable.

Dans « Quel genre de droit? Autopsie du sexisme dans la langue juridique », M. Lessard et S. Zaccour ont formulé des recommandations terminologiques qui ont été suivies dans l’arrêt R. c. Friesen 2020 CSC 9
« L’essentiel est de ne pas confondre pouvoir et domination, de ne pas laisser entendre que toute forme d’exercice d’un pouvoir quelconque relève de la domination, autrement dit d’une asymétrie insupportable entre les acteurs. Entre, pour le dire en deux mots, les dominants et les dominés. Il n’y a pas domination lorsque le pouvoir sur des acteurs permet d’accroître leur pouvoir d’agir commun, leur pouvoir de, et, moins encore, quand il se déploie sur le mode du pouvoir avec. Pas de domination non plus lorsque les valeurs au nom desquelles un ordre est donné sont partagées et respectées par ceux qui les donnent comme par ceux qui les reçoivent. Encore moins de domination lorsque ceux qui commandent un jour sont appelés à obéir un autre jour, comme on le voit, par exemple, dans la succession au pouvoir des partis politiques, tantôt majoritaires tantôt minoritaires, ou des dirigeants d’une association, d’une université, etc. La relation de pouvoir s’exerce dans le cadre d’une certaine horizontalité du rapport social et d’un esprit de réversibilité et de réciprocité qui n’est pas sans évoquer le don maussien, sur lequel nous reviendrons. Ce qui caractérise, au contraire, la domination, c’est la verticalisation du pouvoir, qui vient désormais définitivement d’en haut, l’affirmation d’une asymétrie radicale entre ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent, l’absence ou la perte d’un sentiment de commune humanité et de commune socialité. Et la perte corrélative de l’esprit du don. Soit que plus rien n’existe qui évoque le don. Soit que celui-ci se présente sous la forme du don empoisonné, fait pour écraser, et où il s’agit, selon les termes de Philippe Chanial, de « donner pour que l’autre ne puisse pas rendre ». »
– Caillé, A. (2016). Pouvoir, domination, charisme et leadership. Revue du MAUSS, 47(1), 305-319.









Je voudrais terminer par souligner une chose qui n’a pas directement affaire avec mon propos ici partagé mais qui devrait mettre au clair ma position sur certaines questions antérieurement discutées sur ce blogue (en m’appuyant sur des propos riches et pertinents de personnes bien plus intelligentes que moi):
1/ sur le scepticisme : « La différence entre A et B peut aussi être annulée non par une opération de réduction théorique, mais par une opération d’élimination de l’un des termes, opération qui, en niant l’existence de l’un des termes, nie en fin de compte l’existence de la différence. C’est une réduction par élimination. On ne réduit pas la différence ; on nie son existence en niant l’existence de l’un des relata. C’est ce que promeut l’éliminativisme matérialiste, ou ce que l’on appelait dans les années 1960 une « théorie de la disparition ». Comme Feyerabend avant lui, Rorty va défendre cette théorie de l’identité-disparition concernant les événements mentaux (pensées, sensations). Est-ce en raison d’un scientisme brutal ? Est-ce à partir d’un réalisme physicaliste ? Pas du tout. Rorty va défendre cette théorie pour des raisons de simplicité, en montrant qu’une théorie de la conservation est inutile et incertaine. L’objection principale de Rorty à la théorie de l’identité-conservation est la suivante : en s’imposant la nécessité de fournir des traductions entre énoncés mentalistes et énoncés physicalistes, cette théorie suppose que nos énoncés mentalistes (« Je ressens une douleur à l’épaule gauche ») sont là pour toujours ; le vocabulaire mentaliste (pour utiliser le vocabulaire des vocabulaires, que Rorty déploiera à partir des années quatre-vingt dix) serait un vocabulaire éternel, ou du moins nécessaire. Or, les découvertes neuroscientifiques pourraient changer nos manières de parler et d’envisager le comportement d’autrui, ce qui rendrait le vocabulaire mental obsolète. Il s’agit de ne pas absolutiser nos jeux de langage actuels : si, pour l’instant, il n’est pas intelligible de réduire un énoncé