
« Monos peut être vu comme une longue hallucination : un groupe d’adolescents cinglés qui se découvrent tout en se consumant dans une violence sauvage, privée de sens.
Huit adolescents formés par une organisation armée détiennent une otage américaine dans les montagnes colombiennes. Les cordillères andines, qui séparent les vallées urbanisées du pays, ouvrent à l’est sur la forêt amazonienne, où se déroule la seconde partie du film, lorsque les « monos » (singes, en espagnol) doivent changer de cache. Ce sont dans ces vastes régions isolées, tout à la fois abandonnées et rétives à l’autorité de l’État, que se sont formés dans les années 1960 des guérillas armées et des groupes de narcotrafiquants, souvent entremêlés, constituant leur propre normativité et modelant une marge ultra-violente.
Monos est d’abord la vision d’un groupe isolé du monde, mais qui concentre en lui toutes les forces à l’œuvre à l’extérieur. Ainsi, la mise en scène prend soin de bien couper les adolescents du dehors, avec quelques rares mais puissantes incursions : une image de journal télévisé ou les ordres grésillant à la radio de « l’Organisation » (dont on ne voit vraiment qu’un membre, un officier-instructeur et messager). Une colonne de miliciens vient les épauler dans le combat contre l’armée, mais ils fuient aussitôt vers une nouvelle solitude dans la forêt. De l’armée, on ne voit que les balles traçantes dans la nuit et quelques hélicoptères, forces mécaniques qui surgissent, comme des signes du monde qui menace au-delà de l’étendue naturelle. Toute aussi sinistre est l’apparition furtive et finale de la ville qui s’étale dans une vallée, vue en surplomb.
Le groupe n’est jamais vraiment isolé, même en autonomie aux confins des montagnes ou de la jungle. Pour prouver qu’elle est en vie, l’otage lit des articles de presse sur l’avortement ou la déforestation : c’est la manière dont l’extérieur entre dans le film, pour un message destiné au monde, à sens unique, mais les sujets abordés comme en passant sont au cœur de la vie du groupe. La première partie est particulièrement impressionnante de tensions sexuelles, de désir homoérotique et d’incertitudes identitaires, dans un flou des genres qui détonne dans un film sur ce thème. L’atmosphère est tribale, les rapports humains intenses, ultra-sensibles. La nature est sensuelle et foisonnante, dans la brume des hauteurs, la pluie, la boue, la terre mousseuse et génitrice qu’évoquait puissamment Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du pacifique. Sauf qu’ici, nul abandon à la sève vitale de la terre, aucune paix retrouvée dans l’harmonie : plutôt, la violence délirante.
Malgré les rares projectiles de l’extérieur qui semblent glisser sur eux, un passé inconnu et un dehors tu, les membres du groupe concentrent en eux les maux du monde, jusqu’à des paroxysmes qui renvoient à l’imaginaire cinématographique de l’adolescence comme une enfance brisée et corrompue, accentuant les horreurs adultes – à plusieurs reprises, les adolescents surpassent en cruauté les ordres de l’organisation. C’est ainsi qu’apparaît la violence de Monos, à la fois bestiale et libératrice, dominatrice et festive, cruelle et innocente. Les jeux entre les jeunes ennuyés se mêlent à la mutilation ou au combat, et sont parfois traversés de haines véritables, reprenant avec l’horreur de la réalité les codes du film d’action adolescent à la Hunger games. Les tensions se confondent même, alors que la bataille menace, avec le trip hallucinogène, dont le rire fait écho à l’amusement dont ces enfants ont été privés.
Déjà, dans Les Oiseaux de passage, Ciro Guerra et Cristina Gallego dressaient un portrait semblable de la violence colombienne, avec une mise en scène tout aussi riche, sauf qu’il s’agissait alors de la fuite en avant d’un clan autochtone dans le trafic de drogue à destination des États-Unis, soit un lien très évident avec la corruption apportée par le dehors. Et que les croyances traditionnelles, ici absentes, agissaient comme révélateur des perturbations. Une similarité néanmoins : dans la marge dans laquelle s’entretuaient les clans, les déserts et la plaine caribéenne du Nord colombien, on ne voyait pas non plus ce dehors qui corrompait, seulement le creuset de violence endémique où s’abîmait l’innocence perdue.
