
« « Pour la plupart des gens, la langue française appartient aux autochtones de ce beau pays de France. Ce n’est pas mon point de vue. Si le français a germé en France, il y a fort longtemps qu’il fut rempoté ailleurs, loin d’ici, où il pousse allègrement et de manière tout à fait inattendue. Dans ces territoires lointains, il a parfois un rythme, une couleur et une saveur particuliers. Puisqu’on ne pouvait plus faire autrement que le parler, il fallait pouvoir se l’approprier, y transvaser son esprit et sa culture, afin de pouvoir s’y reconnaître. C’est dans un de ces pays, le Cameroun, que j’ai vu le jour, dans les années soixante-dix. La colonisation était passée, et ce n’est pas sous la férule des civilisateurs que cette langue me fut inculquée. C’est celle que mes parents m’ont transmise petite fille, celle de nos échanges familiaux passés et présents. C’est donc une de mes langues, tout simplement, les autres étant le douala et l’anglais. Je ne l’ai jamais vraiment rattachée à la seule France, ni senti qu’elle m’était imposée.
D’ailleurs, les instituteurs puis les professeurs qui m’en ont enseigné la complexité n’avaient jamais quitté l’Afrique. Tous avaient étudié au Cameroun, et depuis que je vis en France il me semble qu’ils la parlaient bien mieux que ceux qui s’imaginent encore en être les seuls et uniques ayants droit. Si le français ne fut jamais pour moi la langue de la France métropolitaine, c’est parce que les programmes scolaires de mon pays l’utilisaient pour proposer la lecture de Molière, d’Aimé Césaire et de Richard Wright (puisque le Cameroun a également l’anglais comme langue officielle, nous lisions en anglais des auteurs africains comme Chinua Achebe ou Wole Soyinka, sans la plus petite pensée pour Shakespeare.). La langue française a naturellement été mon premier passage vers Langston Hughes, Countee Cullen, James Baldwin et Chester Himes, bien avant qu’il me soit donné de lire ces auteurs dans leur langue. Jamais aucune question ne m’a animée à ce propos. J’aimais les livres, j’habitais la partie francophone du Cameroun et les y trouvais donc plus aisément en français.
Dans le faisceau linguistique et culturel qui forme mon identité frontalière, éminemment métisse, le français est la langue de l’esprit, de la cérébralité. Je pense en français, et c’est donc en français que je produis une littérature dont les structures sont aux antipodes du roman français classique, mes influences étant ailleurs. Cette langue n’est pas en compétition avec les autres. Chacune a sa place dans mon système de fonctionnement particulier. Dans cet univers intérieur, le français qui régit mon mental n’a aucune raison de se sentir menacé.
Penser dans une langue, cela suppose que cette dernière influe fortement sur votre manière d’être au monde, dans la mesure où les langues ne sont pas simplement des outils de communication mais bel et bien des manières différentes d’envisager le monde. C’est en cela qu’elles sont le premier véhicule de la culture, et forcément un enjeu politique. C’est dans ce dernier registre que se classe la francophonie : c’est pour la France un des derniers symboles de sa puissance. Pour l’Afrique qui n’a pas encore osé affirmer ses droits sur son patrimoine colonial, qui peine encore à dire que cette langue est son trésor de guerre, qu’elle l’a payée rubis sur l’ongle et qu’elle ne la doit plus à quiconque, la francophonie semble encore n’être que l’instrument d’une fâcheuse infantilisation.
On peut en donner comme exemple le fait que les littératures africaines ou caribéennes de langue française ne jouissent pas du même prestige que la grande littérature française. Pourtant, il faudra peut-être un jour prochain que les Français aillent en Afrique, aux Antilles ou même en Haïti afin d’y réapprendre la langue de leurs pères, un peu comme Orphée descendant aux enfers pour chercher Eurydice. Dans le mythe grec, je crois me souvenir qu’Hadès retint la belle ? De même le français pousse désormais à l’ombre des baobabs. Les lianes de la forêt équatoriale du Cameroun l’enserrent puissamment, et le fleuve Wouri n’a pas fini de s’en saisir pour imprimer la longue épopée de ceux qui peuplent ses rives. Allez donc le reprendre ! »
– Léonora Miano, Le français pousse à l’ombre des baobabs’.
