Au creux de l’été, je me livre et je délivre ici quelques intuitions qui m’ont obsédé depuis au moins une année. Intuitions, je dirai sans doute précisément impressions ou sentiments, quelque chose relevant davantage du flair ou de la sensibilité que d’une pénétration en saisissement analytique. Au creux de cet été étrange, entre post-pandémie globale et ante-seconde vague, qui voit s’enchaîner dans un rythme soutenu une diversité de séquences médiatiques aux narrations / récits trop souvent eschatologiques (je veux dire cet ensemble narratif et discursif médiatiques sur soit la fin du monde ou la fin de l’Homme / être humain ou les deux – qui mis au bout constitue une formidable hystérie sur les fins du monde et les fins de l’être humain) , un été étrange avec peu de chaleurs caniculaires mais beaucoup de révoltes incendiaires dans différents lieux du monde, un été étrange donc, depuis quelques temps je suis dans son creux. Je vais partager avec toi des impressions éparses publiées en plusieurs billets, des trucs qui traînent dans ma tête depuis plus d’un an, des sentiments, je n’y ai pas véritablement réfléchi, je les sors comme ça de manière brute et dans un style direct (et je ne m’excuse pas pour cela).
La première impression – qui est la thématique de ce billet – est celle de me dire que nous concentrons excessivement notre attention sur le dogmatisme (comme un ensemble de vérités dont on attribue un statut canonique et un tel statut a pour effet soit d’aller en croisade contre la pensée critique – avec tous les abus de pouvoir et dérives d’intolérance que cela comporte – soit de se bunkériser dans une dynamique sectaire, une bunkérisation de soi qui dans mon propos n’est pas tant le fait d’ostraciser mais de se réfugier dans un abri sécuritaire en ces temps contemporains donc de ‘fin des métarécits’ (propre de la condition postmoderne), d’anomie généralisée sur plusieurs niveaux de la vie sociale / collective, de fins du monde / de fins de ‘son’ monde, etc.).
Nous portons une attention trop grande au dogmatisme (dogme étant entendu ici comme une vérité doctrinale que l’on ne peut remettre en question, une conception idéologique incontestable du réel avec des sens et significations substantiels relativement figés qu’immuables, une pensée de vérité des choses dont la part de religiosité est prédominante voire exclusive) et selon mon impression pas autant au fondamentalisme (compris ici comme une vision conservatrice et intégriste du dogme, vision partagée par des individus appartenant à une communauté de pensée qui exclut à l’intérieur même de cette communauté tout mouvement progressiste ou réformiste ou critique de la vérité doctrinale, de la conception idéologique incontestable du réel, du fait de son infaillibilité).
Selon moi, si le dogme est une vérité doctrinale (doctrine comme un ensemble d’opinions et de croyances jugées ou acceptées comme ‘vraies’ – encadrant par l’action de professer la direction de soi et l’interprétation par soi du réel – que produit et communique une idéologie ou une conceptualisation particulière du réel, la doctrine n’étant incontestable au sein de la communauté des individus – l’endogroupe – que du fait de leur soumission à la tradition en tant que manière de penser transmise et acquise par apprentissage – au-delà même de leur adhésion véritable ou non à une telle doctrine, et n’étant incontestable pour les individus d’une communauté par rapport à des communautés exogènes que par leur conviction de détenir la vérité des choses – de la sorte les Autres sont des hérétiques), le fondamental est une vérité pure – dans un registre familier on dira c’est le fameux ‘vrai de vrai’ (elle n’est pas incontestable du fait d’une soumission à la tradition mais du fait que la vérité des choses partagée par une communauté d’individus, leur conceptualisation du réel, est d’une origine pure qui laisse entendre qu’une telle vérité est authentique et l’interprétation que l’on lui a donné / donne est frappée d’infaillibilité). Cette pureté originelle d’une idée du réel, de sa conceptualisation, l’infaillibilité qui la soutient – infaillibilité sacralisée ou de l’ordre du sacré de telle sorte que toute remise en question relève du sacrilège voire du blasphème. Elle est là, selon moi, sa radicalité et son absolutisme (voire son absolutisme radical).
Dans un dogme, l’on peut observer une pluralité de nuances constitutives de la doctrine (par exemple, cela se lit dans la diversité des ‘néo’-trucs que l’on retrouve dans un dogme ou des variantes substantives), sans que ces nuances d’opinions et de croyances ne perdent la doctrine ou ne rendent irrécupérable le dogme (au contraire, elles peuvent la renforcer, la rendre plus cohérente, la rendre plus efficiente en résolvant certaines de ses propres contradictions qui seraient susceptibles de la rendre moins efficace dans la compréhension des choses / du réel pour les individus d’une communauté de pensée).
Dans un fondamental, les nuances sont vues comme des corruptions de la vérité authentique et un affaiblissement de l’infaillibilité de son interprétation, ainsi elles la rendent plus ou moins impure – c’est la raison, me semble-t-il, pour laquelle dans le fondamentalisme les nuances – sans parler de la critique – sont intolérables exclues combattues (avec force, vigueur, etc.) car au fond elles font perdre au fondamental sa pureté, la vérité authentique de l’être fondamental cesse en intégrant les nuances, elle devient toute autre, l’être fondamental n’est plus.
À partir de là, l’on pourrait voir que la religiosité (comme une inclination à la conformité d’une doctrine particulière ou une adhésion principielle et formelle à un ensemble de croyances et de dogmes définissant les rapports de l’être à soi et aux autres par l’entremise d’une vérité des choses instituée dans une communauté d’individus) n’est pas tant un élément prépondérant dans le fondamentalisme que dans le dogmatisme parce que dans ce dernier elle est essentielle à l’acquisition et à la transmission et à l’adhésion de la vérité des choses (la dimension de religiosité intrinsèque à la tradition assure en effet selon mon observation ce lien nécessaire d’appartenance, d’adhésion, et assume une fonction mediumatique de communication des préceptes – enseignements et règles de traduction – du dogme, entre les individus et les générations d’individus tout autant qu’elle discipline en régulant les appropriations ‘autorisées’ ‘acceptables’ ou ‘conformes’). Dans le fondamentalisme, d’après moi, la religiosité n’est pas impérative dans la mesure que les individus appartenant à une communauté de pensée sont convaincus que la vérité des choses est ce ‘vrai de vrai’ d’une pureté, d’une authenticité, excluant toute faillibilité.
Les individus fondamentalistes ne sont pas tant, à mon sens, dévoués ou bigots, qu’ils sont d’abord convaincus du ‘vrai de vrai’ du réel qu’ils pensent avoir trouvé ou qu’ils pensent posséder, ils en sont (profondément) convaincus d’autant plus qu’ils ont cheminé (in utero – certes relativement encadré par la tradition de pensée dominante) jusqu’à cette conviction et pas vraiment parce qu’ils sont des produits d’une tradition de pensée et de croyances (etc.).
La religiosité me paraît ainsi fonctionnaliste (répond ou correspond à un besoin pratique – elle remplit une double fonction d’élément de cohésion et de transmission dans un système particulier de croyances et de dogmes) dans le dogmatisme qu’elle est utilitariste dans le fondamentalisme car elle permet à travers l’instauration d’une institution régulatrice (le religieux ou une autorité de cette nature par exemple comme corps d’ordonnancement des pratiques, des mœurs, etc., et autorité habilitée à sanctionner de telles pratiques, mœurs, etc.) de parer aux remises en question (critiques, nuances, contestations, etc.) de la pureté de la vérité authentique de l’être fondamental, de conserver ou de préserver dans ce qu’elle est la pureté de la vérité des choses.
Si dans le dogmatisme, il y a le sentiment de l’évidence du vrai ou de la vérité (c’est-à-dire que la vérité des choses ‘coule de source’ – qu’importe que la source soit rationnelle ou mythique, etc.), dans le fondamentalisme il y a davantage la conviction de la certitude (de ce qui se conçoit ou s’accepte comme l’évidence).
Ainsi, après avoir présenté succinctement les différences et les précisions que j’opère dans cette distinction entre le dogmatisme et le fondamentalisme (tout en ayant bien conscience que cela ne serait ni acceptable ni suffisamment pour plusieurs puisque de telles notions sont sous tension explicative et interprétative), je voudrais dire en quoi ne pas se concentrer davantage sur la problématique ou l’enjeu du fondamentalisme bien plus que le dogmatisme me semble une grande erreur.
Pour l’exprimer de façon directe et claire, selon moi, le dogmatique est (d’après ce qui est présenté plus haut) plus récupérable (bien entendu le terme ‘récupérable’ ici est une référence sartrienne) que le fondamentaliste – c’est-à-dire qu’il peut être ramené à une raison élargissant son champ de possibles (ce ‘champ de possibles’ comme expression s’inspire de la pensée de wittgenstein) tandis que le fondamentaliste me semble plus irrécupérable du fait même que sa conviction de certitude du ‘vrai de vrai’ – dont découle son intransigeance, sa conviction d’authenticité d’un tel ‘vrai de vrai’, son acceptation de sa pureté, restreint irrémédiablement ce champ du possible à une rationalité non-critique et non-nuancée (bien plus qu’à une croyance : la croyance étant une considération a priori d’un énoncé ou d’une traduction ou une interprétation du réel comme vrai dit simplement une assimilation ou une adhésion alors que la rationalité dit – parce que manière de penser fondée sur la raison et la logique – une évaluation de l’a priori par rapport aux données observées du réel par exemple et selon non seulement une structure logique mais aussi une grille d’analyse et de lecture particulière).
Toute rationalité n’est pas nécessairement critique et nuancée, la rationalité selon moi manifeste de la prise en compte des lois de la raison (si la raison est une – c’est-à-dire raison comme faculté propre à l’être humain de penser, de connaître, de juger, les lois qui la gouvernent sont loin de toujours être universellement et intemporellement admises par tous les êtres de raison), du bon sens, de la logique, organisées et acceptées comme telles dans une communauté de pensée dont les individus partagent ou (se) reconnaissent de telles lois de la raison, etc. De fait, certains esprits peuvent dans une telle communauté paraître irrationnels alors que dans d’autres communautés de pensée être éminemment rationnels (pour en arriver finalement dans cette situation à une convergence consensuelle de la ‘vérité’ comme résultante de la rationalité encore faut-il au préalable partager un minimum de lois de la raison).
La critique implique un examen et une appréciation de la vérité présumée ou acceptée comme authentique de quelque chose ou de sa valeur à partir de dissonances (de toutes sortes : phénoménales, nouménales, etc.) et ceci dans une rationalité minimalement partagée par des individus d’une communauté de pensée, elle a donc ainsi potentiellement un risque de remise en question de ladite authenticité.
La nuance est une différence en proposition de sens et de significations dont la faible densité – par rapport à celle plus forte qu’est la proposition dite ‘révolutionnaire’ (je pense notamment à la révolution copernicienne) ou ‘disruptive’ – est perçue ou vue comme une altération (aux effets heuristiques) de la vérité de quelque chose ou de sa valeur sans qu’une telle altération rende impossible le maintien de la vérité de ce quelque chose – vérité comme ce qui substantiellement – ou rende impossible la préservation de sa valeur (dont l’intégrité a été plus ou moins corrompue par l’altération qu’est la nuance qui lui est apportée). De la sorte, une rationalité peut être ni critique ni nuancée, et même renforcer un dogme.
Un dogmatique peut donc être d’une grande rationalité sans jamais que celle-ci soit critique ou nuancée, toutefois il s’expose et intègre des propositions étrangères à la sienne (on pense toujours après et avec les autres – de telles propositions seront vues par exemple comme hétérodoxes sans être ressenties nécessairement comme des blasphèmes ou des profanations d’un ‘vrai de vrai’ sacralisé). Cet état d’exposition et d’intégration montre que son champ de possibles est foncièrement élargi contrairement au fondamentaliste qui ayant intégré (après un cheminement in utero qui dit qu’il a pensé avec et après les autres) la certitude absolutiste du ‘vrai de vrai’ de quelque chose comme un tout intégral de pureté originelle fera moins preuve de transigeance dans l’inclusion de propositions étrangères (par exemple jugées comme profanes, hérétiques, blasphématoire, etc.) à sa certitude de conviction absolue du ‘vrai de vrai’ de quelque chose ou de sa valeur. Il restreint davantage ainsi le champ de possibles non seulement dans sa traduction du réel mais aussi dans son acceptation d’inclusion des propositions étrangères (frappées soit d’illégitimité, irrationalité, d’invraisemblance, d’hérésie, de blasphème, vues comme sacrilèges ou profanations, etc.). Sa rationalité peut être considérée comme telle dans sa communauté de pensée, alors que dans une autre cela serait plus de l’ordre de la croyance, du mythos, voire bonnement irrationnel.
La grande erreur que nous faisons c’est de nous concentrer trop souvent sur les dogmatiques qui me semblent plus récupérables que les fondamentalistes, et ces derniers sont de plus en plus une des grandes ou importantes inquiétudes contemporaines puisqu’ils sont des convaincus de la certitude du ‘vrai de vrai’ de quelque chose (ou de sa valeur), que celle-ci vient selon moi d’un besoin de sécurité de soi (un besoin de bunkérisation de soi) voire existentielle (de sens tangible-s de l’existence) devant un monde de tous les périls (fins du monde, fins des temps, fins de l’être humain, etc.) et de remises en question de toutes les choses (cela est aussi une critique adressée au courant postmoderniste dont on dit qu’il légitime le scepticisme radical tout en nourrissant un anarchisme [voire un relativisme] épistémique / épistémologique – ce à quoi l’on pourrait répondre comme ça en passant que le postmodernisme – entre autre – n’invente pas la fin des métarécits (encore moins l’agentivité des individus comme pouvoir réel de faire et réel exercice de ce pouvoir dans leurs situations et contextes particuliers), il le constate et à partir de là voit cette ‘nouvelle’ réalité dans laquelle les individus sont davantage individus-dualistes (par exemple glocaux : une hybridation du global et du local qui me semble une expression d’un soi cosmopolite contemporain), évoluant dans la vie liquide de bauman (dans laquelle les individus narrent leurs chroniques d’une société liquide d’un point de vue ecoéen) qui elle ne se saisit pas toujours totalement en dehors d’une ère du vide lipovetskyienne) plutôt que réductible à une seule dimension (qu’elle soit nationale, culturelle, sociale, etc.). Le postmodernisme ne définit pas l’être, il élargit le champ ou l’espace du possible.
C’est ainsi que grâce au postmodernisme (que l’on a pu entre autre penser le différend, la différence, la différance, les différences dans la mesure où ces différentes conceptualisations ont ouvert la porte – en opposition relative d’un excessif rationalisme en surplomb ou totalement ‘déconnecté’ du réel vécu ou de la réalité des sujets et universalisme un peu éthérien hérité des ‘Lumières’ – à la ‘vie’ des individus et aux ‘sens d’eux-mêmes’) que l’on a pu envisager (bien plus tard) une perspective intersectionnelle de l’appartenance identitaire de l’individu contemporain, me semble-t-il. Pour dire, cet individu (contemporain) est plus que jamais d’une grande complexité (complexité en m’inspirant d’edgar morin comme un lien entre des points différents, pour faire court).
D’un autre côté, il importe de souligner que l’anarchie n’a jamais signifié le bordel comme absence d’ordre – l’anarchisme dit plutôt selon moi l’autonomie (de la volonté qui implique la désaliénation par rapport aux principes hétéronomiques, au monde sensible notamment et toutes ses injonctions au conformisme mais aussi un refus de se laisser dominer par nos inclinations particulières autant qu’une mise à distance impérative par rapport aux institutions / régimes autoritaires ou atoritaristes de ‘vérité’), la coopération, la libre association, la solidarité et donc un certain ordre ne dissolvant pas les vouloirs et les formulations de soi dans une collectivité aux normes absolutistes excessivement autoritaires et moralisatrices – mais davantage le non-assujettissement à des institutions abusant de leur autorité et des normes agrégatives de la singularité et de la liberté des individus dans un tout d’une homogénéité qui tend souvent vers une uniformisation des vouloirs et des formulations de soi – de même que le scepticisme est plus une éthique du doute raisonnable ou la revendication d’un droit au doute raisonnable face aux prétentions d’une vérité absolue).