du type « J’ai mal » à un énoncé physicaliste du type « mes fibres C ont un diamètre supérieur à 2 mm », ce n’est pas en raison de limites ontologiques ou de frontières conceptuelles. Nos vocabulaires pourraient changer : des traductions et des abandons sont possibles. Dès 1965, pour Rorty, il n’existe pas de domaine de notre langue (comme d’éventuelles vérités analytiques) qui serait absolu, immunisé contre toute évolution de nos pratiques intellectuelles, politiques ou encore scientifiques. Mais attention : un changement de vocabulaire se fonde sur bien plus qu’un changement théorique antérieur. Pour qu’un vocabulaire supplante un autre vocabulaire, il ne suffit pas qu’il possède les mêmes portées explicatives ou descriptives : il doit être plus robuste, plus pratique et plus efficace, pour convaincre les agents d’abandonner le vocabulaire existant et les pratiques qui y sont liées. […] Cette différence de traitement du vocabulaire intentionnel peut par exemple se retrouver dans les échanges critiques qui ont pris place entre Rorty et Putnam. Putnam a pu reprocher à Rorty de ne pas prendre au sérieux la non-réductibilité du vocabulaire intentionnel au vocabulaire non-intentionnel, ce qui témoignerait encore d’une forme larvée de physicalisme. Lorsqu’il soutient qu’aucune conséquence ontologique ne pourrait être déduite de la non-réductibilité du vocabulaire intentionnel au vocabulaire non-intentionnel, Rorty adhérerait encore à un dualisme qu’il s’est efforcé de dépasser ailleurs : le dualisme vocabulaire/réalité. Ce dualisme lui permettrait de préserver l’idée, déjà défendue dans La philosophie et le miroir de la nature, que le vocabulaire neurologique pourrait un jour remplacer le vocabulaire intentionnel au prix d’une disparition de l’esprit. Rorty reconnaît que sa position est différente de Putnam, non parce qu’elle serait physicaliste, mais naturaliste : tout – y compris notre capacité à produire des vocabulaires – est le produit contingent de facteurs et de nécessités naturels, ou du moins non surnaturels. Les capacités cognitives qui nous permettent de coordonner nos actions en articulant des marques et des sons n’ont, par exemple, pas plus de rapport de représentation avec la nature intrinsèque des choses que le museau du tamarin ou l’habileté des passereaux pour la construction de leurs nids. Cela inclut aussi le développement de pratiques normatives et rationnelles. Ainsi, lorsque Putnam déclare que l’on ne peut pas naturaliser la raison, le pragmatisme de Rorty oscille entre deux réactions : soit il s’agit d’une déclaration somme toute triviale sur la différence entre vocabulaire intentionnel et vocabulaire causal ; soit il s’agit d’une tentative de soustraire la raison au pouvoir corrosif du naturalisme darwinien, qui n’est pour Rorty ni scientiste ni réductionniste. C’est pour cela que, pour Rorty, aucune thèse ontologique sur la spécificité de la raison ou de l’intentionnalité ne peut être tirée d’un constat sur des relations d’irréductibilité entre vocabulaire intentionnel et vocabulaire causal.
Il ne s’agit pas de chercher une spécificité philosophiquement intéressante dans les conditions qui rendent possibles la production de vocabulaires. Ces conditions sont ce qu’elles sont et ce que nous voulons qu’elles soient. Il n’y a pas de vocabulaire spécialement singulier, et donc notamment pas de vocabulaire qui nous définirait plus qu’un autre. La singularité la plus importante est, tout simplement, le fait que nous utilisions des vocabulaires. Il n’y a rien de spécifiquement mental ou d’intentionnel dans cette singularité. On peut ultimement vouloir faire du caractère normatif du vocabulaire mental quelque chose de philosophiquement fondamental qui nous protégerait du scientisme et du naturalisme, mais on peut aussi estimer que le développement continu de vocabulaires – et donc de manières de nous transformer – est la meilleure garantie que nous avons contre tout totalitarisme intellectuel.» (Steiner, P. (2019). Rorty avant Rorty: À propos de la distinction entre corps et esprit. Archives de Philosophie, tome 82(3), 489-504.)