« Entière, sans concession, Léonora Miano n’a pas peur de la confrontation ni de déplaire. Cette radicalité est salutaire. Elle nous tend un miroir et nous oblige à nous regarder en toute lucidité. L’image qui nous est renvoyée est peu glorieuse et nous confronte à notre histoire dans ce qu’elle a de plus sombre. Elle nous force à prendre conscience de nos limites et de nos préjugés.
[…].»

« Léonora Miano est un drôle de spécimen. Écrivaine talentueuse – Prix Femina, Prix Goncourt des Lycéens, etc., dramaturge inspirée, nouvelliste émérite, figure discrète – si on ose la comparaison avec d’autres, les Alain Mabanckou, Gaston Kelman, Calixte Beyala, Fatou Diome et consorts – à la plume afropéenne et assumée comme telle, au regard sans complaisance (alléluia), au style déconcertant – celui qui mène à quelque chose, là où les attentes préfabriquées ne sont pas satisfaites, où le « prêt-à-penser culturel » ne se trouve pas parce qu’il n’y a aucune place. Le mianorisme est une écriture qui vibre. Retentissante et sonnante. Littérairement. Cela se lit, s’entend et se ressent. Simultanément.
Crépuscule du tourment – Volume 1 (Melancholy) coule de source. Une vibration à quatre cordes. Toutes au féminin. Inégales en intensité, dissemblables dans le caractère, mais incroyablement puissantes.
Une Mère qui en veut et s’en veut, une Amante que l’on a fuie et qui s’est enfuie, Une Fiancée qui quitte et va se retrouver, une Sœur qui n’existe et qui sert à exister, toutes libres tout en n’étant pas émancipées de cette ombre distante qu’elles tentent de saisir.
L’ombre est le fils récalcitrant, l’amoureux torturé, le compagnon de solitude, le frère lointain. Une présence permanente, qui ne se montre jamais.
Chaque vibration est un monologue, long telle une récrimination, brutal comme une colère, direct à l’instar d’un uppercut, un peu désespéré dans un match dont on a conscience que de toutes les façons il est perdu d’avance. Nu comme une vérité qui laisse tomber les oripeaux dont elle s’est encombrée durant une éternité.
L’heure n’est plus à la mise en scène. Le moment de vérité exige de jeter aux orties les artifices, de mettre fin à la douleur qui dévore les entrailles, silencieusement. Car l’on sent bien que ce soleil qui se couche et cette nuit orageuse en pleine saison sèche vont tout ravager, tout ce que l’on a été, tout ce que l’on a laissé vivre.
L’instant crépusculaire tremble de tout son être, dans la boue comme dans la fortune, des pans de soi seront déracinés par le souffle, de la mort – cette autre renaissance.
Chaque monologue fuse. Flamme incendiaire qui fond la muraille de glace, le sarcophage de froideur dans lequel on s’est emmuré.
Protestation contre un crime impardonnable, ou pour dire les choses de manière appropriée dont on a nié à la victime la souffrance parce que l’on s’est refusé de porter la culpabilité, d’assumer sa juste part de responsabilité, il n’y a pas de réconciliation possible.
Cri munchien dont les ondes créent sur le réel des distorsions, des anamorphoses, que l’on s’empresse de considérer comme vérités afin de donner un sens à ce que l’on sait des tréfonds de son être échappe à l’entendement.
Éclats mosaïques d’un soi polymorphique, contraire à la sage image policée que l’on a construite pour tromper les yeux qui par ailleurs n’ont jamais vraiment poser sur cette personne artificielle le moindre regard.
Chandelle allumée non pas pour éclairer l’obscurité, encore moins pour y voir plus clair, mais pour examiner ses propres scarifications, fruits de cette lutte incessante pour un bonheur, une libération, qui se tient à distance, dans l’ombre.
Chaque monologue fuse et se répand sur les 280 pages d’un livre ne laissant aucun répit. À la fin, le lecteur prend conscience qu’il n’en a pas tout à fait fini avec chacun d’eux. On n’en finit jamais avec un excellent roman. Les paroles résonnent et cognent durement dans l’esprit salement amoché, les mots qui violentent son ordinaire, ses illusions, ses mensonges, l’achèvent, le ressuscitent, le trépassent, lui redonnent vie. Il ne sera plus le même, car il ne saurait oublier. Faire comme si. Il ne connaîtra plus de répit. C’est foutu.