En revenant au sujet, les fondamentalistes, à la différence des dogmatiques (dont on peut espérer qu’avec une exposition et une intégration des propositions critiques, nuancées, ou étrangères au dogme puissent ébranler leur évidence ou leur permettre de se questionner sur la tradition établie dans leur communauté de pensée), sont moins enclins à l’intégration des propositions jugées par eux comme impures. L’exposition dit à mon sens une connaissance d’existence de quelque chose et l’intégration souligne une modification substantielle produite par cette connaissance de notre ‘vérité’ de quelque chose ou de sa valeur. On peut être ainsi être exposé ou s’exposer à quelque chose sans forcément l’intégrer (en soi), on en a connaissance mais cela ne change pour nous substantiellement rien (ou pas grand-chose). L’exposition ne suffit donc pas à changer notre ‘vérité’ de quelque chose, il nous faut l’intégrer.
En fin de compte, avec cette impression, il me semble que nous devrions peut-être prêter plus d’attention au fondamentalisme de toutes parts sans être moins vigiliant(e)s sur le dogmatisme. Les fondamentalismes de nos jours disent des bunkérisations de soi bien plus que les dogmatismes, l’on pourrait comprendre ainsi pourquoi les appels à la « raison » semblent inaudibles ou peu suivis et que les discours sur les idéaux de justice se heurtent à une certaine insensibilité ou à une indifférence (rationnelle, etc.) certaine.
La grande question selon moi demeure : comment faire intégrer d’autres propositions de sens et de significations existantes en dehors de la certitude absolue du fondamentaliste de son « vrai de vrai » sans adopter une approche autoritaire, sans verser dans l’attitude moralisatrice, sans condescendance et paternalisme, sans mépris de sa réalité de dignité humaine, etc. ?
L’une des pistes de réflexions me semble être, comme je l’ai souvent dit ici, de comprendre ce qu’est profondément le fondamentaliste (entrer dans sa tête), saisir l’essence de sa certitude absolue du « vrai de vrai », maîtriser sa rhétorique, et ensuite construire un espace de rencontre discursive et véritablement conversationnelle qui verra les uns et les autres se déplacer – malgré leurs subjectivités, leurs rationalités, leurs présomptions de vérité, etc. – d’un univers de sens et de significations, d’un cadre symbolique, à l’autre, ainsi en espérant qu’au bout de ce déplacement réciproque sous tension chacun(e) puisse intégrer des propositions qui lui sont étrangères (hérétiques, blasphématoires, etc.) et seulement à partir de là il serait envisageable d’après moi (puisqu’il y a eu au préalable respect du dire et du penser mais aussi intériorisation de l’autre comme réalité légitime et valide puisque être humain – dignité humaine, être doué de raison) de se permettre une réflexion sur une éthique minimale du vivre-ensemble (un vivre-ensemble laissant entendre une volonté de faire société du je et du tu médiatisé nécessairement par un tiers commun qui peut être une loi, une norme, un ensemble d’acceptations communes d’une idée de la personne humaine et de l’humanité, etc.). Et le vivre-ensemble n’implique pas ou ne signifie pas (jamais) qu’il soit impératif que les uns et les autres s’aiment – je veux dire qu’ils / elles s’embrassent (goulûment ou non) sur la bouche, comme j’ai l’habitude de le dire.
Mais tout ceci n’est qu’une impression.
« Le sens des choses comme l’être-vrai des choses, comme vérité des choses, est d’abord fondamentalement une traduction (l’existence d’une interface symbolique qui rendent compréhensible, intelligible) de ce que l’on entend voit sent touche (perceptions, sensations, expériences) et que l’on l’interprète de façon à nous satisfaire d’abord – c’est-à-dire à faire correspondre la conscience (les sensations, les perceptions, les expériences) avec la connaissance (le système de référence, le cadre symbolique). Plus clairement, si les choses ont du sens c’est premièrement parce que ce sens exprime pour nous les traducteurs une certaine satisfaction. La satisfaction découle d’une résolution, pour résoudre il faut pouvoir faire correspondre à quelque chose de connu ou de le rapprocher du connu (identification qui dit catégorisation), ce qui implique une différenciation (singularisation) et une indifférenciation (normalisation).
Entendre quelque chose ne veut pas dire entendre le sens de ce quelque chose ou prendre acte du sens de la chose encore moins de nous y conformer, mais simplement prendre conscience du bruit ou du son émis par ce quelque chose (la conscience que ce quelque chose existe) – sentir quelque chose ne veut pas dire sentir le sens de ce quelque chose mais simplement prendre conscience de son odeur, de son parfum (je sens la brûlure d’une flamme ne veut pas dire que je sens le sens de cette brûlure comme existant mais simplement que je prends conscience que quelque chose me brûle parce que je suis un être éprouvant (sensitif) et que si je la qualifie de brûlure c’est parce que mon cerveau a traité en traduisant l’information neuronale d’après mes expériences archivées produites par mes antécédents sensitifs – notamment ceux dans lesquels j’ai été en contact avec une flamme) ; ressentir quelque chose ne veut pas dire ressentir le sens de ce quelque chose mais simplement prendre conscience des effets de ce quelque chose comme existant (je ressens de la passion pour toi ne veut pas dire que je prends connaissance du sens de cette passion qui peut être de l’affection ou de la haine, et que cette affection ou cette haine véhicule quelque chose de plus fondamentale qu’une simple identification catégorielle émotionnelle).
Pour que le son ou le bruit ait sens (sens comme connaissance de l’être-vrai) il importe que comme personne (être à même d’exercer sa raison, son entendement, de ressentir et de sentir) il puisse nous faire sens. C’est-à-dire que nous puissions le traduire à partir d’un système de références, dans un cadre symbolique. C’est grâce à cette traduction que l’on peut identifier (établir l’identité) ce son ou ce bruit comme un cri de nourrisson demandant à être nourri ou un simple chant d’oiseau. Le cri en lui-même n’a pas de sens sans cette connaissance qui résulte d’une traduction et qui elle ne saurait se faire sans un écran linguistique, symbolique, référentiel, à partir duquel nous traduisons (nous formulons et nous nous formulons l’être). Le chant de l’oiseau pareil. Nous ne cherchons pas à entendre parce que nous entendons déjà (cet être s’impose comme existant à nous en premier lieu, même si nous pouvons le frapper d’invisibilité ou d’inexistence, en coupant l’image ou le son – pour dire en faisant fi de cet être, ou en l’ignorant) et c’est cela qui attire notre attention, ensuite nous essayons de traduire ce que nous entendons en un langage intelligible. Si le bruit ou le son manifeste un être, c’est-à-dire nous signale que quelque chose est, il n’exprime en lui-même rien d’autre que cet existant de la chose.
Dès lors, il convient de faire une distinction entre la chose en tant qu’être et le sens de la chose qui est donc une construction ou une attribution de connaissance. La chose est une réalité concrète (objet) ou abstraite (idée), elle diffère de l’être vivant comme être capable d’exercer sa raison de façon autonome (de poser sa propre norme), de sentir et ressentir (conscience de ressentir et de sentir), de l’être éprouvant (en quelque sorte). La différence fondamentale entre la chose et l’être vivant réside dans l’état (intrinsèque) d’indétermination de la chose et la possibilité de détermination de l’être éprouvant, vivant. Je veux dire par-là qu’une chose se caractérise par le fait qu’elle ne peut se déterminer elle-même puisqu’elle ne pense d’elle-même ni n’éprouve (sensitivement parlant). Chosifier un être vivant c’est lui retirer sa possibilité de détermination, cesser de le considérer comme un être raisonnable et/ou éprouvant, c’est le réduire à l’état d’indétermination propre à la chose.
Un cri est un son émis par la voix, le cri ne peut penser de lui-même ou éprouver quoique ce soit, or nul ne peut avoir du sens que dans la mesure où il possède une capacité pour le moins intuitive d’avoir conscience de sa réalité et de formuler en un langage adéquat la connaissance de sa réalité propre – de se dire en tant que et comme. Le cri est ainsi de prime à bord un objet ou un medium de communication dont le contenu est la voix qui elle véhicule des signes (une parole) qui eux présument une forme d’intelligence (existence d’une pensée) ou d’une forme de sensitivité (éprouver des sensations), et cette forme d’intelligence ou de sensitivité conduit nécessairement à celui qui l’exerce – c’est-à-dire dans le cas d’espèce le nourrisson. De la sorte, si le cri a du sens ce n’est pas comme son émis par la voix mais comme porteur d’un contenu exprimant toujours autre chose d’autre que le cri lui-même, un sens produit par son auteur, le sens du cri est indissociable de ce que son auteur laisse entendre (en criant). De l’autre côté, le sens du cri pour nous qui l’entendons ne vient pas du cri en lui-même mais de notre signification de lui – c’est-à-dire ce que nous traduisons par ce son émis. Linguistiquement parlant, le cri n’est pas un mot anodin, il n’est pas un son parmi tant d’autres. Culturellement socialement politiquement historiquement (etc.) parlant, le cri est un son polysémique.
Il importe donc selon moi de faire une distinction entre la chose comme être ou existant et le sens de cette chose en tant qu’être ou existant ; autrement formulé, si l’être n’est pas indissociable de son sens comprendre le sens de l’être n’est pas pareil qu’identifier l’être comme tel, c’est là deux aspects qu’il convient d’aborder sans les confondre. Un cri comme nous le percevons en tant que son et non bruit est un existant quasi immuable (à moins de modifier notre référentiel en l’amendant par une nouvelle catégorie identifiant avec beaucoup plus de précision cet être) tandis que comme nous le comprenons son sens est relatif (puisque un cri n’a pas une essence propre, c’est une chose frappée d’un état d’indétermination auquel nous affectons ou attribuons dans un exercice de traduction et de saisie de l’être une catégorisation et des significations – la détermination – qui sont elles liées à nos perceptions, à la situation, au contexte, au culturel, etc., à la fois de la traduction et du saisissement de celui qui exerce cette activité mais aussi de celui qui est le producteur de cet être qu’est le cri).
Dès lors, pour en arriver, le plus près possible de l’être-vrai du cri (le sens du cri), c’est-à-dire dans un dépassement de l’a priori de l’existant (nous percevons un cri, nous avons conscience du son) afin de nous rapprocher de ce qu’il veut dire, et ce qu’il veut dire est d’abord ce que nous comprenons de lui. Dès ce moment, le sens du cri nous semble accessible, atteignable, parce que nous le construisons à partir d’une multitude d’éléments de notre propre référentiel, et puisque jamais un cri ne viendra nous dire le sens de son être nous convenons que son être-vrai réside dans cette compréhension qui elle nous semble la plus plausible, la plus exacte, ou celle qui résout de façon satisfaisante un certain nombre de questionnements.
De la sorte, affirmer que le sens des choses n’est pas atteignable c’est simplement reconnaître plusieurs évidences : d’un, que les choses n’ont aucun sens ou son vide de sens parce qu’elles sont des choses, des étants frappés d’un état d’indétermination, elles ne sont pas productrices elles-mêmes de leur sens qu’il soit leur raison d’être (ce pourquoi elles existent), leur logique (comment elles raisonnent ou que l’on les fait raisonner), leur finalité (ce pourquoi elles sont destinées), leur usage (ce qu’il est fait d’elles – appropriations), etc. parce qu’elles n’en ont pas la capacité, elles n’ont pas la capacité de l’être raisonnable ou éprouvant (possibilité de détermination); de deux, que si les choses ont / font sens c’est parce que ce sens est un construit soit d’une intelligence productrice de ce sens soit d’une intelligence réceptrice du sens produit par l’intelligence productrice de sens, ainsi le sens des choses n’est pas en soi propre aux choses qu’il est une affectation ou une attribution de sens d’un étant d’intelligence toujours en dehors de la chose même ; de trois, l’être-vrai (sens) des choses par conséquent est moins (véritablement) une essence des choses qu’il est davantage une traduction soit d’une expression d’intelligence soit d’une manifestation d’existence, et cet être-vrai ainsi traduit suggère à la fois un certain relativisme réduisant à l’insignifiance la notion de l’être-vrai conceptualisée comme certitude absolue (traduire, dit-on, c’est trahir), rendant non-pertinente l’atteinte d’une quelconque « vérité » sans toutefois exclure l’élaboration ou la production d’un certain consensus susceptible d’être universalisable dans la mesure que la double reconnaissance de cette traduction comme en même temps la résolution la plus satisfaisante (en mesure de répondre adéquatement aux différentes configurations – situationnelles, culturelles, contextuelles, etc. – ou problématiques cognitives) et la plus exacte (la plus adéquate, la plus plausible, par rapport à ce qu’il se perçoit de la chose) établit une compréhension partagée de la chose par chaque être raisonnable ou par un nombre important de communautés d’êtres raisonnables.
Ce partage ou cette possibilité de partage de cette traduction a pour effet d’essentialiser la chose, donc en réalité de procéder à un glissement du sens de la chose comme construit émanant de la traduction vers la naturalisation de cette traduction comme sens de la chose en elle-même (au lieu du sens conventionnel attribué à la chose) ; pour dire, qu’avec le partage de cette traduction – c’est-à-dire comme commune vérité – se construit insidieusement (presque inévitablement, je dirais) une essentialisation de la chose, un dogme du sens considéré comme propre de la chose.
Pour finir, je résumerais sommairement mon propos : les choses n’ont aucun sens en elles-mêmes, le sens y est absent, elles sont vides de sens. Elles n’ont un sens que parce que nous leur attribuons du sens (et cette attribution est une résolution qui nous oblige de faire sens à nous-mêmes d’abord et éventuellement aux autres, cette attribution est l’aboutissant d’un processus de traduction qui doit nous sembler la plus exacte à cette fin afin de nous satisfaire et éventuellement satisfaire les autres). La raison d’être des choses est toujours en dehors des choses elles-mêmes dans la mesure où elles ne peuvent concevoir d’elles-mêmes leur raison d’être (le cas échéant elles cesseraient d’être des choses), et si nous la « découvrons » c’est parce qu’à partir de la chose comme étant / existant / être nous partons à la recherche de cette raison d’être qui nous conduit nécessairement hors de la chose en soi (comme tel, comme être) parce que nous nous intéressons à sa cause (le pourquoi d’être) et sa finalité (le but d’être) – et toute chose par définition n’est pas une création ex nihilo c’est-à-dire qu’elle est toujours le produit de quelque chose d’autre que la chose elle-même et cette production remplit nécessairement une fonction (puisque l’on comprendrait difficilement pourquoi elle est), elle suit nécessairement une certaine logique (une forme d’ordonnancement, d’organisation, de l’être), elle serait susceptible d’usage (d’instrumentalisation, d’appropriation), et ces différents aspects de la chose nous impose une orientation dans notre recherche de sa compréhension (qui diffère de la recherche purement descriptive et explicative des propriétés ou des manifestations observables de la chose). Maintenant, si la chose en effet nous oriente, cette orientation n’est pas son être-vrai, cette orientation nous impose une épuration réductrice de l’espace des prédicats possibles, l’orientation remplit ainsi une double fonction disciplinaire et autoritaire, et non ne dévoile le sens de la chose.