Monos peut être vu comme une longue hallucination : un groupe d’adolescents cinglés qui se découvrent tout en se consumant dans une violence sauvage, privée de sens autant qu’elle est coupée du contexte qui l’a engendrée ou contre lequel elle pourrait être dirigée. En cela, et c’est sa tension la plus intéressante, le film présente un certain réalisme, presque documentaire – un genre auquel s’est plié Alejandro Landes dans ses deux premiers films –, alors même que l’illustration de la vie des groupes armés est ici loin du récit factuel. C’est plutôt à une science-fiction post-moderne et techno-futuriste que l’on pense : ses clans laissés à la survie, les rites reconstitués (ici, les jeux adolescents), le décor sombre et sale mêlé à des instruments ou armes de pointe, le bunker abandonné qui sert de cache. Tout en montrant une réalité dure et son écho au monde existant, la mise en scène est une succession de visions impressionnistes, où apparaissent une montagne surnaturelle et un ordre des choses implacable, des corps en transformation.
Le clan des adolescents est voué à une cruauté sauvage autant que la nature paraît dure, majestueuse, mais monstrueuse et étouffante, qu’il s’agisse de la brume glaciale des hauteurs ou de la chaleur moite de la jungle. La musique, mélange heurté de sonorités traditionnelles et de techno sombre, accentue encore ce chemin pessimiste. Dans un pays livré à la violence endémique, en marge de la société dans une nature asphyxiée où se règlent les comptes des conflits armés, les grands espaces et l’aventure des hommes n’a rien d’un épanouissement – pas même l’âpreté des grands espaces du Western, à côté de laquelle se profile toujours l’infini des possibles. C’est une épiphanie macabre. »
– Une violence hallucinée. À propos de Monos d’Alejandro Landes, par Matthieu Febvre-Issaly
« La scène a quelque chose d’irréel : sur un plateau montagneux isolé, un groupe d’adolescents joue au foot à tâtons, les yeux bandés. Peu après s’amène à cheval un jeune homme dont l’arrivée provoque angoisse et fébrilité. S’ensuit un entraînement militaire intensif. À peine plus vieux, mais de toute petite taille, le nouveau venu surnommé « le Messager » aboie des ordres avant de confier à la milice juvénile la garde d’une vache : « Shakira ». La situation prend une tournure plus insolite, et sinistre, lorsque est révélé que le rôle premier de ces enfants soldats est de garder prisonnière une médecin, qu’ils appellent « la Doctora ».
Dans Monos (V.O. stfr), en effet, aucun nom, aucune identité, ne sont révélés (à une exception près, tardivement, judicieusement). Et comme pour amplifier le malaise lié à l’âge tendre des protagonistes armés, ces derniers sont affublés de surnoms naïfs tels Bigfoot, Schtroumpf, Lady, Rambo, Loup, Boum-Boum…
Ils sont en tout huit là-haut. Le Messager, avec qui ils communiquent par radio, représente leur seul point de contact avec « l’Organisation », une entité mystérieuse que l’on suppose de nature révolutionnaire, le pays où se déroule l’action n’étant pas davantage nommé.
Au gré des développements, avec la mort accidentelle de la précieuse vache comme amorce d’un effet domino funeste, l’esprit de corps des troupes est compromis. Des leaders se succèdent, la paranoïa se manifeste chez l’un tandis que le doute commence à se faire jour chez un autre…
Loin d’être une petite chose fragile, la Doctora observe et attend son heure. À ce propos, la comédienne Julianne Nicholson (August : Ozage County ; I, Tonya) est tellement formidable dans le rôle éminemment complexe de cette adulte à la fois prédatrice et proie, que ses jeunes partenaires, la plupart des non-professionnels, souffrent de la comparaison. On comprend ce parti pris du cinéaste Alejandro Landes, mais dans ce cas précis, il en résulte parfois des instants de décrochage chez le cinéphile et le potentiel immersif du film s’en ressent. C’est là l’une des rares faiblesses d’une oeuvre singulière et forte.
De Golding à Kafka
Outre une évidente (et complètement assumée dans sa description de rituels inventés) parenté avec le classique littéraire Sa Majesté des Mouches, de William Golding, sur une bande d’enfants naufragés dont les tentatives pour demeurer civilisés les mènent au barbarisme, Monos emprunte à Kafka cette absurdité non seulement implacable, mais, à terme, mortelle.