Il n’y a pas de vérité dans ce livre, seulement des perspectives. Nécessairement subjectives. Ce que le lecteur voit à travers Madame, Amandla, Ixora, Tiki, ce sont des dimensions d’une humanité qui expriment des identités. Rougeâtres, bleuâtres, violacées, grisâtres. Sans aucune naïveté. Au contraire avec une lucidité qui ressemble tant à un fatalisme.
Quatre vérités, identités, perspectives, quatre femmes, à la fois antagonistes et complémentaires, qui auraient pu former un ensemble détonnant si un jour elles s’étaient parlé. Ou rencontré. Vraiment. En cela, l’œuvre de Léonora Miano est d’abord un texte sur les rencontres qui n’ont pas eu lieu, des rendez-vous manqués, des occasions qui n’ont pas été saisies, des paroles qui n’ont pas su être prises. Un livre pour que celles-ci s’écoutent et se comprennent. Soient écoutées et soient comprises. Enfin.
Si le roman choral de Léonora Miano vaut une attention des plus particulières, ce n’est pas uniquement en raison d’un féminisme vociférant, souhaitant venger toutes « ces femmes amputées du clitoris » (p. 73), encore moins de ce portrait oscillant entre le trait vitriolique et l’ode amoureuse à un pays tiers-mondiste prenant ses « ordres de l’extérieur » (p. 53), ou la peinture contemporaine de ce « Nord » qui abhorre la « culture de la pauvreté » tout en étant foncièrement misérable, une Civilisation « moribonde ».
Non plus à cause du voyage mémoriel dans la richesse, philosophique et spirituelle, d’un Continent que l’on a longtemps dépeint comme sans passé. Ni pour la justesse de la critique sur ces « descendants » qui ne savent que manier la plume et la langue des autres tout en ayant jamais rien réalisé, et qui portent la domination avec une obscénité sans égale.
Si l’œuvre de Miano vaut le détour, qu’elle sort du lot, faisant de l’auteure l’une des pionnières de la littérature moderne – celle qui écrit son siècle avec la singularité de son temps – c’est parce qu’elle vient des rythmes et produit du mouvement. Déplaçant les visions, les regards, plongeant dans le grand foutoir que sont les mondes, les existences, les identités, sans vouloir y mettre de l’ordre, sans chercher à l’ordonnancer, à évangéliser, parce que ce n’est pas son rôle.
Léonora Miano a tout compris de la nature de l’écrivain(e) au XXIe siècle. Rien que du mouvement et de la vibration. Au lecteur de ressentir, d’être ébranlé, de se mettre en branle.
Ou pas.
Quelques citations
« Ce qui nous semble intangible et qui souvent se dérobe à notre vue est ce que nous devrions appréhender. Et comprendre » (p. 115)
« Il est impossible de fraterniser avec ce qui se croit supérieur » (p. 99)
« J’accepte l’obscénité de ce que nous sommes, notre monstruosité, et ne comprends pas les batailles qui te semblèrent nécessaire pour t’en extirper » (p. 260) »
– Crépuscule du tourment – Volume 1 (Melancholy) de Léonora Miano
« « Le nouveau livre de Léonora Miano est une préfiguration d’un possible vers lequel le Continent s’achemine inéluctablement, en dépit du fracas du jour et des ricanements des sceptiques – C’est une oeuvre monumentale.
[…] Elle tient à la fois du roman d’anticipation, du texte politique, de la fresque amoureuse et de la fable poétique. Léonora Miano y dessine les contours d’une Afrique unifiée dans sa presque totalité, forte et épanouie, devenue sa puissance propre et qui rayonne au-delà de ses frontières. Ce territoire, nommé Katiopa, a mené ses Chimurenga, ses luttes de libération et les a remportées. Il s’est libéré de ses aliénations tant externes qu’internes. La première Chimurenga, qui fut conceptuelle, lui permit de penser et d’imaginer les formes qu’il donnerait à ce nouvel espace unifié : son mode de gouvernement fondé sur sa conception de la participation et de la délibération, ses formes sociétales, urbanistiques et architecturales, son rapport au temps et sa relation au reste du monde. Dès l’exergue, c’est une invitation à rêver qui nous est faite par l’entremise d’une sentence de Toni Morrison. Au seuil de la pensée, l’imagination ; en somme, une reconquête du champ des possibles par le rêve, l’imagination et la pensée.