Les orientations des aiguilles d’une montre ne nous disent pas le sens de la montre comme objet (indiquant l’heure) et même comme idée (du temps qui passe), elles ne font que nous imposer un certain nombre d’éléments à tenir en compte pour notre compréhension de ce qu’est une montre. Un cri comme existant remplit une double fonction : un signalement / une interpellation (sur le fait que quelque chose est) et une attention (à porter sur ce quelque chose qui est signalé comme étant ou qui nous interpelle comme étant). Mais, le cri ne nous dévoile pas son sens, il nous oriente par épuration (on le distingue comme son et non comme bruit) vers quelque chose d’autre que le cri lui-même : la détresse, la colère, la joie ou la jouissance, etc. Le sens du cri est donc saisi par nous qui y prêtons attention parce que nous lui attribuons un sens (un son de détresse, de souffrance, de joie ou de jouissance, etc.), ce sens se fait nécessairement à travers un écran linguistique ou culturel ou à partir d’un cadre symbolique, de nos expériences archivées, un écran situationnel ou contextuel, bref à partir d’une pluralité d’éléments en dehors de la chose elle-même nous permettant de nous le traduire et de le traduire adéquatement – sinon le cri n’aurait en lui-même aucun sens.
Si nous dévoilons la chose comme un sens propre à la chose c’est parce que nous lui attribuons une réalité (que nous acceptons, partageons, comme fondamentale) correspondante non pas à la chose elle-même mais à ce qu’il nous semble être selon nos perceptions et nos significations (traduction) de la chose, en fin de compte nous nous dévoilons la chose bien plus que nous dévoilons la chose, l’expression « dévoiler la chose comme sens propre à la chose » on conviendra est au fond à la fois abusive et inintelligible.
A bien des égards, nous introduisons des idées dans les choses et ces idées nous les acceptons comme l’être véritable des choses. Les idées sont artificielles (culturelles) et nous avons tendance à les naturaliser (universaliser). Les idées sont donc bien plus que les choses en elles-mêmes qu’elles sont la réalité fondamentale des choses que l’on tend généralement à admettre comme l’être-vrai des choses (la vérité des choses, la vérité universelle des choses). Nous singularisons et normalisons les choses, nous les catégorisons pour qu’elles fassent sens (avant même qu’elles aient sens pour nous), nous les manipulons (dans le sens de maniement, parce que toute compréhension implique la manipulation ou oblige au maniement) et dans cette mesure nous les altérons (d’une façon comme d’une autre).
Les choses ne nous sont moins inaccessibles comme étant que leur « vérité » (propre) nous est inatteignable. La réalité n’est pas le réel, la réalité est le produit d’une perspective humaine sur les choses, le réel nous est accessible comme objet ou idée mais jamais comme sens. Du moment que nous faisons sens du réel nous construisons une réalité, dès l’instant que nous avons sens du réel qu’est l’être dont on a conscience nous avons une réalité dont nous ne sommes plus étrangers (puisqu’elle émane de nous).
[…]
Tel que le note Angenot dans La notion d’arsenal argumentatif : l’inventivité rhétorique dans l’histoire (chapitre de l’ouvrage Chaïm Perelman : De la nouvelle rhétorique à la logique juridique sous la direction de Frydman et Meyer – 2012), le rationnel « se rapporte à l’ensemble des schémas persuasifs qui ont été acceptés quelque part et en un temps donné ou qui sont acceptés en tel ou tel milieu, dans telle ou telle « solidité » politique par exemple comme sagaces et convaincants alors même qu’ils seront tenus pour faibles, sophistiques, « aberrants » […] en d’autres cultures, d’autres milieux et d’autres temps ».
Le rationnel est un sens relatif, historiciste ; on ne peut avoir n’importe quelle idée à n’importe quelle époque et en toute liberté méditative et créative (Angenot 2012), le connaissable le pensable l’argumentable le croyable et le dicible sont aussi fonction du quand et du où, du comment – c’est-à-dire des grammaires de la connaissance et de la reconnaissance. Grosso modo, le rationnel comme mode de production de la connaissance – qui elle est donc admise comme connaissance parce conforme aux lois de la raison, du bon sens, de la logique – ne saurait se soustraire à une forme de prédétermination (le rationnel est prédéterminé car il est organisé en fonction et en suivant des critères de logique préétablis), sans toutefois que l’on puisse prédire le contenu d’une connaissance il est possible de prédire que cette connaissance ne débordera pas de l’espace formel conventionnel – commun, partagé. Or, comme je l’ai plusieurs signalé ici l’être-vrai est généralement localisé ou situé en dehors, de la sorte la « vérité » est ailleurs.
Finalement, le rationnel n’a rien à voir avec la « vérité » comme l’être-vrai mais avec la connaissance (ce que l’on sait ou croit savoir de quelque chose). La connaissance est un savoir (information) ou un état de ce qui sait (esprit informé) ou ce que l’on sait – savoir qui lui est composé d’un ensemble organisé de propositions d’explication, de description, de signification (théorique ou issue d’expérience) par rapport à l’être (objet, idée). Dire que quelque chose est vraie car rationnel, logique, produit du raisonnement, est ainsi abusif. Le rationnel, la logique, le raisonnement, est de l’ordre du convaincant et du raisonnable, qui sont comme vu précédemment relatifs. Comme le rappelle Angenot (2012) l’histoire des idées montre constamment à quel point le convaincant et le raisonnable sont frappés d’obsolescence, mais aussi (peut-être surtout) que « le passé est un vaste cimetière d’« idées mortes » […] qui furent pourtant tenues, jadis ou naguère, pour convaincantes, démontrées, acquises, aussi bien importantes, mobilisatrices, etc. ».
[…]
Dangereuse parce qu’elle cause un aveuglement et conduit à un enfermement voire un emmurement – ce qui est la définition la plus adéquate du « dogme » : doctrine acceptée et revendiquée comme une vérité incontestable. De l’autre côté, elle est dangereuse parce qu’elle passe sous le radar le substantiel. Je m’explique. Nous connaissons tous le célèbre syllogisme suivant : tous les hommes sont mortels, or socrate est un homme, donc socrate est mortel. Cette logique, ce rationnel, bien qu’elle soit l’illustration d’une parfaite démonstration de l’appartenance identificatoire (pourrait-on dire) à l’espèce humaine de socrate, n’a en soi aucun sens. Car substantiellement la question n’est pas tant de démontrer que socrate soit de l’espèce humaine mais de dévoiler ce qu’est un homme, c’est-à-dire qu’est-ce qui fait que l’homme soit homme et non autre chose, quel est l’être-vrai de l’homme ? Ce syllogisme suggère que la mortalité des hommes soit leur caractéristique puisque nous êtres humains nous mourrons tous (pour le moment). Si l’on ne retient que cette caractéristique alors il ne serait pas impossible de trouver que les plantes sont des êtres humains car elles meurent aussi, donc il est possible que socrate en fin de compte soit une plante parce que les êtres humains partagent avec les plantes cette (funeste) destinée. Bien entendu, cette considération sera pour beaucoup (hautement) scandaleuse.
Le propre du rationnel ou de la logique n’est donc pas celui du dévoilement du sens mais de la démonstration sans laquelle il n’y aurait pas fondamentalement de différence entre croyance et science, entre mythe et vérité, etc. La logique ou le rationnel remplit ainsi une fonction d’organisation, d’agencement, de structuration, de mise en relation de prémisses, afin de produire une argumentation formelle conforme aux critères de validité du raisonnement – une argumentation qui serait admise comme connaissance dans la mesure qu’elle produit de l’information (l’on sait que socrate est un homme parce qu’il est mortel, nul besoin d’empirie pour que cette argumentation soit convaincante et raisonnable).
Mais, c’est une connaissance qui n’apprend rien de substantiel parce que dire que les êtres humains sont mortels relève de la tautologie (par son caractère redondant dont le prédicat mortels ne dit rien de plus que le sujet êtres humains), de la lapalissade puisqu’une telle proposition est une évidence même (elle est en soi d’une banalité dira-t-on naïve) : c’est comme dire que la pluie pleut ou une personne était en vie avant sa mort. Peut-on y voir un énoncé pléonastique de la même veine que ceux suivants : il faut monter vers le haut, descendre vers le bas. « Les êtres humains sont mortels », un lieu commun. Le substantiel en tant que ce qui est capital dans cette question est l’être-vrai de l’être qui en fait un être fondamentalement différent (singularisation) par rapport à d’autres espèces – ce substantiel n’est pas sa mortalité.
Le sens de l’être humain n’est pas le sens de la vie, encore moins de la mort, il est dans ce qu’il est biologiquement (hominoïde – hominisation) et (surtout) dans ce qu’il se fait (humanisation), c’est là tout un enjeu de compréhension qui dépasse le cadre purement métaphysique, psychologique, psychanalytique, ethnographique, philosophique, sociologique, politique, communicationnel, anthropologique, religieux, etc. D’ailleurs, les débats (souvent virulents) entre théoriciens spécistes et anti-spécistes l’illustrent. Dès lors, si socrate est un homme c’est substantiellement parce qu’il répond de l’être-vrai de l’être humain et non de sa mortalité. Et cet être-vrai ne peut être qu’un ensemble de propositions de sens et de significations, certaines sont retenues parce qu’on leur reconnait une plus grande exactitude (plausibilité) et ont leur octroi un statut de vérité sans que l’on ne puisse affirmer qu’elles sont la certitude absolue ou l’être véritablement vrai de l’être humain.
Ériger ainsi le rationnel ou la logique en vérité est en fait se contenter d’un contenu dont l’objet informationnel essentiellement démonstratif est vide de sens, n’a aucun sens, ne fait substantiellement aucun sens. Ce qui est donc dangereux dans ce cas d’espèce est également de l’ordre de l’emmurement, de l’aveuglement, de l’enfermement. Voire d’une stérilité certaine.
[…]
Dans un dernier souffle, je termine cette errance en relevant le fait qu’il est possible que mon propos soit accusé ou taxé de scepticisme (dangereux) et de relativisme (forcené) – ou même réduit à la « suava eloquentia » de Faustus. Ce serait totalement légitime. Il est aussi possible que ce propos ne convainc pas tout le monde (je n’ai pas cette intention), c’est-à-dire soulève en toute légitimité des objections critiques, ce qui serait pour moi un soulagement car cela signifierait que ce propos est non seulement réfutable mais aussi qu’il puisse être invalidé par quelques autres pensées (c’est aussi cela la richesse de la réflexion puisque loin de susciter des alléluias stériles elle pousse à évaluer et tester les idées).
En anticipant, les accusations de scepticisme et de relativisme, qu’il me soit permis de dire en défense de ma propre personne (ce qu’aucun avocat responsable et raisonnable ne conseillerait à personne, même à lui-même), que si le scepticisme est le refus (quasi doctrinal) de reconnaître qu’il y ait une vérité absolue (exigeant ainsi une « salvatrice » suspension du jugement) ce principe attitudinal que j’adopte ou cette attitude principielle qui est mienne n’exclut en rien que l’on puisse convenir sur une sorte de savoir consensuel (à partir d’une dynamique de convergence) amendable, modifiable, évolutif. Encore moins, que ce scepticisme n’exclut pas d’observer la récurrence de certains phénomènes semblables ou analogues indépendamment des particularismes, des individus et des communautés, et surtout que certains traits communs qui ressortent de l’observation.
Le scepticisme est une attitude de vigilance sans laquelle il est fort peu probable de maintenir un certain esprit critique, à cet effet bien que le « je ne crois en rien » diffère du « je ne sais rien » il importe de remarquer que l’un n’est pas entièrement indissociable de l’autre et de mettre en exergue cette effarante banalité : ne croire en rien c’est croire en quelque chose, croire c’est se placer dans une position d’a priori, que le rien n’est pas nécessairement le vide de tout mais davantage l’absence d’absolu, de transcendance absolue ou d’absolu transcendantal, le rien dans le cas relève du suprématisme d’un type malévitchien. C’est également mettre en exergue cette autre effarante banalité : ne savoir rien c’est déjà savoir quelque chose, savoir comme avoir conscience et connaissance de cette donne, le rien n’étant pas nécessairement une absence de connaissance ou de savoir telle une ignorance mais une méfiance envers l’absolu d’un savoir prétentieux présomptueux péremptoire susceptible de glisser insidieusement vers le dogmatique. On croit toujours en quelque chose qui n’est pas tout à fait rien, on sait toujours quelque chose et le sceptique se doit de se garder de toute forme de prétention, d’absolu.
Paradoxale suggestion aux allures injonctives ou prescriptives à la visée véritative de la part d’une personne réfutant le caractère absolu de la vérité, j’en conviens. Qu’il me soit permis de souligner qu’il s’agit peut-être d’une orientation bien plus que d’un être-vrai. Certains diraient une forme d’éthique, or on le sait l’éthique n’est de l’ordre de la vérité mais d’un code de conduite incorporant toujours un telos qui permet de saisir sa raison d’être, dans le cas d’espèce il s’agit du maintien par la vigilance (exprimée dans le questionnement) de l’intégrité de son esprit critique.
Tout le monde a une éthique, du moment que nous évoluons dans une communauté nous sommes imprégnés d’éthique, du moment que nous vivons dans une époque nous sommes influencés par une éthique, du moment que nous formons des convictions nous choisissons une éthique, du moment que nous conceptualisons ce que nous comprenons par bien et mal (agir bien, agir mal) nous nous assujettissons à une éthique ; ainsi, dire qu’untel n’a pas d’éthique parce qu’il agit de façon différente de la nôtre est inexact doublé du fait qu’il se veut souvent stigmatisant de l’autre (voire la construction d’une hiérarchisation en termes de valeurs, de supériorité et d’infériorité, de moderne / civilisé et de primitif / barbare, etc.). L’éthique est une notion plurielle (déontologisme, conséquentialisme) qui peut relever de l’utilitarisme, de la morale de l’intérêt, de la vertu, de l’eudémonisme, etc. Le monde est celui à la fois du pluralisme éthique, d’universalisme éthique, du relativisme éthique. À chaque situation exigeant l’adoption d’un code de conduite mobilisant l’évaluation de nos mœurs et de la morale ou s’appuyant sur nos mœurs et notre acceptation de ce qui est de l’ordre de la morale comme nous le conceptualisons, nous adoptons une éthique. Tel pays, telle nation, telle civilisation, tel individu, n’a pas plus ou moins d’éthique que les autres. Le sceptique non plus.
Quant au relativisme, l’on m’accusera de mettre sur le même plan des valeurs différentes (contradictoires, opposées, incompatibles, etc.), à quoi je serai tenté de répondre : oui, et puis quoi ? Pour dire : oui, et ça fait quoi ? Le monde est foncièrement relativiste ou impose dans l’observation de ses réalités un relativisme certain. Sur tous les plans, cette donne est confirmée.
L’individu est foncièrement relativiste (en même temps foncièrement universaliste car il se projette aussi dans une totalité transcendantale en s’émancipant ainsi de ses particularisme et son moi insulaire) parce qu’il est un fait divers (identité mosaïque) et un fait du divers (identité produite par un ensemble d’identifications plus ou moins hétérogènes) et évoluant dans la Cité du divers (la Cité du pluriel, la Communauté des Ego) – la divers-Cité ; cet individu paradoxal peut concevoir le réel d’une multitude de manières et de sens, il peut être dilaté éclaté dilué liquide comme la société dans laquelle il évolue et en même temps compact ou magmatique / enraciné / localisé / tribal, etc. – toujours en essayant d’en arriver à une cohérence qui le préserve relativement du risque de désintégration (je parle notamment ici de la préservation de son intégrité psychique).
Les phénomènes ont plusieurs niveaux de réalité qu’ils sont irréductibles à une seule (la guerre par exemple n’est pas seulement une lutte armée, un conflit localisé dans le temps et l’espace, un paradigme en science politique / en philosophie / en droit : c’est un « fait social total » qui ébranle dans un certain nombre de cas la totalité de la société et de ses institutions, cela sur plusieurs échelles et sur différents niveaux – comme la célèbre formule de Mauss l’a si remarquablement saisi dans son Essai sur le don ; on pourrait en dire autant de la mondialisation, de la migration des populations, des changements climatiques, des terrorismes, etc.).