Laquelle absurdité confère une bonne partie de son impact au film, dont le caractère distinct découle de la fusion des deux influences. Là où Monos se distingue encore de précédentes — et excellentes — fables antimilitaristes utilisant la figure de l’enfant pour mieux exacerber l’odieux de la guerre telles Rebelle, de Kim Nguyen, et Beasts of No Nation, de Cary Joji Fukunaga, c’est dans cette fascinante étrangeté qu’Alejandro Landes insuffle à son film. Le trop peu vu Vinyan, de Fabric du Welz, dont certaines des scènes ultimes reviennent en mémoire de-ci, de-là, constitue sans doute un meilleur comparatif.
Qui plus est, sa mise en scène s’avère aussi précise que soignée, avec un travail sur le cadre, la composition, particulièrement évocateur. On songe, entre autres, à ce plan aux allures de tableau quasi abstrait captant le reflet des geôliers sur un plancher de béton mouillé, de même qu’à ces séquences montrant le Messager sur sa monture en contre-jour, les nuages en arrière-plan créant l’illusion d’une chevauchée dans les cieux.
Parlant du volet visuel : en privilégiant des tons pastel délavés, doux, Landes génère un puissant contraste entre la forme et le fond.
Primé à Sundance et candidat de la Colombie pour l’Oscar du meilleur film international, Monos contient assez de moments saisissants, de sous-texte et d’images prégnantes, pour s’imprimer durablement en mémoire. »

« Servi par un Joaquin Phoenix éblouissant en psychopathe, le méchant superstar se fait le héraut implacable et équivoque de la violence sociale et littérale de l’époque. Lion d’or à Venise, le film a suscité une pluie de controverses lors de sa sortie aux Etats-Unis.
Joker est un déchaînement. S’il se déchaîne sur nous, il déchaîne aussi quelque chose de nous, ce «nous» dont il met d’ailleurs en question l’existence, ou dont il montre à quel point l’existence est par ailleurs remise en question. Il le fait non pas avec «une rare violence», selon l’expression consacrée, mais avec toute la violence actuelle, abondante, en circulation autour de lui, aux Etats-Unis et ailleurs. L’histoire en cours de sa réception déchaînée vaut d’ores et déjà comme une bonne capsule de notre époque. Et si ce qu’il déchaîne est avant tout de l’ordre de l’opinion, et des flottements de celle-ci, c’est aussi parce qu’il l’enchaîne ou le réenchaîne en permanence à ses interprétations possibles, multiples, plus périlleuses et inconfortables les unes que les autres, toutes violentes, et insuffisantes, mises en tension à l’intérieur du film.
Toujours est-il que Joker transforme, en sachant qu’il le fait et en sachant ce qu’il fait, une violence environnante (sociale) en violence de cinéma. Il le fait avec colère et avec méchanceté, deux grandes vertus d’Hollywood dont Hollywood, d’habitude, ne se vante pas ouvertement, préférant les distiller en douce plutôt que de nous les lancer, comme ici, en plein visage. Il fallait peut-être un Todd Phillips. Qui est Todd Phillips ? Personne, un réalisateur (Starsky et Hutch, trois fois Very Bad Trip) ou un clown de réalisateur. Un type très louche. Il fallait Joaquin Phoenix. Qui est Joaquin Phoenix ? Un acteur, et il fallait un acteur, qui jouerait le clown d’un acteur, ou le clown d’un clown, c’est-à-dire quelque chose d’exagérément ridicule et inquiétant.
Avec colère et avec méchanceté, Phillips et Phoenix disloquent et réinventent de toutes pièces le Joker, célèbre méchant de Batman, pour porter un coup fatal à l’ère Marvel Studios, en faisant l’inverse d’un film de comics ou de super-héros convenable, tout en en singeant la mécanique héroïque : en prenant sans réserve le parti du mal, sous son plus mauvais jour possible, sans le présenter comme le parti du bien, donc sans rien renverser des valeurs en circulation, laissées telles quelles à leur point de confusion maximal, et sans lui chercher d’excuses (tout au plus quelques explications biographiques incertaines).