2/ pour ce qui est de la représentation du scepticisme [cf. « le Mythe de la Vérité] dans la philosophie moderne : « Toutefois, la mise en place d’une généalogie critique de l’essor du scepticisme moderne et de sa dissipation dans une philosophie renonçant aux ambitions hiérarchiques de la prima philosophia et aux faux prestiges du réalisme métaphysique débouche sur une nouvelle figure, singulière et déconcertante, du philosophe : la figure de l’ironiste libéral telle que nous la dépeint Rorty dans son deuxième livre majeur, Contingence, ironie et solidarité, figure qui n’est pas sans rappeler celle du « sceptique mitigé » de Hume. Le problème est qu’une telle réhabilitation de la figure sceptique dans toute sa radicalité semble contredire les engagements pragmatistes assumés sans ambages par Rorty, notamment dans Conséquences du pragmatisme. Là où le pragmatisme (celui de Charles Sanders Peirce et a fortiori celui de John Dewey, que Rorty reconnaît comme son mentor intellectuel) implique volontiers un scepticisme faible – le faillibilisme, c’est-à-dire l’acceptation lucide du caractère indéfiniment révisable des croyances humaines – l’ironie se rapproche dangereusement d’un scepticisme fort qui semble reconduire à certains préjugés philosophiques (notamment à une conception fondationaliste de la justification) déconstruits par la tradition pragmatiste dont Rorty continue par ailleurs de se réclamer. Il y aurait ainsi une tension, voire une incompatibilité, entre le pragmatisme antireprésentationaliste et antifondationaliste de Rorty et son identification à la posture sceptique de l’ironiste. Entre le pragmatisme et l’ironisme, il faudrait choisir : notre propos consistera à prendre la mesure de cette alternative et à interroger la possibilité de la dépasser au moyen d’une explicitation de ce que signifie, pour Rorty, aborder le scepticisme en pragmatiste. […] Dans son premier grand ouvrage, Philosophy and the Mirror of Nature, Richard Rorty se propose d’élaborer un questionnement métaphilosophique (portant sur le sens, le statut et la valeur de l’entreprise philosophique et sur son rapport au reste de la culture humaine) sous la forme d’une reconstruction « thérapeutique », « historique » et « sociale » de la philosophie moderne (de Descartes à Kant), de ses prolongements au xxe siècle et des premiers signes annonciateurs de son effondrement imminent (dans le contexte analytique : les critiques de l’empirisme et du positivisme logique par Quine et Sellars). L’approche thérapeutique de Rorty consiste, dans le sillage de Wittgenstein, à montrer que les grands problèmes de la philosophie doivent faire l’objet non d’une résolution en bonne et due forme, mais d’une mise à l’écart, moyennant la mise en évidence de la contingence et du caractère facultatif des présupposés qui président à leur formulation. Comme il le souligne dans la préface de l’ouvrage, il fut très tôt convaincu qu’« un problème philosophique résultait de l’adhésion inconsciente à des postulats inscrits dans le langage qui avait servi à l’énoncer – postulats qu’il fallait mettre en question, avant de pouvoir envisager sérieusement le problème lui-même » (HS, 9). Toutefois, une telle approche thérapeutique, au lieu de se situer uniquement sur le plan anhistorique d’une analyse du langage ordinaire, se déploie, sous l’influence de Heidegger, comme une généalogie historique des grandes « métaphores » (HS, 22) qui sous-tendent la conception que la philosophie se fait d’elle-même et de ce qui l’entoure : Ce sont des images et non pas des contenus de pensée, des métaphores et non pas des assertions qui déterminent la plupart de nos convictions philosophiques. L’image qui hante la philosophie traditionnelle est celle qui assimile l’esprit à un grand miroir, contenant diverses représentations, les unes adéquates, les autres non – miroir qu’il serait possible d’étudier à l’aide de méthodes pures, non empiriques. Sans cette notion d’esprit-miroir, la connaissance n’aurait pas été identifiée à la représentation adéquate. Et, sans cette dernière conception, la stratégie commune à Descartes et à Kant – examiner, réparer et, pour ainsi dire, polir le miroir de l’esprit, afin d’obtenir des représentations toujours plus adéquates – n’aurait eu aucun sens.