De fait, la réalité est relativiste, à moins de se mettre les œillères (du déni). Il ne s’agit donc pas d’inventer l’eau chaude ou d’enfoncer une porte déjà ouverte en soulignant cet aspect, encore moins donner l’impression d’une espèce de révélation biblique ou de lancer un eurêka comme un cri révolutionnaire. Cette réalité relativiste fait en sorte que comprendre implique (ce qui n’est pas obligatoire sans cesser d’être de valeur) d’intégrer les différents plans, niveaux, échelles, dans un tout cohérent et rigoureux qui produise immanquablement un sens complexe (complexus : connexion des points) sans être dénué de clarté ou de netteté. Ainsi, la réalité relativiste ne saurait être un sens insulaire ou parcellaire sans forcément que ce sens complexe ne soit trop général pour ne pas être d’expertise ou de spécialiste, trop éthérien pour ne pas être enraciné, trop fluctuant pour ne pas être saisissable, trop flexible pour ne pas être solide, trop vague pour ne pas être précis, etc.
Maintenant, est-ce que tout se vaut ? La question m’a toujours semblé d’une formidable infécondité intellectuelle (voire même morale). Elle ne mène à nulle part d’autre que à la construction d’une verticalité des réalités qui justifie des attitudes hautement critiquables. Elle ne mène à nulle part d’autre que à la domination d’un dogme et d’une doxa, d’une subjectivité se faisant passer pour une objectivité, d’un universalisme comme l’autre dirait qui est au fond le triomphe du particularisme.
Au-delà de cela, cette question est un piège car il enferme l’esprit dans des élucubrations plus ou moins guerrières, plus ou moins d’intolérance, dans des enjeux qui n’en finissent plus d’être discutailler. Sans parler du fait qu’il construit une binarité dans la compréhension des réalités ou produit un sens manichéen d’un réel aux multiples réalités.
La question n’est pas à mes yeux celle de savoir si tout se vaut ou non, la question est que veut dire ce réel et ces multiples réalités, qu’est-ce qu’on peut en dire objectivement, pourquoi les choses sont elles comme je les observe, pourquoi et à partir de quoi je les observe, que puis-je en déduire ou induire de ce que je vois, quelles relations entretiennent-elles (d’ailleurs entretiennent-elles une quelconque relation, y-a-t-il une convergence ou non, pourquoi les divergences ou comment s’articule-t-elles), qu’est-ce que cela veut dire pour les acteurs de ce réel ou plongé ou évoluant dans ce réel, quelles sont leurs réalités, d’où vient ce que je vois, ce que j’entends, ce que je ressens, etc.
Question multiple pour réalités multiples, la recherche de sens ne s’inféode pas à ce « est-ce que tout se vaut ? » improductif et adéquatement répond : cela dépend (de quoi on parle vraiment, de quoi dont il s’agit vraiment, d’où on regarde, dans quelle langue on le traduit et comment on le traduit).
Ce « cela dépend » est déjà en soi une ébauche de l’être-vrai (dont on ne saisit ni totalement ni définitivement les contours, encore moins l’essence, bien que l’on puisse s’en faire une idée ou en avoir une idée). La métaphysique, la philosophie, la science, la réflexion, la curiosité des choses ou la curiosité de l’être, est une activité de l’ébauche, rien de moins rien de plus, et me semble-t-il elle est là sa noblesse, peut-être sa grandeur. »
At the top of the post, we have the great privilege of seeing—and hearing—Miles and his four sidemen record the soundtrack, live. The two-day session took place at Le Post Parisien Studio in Paris on December 4th and 5th. According to Discogs, “Davis only gave the musicians a few rudimentary harmonic sequences he had assembled in his hotel room, and once the plot was explained, the band improvised without any precomposed theme, while edited loops of the musically relevant film sequences were projected in the background.”
The filmed session is captivating; Davis and band stare intently at the screen and, on the spot, create the film’s mood. (In the second half of the clip, the filmmakers banter in French about the production while Davis plays in the background.) Seeing this footage, writes Dangerous Minds, is akin to “watching Picasso paint.” Furthermore, “it could be argued that Malle’s cinematic style and the unique pacing and character of this particular film—which Miles obviously had to conform to in order to score it properly—had a noticeable influence on his music.” Miles would say as much, claims his biographer Ian Carr, telling Malle “a year or two later” that “the experience of making the music for the film had enriched him.” Critic Jean-Louis Ginibre wrote in Jazz magazine at the time that Davis “raised himself to greater heights” during the sessions, “and became aware of the tragic character of his music which, until then, had been only dimly expressed.” For his part, Malle remarked, “Miles’s commentary—which is of extreme simplicity—gives a really extraordinary dimension to the visual image.” Fans of the film will surely agree. Fans of Miles Davis may want to rush out and get their hands of a copy of the score. (You can find a diminished copy on Youtube here). It was never released in the U.S., but ten songs appeared stateside on an album called Jazz Track. While the soundtrack may not work as well without the images (Allmusic describes some numbers as “rather sterile”), it nonetheless provides us with a kind of missing link between Davis’ fifties hard bop and the cool jazz he pioneered the following decade in his most-lauded, best-selling album, Kind of Blue.
« La leçon de scepticisme de Cioran
par
L’œuvre de Cioran a le don et la magie d’un exorcisme qui utilise la douleur comme calmant. »
« « La psychanalyse doit interroger ses fondements – essentiellement l’épistémologie de la différence des sexes, du patriarcat, de l’hétérosexualité, mais aussi ses mythes théoriques, comme celui du meurtre du père – je dirais à nouveau, d’une nouvelle manière, puisqu’elle devrait ne pas cesser de le faire. »
Invitation à réinventer la psychanalyse par la philosophe et psychanalyste Mathilde Girard, commentant une intervention de Paul B.Preciado à l’École de la Cause freudienne, dans AOC.
[…]
Invité de la 49e journée de l’École de la cause freudienne, il semble que Paul B. Preciado ait suscité le malaise dans l’assistance. Figure majeure de la pensée queer et féministe contemporaine, le philosophe jette en effet, par sa présence-même, un pavé dans la mare d’une psychanalyse aux cadres vieillissants, révélant ainsi la nécessité politique de faire évoluer la discipline.
[…]
L’autre jour un ami m’a envoyé un message : c’était le lien d’une conférence de Paul B. Preciado à L’Ecole de la Cause freudienne, qui avait eu lieu en novembre dernier à l’occasion d’une journée intitulée « Femmes en psychanalyse », et dont l’affiche condensait les clichés misogynes de la psychanalyse (un corps de femme en noir opaque, continent perdu disparaissant sous un grand massif de fleurs). Je n’étais pas au courant de cet événement, qui voulait manifestement montrer une sympathie pour le féminisme.
Le message de mon ami attirait mon attention sur les rires parfois étranges et gênés venant de la salle, que l’enregistrement avait captés, ou encore l’excès d’applaudissements, vers la fin de la conférence, qui semblait avoir pour but de faire taire l’orateur polémique. Et en effet, après avoir invité la psychanalyse à « une thérapie politique de son institution », face aux bruits de plus en plus envahissants de la salle […] »
– Ce que Paul B. Preciado fait à la psychanalyse
Par Mathilde Girard
« « Imaginons un instant ce que serait un monde ou une existence sans possibilité de demander « pourquoi ? », sans réponse imaginable ou disponible à cette question : un amas de faits hétéroclites, des actions incompréhensibles, des opinions aléatoires à avoir ou ne pas avoir. En sachant ou en imaginant pourquoi nos amis ou collègues font telles et telles choses, nous pouvons en effet prédire leur comportement, et sans un minimum de prédictibilité, nul contrat social ne tiendrait. »
[…]
L’omniprésence du « pourquoi », qui peuple tant nos phrases qu’il en devient presque ponctuation, cache la multiplicité de ses usages comme de ses significations. S’interroger sur le « pourquoi », en faire la grammaire, c’est réaliser le caractère si souvent idolâtre de la réponse première, simple raison envisagée comme cause principielle.
On est cheminot, enseignant, interne. On participe à un dîner quelconque, quelque part, et quelqu’un demande : « Mais pourquoi donc fais-tu grève ? » On répond que ce projet que le gouvernement veut nous imposer est injuste, et un autre interlocuteur reprend : « Mais pourquoi n’est-il pas juste ? Pourquoi ne devrait-on pas avoir un système égal pour tous, comme ils disent ? » Et on parle pénibilité, espérance de vie, équité, etc.
Ce petit mot, « pourquoi ? » ponctue nos discussions – combien de fois par jour l’employons nous ? Loin d’être restreint à la politique, il traverse tous les champs, du plus quotidien – « pourquoi le boulanger est-il fermé aujourd’hui ? » – au plus manifestement métaphysique – « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », demandait Leibniz – en passant par l’intime – « pourquoi il/elle n’est pas venu ? » Il est la question du savant – « pourquoi le bâton droit plongé dans l’eau m’apparaît-il plié ? » – comme celle des détectives – « pourquoi le majordome a-t-il mis ses gants un dimanche ? » »
– Pourquoi demander pourquoi ?
Par Philippe Huneman
Après le meurtre de George Floyd à Minneapolis, le jeune Keedron Bryant a utilisé sa voix et son compte instagram pour faire entendre sa voix et rendre hommage à la victime.
Âgé de seulement 13 ans, le jeune garçon surprend tout le monde avec sa maturité et son rapport déjà très établi à la réalité. Pour honorer la mémoire de la victime et en soutien au mouvement Black Lives Matter, le jeune Keedron a posté une chanson gospel intitulée I Just Wanna Live (Je veux juste vivre) qui a fait le tour de la planète en très peu de temps.
Sa performance a cappella est devenue un véritable hymne contre le racisme et avait été partagée par l’ancien président Barack Obama. Le jeune homme, qui a signé chez Warner records, est de retour avec un enregistrement studio de la chanson qui l’a fait connaître. La chanson a été écrite par sa mère, Johnnetta Bryant et le clip a été réalisé par Sara Lacombe.
Une voix surprenante et prenante, un grain demi-rauque et des performances vocales impressionantes rendent cette chanson pleine de profondeur en lui soufflant les caractéristiques du gospel. Découvrez sans plus attendre le morceau et sa vidéo !

« Le renoncement à la violence est la condition de la démocratie. Elle trace une ligne rouge qui distinguait citoyens et esclaves au temps de la démocratie grecque, citoyens et nègres au temps de la colonisation, citoyens et manifestants, gilets jaunes, grévistes aujourd’hui. Ceux qui croyaient être du bon côté, qui se croyaient blancs, ont fait l’expérience de leur négrification et découvert que leurs corps mutilés, agressés, tués, ne sont pas les lieux sacrés de la démocratie.
L’inviolabilité du corps du citoyen est un principe fondamental de la démocratie athénienne. L’atteinte au corps du citoyen, et plus largement l’agression ou l’usage de la violence, définit un crime de lèse-démocratie. Héritières revendiquées du régime athénien, les démocraties européennes se sont également construites sur le principe que la violence devait être transcendée par la médiatisation politique et l’application de la loi, cette dernière confiée aux forces de l’ordre, elles-mêmes responsables devant la nation et encadrées par la justice.
[…]
Depuis des décennies, dans les quartiers populaires de nos démocraties, des corps d’enfants, de jeunes adultes, de personnes âgées, ne sont pas protégés par la police mais agressés, intrusés, intimidés, brutalisés au quotidien. Comme au noir, à l’arabe, l’indigène dans les colonies africaines, asiatiques ou antillaises, la violence du policier rappelle à ces corps qu’ils sont nègres, et non pas citoyen. »
– Le corps du citoyen : violence et démocratie
Par Aurélia Michel
« Professeur de droit international et de relations internationales, docteur Djacoba Tehindrazanarivelo, revient dans cet échange sur deux sujets.
Dans un premier temps il aborde les contradictions de l’Union Africaine face à la la Justice Pénale Internationale. Il appelle à des études empiriques afin de comprendre le progrès et les obstacles à la réconciliation et à la paix sur le continent. Par la suite il revient sur les enjeux de la réconciliation et à la paix dans son propre pays Madagascar.
Sur la CPI:
“Si on ne veut pas la CPI, il faut trouver des alternatives africaines. Mais il faut que ces alternatives soient suivies pour qu’il y ait justice…”
Sur la justice et la paix:
“Il ne peut pas avoir de paix durable basée sur l’injustice… C’est la raison pour laquelle, il faut plus d’études empires. Là où on a sacrifié la justice pour la paix, est-ce que ces Etats là ont vraiment la paix ? Pour combien de temps ?” »
– L’Union Africaine et la Justice Pénale Internationale – Dr Djacoba Tehindrazanarivelo, par Thinking Africa
« La gauche a un problème d’adresse. Il ne s’agit pas tant de regretter qu’elle se montre malhabile que de constater qu’elle se trompe souvent de destinataires. Plus qu’à susciter la confiance de ses partisans d’aujourd’hui, elle s’ingénie alternativement à obtenir la reconnaissance de leurs adversaires et à invoquer les mânes de leurs ancêtres. Pour s’arracher à la mélancolie, elle gagnerait à mieux s’occuper des siens. Premier volet d’une analyse en trois temps des errements des gauches d’aujourd’hui, et des contre-offensives possibles.
[…]
Les gauches, en revanche, se gardent bien de choyer leurs propres soutiens. Convaincues par leurs rivaux qu’un attachement concomitant à la solidarité, à l’hospitalité, aux libertés civiles et à l’écologie est un luxe réservé aux « bourgeois bohèmes », elles ont à cœur de désavouer le dogmatisme, l’angélisme ou encore l’élitisme communément imputés à cette catégorie honnie. »
– La gauche et les siens : contexte (1/3)
Par Michel Feher
« Charismatiques et dangereux sont les grands scientifiques qui tournent le dos à la raison pour n’y plus jamais revenir. L’un d’eux est Linus Pauling, un chimiste à qui ses premiers travaux ont valu le prix Nobel. Il s’est fait ensuite le chantre des cures de vitamine C à haute dose pour traiter toutes sortes de maladies et ne s’est jamais rétracté publiquement en dépit de multiples études montrant que cela n’avait aucune utilité.
Autre exemple : le Pr Andrew Ivy. Figure vénérée de la médecine américaine dans les décennies précédant la Seconde Guerre mondiale, il s’inspira ensuite des preuves produites lors du procès de Nuremberg pour mettre en place des protocoles d’expérimentation humaine toujours en vigueur aujourd’hui. Puis il s’enticha d’un faux médicament contre le cancer, le Krebiozen, fut inculpé pour fraude et tomba en disgrâce.
Même les plus avisés des humains ont le chic pour se leurrer et leurrer autrui, parfois par appât du gain, parfois simplement parce qu’ils sont persuadés qu’une personne intelligente et sûre d’elle dotée de la bonne potion a la capacité de changer les lois de la nature.«
📰Extrait de « Le mythe des traitements alternatifs« , Books n°93, décembre 2018-janvier 2019
📸 Linus Pauling »
– Books
« Applications de traçage numérique📱 et COVID-19 : deux représentant-e-s de la LDL participent aujourd’hui à 14h55 aux consultations de la Commission des institutions de l’Assemblée nationale.
Notre position ➡ Le gouvernement du Québec ne doit pas autoriser ces applications, mais plutôt renforcer les capacités de dépistage et soutenir les méthodes de traçage manuel des contacts. »
« « Les catégories du vrai, du beau, du juste et du bien sont aujourd’hui en déclin. Nous essaierons ici de comprendre pourquoi. Mais on ne peut décemment réfléchir aux causes de leur déclin sans commencer par tenter de savoir comment ces catégories se sont formées. Cela nous conduira à revenir sur quelques aspects majeurs renvoyant à l’apparition même de la philosophie et du logos. Et à nous interroger ensuite sur les circonstances qui ont amené certaines tendances de la philosophie moderne, puis postmoderne à se défaire, voire à renier ces notions.