Épaules décharnées
Arthur Fleck, souffre-douleur absolu, clown à la petite semaine, humoriste raté, psychotique bientôt psychopathe, vit avec sa mère dans les marges d’un Gotham City qui réplique en tout point le New York du début des années 80 et de l’ère Reagan, ère pré-Trump, époque Trump Tower. Un concours de circonstances – combinant l’aggravation de son état mental suite à la fermeture du service qui le suivait, le durcissement de l’atmosphère politique et médiatique, des inégalités et de la précarité urbaine, et une série de révélations brutales sur ses origines – le pousse à des passages à l’acte de plus en plus incontrôlables et meurtriers, déchaînant bientôt le chaos et la révolte dans les rues de Gotham, et donnant naissance au personnage du Joker tel que la tradition le connaissait jusqu’ici, mais rendu bien plus angoissant d’être passé, sous nos yeux et en deux heures, du coin de la rue à la légende. Or c’est le coin de la rue qui part ici en flammes avant la légende, et tout ce que le spectateur de Joker croira y reconnaître du monde où il vit le plongera dans un malaise et dans une tension dont le film joue, bien décidé, comme son personnage, à tous nous niquer la tête.
Plutôt que de passer le temps du film à se demander si son «discours», peut-être introuvable, penche du côté de Trump ou de son contraire (anti, mais anti-quoi ? antidote ou antifa, peut-être anticapitaliste, plus sûrement anti-tout), partagé entre deux négativités (entre une violence et son opposé, encore indistinct), avec des arguments solides dans chaque direction de l’interprétation, on a tout intérêt à s’abandonner à cette tension dont le film propose de jouir tout en présentant cette jouissance comme impossible.
Joker est un déchaînement d’ambiguïté, c’est sa manière de décrire l’Amérique présente sans s’en excepter, de la mettre en scène avec les moyens qu’elle offre, et selon ses coordonnées de tous bords. Voici donc «film populisme», film-maintenant, mais filmé, pour en rajouter une couche, dans les formes de l’époque qu’il reconstitue et exagère, soit le cinéma new-yorkais de la fin des années 70-début des 80 (Joker étant notamment un remake de la Valse des pantins de Scorsese, qui donne ici à De Niro le rôle dans lequel Jerry Lewis lui faisait face, et imitant ailleurs Taxi Driver). Le film rejoue le conflit formel et idéologique, daté et datant d’alors, du cinéma et de la télévision, comme pour évoquer et écarter ce qui nous reste à penser de l’emprise plus contemporaine d’autres médiums sur le cinéma et sur la politique.
Mais tous ces éléments, réactionnaires ou progressistes (pour les formuler avec les mots d’un dualisme américain que Joker cherche à faire exploser, en demandant aussi en creux à qui cet effacement profite), dans le contenu comme dans la forme, ne reposent en définitive que sur les épaules décharnées de l’acteur. Joaquin Phoenix joue en Arthur Fleck l’anticomique qui espère tant accéder à la célébrité par un art du stand-up dont il est profondément incapable, moins la folie de Joker (celle, anticomics, qui nous dit que le capitalisme rend fou) que la folie de l’acteur en général, son désir d’être vu, et pas seulement d’être vu mais regardé, et moins d’être regardé que d’être aimé, et plus encore qu’aimé, d’être compris. Folie par quoi le cinéma (américain) existe, ici bizarrement avouée et déconstruite par un jeu entièrement en force, un surjeu, mais qui ne joue que son impuissance et sa faiblesse à être quelque chose en vérité. Un post-jeu.
Clown triste
Si on se souvient que Walter Benjamin, en 1939, mettait en parallèle la vedette et le dictateur, la star et le Führer, leur nouvelle stature commune modifiée par l’invention du cinéma et de la radio, par la «sélection devant l’appareil», on comprend peut-être pourquoi le seul film cité directement par Joker est un film de Chaplin (pas le Dictateur mais les Temps modernes), et un peu mieux ce que le film fait en réinventant pareil clown triste, et la contagion de ce clown, son extension, sous forme de masques, à tout Gotham qui brûle. C’est tout le cinéma que Joker brûle, et il fait mouche. Or un film ne fait pas mouche par les éléments qu’il prélève directement sur le social (colère populaire, brutalisation du monde, grimaces d’un pouvoir à double face, Joker-Wayne), mais pas non plus par les solutions de figuration qu’il leur trouve : plutôt par celles qu’il ne leur trouve pas, les problèmes de représentation qu’il se pose et qui restent insolubles le temps d’un film, comme ils le restent en dehors de lui dans la société. Le génie de Joaquin Phoenix est de ne pas trouver, devant nous, comment jouer (interpréter) Joker, mais d’exposer seulement le désir et l’urgence de le faire. Il met le spectateur dans la situation identique d’une interprétation politique urgente, mais qui se dérobe sans cesse sous la gesticulation, affolée et nymphomane, des images du pouvoir et du pouvoir des images. »
– «JOKER», VERY MAD TRIP, par Luc Chessel
« Le Joker de Phoenix
Qu’en est-il du Joker de Joaquin Phoenix ? Il est tout aussi inoubliable que celui d’Heath Ledger. On ne peut hélas en dire autant du film de Todd Phillips qui, passé le plébiscite festivalier, divise. Ça démarre pourtant bien, le réalisateur établissant d’emblée son Joker, appelé ici Arthur Fleck, en tant que narrateur non fiable. C’est-à-dire que l’action épouse la seule subjectivité d’Arthur, et comme ce dernier souffre de troubles mentaux sévères le rendant prompt à la fugue psychotique, on sait qu’il est des événements que l’on voit qui ne se produisent peut-être pas. Ou si, mais pas comme ça.