À en croire Rorty, il n’existerait aucune pérennité des problèmes philosophiques, qu’il s’agisse de problèmes « authentiques » ou de faux problèmes ; tout problème, quoi qu’il en soit de sa consistance intellectuelle effective, est historiquement contingent, transitoire, éphémère. Enfin, une telle approche thérapeutique et historique des problèmes philosophiques ne demeure pas cantonnée à une perspective individualiste mais s’édifie, à la suite de Dewey, dans une « perspective sociale » ayant en vue l’édification d’une « nouvelle forme de société » (HS, 23). L’ensemble du projet généalogique de Philosophy and the Mirror of Nature se déploie ainsi dans l’horizon pratique d’une tentative de modifier l’image que nos sociétés se font d’elles-mêmes, moyennant le présupposé (typiquement hégélien ou heideggérien) selon lequel il existerait une forme de solidarité intellectuelle entre l’histoire de la philosophie et l’histoire culturelle de l’Occident.» – Tinland, O. (2016). Scepticisme, ironie et pragmatisme dans la philosophie de Richard Rorty. Raison publique, 20(1), 59-84.
Voilà qui me semble être d’une limpidité cristalline.


Lectures du curiosités estivales :
- Bouwsma, O. (2001). Conversations avec Wittgenstein (1949-1951). (Raïd, L.) Agone.
- Scot, M. (2020). Les nouveaux débats féministes. Pouvoirs, 173(2), 101-116.
- Renou, G. (2020). Sociabilité(s). Dans : Olivier Fillieule éd., Dictionnaire des mouvements sociaux: 2e édition mise à jour et augmentée (pp. 545-553). Presses de Sciences Po.
- Mathieu, M., Mozziconacci, V., Ruault, L. & Weil, A. (2020). Pour un usage fort des épistémologies féministes. Nouvelles Questions Féministes, vol. 39(1), 6-15.
- Brenner, A. (2003). Les origines françaises de la philosophie des sciences. Presses Universitaires de France.
- Euzen, A. (2019). Les scientifiques, des éclaireurs de la décision politique ? Partage d’expérience autour de formes de communications scientifiques et politiques. Hermès, La Revue, 85(3), 132-138.
- Ruffini, P. (2018). La diplomatie scientifique, entre enjeux mondiaux et intérêt national. Hermès, La Revue, 81(2), 101-109.
- Ruffini, P. (2019). Diplomatie scientifique. De quelques notions de base et questions-clés. Philosophia Scientiæ, 23-3(3), 67-80.

– Sarah Hutton, Chapter 3: “Context” and “Fortuna” in the History of Women Philosophers: A Diachronic Perspective
This book introduces methodological concepts aimed at including women in the canon of the history of philosophy. The history of women philosophers is as long and strong as the history of philosophy, and this holds true not only for the European tradition, as the research of women philosophers of the past shows. The phenomenon of ignoring and excluding women in 19th and 20th century views on the history of philosophy was a result of the patriarchal tradition that ostracized women in general. In this book, leading feminist philosophers discuss methodologies for including women thinkers in the canon and curricula of philosophy. How does the recovery of women thinkers and their philosophies change our view of the past, and how does a different view of the past affect us in the present? Studying a richer and more pluralistic history of philosophy presents us with worlds we have never entered and have never been able to approach. This book will appeal to philosophers and intellectual historians wanting to view the history of philosophy in a new light and who are in favor of an inclusive perspective on that history.



