I. La délégitimation corrélative du logos
Le logos n’aurait aucune consistance sans référence à ces catégories transcendantales ou idéales du vrai, du beau, du juste et du bien. Comme nous allons le voir, elles naissent en effet en même temps que lui lors de sa coupure historiale avec le mythos. Coupure essentielle, qui a peut-être existé dans d’autres civilisations (en Inde ? en Chine ?), mais qui, nulle part ailleurs, n’a été aussi marquée qu’en Occident.
Comment rendre compte de cette différence entre mythos et logos ? On peut, en première approche, les définir comme deux formes de discursivité différentes. Une différence qui se traduit par deux conceptions et même deux formes de vérité. Pour comprendre cette différence, les travaux de Jean-Pierre Vernant et de Marcel Détienne sur le mythe grec sont essentiels. Dans Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Détienne [1979] a mis en œuvre une méthode issue de la lexicologie structurale grâce à laquelle il a fait apparaître les lignes de force du système lexical en jeu dans les mythes grecs. Ce qui lui a permis d’atteindre quelque chose comme l’archi-écriture de ces mythes, c’est-à-dire les rapports d’opposition et d’association fondamentaux entre des termes ou des valeurs clés. Il a ainsi montré qu’« à partir du signifiant alétheia [vérité], s’organisait le « champ sémantique » de ce mot » [ibid., p. 5, note 6]. Il en ressort cette proposition décisive : dans l’aléthéia archaïque, la vérité ne s’oppose pas au faux, mais à léthé, l’oubli.
Il résulte de cette opposition deux façons de parler, c’est-à-dire de « faire sens », différentes. Dans le mythe, le locuteur autorisé, c’est-à-dire le conteur, le devin ou le rhapsode, parle pour transmettre de génération en génération les actes des dieux et les exploits des hommes héroïques de façon à les conserver en les actualisant dans la mémoire des hommes. Le logos substituera à ce rapport Vérité vs Oubli une autre opposition : là, le locuteur autorisé, c’est-à-dire le philosophe, cherchera à rompre avec les histoires multiples des hommes (dont se constitue la doxa) pour atteindre à une proposition universelle susceptible d’être soit vraie, soit fausse.
Ces deux façons partent d’une propriété sous-jacente à toute parole que le grand linguiste Émile Benveniste présentait comme « triviale et infiniment importante ». La forme trinitaire qui fait que, quand j’ouvre la bouche pour parler, je dis nécessairement je à un tu à propos de il. Cette forme trinitaire (synchronique) peut prendre une allure ternaire (diachronique) qui fait que, quand je parle, je (narrateur actuel) transmets à tu (narrataire actuel) des histoires que ce je tient de il (ancien narrateur). Jean-François Lyotard, qui a beaucoup travaillé sur cette variante ternaire, nous apprend que, dans le « savoir narratif » à l’œuvre dans le mythe, le fait de se trouver en position de narrataire place ipso facto ce dernier en position de narrateur potentiel. Autrement dit, avoir entendu une histoire de la part d’un narrateur autorisé me place dans la position, voire dans l’obligation, de bientôt devoir la transmettre à mon tour.
C’est très différent dans le logos. Le philosophe est en effet celui qui affectera de ne rien comprendre aux histoires dont il est le destinataire au point qu’il se placera dans l’incapacité de les retransmettre. C’est là la position socratique par excellence. Socrate est celui qui, au lieu de transmettre l’histoire qu’il tient de son interlocuteur, va mettre en doute l’énoncé entendu, en torpillant son interlocuteur (« Socrate la torpille ») par cette apostrophe : « La différence entre toi et moi est que toi, tu crois que tu sais, alors que moi, je sais que je ne sais » – adage fameux que Platon prête à Socrate dans l’Apologie de Socrate (21d) et dans le Ménon (80d 1-3). Bref, Socrate est celui qui ne comprend rien et qui ne veut rien comprendre aux histoires dont on l’abreuve et qu’on lui demande de retransmettre. Il y oppose une fin de non-recevoir. Il ne joue plus le rôle d’un tu qui accepte de complaisamment renvoyer la balle. Il devient un il, une sorte d’absent. Mais, bien loin que cela mette fin au discours, cela le redéfinit et le relance autrement. Car ce il, qui ne représente plus qu’une pure forme impersonnelle dans les relations de personne, ne réfère plus qu’à une non-personne idéale qui place le locuteur dans une alternative imprévue. Soit il se tait et renonce à raconter son histoire. Soit il se résout à produire une autre proposition, moins spécieuse, mieux formée, c’est-à-dire plus universellement soutenable. Si je en vient à formuler cette nouvelle proposition, cette dernière sera à son tour sujette à l’objection possible de il. Et ainsi de suite. Lorsque, devant la dernière proposition émise par je, le il ne sera plus en mesure de fournir une objection pertinente, la proposition sera considérée comme valide… jusqu’à ce qu’une nouvelle objection, émise dix minutes, dix ans ou dix siècles plus tard, force l’énonciateur qui l’aurait reprise à son compte, le je, à remanier à nouveau sa proposition. Dans ce passage d’une forme à l’autre, le savoir produit a cessé d’être narratif pour devenir démonstratif (ou apophantique selon le mot d’Aristote).
Le il du savoir démonstratif, par son impersonnalité même, fonctionne donc en quelque sorte comme le pire et le meilleur des interlocuteurs : le pire parce qu’en émettant l’objection exacte aux propos du je, il peut ruiner ce propos, mais le meilleur parce qu’il permet aussi à ce dernier d’avancer vers une nouvelle proposition éventuellement (et temporairement) recevable comme vraie. Pour voir à l’œuvre ce fonctionnement, il suffit de se reporter au Ménon où l’on voit l’esclave avancer pas à pas, après chaque objection de Socrate, vers la seule réponse recevable à la question de savoir comment doubler la surface d’un carré.
Ce « il » objecteur est concevable comme un « personnage philosophique » (concept de Deleuze) dans la mesure où il est appelé à tenir ce rôle du pire et du meilleur des interlocuteurs propre à l’énonciation démonstrative dans la philosophie qui se constitue : après Socrate dans le dialogue platonicien, ce sera, par exemple, le Malin Génie chez Descartes, ou Dionysos chez Nietzsche…
Là où le savoir narratif permettait de produire des savoirs multiples et uniques, c’est-à-dire des occurrences toujours nouvelles s’agrégeant au mythe en répondant au besoin d’affirmation de présence du locuteur qui chantait en les actualisant les exploits des dieux et des ancêtres, le savoir démonstratif permet de produire des savoirs valides toujours et partout – au moins tant qu’une nouvelle objection n’aura pas contraint à une réélaboration. Le mythos disait « ce qui fut, ce qui est et ce qui sera » (Détienne) dans une parole adéquate au monde ; le logos parle du monde ou plutôt d’un objet du monde dans une parole non immédiatement adéquate. Ce qui suppose un dispositif discursif, c’est-à-dire un rapport spécial de place entre les deux interlocuteurs, tel que tout autre sujet placé dans les mêmes conditions, c’est-à-dire devant un il objecteur, pourra idéalement « accoucher » (la maïeutique socratique) des mêmes propositions. On a donc bien affaire, dans le savoir narratif et dans le savoir démonstratif, à deux grammaires énonciatives différentes.
À l’occasion de cette bascule entre savoir narratif et savoir démonstratif, c’est donc la définition du vrai et de la vérité qui change. Nous passons d’un univers narratif unaire (qui, en se prenant lui-même comme référence, était en expansion infinie) et trinitaire (tendu dans le jeu énonciatif entre trois personnes verbales) à un univers démonstratif binaire (je/il) se devant de répondre aux fourches caudines du vrai ou du faux.
Le pas suivant dans l’établissement du savoir démonstratif comme seul savoir légitime sera franchi dès Platon : puisque les poètes ne s’inscrivent pas dans l’ordre du vrai ou du faux, c’est… qu’ils mentent. L’œuvre de Platon est aussi une machine à refouler les poètes hors les murs de la cité philosophique qui se construit. Pour le philosophe, les images exhibées par les conteurs ne traduisent plus l’irruption de l’invisible, elles ne sont que le stigmate d’un non-être. Dans le mode narratif, elles étaient le moyen de surseoir à l’Oubli menaçant d’engloutir à jamais les exploits des héros et étaient donc, comme véhicules de la Mémoire, le meilleur organe de la Vérité. Dans la première pensée philosophique, elles deviennent l’expression du faux. Elles s’inscrivent désormais du côté du fictif, de l’illusoire, de la semblance entendue comme faux-semblant (phantasmata). L’apparition n’est plus, comme dans la pensée mythique, l’aspect le plus important de la réalité invisible, elle devient une catégorie spécifique posée en écran face à l’être : elle le simule, mais surtout le dissimule. En cette position, elle rejoint la doxa qui fait le lit de l’erreur en tant qu’elle permet l’attribution de l’être à ce qui n’est pas.
La règle du jeu a donc changé : la nouvelle vérité n’est plus susceptible de transformations incessantes à mesure même qu’elle s’actualise, elle doit désormais coïncider à elle-même. Alors que cette nouvelle aléthéia s’exprime dans le rapport vrai-faux, l’ancienne aléthéia est redéfinie par la première philosophie comme formant un couple oppositionnel non plus avec léthé (oubli), mais un couple où elle se trouve associée à apaté (tromperie).
Les sophistes, qui continueront de s’opposer à ce nouvel ordre philosophique du vrai ou du faux, seront mis dans le même sac que les poètes. Ils ne font, selon Platon, que prolonger une activité d’illusionnistes :
« Le sophiste, […] n’est-il pas désormais certain que c’est une manière de sorcier, puisqu’il est un imitateur de ce qui est réel […]. C’est dans la catégorie du charlatan qu’il faut le placer comme une variété de celle-ci ».
(Platon, Sophiste, 235 a)
Le sophiste produit des images parlées (eidôla legomena) qui sont de la même nature que les imitations de réalités, les semblances illusoires produites par les praticiens de la parole mythique.
*
* *
Comme dans toutes les grandes révolutions culturelles, il aura suffi que la définition d’un terme majeur, en l’occurrence celui de la vérité, change, pour que tous les termes associés soient à leur tour redéfinis. Ainsi en fut-il du juste, du beau et du bien.
Le Juste était dépendant d’épreuves ordaliques telles que celle des dits de justice du Basileus, le roi rendant la justice. En Grèce archaïque, il pouvait dire quelque chose comme : Si je t’immerge la tête dans l’eau jusqu’au coucher du soleil et que tu vives encore, c’est que tu es soutenu par les dieux et je te donnerai raison contre ton adversaire. Cette justice ordalique est remplacée par la justice argumentée qui implique de soupeser les arguments en pour et en contre avant de délibérer.
Quant au Beau, autrefois dépendant de la survenue d’éléments venus du monde premier, celui des forces de la nature, dans le monde humain de la culture, il est désormais défini par l’observance d’harmonies exprimées par le nombre qui, en tant qu’accord des contraires, permet l’expression de l’unité du monde. Harmonies qui peuvent être musicales lorsqu’elles traitent des intervalles sonores, ou géométriques, comme celle du Pentalpha (qui a servi de base à la représentation graphique du corps humain).
Reste le Bien. Dans La République, dans l’allégorie de la caverne, Platon décrit le Bien comme la cause centrale qui tient ensemble les autres idéaux.
« Maintenant, mon cher Glaucon, il faut assimiler le monde visible au séjour dans la caverne, et la lumière du feu qui l’éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisqu’aussi bien tu désires la connaître […]. Dans le monde intelligible, l’idée du Bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne peut la percevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de droit et de beau en toutes choses […], c’est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l’intelligence et il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique ».
(La République, VII, 516a-517c)
II. La désuétude du Vrai, du Beau, du Juste et du Bien
Ces idéaux antiques ont dominé le champ de la pensée philosophique pendant plus de deux mille ans, en dépit même de retours permanents du mythos (qu’on pense, par exemple, à la Divine Comédie de Dante ou à Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, ou encore à la ferveur populaire pour les contes qui, jusqu’il y a peu, ne s’est jamais démentie). Témoin de la permanence de ces idéaux philosophiques, le livre à grand succès publié par l’historien de la philosophie Victor Cousin, plusieurs fois réédité au cours du xixe siècle, dont le titre en dit long : Du vrai, du beau et du bien.
Certes, les sophistes de l’Antiquité avaient cherché à saper ces idéaux dès leur apparition, mais la puissance logique du nouveau discours les avait tenus dans une position subalterne. Et pour longtemps. Cependant, à un certain moment de l’époque moderne, d’autres critiques sont apparues ébranlant de plus en plus l’édifice logique. Voyons, non pas tous ces temps, mais les principaux. Nous en avons retenu cinq : le temps Mandeville, celui des utilitaristes, celui des pragmatistes, le temps Duchamp et celui des philosophies postmodernes.
Mandeville : la redéfinition paradoxale du Bien
Platon, nous venons de le voir, faisait du bien l’idéal qui tenait les autres idéaux ensembles. On peut le dire autrement : rien de fâcheux ne pouvait arriver au logos tant que le bien restait en place. Un verrouillage qui pouvait durer longtemps puisque faire voler en éclat l’idéal du bien risquait fort de retomber en premier lieu, non pas tant sur l’objet visé que sur celui qui, commettant cet attentat, se discréditait par là même. Or il est arrivé quelqu’un qui a pris ce risque : Bernard de Mandeville (1670-1733), auteur de la fameuse Fable des abeilles.
Le rapprochement des textes anciens et de ce texte majeur du xviiie siècle, trop oublié aujourd’hui, fait apparaître une surprise de taille : le retour en force de l’attitude sophistique au cœur de la pensée des Lumières anglaises, qui donnera naissance au libéralisme. Car, qu’est-ce que le propos de Mandeville dans sa fameuse Fable, sinon un propos de type sophistique ? Dans la Fable, comme dans toute bonne fable, on trouve en effet, dans la position de la morale (ce dont on doit absolument se souvenir), cet énoncé renversant : « Les vices privés font la vertu publique. » Autrement dit, le bien procède du mal.
Les sophistes, on le sait, contrairement aux philosophes, ne se soucient pas de la vérité, ils ne cherchent qu’à persuader leur auditoire, quelle que soit la proposition à soutenir. Pour obtenir ce résultat, ils profitent donc des ambiguïtés du langage afin de produire des raisonnements d’apparence solides, ayant celle de la rigueur démonstrative, mais contenant en réalité un vice, volontaire ou non, permettant de provoquer l’adhésion de l’auditeur. C’est pourquoi Socrate, aux prises avec un sophiste, cherche souvent à montrer que son argumentation contient en fait un vice logique ou paralogisme : un « sophisme ». On sait à cet égard comment la philosophie a dû se développer pour ne pas tomber sous la coupe de la sophistique, se faisant forte de démontrer tout et son contraire : en établissant une science de la logique, visant à classer les différentes formes de raisonnement en faisant le tri entre ceux qui sont réellement cohérents et ceux qui sont fautifs bien que présentant l’apparence de la cohérence. C’est ainsi qu’Aristote écrira plusieurs traités, comme l’Organon, les Réfutations sophistiques et la Rhétorique.
Or, quand on affirme que le vice peut se convertir en vertu, on se trouve exactement dans la position de celui qui affirme que le blanc peut être noir ou que le plomb peut se sublimer en or. On se trouve dans une position non logique ou non scientifique qui a cependant pour elle un grand avantage. Celui de surprendre l’auditeur commun, toujours prompt à se laisser séduire par des raisonnements magiques ou alchimiques ou paradoxaux. Osons cette hypothèse : le logos a été ébranlé comme jamais auparavant par un fulgurant trait d’humour. Ce qui l’atteste, c’est la réaction, face à ce propos de Mandeville, du plus malicieux des philosophes du xviiie siècle, Voltaire. Voltaire ne s’y est pas trompé en écrivant sur Mandeville : il a fait de l’humour sur l’humour. C’est pourquoi, dans Candide, il a renchéri sur Mandeville.