Malheureusement, Phillips refuse de s’en remettre à l’intelligence des spectateurs. Ainsi, après avoir dévoilé son parti pris narratif en le montrant comme tel (Arthur rencontre l’animateur télé qu’il vénère avant que la nature fantasmée de la chose soit révélée), le réalisateur l’utilise pour une sous-intrigue dont on taira la teneur, mais dont on a tôt fait de comprendre qu’elle ne se produit que dans la tête d’Arthur. C’est gros comme le nez au milieu de la figure, mais pour être sûr qu’on a saisi, Phillips fait redéfiler toutes les scènes concernées lors de la grande révélation qui n’en est pas une.
L’approche est représentative d’un film qui se veut cérébral mais n’a aucune subtilité. Pire, le point de vue irrationnel d’Arthur ne sert à terme qu’à excuser les trous béants dans le scénario.
Scénario qui prend toutefois le temps de peindre un portrait méticuleux du personnage, de son quotidien glauque à ses rêves de gloire vains. Créature pathétique que Phoenix joue avec un corps longiligne disloqué, Arthur traîne son costume de clown triste dans un enfer urbain qu’il n’égaie guère. Épris en secret d’une voisine, qu’il traque, il vit avec sa mère invalide : une existence sans joie que la sienne. Humilié à répétition, battu, il en a un jour assez. C’est la naissance du Joker qui, lui, retourne au centuple chaque coup reçu.
Hommage ou servitude
De manière assumée et revendiquée, mais surtout très appuyée, Todd Phillips s’inspire du chef-d’œuvre de Martin Scorsese Taxi Driver : aux directions photo et artistique, Lawrence Sher et Mark Friedberg en reproduisent fidèlement (ou servilement, c’est selon) l’esthétique.
Dans Taxi Driver, Robert De Niro s’enfonce dans une spirale de violence provoquée par un sentiment exacerbé d’aliénation, une instabilité mentale mal soignée et un amour non réciproque. À signaler que De Niro est au générique de Joker dans le rôle de l’animateur auquel Phoenix voue un culte. Ce faisant, Phillips convoque le souvenir d’un autre Scorsese : La valse des pantins (The King of Comedy), comédie noire dans laquelle De Niro campe un humoriste psychotique qui kidnappe un animateur célèbre défendu par Jerry Lewis.
En complète immersion, comme d’habitude, Phoenix constitue la raison majeure de voir le film. Sa prestation est brillante, l’acteur exhibant une fragilité trompeuse, ses yeux constamment voilés d’ombre, abîmes insondables… Quoique le fait qu’il devienne soudainement — et inexplicablement — hyper-maniéré une fois sa métamorphose complétée laisse songeur.
À noter que l’action se déroule en 1981 dans une Amérique du chacun-pour-soi, et tant pis pour les plus faibles. La faillite du système de santé est montrée du doigt. Ère Reagan, prise 2. Dans cette cité infestée par les rats où les éboueurs sont en grève, on reconnaît le New York crasse immortalisé dans quantité de classiques du Nouvel Hollywood, bien qu’on soit dans la fictive Gotham City.
Joker étant un récit des origines, il n’est point de Batman pour intervenir. Bruce Wayne n’est cependant pas absent, et son père Thomas Wayne tient un rôle clé dans l’intrigue. Candidat à la mairie, il est le tenant d’une élite insensible. Ce goût de la subversion est, pour le compte, l’un des penchants les plus intéressants du film, le clan Wayne étant non seulement déparé de son aura de noblesse coutumière, mais présenté comme hypocrite et impitoyable.