Anticiper la libération et la liberté. La penser, la concevoir, la rêver et surtout l’imaginer. Lui donner le visage concret d’un espace qui abolit ses frontières internes et qui intègre la diversité de ses cultures dans une organisation sociale fondée sur un rapport repensé à ses traditions et à ses ressources symboliques. A Katiopa, les noms des nzela, des avenues et des places sont choisies avec soin, elles portent ceux des figures glorieuses de l’histoire du Continent, de ses résistances et de ses accomplissements : l’Avenue Rei Amador en hommage au leader du soulèvement des esclaves de Sao Tome-et Principe en 1595, la place Mmanthatisi du nom d’une reine courageuse du peuple Tlokwa, le Nyerere Hall, l’avenue Ménélik II, etc. L’aménagement des villes, ses transports urbains, ses murs végétalisés couverts de verrières, ses jardins minéraux, prennent en compte la manière d’habiter la ville des Katiopiens ainsi que le soin devant être apporté au vivant. Les derniers immeubles en béton de la ville sont des vestiges évoquant un temps ancien, cette époque où le Continent était perclus de mimétisme, incapable de configurer ses mondes à la mesure de sa créativité et de ses élans.
Rouge Impératrice est un roman sur la rémission et la liberté recouvrée, l’épanouissement, le rayonnement et la puissance. Se pose alors à Katiopa la question de la consolidation de cette liberté récemment acquise, encore fragile et pouvant être minée par les Sinistrés, qui bien que minoritaires, peuvent insidieusement instiller le venin de la sédition et de la désintégration du corps social Katiopien. Ces Sinistrés que la détresse identitaire a mis sur les routes de l’exil, sont des Fulasi qui viennent d’une contrée nommée Pongo et qui avait jadis assujetti le Katiopa, démembré ses terres, pillé ses richesses, minoré ses cultures, imposé sa langue et ses régimes de sens. Le sort qui leur sera réservé divise les membres de l’Alliance qui gouverne le Katiopa. Certains estiment que ce groupe qui cultive la nostalgie d’une puissance révolue et qui refuse de se mêler aux Katiopiens est irréformable et finira tôt au tard par réanimer la fureur destructrice qui l’habite. D’autres, parmi lesquels Boya, dont les travaux universitaires portent sur cette population marginale, estiment que l’on pourrait leur offrir le choix de s’intégrer à Katiopa, car non seulement ils ne constituent plus un danger, mais le rapport aux Sinistrés dit plus sur la fragilité des Katiopiens devant leur propre passé et la persistance du trauma que leur mise en relation avec ceux qui débarquèrent un jour de Pongo, leur a causé.
Se pose ici la sempiternelle et délicate question de l’identité, de la part intime de soi affectée par l’autre ; de l’odeur incrustée du frère à la peau duquel l’on s’est longtemps frotté et souvent piqué. La part de nous-mêmes devenue autre qu’il faut affronter. Toute la question de l’entaille qui saigne encore, même si l’on s’est soustrait de l’emprise de l’autre. Comment définitivement cautériser la plaie ? Le défi lancé à Katiopa par cette situation, est celui d’être au meilleur de soi-même et de traiter ces Sinistrés avec humanité, mais aussi et surtout de se réinventer.
Les personnages principaux du roman, Boya, la rouge impératrice et Ilunga qui dirige l’Alliance sont des êtres accomplis qui font l’expérience d’une histoire d’amour forte et généreuse. Des êtres qui s’aiment à partir de leur part lumineuse, loin de l’anthropophagie mutuelle que ce sentiment souvent autorise. C’est une méditation sur la relation, le compagnonnage et le lien qui nous est proposée. Mais aussi, à travers le personnage d’Ilunga, la figure d’une masculinité saine et sereine, doublée de celle d’un leader éclairé à l’abnégation sans failles, est posée en exemple pour une Continent qui cruellement en manque.