On a longtemps pensé que la seule cible de Voltaire, dans Candide, était Leibniz et sa théorie de la Théodicée (1710) – théorie qui permet de justifier Dieu en dépit du mal qui règne chez les hommes. Or, il existe au moins une autre cible dans Candide : Mandeville, qui va beaucoup plus loin que Leibniz. Jusqu’à la nécessité de partir du mal pour que le bien advienne. Il ne faut pas oublier, en effet, que Voltaire connaissait parfaitement La Fable des abeilles puisque c’était sa maîtresse, Mme du Châtelet, qui avait traduit ce texte en français en 1736 et qu’il en avait longuement discuté avec elle lors de sa retraite à Cirey [Badinter, 2006 (1983)]. On trouve d’ailleurs une allusion directe à Mandeville dans le chapitre IV de Candide, lorsque le professeur Pangloss justifie les multiples formes du mal :
« Tout cela était indispensable : […] les malheurs particuliers font le bien général ; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. »
Ce qui permet à Candide de donner une définition de la philosophie de Pangloss :
« C’est la rage de dire que tout va bien quand on est mal ».
(chapitre XIX)
Voltaire se moque de ceux qui se laissent berner par Pangloss, baptisé professeur de « métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie », qui enseigne que « les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin ». Ce dont il apporte la « preuve » suivante : « Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes ; aussi avons-nous des lunettes. » De même pour le mal, s’il existe, cela ne peut être que pour servir à la meilleure fin ! Le bien.
C’est pourtant cette « nigologie » qui a fini par triompher lorsque furent fondées, une génération plus tard, les sciences économiques. Pour ce faire, Adam Smith a repris les principaux concepts de Mandeville, notamment celui du self love, l’égoïsme, comme moteur de l’économie :
« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ».
(Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, T. I, chap. II, livre I)
De là à penser que l’économie libérale et néolibérale, dans laquelle le monde entier se trouve aujourd’hui plongé, est pensable comme une nigologie qui a réussi, il y a un pas… que nous sommes fortement tentés de franchir.
Les utilitaristes : la liquidation du Juste
La sophistique mandevillienne de la conversion des vices en vertus a donc permis la construction d’une nouvelle religion, celle du Marché, dont Adam Smith s’est fait le prophète puisque, selon le libéralisme anglais, le plan divin se réalise tout seul à partir des propres intérêts de chacun. Mais elle a aussi permis la création d’un nouveau champ philosophique, celui de l’utilitarisme anglais, avec Jeremy Bentham, puis John Stuart Mill. Bentham se revendique d’ailleurs ouvertement de Mandeville, comme le montre ce passage de Science de la vie morale de 1834 :
« Quand Mandeville mit en avant sa théorie que ‟les vices privés sont des bienfaits publics”, il ne vit pas que l’application erronée des termes de vice et de vertu était source de confusions […] et que le principe qu’il défendait n’était autre, sous le nuage qui le couvrait, que celui de la maximisation du bonheur ».
[Bentham, 1834]
Cette annexion de Mandeville par Bentham eut une conséquence majeure vis-à-vis d’une grave question : ce qu’il est juste ou non de faire dans la vie pratique. Bentham affirme en effet que l’on n’a plus du tout à se soucier de savoir si une action est vertueuse au départ. Car la seule chose qui importe est qu’elle soit vertueuse à l’arrivée. C’est le second idéal antique – agir de façon juste – qui se trouve ébranlé.
L’utilitarisme anglais affirme en effet que le caractère juste ou injuste des actions n’est déterminé que par… le caractère utile ou non de leurs conséquences. C’est donc une autre morale, une morale téléologique, qui apparaît lorsqu’on prend les conséquences pour seul critère normatif. L’utilitarisme se caractérise donc par un oubli volontaire des causes et une valorisation exclusive des conséquences. C’est là ce qu’on appelle, depuis la fin des années 1950, un conséquentialisme. Peu importe donc au nom de quoi on entreprend une action, ce qui importe, c’est qu’elle soit supposée engendrer le plus de bonheur pour le maximum d’agents – le bonheur étant défini, selon l’utilitarisme, comme la maximisation des « vices privés » (commodément renommés donc comme « plaisirs »).
Cette nouvelle « morale » conséquentialiste prête le flanc à de graves critiques :
1) Tout d’abord, elle permet le plus grand cynisme de la part des décideurs de l’action qui pourront, par exemple, dire à leurs subalternes : « Vous ne comprenez pas que nous faisons cette action (par exemple, vous licencier) pour le bien futur du plus grand nombre. » Ces décideurs peuvent alors éventuellement ajouter : « Ne seriez-vous donc pas un peu égoïste ? » Un reproche que n’aurait pas désavoué Adam Smith, pourtant grand défenseur du self love, puisqu’il reprochait aux pauvres de trop souvent céder à une fâcheuse tendance : celle de se donner « une injuste préférence » (Traité des sentiments moraux, I. III).
2) Elle s’inspire très clairement de l’adage attribué à Machiavel selon lequel « la fin justifie les moyens » – ce qui relève d’une raison cynique. Pas le cynisme philosophique originaire, celui d’un Diogène qui, pour contester l’ordre injuste du monde, affectait de s’en exclure en devenant mendiant. Mais le cynisme du puissant qui ne s’embarrasse pas du jugement d’autrui pour parvenir plus vite à des fins qu’il prétend supérieures.
3) Cette morale téléologique est très abusive car on ne sait jamais au juste, dans l’action pratique, quelle peut être la véritable conséquence à long terme d’une action. Par exemple, il a fallu attendre trois siècles de développement industriel pour comprendre les véritables conséquences de l’industrie sur l’environnement. Ainsi, à l’époque de Mandeville, ce qu’on n’appelait pas encore la pollution était traitée comme pouvant être bénéfique (se débarrasser des « immondices » crée beaucoup d’emplois). Il est donc possible que l’humour très britannique de Mandeville, qui s’amuse que les vices produisent des vertus, trouve ici une limite absolue puisque les conséquences à long terme risquent d’être catastrophiques.
4) Si on se place strictement du point de vue de l’intérêt économique, il est clair que l’action la plus dévastatrice sur une communauté humaine est ainsi celle qui a les meilleures conséquences économiques. Ainsi, déclencher une guerre, pourvu qu’elle soit bien destructrice, ne peut avoir que des effets économiques excellents puisqu’il faudra, après, tout reconstruire. Mais que vaudra cette « axiomatique de l’intérêt » [Caillé, 2005 (1993), chap. IV] lorsque tout sera détruit ?
5) Le conséquentialisme est imprudent : il incite à agir en fonction d’un futur (toujours hypothétique) en refoulant l’examen du présent (toujours certain). Il pousse donc à s’affranchir de la légendaire phronèsis grecque – « prudence », en français – qu’Aristote présente notamment dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque.
6) Cette morale d’un nouveau genre permet de se dispenser de tout examen de l’action à entreprendre pourvu qu’elle soit supposée apporter, plus tard, des résultats positifs. C’est donc la retenue kantienne (l’Achtung), la nécessité de l’examen critique avant d’entreprendre une action pour savoir si elle satisfait aux exigences morales vis-à-vis de l’autre, qui est congédiée. Pas étonnant que les sociétés libérales célèbrent si souvent le risque.
7) Le conséquentialisme a permis la production d’un nouveau sophisme, lourd de conséquences, c’est le cas de le dire, puisqu’à la morale, il a opposé l’éthique alors que les deux notions étaient traditionnellement liées. La morale (ce qui vaut pour tous) est ainsi devenue désuète, et l’éthique (ce que j’ose faire, y compris contre tous) promue. L’éthique – c’est un comble – est ainsi venue justifier de nombreux passages à l’acte au motif que personne ne peut comprendre ce que je fais, ce qui ne m’empêche pas de faire quand même, au contraire, parce que cela peut induire, plus tard, des effets favorables.
8) Le conséquentialisme permet le développement de problématiques hautement sacrificielles à l’encontre de certaines composantes de la population. On les rencontre chez Mandeville au moins à deux occasions. D’une part, quand il préconise, dans Vénus la populaire, de sacrifier – c’est le mot exact qu’il utilise – un certain nombre de femmes pauvres en les assignant aux bordels publics afin que les femmes d’un rang plus élevé soient délivrées des trop fréquentes ardeurs des hommes. D’autre part, quand, dans son Essai sur la charité, il demande la fermeture des écoles de charité pour jeunes pauvres de façon à destiner ceux-ci aux tâches ingrates et pénibles afin que le reste de la population en soit exempté et puisse ainsi accroître ses plaisirs.
9) Enfin, l’utilitarisme, en faisant, comme John Stuart Mill le propose, du plaisir, de l’absence de souffrance, « les seules choses désirables comme fins » [Mill, 1988 (1863), p. 49], entend clairement se démarquer des fondements de la pensée grecque en prenant l’exact contre-pied des positions défendues pas Aristote dans L’Éthique à Nicomaque. Mais – surprise –, quand on relit ce texte, on s’aperçoit alors qu’Aristote a répondu comme par avance aux utilitaristes. Il met en effet en garde celui qui prônerait une telle position hédoniste en faisant remarquer que « le plaisir n’est pas le bien et que tout plaisir n’est pas désirable » (Livre X, 1174). Aristote va même plus loin en demandant à cet homme s’il pourrait « ressentir du plaisir en accomplissant un acte particulièrement déshonorant » (ibid.). Question non rhétorique car Aristote n’excluait pas que cela fût possible. Ce serait en effet le cas d’un homme qui aurait « choisi de vivre en conservant durant toute son existence l’intelligence d’un petit enfant désirant continuer à jouir le plus possible des plaisirs de l’enfance » (ibid.). À l’évidence, une telle retombée en enfance ne permet guère à l’individu de se retrouver en bonne position pour accéder aux grands idéaux du vrai, du beau, du juste et du bien. Il n’est donc pas étonnant qu’Aristote préconise une tout autre visée : le seul bonheur atteignable dans une vie ne relève pas des plaisirs, mais de l’amitié – l’amitié accomplie, construite, adulte : la philia. Laquelle implique un au-delà du simple intérêt et la création de relations de réciprocité, seules à même de nourrir l’être social. Faute de ce choix, il est à craindre que, plus les activités humaines se définiront par l’utilitarisme, plus apparaîtront certaines formes d’infantilisation dans le lien social, se soldant par un recul de la symbolisation et par la recherche de plus en plus ouverte de satisfactions pulsionnelles. Ce symptôme atteint déjà toute la société occidentale, du bas en haut, jusqu’à la Maison Blanche.
Les pragmatistes : l’adieu au Vrai
Lorsque nous enquêtons sur les sophismes fondateurs du libéralisme et de l’utilitarisme, nous arrivons au pragmatisme, dont on peut situer l’avènement à la fin du xixe siècle, avec William James. On peut dire – et ce ne sera pas une surprise – que le pragmatisme vise à pulvériser ce qui tient le plus à cœur à la philosophie classique, la notion de vérité. C’est un pas supplémentaire décisif dans le démantèlement et le renversement du logos. Le libéralisme (qui porte bien son nom) visait à défaire les individus de leur culpabilité et à libérer leurs passions prohibées – les vices, comme disait sans détour Mandeville. L’utilitarisme, en renonçant à la prudence dans l’action, misant sur un futur hypothétique en ignorant le présent, était une anti-phronèsis. Le pragmatisme, lui, voudra en finir avec la vérité. Selon William James, le vrai n’existe tout simplement pas : « Il est simplement, affirme-t-il, ce qui consiste à être [à un moment donné] avantageux pour la pensée. » Le vrai n’est donc qu’une affirmation momentanée, réduite à son utilité contingente. Si tel est le cas, alors il est ridicule de vouloir accéder à la vérité. C’est ce que théorisera John Dewey recommandant une attitude pragmatique à l’opposé de l’accès à la connaissance par contemplation des idées, comme chez Platon, ou même comme chez Descartes, qui comparait les idées à des sortes de tableaux (« La lumière naturelle me fait connaître évidemment que les idées sont en moi comme des tableaux, ou des images », Descartes, Méditation troisième). Cette attitude pragmatiste implique qu’il n’y ait plus de « théorie » au sens grec de theorein (littéralement « contempler »), mais seulement de la praxis impliquant comme telle un agir. Je ne peux donc voir, ou concevoir, aucune idée, mais seulement faire des expériences, des expériences infiniment multiples et variées.
Comme on éprouve, encore aujourd’hui, beaucoup de mal à mettre en relation libéralisme, utilitarisme et pragmatisme, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que cette notion d’expérience si chère au pragmatisme était déjà, avant même que les philosophes pragmatiques ne l’aient consacrée, et avant que la philosophie de l’éducation de John Dewey ne s’en soit emparée, au centre de la pensée de David Hume, ami d’Adam Smith et figure décisive du libéralisme anglais [Deleule, 1979]. On trouve dans l’Enquête sur l’entendement humain (1748) ce passage significatif :
« J’oserai affirmer, comme une proposition générale qui n’admet pas d’exception, que la connaissance […] ne s’obtient, en aucun cas, par des raisonnements a priori ; mais qu’elle naît entièrement de l’expérience quand nous trouvons que des objets particuliers sont en conjonction constante l’un avec l’autre ».
[Hume, 1983 (1748), p. 88, souligné par nous]
Notons au passage qu’il est très bizarre d’affirmer « une proposition générale qui n’admet pas d’exception » dans une proposition qui récuse toute proposition générale fondée sur le raisonnement a priori et ne reconnaît que des vérités locales dont la validité est limitée à l’hic et nunc. C’est un peu comme si Hume avait dit : J’affirme [comme une loi universelle] qu’il n’y a pas de loi universelle. Faut-il s’étonner de la présence de ce paradoxe ? Non, car c’est là le type de proposition (en forme de sophisme) qui infeste les énoncés de la pragmatique.
La philosophie pragmatiste est certainement très critiquable pour sa volonté de substituer l’efficacité à la vérité, mais il faut lui reconnaître que, par ce biais, elle parvient parfois à ouvrir de nouveaux champs. On en a un bel exemple avec Richard Sennett. Dans son important livre sur le travail manuel et les différentes formes de l’organisation ouvrière non industrielle, intitulé Ce que sait la main. La culture de l’artisanat [Sennett, 2010 (2008)], il a montré qu’il fallait accorder au faire et au savoir-faire le même prestige qu’au savoir. On doit donc reconnaître à la pragmatique ses salutaires capacités urticantes et provocantes vis-à-vis des propositions de toute philosophie qui aurait tendance à s’endormir sur ses lauriers. Mais il y a une marge entre le dogmatisme qui campe sur des propositions universelles creuses et le pragmatisme qui ne veut connaître que des objets singuliers. Entre les deux, se situe le travail de la vive philosophie dont Kant a montré la voie lors de sa discussion avec Hume. Kant, on le sait, avait remercié Hume de l’avoir réveillé de son « long sommeil dogmatique » en insistant sur la nécessité de l’expérience. Non sans lui rappeler toutefois que la sensibilité n’avait de sens qu’à être organisée dans l’entendement. C’est d’ailleurs par là que Kant aura relancé, en pleine période moderne, le grand projet du logos grec : en montrant que la vérité n’est ni dogmatique (révélée depuis toujours), ni contingente ou fortuite, mais qu’elle se donne dans un horizon, comme tel critique.
[…]
Les philosophies postmodernes : la mise à mort du Vrai, du Beau, du Juste et du Bien
Au terme de ce parcours, il ne nous semble pas abusif de dire que le libéralisme et ses avatars philosophiques, l’utilitarisme et le pragmatisme, et, dans la création, le remplacement de l’art par le marché de l’art, apparaissent bien comme des moments de renversement du logos. Cette analyse serait par trop incomplète sans un retour sur le rôle des philosophies postmodernes qui se sont fait un plaisir de déconstruire ces idéaux. Il faut à cet égard tout d’abord relever, de façon certes anecdotique, mais significative, l’extrême intérêt des philosophes phares de la postmodernité pour ces courants. Il ne nous semble pas un hasard que le premier travail de Deleuze, futur héraut et héros de la philosophie postmoderne, ait été consacré à Hume. L’ouvrage s’appelle Empirisme et subjectivité, essai sur la nature humaine selon Hume, et date de 1953. Deleuze y fait l’hypothèse d’une subjectivation empirique procédant d’étayages et d’expériences successives. Pas plus qu’il ne nous semble un hasard que Foucault, quand il habitait Sidi Bou Saïd, en Tunisie, de 1966 à 1968, après son Histoire de la folie, ait passé une bonne partie de son temps à discuter avec Gérard Deledalle à propos de ce courant alors à peu près inconnu en France, le pragmatisme, dont ce dernier, alors directeur du département de philosophie de l’université de Tunis, était grand spécialiste. Et à écumer sa bibliothèque pleine d’ouvrages mal connus en France provenant de ce champ.