Un anti(super)héros
Il en résulte un film au nihilisme oppressant : c’est le but, et Arthur martèle qu’il ne croit en rien. On en sera enchanté ou exaspéré. À cet égard, le rythme languissant et les redites (on en revient des petites danses au ralenti) n’aident pas. Ah ! et un mot sur la misogynie dont certains ont accusé le film : elle est conforme au reste de « l’œuvre » de Todd Phillips, derrière notamment la trilogie Lendemain de veille (The Hangover).
Un exemple à l’impact symbolique notable ? De tous les arrière-plans possibles pour l’apothéose finale, le réalisateur opte pour une marquise de cinéma porno montrant un derrière féminin positionné en levrette (l’enseigne voisine annonce de l’alcool au néon). On pourra plaider que c’est conforme à l’époque. On pourra aussi « caller bullshit ».
D’ailleurs, Todd Phillips s’étant lamenté dans Vanity Fair d’avoir dû renoncer à la comédie à cause de la culture woke et de ses sbires du politiquement correct, il est permis de voir dans son Joker un gros doigt d’honneur. Démarche radicale ou puérile ? À chacun d’en juger.
Quoi qu’il en soit, il faut saluer le savoir-faire formel déployé. Difficile, par contre, de parler de virtuosité quand l’essentiel émane d’un autre film. En réalité, peut-être l’aspect le plus dérangeant, dans le bon sens, de Joker tient-il au fait que, même à son plus intense, le film de superhéros repose sur la promesse tacite que le bien triomphera à la fin. Or Joker n’est pas un film de superhéros. C’est un film d’anti(super)héros. Voilà au moins un élément qui n’est pas emprunté. »
– «Joker», c’est pas des farces, par François Lévesque

« Il y a encore peu, pour être dans le coup, il fallait être cool. Désormais, mieux vaut être woke, éveillé. Une transition qui constitue une révolution discrète mais non moins retentissante, rien de moins que la redéfinition d’une figure centrale de notre modernité : le rebelle. Autrefois incarné par le cool anticonformiste des jazzmen, il est aujourd’hui personnifié par le woke des admirateurs de Black Panther, […].
Les deux termes ont chacun une histoire singulière et sont porteurs de valeurs opposées. Woke est dérivé du verbe to wake, « se réveiller ». Etre woke, c’est être conscient des injustices et du système d’oppression qui pèsent sur les minorités. Ce terme s’est d’abord répandu à la faveur du mouvement Black Lives Matter (apparu en 2013) contre les violences policières dont sont victimes les Noirs aux Etats-Unis, pour ensuite se populariser sur le Net.
Enfin, woke s’est étendu à d’autres causes et d’autres usages, plus mondains. Car, en effet, tout semble maintenant ainsi « éveillé » : la récente cérémonie des Golden Globes, marquée par l’affaire Weinstein et la volonté d’en finir avec le harcèlement sexuel, était en partie woke, selon le New York Times. La cérémonie des Oscars, le 4 mars, promet de l’être à son tour. Même la famille royale britannique serait désormais woke. C’est du moins ce qu’affirmait le magazine London Review of Books après les récentes fiançailles du prince Harry avec l’actrice métisse Meghan Markle, dont les positions anti-Donald Trump sont bien connues.
L’expression d’un changement d’ère
David Brooks, chroniqueur conservateur au New York Times, s’est récemment emparé de ce mot pour souligner une évolution des mœurs. Même s’il lui arrive d’opérer des raccourcis critiquables, on peut reconnaître à cet observateur une certaine acuité : c’est à lui que l’on doit, notamment, le néologisme bobo, ce « bourgeois bohème » qui est chez lui partout mais partout indifférent aux autres.
Pour lui, le phénomène naissant est l’expression d’un changement d’ère. Désormais, l’esprit de rébellion s’exprime sur un ton plus directement revendicatif. Poursuivre une quête personnelle, mettre à distance le monde, afficher un style distinctif, trois démarches propres au cool, sont remisées au profit d’une posture plus engagée. David Brooks y voit le signe de l’émergence d’une nouvelle culture, qui ne cache plus sa colère, qui se fait même volontiers grégaire et moralisatrice.
[…] »
– Ne soyez plus cool, soyez « woke »
Cool n’est plus à la mode chez les Noirs américains, qui affichent désormais un état d’esprit « woke », plus combatif, pour lutter contre les injustices.