Nous étions alors avant mai 1968, et des franges importantes de la société, dont la jeunesse, se sont légitimement mises à s’interroger sur des valeurs souvent à l’œuvre dans les grandes institutions, comme le patriarcat ou la suprématie de l’homme blanc ou la dangerosité des pauvres. C’est à ce mouvement légitime que les philosophies postmodernes ont emboîté le pas pour le pousser à l’extrême et le dévier. Tout, alors, est devenu suspect, au point que les idéaux classiques du vrai, du beau, du juste et du bien ont été perçus comme ce que Deleuze appelait des « grands signifiants despotiques » dont il fallait absolument s’affranchir, de même que des institutions qui s’en soutenaient. Ce qui a finalement conduit Deleuze, grand philosophe, à faire l’éloge du « schizo » qui, en branchant tout dans tout, faisait table rase de tous les idéaux.
Le travail de Bourdieu sur la domination est très significatif de ce dévoiement. Dans un livre fameux, il annonce dès le titre qu’il va traiter de la « domination masculine » – ce qui est une vraie et grave question – et il en vient à mettre en cause… une donnée parfaitement avérée par la science, la différence biologique des sexes, ouvrant ainsi la voie à des revendications postmodernes comme la possibilité de choisir son sexe. Ce dévoiement flatte peut-être le sentiment de toute-puissance des individus croyant se libérer de toutes les oppressions, mais, étant fondée sur une bourde, voire sur un grossier déni de réalité, il mène directement à l’impasse. C’est ainsi que, dans le préambule de La Domination masculine, on peut lire :
« Les apparences biologiques et les effets bien réels qu’a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et faire apparaître une construction sociale naturalisée (les « genres » en tant qu’habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe et de la réalité et de la représentation de la réalité, et qui s’impose parfois à la recherche elle-même ».
[Bourdieu, 1998, préambule]
Si cette phrase a une organisation logique, ce qui n’est pas sûr tant elle est construite sur des renversements enchâssés les uns dans les autres, elle signifie qu’il y a un renversement des causes et des effets, de sorte que la nature est seconde et n’est que le fruit de la division arbitraire de la réalité dans la culture. Autrement dit, dans la nature, la différence sexuelle n’existe pas. Ce qu’on voit : les deux sexes, les deux écritures, disons « XX » pour les femmes et « XY » pour les hommes, ne sont en fait que des « apparences biologiques ». Des apparences biologiques construites par le social : ce qui s’énonce, de façon à nouveau très laborieuse. Ainsi :
« Le monde social construit le corps comme réalité sexuée et comme dépositaire de principes de vision et de division sexuants. Ce programme social de perception incorporé s’applique à toutes les choses du monde, et en premier lieu au corps lui-même, dans sa réalité biologique : c’est lui qui construit la différence entre les sexes biologiques conformément aux principes d’une vision mythique du monde enracinée dans la relation arbitraire de domination des hommes sur les femmes, elle-même inscrite, avec la division du travail, dans la réalité de l’ordre social ».
[ibid., p. 16]
On comprend pourquoi la syntaxe est laborieuse : il faut prouver que c’est le « programme social […] qui construit la différence entre les sexes biologiques » ! Ici se pose la question de savoir si faire de la sociologie au Collège de France autorise à prendre la variable secondaire (la représentation des sexes dans la culture) pour la variable principale (la différence des sexes dans la nature) et vice versa. Car nous avons là affaire à un cas manifeste – et revendiqué – d’inversion des causes et des effets : le sexe biologique… dépend de sa représentation dans la culture. C’est de la lourde artillerie sophistique.
Cette bourde devait d’autant mieux passer dans la doxa de l’époque qu’elle était accréditée par un grand Homo academicus du Collège de France. Il ne restait plus qu’à répandre cette bourde dans la culture de l’époque pour qu’elle devienne nouvelle « vérité ». Ce dont s’est chargée la grande presse. Au bout du compte, on obtient un article publiable dans Télérama, héritier de la presse chrétienne, soucieux de montrer qu’il est à la page en emboîtant le pas de la nouvelle critique de la culture auprès du grand public. Dans sa livraison du 12 décembre 2010, l’hebdo « postchrétien » publie donc un article intitulé « Féminin/masculin : pourquoi la question du sexe est politique ? ». On peut y lire (en caractères gras) que « la différence des sexes n’est pas une donnée naturelle, déterminée à la naissance, mais elle est construite par l’éducation ». Vient ensuite la donnée « scientifique » nouvelle qu’il convient d’intégrer si on veut vraiment être au fait des dernières nouvelles en ce domaine :
« Chez les humains, avec les hermaphrodites, il existe au moins trois sexes du point de vue anatomique et, en tenant compte des principales anomalies, il y a non pas deux mais huit formules chromosomiques de l’identité sexuelle… »
En fait de science, nous sommes au comble de l’absurdité. Premièrement, l’article met sur le même plan ce qui est essentiel et qui apparaît dans 99,98 % des cas, et ce qui est accidentel et qui ne survient que dans 0,02 % des cas. Deuxièmement, il ne se rend pas compte de la contradiction qui le mine : à supposer même qu’il existe huit sexes biologiques, cela resterait une donnée naturelle et non culturelle. Pourtant, c’est vers la conclusion inverse que l’article va : il n’y a plus de déterminations biologiques, donc le marché du sexe est ouvert. Faites donc votre choix et ne restez surtout pas enfermés dans les vieilles notions politico-religieuses !
En fait, un minimum de sérieux dans les références scientifiques aurait montré que les femmes « XY » représentent 1/10 000e des naissances et les mâles « XX », 1/20 000e des naissances (soit 0,005 % des individus !). De même pour les hermaphrodites vrais : 1/30 000e des naissances. Dire que les chromosomes « XX » et « XY » déterminent le sexe reste donc vrai dans 99,98 % des cas. Quant aux autres cas, ils s’expliquent aisément : les inadéquations entre sexe chromosomique et sexe gonadique proviennent d’un déplacement du gène dit « SRY » (Sexdetermining Region of Y chromosome), normalement situé à l’extrémité du bras court du chromosome Y. C’est ce gène qui active la différenciation des gonades indifférenciées en testicules et qui détermine donc le sexe : les « femmes XY » l’ayant perdu et les « hommes XX » l’ayant gagné par translocation sur le chromosome « X » lors de la formation des cellules haploïdes, c’est-à-dire des gamètes mâles (spermatozoïdes) ou femelles (ovules). Ces anomalies très rares (entre 1 cas sur 10 000 et 1 cas sur 30 000) n’invalident donc absolument pas la détermination et l’existence biologique des sexes, contrairement à ce que dit l’article… qui a été diffusé à près de 700 000 exemplaires et lu par plus de deux millions de personnes dans les bonnes familles françaises.
Résultats : beaucoup de petits postchrétiens branchés qui croyaient autrefois que Dieu avait découpé l’humanité en hommes et en femmes, au point de s’en culpabiliser à vie (ou à mort) quand ils ne se sentaient pas tombés du bon côté, se mettent désormais à croire qu’ils peuvent choisir leur sexe.
Ce qui est remarquable est qu’on retrouve cette même rhétorique de l’inversion au cœur du travail de la philosophe américaine Judith Butler, portée à de nouvelles conséquences puisque diffusée dans le monde entier. Des travaux qui concernent moins le genre, comme on le croit, que le sexe. Pas de difficulté spéciale quand on dit que le genre est une construction psychique, une sorte de théâtre. Les humains sont des êtres parlant et un homme a le droit (qu’on devrait inscrire dans toutes les constitutions) de se prendre et donc de se dire une femme (idem, à l’inverse, pour une femme) – personne de sensé ne saurait reprocher à quiconque d’avoir des phantasmes, lesquels sont de l’ordre du paraître et non de l’être. Mais les problèmes commencent lorsqu’on dit, comme Judith Butler, que le sexe – le sexe (de l’ordre de l’être) et non le genre (de l’ordre du paraître) – est une construction performative, c’est-à-dire linguistique. Que ce dernier procède non pas d’une donnée naturelle, mais d’une construction historique où se trouvent mises en œuvre des normes discursives qui font advenir, dans le réel, ce qu’elles norment, c’est-à-dire les corps sexués.
Ce que Judith Butler explique ainsi :
« La performativité doit être comprise, non pas comme un “acte” singulier ou délibéré, mais plutôt comme la pratique réitérative et citationnelle par laquelle le discours produit les effets qu’il nomme ».
[Butler, 2009 (1993)]
L’inversion sophistique est déjà claire, mais sûrement pas encore assez puisque Judith Butler passe en force et conclut :
« Les normes régulatrices du “sexe” travaillent sous un mode performatif pour constituer la matérialité des corps et, plus spécifiquement, pour matérialiser le sexe du corps, pour matérialiser la différence sexuelle en étant au service de la consolidation de l’impératif hétérosexuel ».
[Butler, ibid., p. 7 sq.]
Bref, c’est le discours sur le sexe qui détermine le sexe réel tel qu’il apparaît sur les corps. Une grave question se pose ici : se serait-on libéré du patriarcat, des usurpations et des dominations indues qu’il encourageait, pour confier la grande question humaine vitale, celle de la sexuation, aux sophistes ?
Il vaut voir comment Judith Butler s’y prend pour accréditer son sophisme. Elle s’autorise d’une extension fautive de la belle notion de performatif inventée par John Austin, philosophe du langage ordinaire, et dont il faut rappeler la teneur. Selon Austin, l’acte de parole performatif réussi se reconnaît à ce qu’il a pu changer dans la réalité des relations entre les interlocuteurs, dans leur rapport de place. Par exemple, si je profère l’énoncé performatif « Je t’aime » à une femme et qu’elle me croit, alors notre relation avant et après cet acte ne sera plus la même. Autrement dit, le performatif produit des effets symboliques, c’est-à-dire des effets qui concernent la réalité intersubjective, c’est-à-dire le contrat sous toutes ses formes (morale, psychique, politique ou juridique) existant entre ceux qui parlent. Mais, en aucun cas, l’acte de parole performatif réussi ne peut produire des effets dans le réel extra-subjectif, autrement dit dans le monde physique. Bref, le mot peut produire des effets sur les locuteurs, mais ne crée pas la chose matérielle. La création de la chose par le mot n’est pensée possible que dans un univers discursif magique bien répertorié, connu sous le nom de « nomina sunt numina » (lorsque les noms sont des présages) dans lequel il n’y a pas de distance entre le mot et la chose.
Les discours que nous venons de rencontrer relèvent donc, non d’un univers logique, mais d’un univers magique ou mythique tel que ceux qui existent dans les contes lorsque, par exemple, un pauvre bûcheron reçoit la visite d’une fée qui lui accorde trois vœux. L’homme affamé répond : « Je veux une saucisse. » Le vœu est immédiatement exaucé par la fée, ce qui provoque la réaction colérique de la femme du bûcheron fâchée du peu d’ambition de son mari : « Que cette saucisse te monte au nez ! » Comme le second vœu est exaucé, il ne reste plus au couple qu’à s’entendre pour formuler un troisième vœu : « Par pitié, faites disparaître cette saucisse de mon nez ! » La fée exauce le troisième vœu et… disparaît.
Il ne faut donc pas confondre le fait que le discours du patriarcat sur le sexe arraisonne les pratiques sexuelles des hommes et des femmes – ce qu’il est légitime d’interroger – avec une capacité qu’auraient les discours à créer du réel extra-subjectif ou extralinguistique. Bref, il ne faut pas confondre saucisse et pénis. Certes, le discours possède des effets performatifs, mais il n’a jamais provoqué l’apparition de pénis sur les corps, pas plus que d’utérus, d’ailleurs. Autrement dit, le réel est indifférent à ce qu’on en dit ; et, considérant toutes les bêtises que nous sommes capables de dire, c’est sûrement mieux ainsi. Tout ce que le discours peut, et c’est déjà beaucoup, c’est arraisonner le réel pour lui imposer certains usages sociaux.
Or, comme le remarque le philosophe du langage Bruno Ambroise, dans un remarquable article paru dans une livraison de la revue Raisons politiques où il s’interroge sur « le corps du libéralisme » [Ambroise, 2003], les philosophies postmodernes (comme telles, libérales) ont voulu « croire que la réalité biologique/corporelle/matérielle elle-même (pouvait) immédiatement résulter d’une action linguistique/symbolique ». Nous sortons là du féminisme rigoureux comme celui, par exemple, d’Antoinette Fouque [1995], de Geneviève Fraisse [2010], de Christine Delphy [2001] ou de Colette Guillaumin [1992]. Cette dernière avait produit le concept de « sexage », signifiant que la sexualité pouvait être « arraisonnée » par les normes et le récit patriarcaux. Ce sont ces perspectives rigoureuses, témoignant de tout ce que l’accès enfin officiel des femmes au logos (et donc à la nécessité de dire ce qui est vrai et ce qui est faux) pouvait apporter de nouveau à la compréhension de la civilisation à partir du décryptage des récits et discours d’oppression, qui se trouvent refoulées par la dérive sophistique postmoderne. Cette sophistique caractéristique de notre époque débouche finalement sur un militantisme magique qui encourage chacun à … inventer son sexe. Nous sommes alors dans l’ordre du fantastique : non seulement on se met à croire à la réalité du fantasme, mais, en plus, on exige sa reconnaissance par la loi.
*
* *
Si nous additionnons ces traits de la culture libérale qui se cumulent depuis trois siècles, nous obtenons : un Bien qui procède du Mal, du Juste qui découle de l’Injuste, du Beau détruit par le Marché, du Vrai devenu occasionnel, du fake promu par des sommités…
C’est probablement ce qui explique que notre monde culturel postmoderne fonctionne maintenant si bien à la postvérité, c’est-à-dire par des affirmations sophistiques ad hoc qui peuvent s’inventer à la demande, à foison et sans aucunes preuves. Puisque j’ai besoin d’affirmer ces fables pour paraître, semble dire le sujet postmoderne, c’est qu’elles sont vraies, belles, justes et bonnes. C’est un retour au mythos, mais un mythos frelaté parce que les exploits qu’il faut raconter, ce ne sont plus ceux des dieux, des héros et des forces de la phusis, ce sont les miens. En bref, le héros, c’est moi. Un moi d’autant plus stimulé que toutes les formes du fake, de la simulation et de la diffusion massive de la simulation sont désormais à portée de clic. Laquelle peut se terminer en apothéose : la diffusion virale du fake, reçu cinq sur cinq par de vastes troupeaux de nigauds qui, de par le monde, diront : C’est vrai puisque je l’ai lu sur Facebook !
Cette « culture », constitutive d’une nouvelle et puissante doxa postmoderne, imprègne désormais toute la société : du président de États-Unis qui, toutes les nuits, twitte frénétiquement ses postvérités, à l’individu postmoderne qui croit qu’il sera libre s’il dénonce la « dictature » du Vrai, du Beau, du Juste et du Bien.
Cette « culture » est l’effet dérivé, on l’a dit, du sophisme mandevillien sur lequel s’est fondé le capitalisme qui remodèle le monde depuis trois siècles : le vice peut se transformer en vertu, une vertu dont l’expression la plus tangible est la richesse. Ce sophisme a littéralement transformé le capitalisme en une religion qui promet la richesse infinie sur terre. Une religion nouvelle, car immanente et non plus transcendante, telle que le plan divin se réalise tout seul dès lors que les individus suivent seulement et aveuglément leurs propres intérêts. Ce qui peut se dire autrement : il existe, au cœur de la raison occidentale moderne, un délire. Un délire parce que, pour obtenir tout, il lui faudra tout détruire (les subjectivités, les sociétés, les solidarités, l’environnement…).
La marque la plus certaine de la progression de ce délire, c’est la destruction des bases mêmes de la pensée. Après avoir détruit le mythos par le logos, nous voici maintenant en train de détruire méthodiquement le logos. D’une part, en le pulvérisant dans une multitude de petites histoires égotiques. D’autre part, en le réduisant à sa partie purement instrumentale, celle dont s’alimentent les techno-sciences qui sont le moyen le plus approprié pour convoquer chaque lieu du monde afin de le construire comme un complexe calculable et prévisible de matières à exploiter de façon industrielle, c’est-à-dire optimale.
Bref, de quoi crier ici : Please, Mister Socrate, help !
À supposer que ce dernier entende notre appel, que pourrait-il répondre ?
Rien, peut-être. Soit que, comme Godot, il ait choisi de définitivement s’absenter en nous abandonnant à notre sort, soit que, comme un maître zen, il ait pris le parti de se taire pour nous forcer à réfléchir.
Mais nous n’excluons pas qu’après un long silence, Socrate fasse, en ce moment crucial de l’aventure humaine, un retour critique, hautement socratique, sur ce qu’il nous a lui-même légué il y a plus de deux millénaires. Une correction hypercritique, en somme, qui déboucherait sur l’idée que, pour sauver les idéaux du vrai, du beau, du juste et du bien, il faille reconstruire autrement les deux grands jeux de langage constitutifs de la pensée.
Le mythos. Aux origines, le savoir narratif avait été délégitimé au motif qu’à travers une infinie diversité de récits, il donnait faussement l’être à ce qui n’en avait pas – de cette proscription avait émergé un autre jeu de langage : le logos. Cependant, on sait aujourd’hui que les récits sont peut-être faux, mais que cela ne les empêche pas d’être efficaces (au sens de « performatifs » : produisant des effets). Tant sur le plan individuel que collectif. Ils portent la marque d’un nous faisant référence à un passé pour imaginer un futur. Certes, ils ne répondent pas à la condition de vérité, mais ils fonctionnent à l’image des axiomes indémontrables d’une science. Ils permettent aux cultures d’affirmer des valeurs fondamentales concernant le rapport à l’invisible, le rapport entre les générations, le rapport entre les sexes, le rapport entre les individus (ce qui est autorisé, ce qui est interdit)…
Or il est une valeur qu’il importe d’autant plus d’affirmer qu’aujourd’hui elle est gravement menacée : ce qui est commun, ce qui fait la commune humanité. Un nouveau grand récit, multiple et fragmentaire, est justement en train de se constituer pour affirmer qu’un avenir est encore possible en portant une valeur, comme telle non démontrable, mais essentielle, celle d’une vie qui veut continuer plutôt que se détruire.
Le logos. Il faut à l’évidence remettre sur le métier l’idée d’un savoir démonstratif visant l’universel. Le cosmopolitisme, déjà repéré par Kant, a pris une dimension telle que cet universel ne peut plus s’exprimer aujourd’hui que par le pluriversel. C’est aujourd’hui le seul moyen de sauver le vrai, le beau, le juste et le bien, dans leurs diversités. »
– Dufour, D. (2018). Du vrai, du beau, du juste et du bien. Hypothèses sur le déclin des idéaux de la culture occidentale. Revue du MAUSS, 51(1), 147-176. »

« « La science n’est pas l’activité pure et désintéressée qu’elle prétend être. Le grand partage établi entre science et politique ne fonctionne pas. […]
A ceux qui se demandent si nous sommes post- ou hypermodernes, Bruno Latour [1991] oppose un constat cinglant qui fait l’effet d’une douche froide: nous n’avons jamais été modernes.
Selon lui, la modernité repose sur la séparation entre, d’un côté, l’inhumanité de la science et, de l’autre, l’humanité du social.
La science tente de percer les énigmes d’une nature qui est déjà là indépendamment de nous. Les hommes construisent la société et sont maîtres de leur destin.
Ce premier grand partage entre la nature et la société en explique un autre : celui qui oppose les autres cultures et la nôtre. «Eux», qu’il s’agisse des Achuars ou des Azandés, des Chinois ou des Amérindiens, ne sont pas modernes comme «nous» parce qu’ils n’ont pas su séparer la connaissance de la société. Ils ne sont pas parvenus à la connaissance scientifique qui permet d’accéder aux choses mêmes. Leurs savoirs ne sont que des ethnosciences, dépendant de leurs croyances religieuses, de leur organisation sociale, de leurs rites, de leur économie…
Mais le grand partage ne fonctionne pas. La nature qu’étudie la science est construite artificiellement en laboratoire et la société ne se réduit pas à une construction humaine. C’est en ce sens que nous n’avons jamais été modernes. La séparation étanche que nous avons voulu faire entre nature et société fuit de partout. […]
Force est de reconnaître aujourd’hui que cela ne marche pas. L’atteste la question écologique qui montre que tout est lié, les humains et les non-humains, la science et la politique. […]
Le manifeste de B. Latour fut reçu pour ce qu’il était : un pavé dans la mare. En refusant de faire de la science l’activité pure et objective qu’elle prétend être, il fut l’objet de violentes invectives. N’était-ce pas la rationalité elle-même que ce dangereux relativiste s’attachait à saper?? Et Latour de devenir l’ennemi n° 1 des deux physiciens Alain Sokal et Jean Bricmont partis en croisade contre les barbares qui osaient menacer le sublime édifice de la science. »
– Halpern, C. (2010). Nous n’avons jamais été modernes. Bruno Latour, 1991. Sciences Humaines, 211(1), 9″

« « « L’honnêteté intellectuelle est comme toute vertu : la plupart des gens la saluent, mais peu la pratiquent. Et ce, parce que peu de gens en sont capables. En effet, être intellectuellement honnête est difficile car cela requiert d’aller à l’encontre de tendances psychologiques instinctives, et donc un effort mental.
Il est certaines professions où l’honnêteté intellectuelle joue un rôle particulièrement crucial : le magistrat devant juger objectivement une personne qui pourtant incarne tout ce qu’il déteste à titre personnel, ou encore le scientifique devant remettre en question sa propre théorie face à des résultats expérimentaux défavorables. Cette droiture intellectuelle témoigne indéniablement d’une immense grandeur d’esprit, dont peu de personnes, encore une fois, sont capables.
Voici selon moi les 6 traits principaux de l’honnêteté intellectuelle. »

« Face-à-face, la parole est donnée, dans une diction enchanteresse. Le verbe est prononcé, sans empressement. Le mot est formulé, prend la forme de l’essentiel. Épurés. Et collés au plus près de la pureté. Celle du vide, du vide plein qui n’est la vacuité. Au contraire, il est tout. Absence et présence. Passé et présent. Présent et l’instant d’après. Infinitude.
La pureté. Le terme est court. Il est polyglotte et se suffit à lui-même. Il n’a nul besoin d’accessoire. La Sapienza d’Eugène Green est pure. L’oeuvre prend son temps, face-à-face la parole est reçue, dans un souffle frontal.
Le spectateur, habitué au superfétatoire des bougeants barbares, cinématographiques blockbustérisées, désœuvrées d’intelligence, est désarçonné. C’est une violence. Jamais sans doute pour lui, l’exaltation et la profondeur n’auront été si brutales.
Une gestique maîtrisée, sans subterfuges. Le spectateur est pris en otage. Les visages en plan serré déclament des émotions d’une force indicible. Cela relève de quelque chose qui va au-delà de ce que le mot, la parole, le verbe, l’intelligible limitatif puissent concevoir. Cela touche une corde à l’intérieur, autant que l’on ne soit pas totalement et irrémédiablement brisé.
Le spectateur est coincé. Les nombreux plans fixes immobilisent l’œil accoutumé à courir, à passer de réalités en réalités, à effleurer les surfaces de la fugacité. Le regard est figé et il sent naître le besoin de scruter ce qui ne fuit plus, là débute l’abandon, le cheminement, le voyage, l’initiation, le renouvellement des sens.
La Sapienza est un cheminement initiatique. Une rupture avec le classicisme redondant, recyclé, aussi plat qu’un encéphalogramme qui s’étire d’un bout à l’autre du néant.
Elle est le cheminement d’un architecte quinquagénaire au sommet de sa carrière, en proie à un non-être pathétique, attachant. Borromini n’est qu’un prétexte, au fond le génie architectural du Maître est une attraction qui cache à peine la véritable finalité du mouvement, celui de la découverte, de la connaissance, de soi, de l’en-dehors de soi. L’atteinte de la sagesse, ou dans une certaine mesure d’une espèce de sérénité que mime mal les anti-depresseurs.
L’oeuvre filmique d’Eugène Green sort de tout. Elle est inclassable dans les catégories que l’ordre dominant a établi. Le réalisateur et metteur en scène est pour paraphraser Mathieu François du Bertrand l’Orphée du baroque.
Orphée. Prince thrace, poète, musicien et chanteur qui charmait même les bêtes par son art, amoureux d’Eurydice qu’il perdit en tentant de la ramener des Enfers.
[…] le vrai baroque, à savoir un oxymore qui maintient la primauté du spirituel tout en intégrant la pensée rationnelle moderne.
Mathieu François de Bertrand et Eugène Green, « La Sapienza . », Cahiers jungiens de psychanalyse 1/2014 (N° 139) , p. 147-152
Le baroque, la perle irrégulière. La césure. L’harmonie des contrastes, ou celle des dissonances. La Sapienza est ce baroque qui n’est plus. Le sensible et l’émotion. Ceux de Monteverdi, Shakespeare, Corneille, Michel-Ange, Molière, Le Bernin, Calderon, Le Caravage, Rubens, Mochi, Bach, della Porta, Vivaldi, Haendel. Un monde où tous les contraires [sont] harmonieusement possibles, qui crée un espace de jeu entre l’idéal et la réel.
La Sapienza joue. Des codes traditionnels. Du spectateur. Le silence est sa meilleure expression. Le silence largué, pommé. Le silence du doute, de l’interrogation. Le silence méditatif, contemplatif. C’est un film de silences.
De tous les silences du cheminement. Du couple que le vide sépare. D’un frère et d’une sœur à l’attachement siamois que la crainte du vide rapprochent. D’un architecte qui se trouve un fils. De son épouse qui s’accroche à une fille comme à une bouée de sauvetage. Les silences des langueurs d’une camera qui balaie le champs telle une exploration de cet inerte qui est aussi, plus, vivant que le vivant.
Et l’architecture en arrière fond, une construction du for intérieur qui vient structurer l’espace extérieur, parce que sans elle ne serait rien. Elle est créatrice de sens, le lieu où est sublimée la lumière contribuant à émanciper les êtres, à les libérer. La réalisation d’une sorte de divinité de soi.
La Sapienza, au final, est résumée avec limpidité par son auteur Eugène Green, le savoir qui conduit à la sagesse. Ce n’est pas de l’intellectualisme sterile ou du pédantisme pompeux, c’est l’interrogation de soi, les silences auxquels elle contraint, le mouvement qu’elle produit, la contemplation qu’elle exige.
Le spectateur est sans parole, sans mot, sans verbe. Il fait face à lui. C’est un inconfort. Tant mieux. Il s’enfante en quelque sorte à lui-même. Merveilleux. »

« Différence des effets de l’éducation chez les anciens et parmi nous.
La plupart des peuples anciens vivoient dans des gouvernemens qui ont la vertu pour principe ; et lorsqu’elle y étoit dans sa force, on y faisoit des choses que nous ne voyons plus aujourd’hui, et qui étonnent nos petites ames.
Leur éducation avoit un autre avantage sur la nôtre ; elle n’étoit jamais démentie. Epaminondas, la derniere année de sa vie, disoit, écoutoit, voyoit, faisoit les mêmes choses que dans l’âge où il avoit commencé d’être instruit.
Aujourd’hui, nous recevons trois éducations différentes, ou contraires ; celle de nos peres, celle de nos maîtres, celle du monde.Ce qu’on nous dit dans la derniere, renverse toutes les idées des premieres.
Cela vient en quelque partie du contraste qu’il y a parmi nous entre les engagements de la religion et ceux du monde ; choses que les anciens de connoissoient pas. »
– Montesquieu, Esprit des Lois, 1777
« On observe aujourd’hui trois formes de violence croissante, qui requièrent le réengagement des institutions éducatives pour réaliser un objectif éducatif poursuivi de longue date :
doter les individus des compétences nécessaires à la paix.
Ces formes de violence sont :
1) la violence de groupes extrémistes à l’encontre d’individus ou de l’État, notamment les groupes motivés par des revendications religieuses ou culturelles ;
2) la violence exercée par l’État à l’égard de groupes ou d’autres États sur des fondements culturels, ethniques ou tribaux ;
3) la violence entre différents groupes culturels, dans les sociétés qui connaissent des flux migratoires, et où les populations sont plus hétérogènes sur ce plan.
À l’origine de ces trois formes de violence, on pourrait mentionner la notion de supériorité d’un groupe sur un autre, le manque de connaissances, de compréhension et de tolérance vis-à-vis de groupes différents, ainsi que l’insuffisance de compétences interculturelles qui rend la communication inefficace et ne permet pas aux groupes en conflit de dépasser leurs divergences.
Bien que probablement insuffisantes pour éliminer les causes de la violence, l’éducation planétaire et la préparation des étudiants au cosmopolitisme peuvent contribuer à atténuer ces formes de violence.
Dès le début de l’histoire de l’humanité,
les hommes ont démontré leur capacité et leur propension à exercer différentes formes de violence les uns à l’égard des autres.
Je définirais la violence comme une décision ou une action délibérée d’un ou de plusieurs individus pour faire du mal à d’autres, en leur infligeant des blessures ou des douleurs psychologiques ou physiques, ou en les privant des conditions nécessaires à la jouissance d’une vie digne d’un être humain.
Ces formes de violence peuvent se produire à un niveau interpersonnel, aussi bien qu’à l’intérieur d’un groupe ou entre groupes.
Il s’agit, par exemple, de la violence infligée par certains individus aux membres d’organisations auxquelles ils appartiennent, telles que la famille, les communautés, les associations religieuses ou le milieu de travail, ainsi que la violence exercée par certains membres d’un groupe particulier à l’égard de ceux qui n’en font pas partie. Dans ses formes les plus extrêmes, la violence dont les hommes sont capables peut entraîner la mort d’autrui. Elle peut aussi causer des dommages physiques ou psychologiques à long terme, qui handicapent gravement la qualité de vie de ceux qui y ont survécu.
Les traces retrouvées de la pratique d’un cannibalisme généralisé, il y a 7000 ans, au sud de l’Allemagne d’aujourd’hui, ont conduit les anthropologues à supposer qu’une « crise sociale et politique en Europe centrale a déclenché à l’époque différentes formes de violence », entre autres, le cannibalisme pratiqué sur des esclaves et des prisonniers de guerre.
Les crânes fracassés, rendant toute identité méconnaissable, découverts à Herxheim, « donnent à penser que l’on cherchait à détruire l’identité individuelle, qu’une forme de violence psychique était exercée à l’encontre d’autrui » (Bower, 2009).
L’histoire des guerres s’inscrit dans la propension de longue date des êtres humains à manifester de la violence.
Il en est de même pour différents modes d’avilissement et d’exploitation de certains groupes par d’autres, comme l’esclavage ou les nombreuses formes institutionnalisées de discrimination et d’oppression :
le sexisme,
le racisme,
la discrimination religieuse et ethnique,
l’assujettissement. »