Toutes les questions qui traversent l’œuvre prolifique de Léonora Miano sont reprises dans ce corps organique et vivant qu’est Rouge Impératrice. Elles y arrivent à maturité et y sont portées à incandescence par une auteure qui a atteint la vertigineuse maitrise de son esthétique et de sa puissance créatrice. De ce vertige d’ailleurs, elle s’enivre un peu en le déployant sur 600 pages d’un long et foisonnant roman, mais sans longueur aucune. Les sillons qui ont traversé son œuvre romanesque : l’humanité des subsahariens, la complexe question de l’identité, les spiritualités et métaphysiques africaines, les rapports entre féminité et masculinité, la puissance du féminin, sont ici reprises et ravivées par une réflexion arrivée au faîte de sa densité. On y retrouve aussi des lieux connus de son univers romanesque comme Vieux pays où des aînées-femmes initient des femmes aux mystères du féminin.
Ce roman porté par une puissante écriture et un souffle poétique, incarné dans la belle histoire d’amour de Ilunga et de Boya, peut aussi être lu comme un programme politique dans lequel Léonora Miano nous donne à voir, le vieux rêve de tous les panafricanistes, comment on construit l’unité politique du continent Africain, sa puissance rayonnante et bienfaisante ; comment y arrive-t-on ? Par quelles épreuves passe-t-on ? Quel type de qualités cette entreprise exige-t-elle de ses bâtisseurs ? La patiente et longue œuvre de reconquête de soi et de ses espaces.
Ne nous laissons cependant pas méprendre, ce livre ne relève pas de l’uchronie, ni de la fable contrefactuelle. Il n’est pas un possible non-advenu que l’on narre avec un brin de regret. Il est une préfiguration d’un possible vers lequel le Continent s’achemine inéluctablement, en dépit du fracas du jour et des ricanements des sceptiques. Ceux qui sont habités par cette vérité fragile, malgré les ronces du chemin, y travaillent dès à présent. Ce sont des êtres intermédiaires qui savent que la victoire se construit sur les ruines encore fumantes. Léonora Miano est de ceux-là. De sa puissante imagination est sorti un Continent dont elle redresse l’échine et analyse, difficultés d’un tout autre ordre, les problèmes que pose sa puissance retrouvée. Les figures archétypales qui naissent sous sa plume : Ilunga, Boya, Kabeya, Igazi, Zama, Ndabezitha, nous indiquent la texture des êtres dont l’Afrique a besoin pour mener à bien cette entreprise. A nous désormais, nous susurre la romancière, de nous atteler à les édifier.
Est désormais venu le temps ou la réalité d’une Afrique libérée de ses servitudes se dessine dans l’espace du langage, de la fiction et de la pensée. Ceci signifie que cette Afrique-là est proche, qu’elle occupe désormais l’une des multiples antichambres du réel, et celle-ci menace d’éclore dans la réalité des jours qui viennent, lorsque ses enfants l’ayant désormais pleinement entrevu, retrousseront leurs manches et s’y attèleront.
Rouge impératrice est en lice pour le Prix Goncourt 2019. S’il n’était question que de qualité littéraire, ce livre mérite amplement toutes les distinctions. Il sera intéressant d’observer comment ce jury accueillera la proposition politique que ce roman contient. Quelle que soit l’issue de cette joute littéraire, Rouge Impératrice a déjà atteint son sommet du Kilimandjoro. Il est une contribution essentielle à notre œuvre d’émancipation et dessine les contours d’un jour qui inexorablement monte. »
– Felwine Sarr. »
« « Il n’est pas bon de fuir devant l’épreuve, au risque de devoir en affronter une plus accablante. Ce qui existe naturellement ne devient bon ou mauvais qu’au contact d’une volonté. » »

« Car si l’on fait usage d’un vocabulaire qui est celui issu de la langue d’autrui, l’on épouse sa conception du monde, puisque fondamentalement chaque langue possède sa propre relation avec l’extérieur.
On parle français mais on réfléchit, vit, jouit, américain.
On se réclame d’une identité langagière urbanisée, internationalisée tout en reprenant les codes d’un certain impérialisme culturel anglo-saxon; des francophones assujettis à la langue de Shakespeare version MTV, avec sa poétique coolitude L.A, son côté wassup et borough du Bronx, son allure Hamptons, et sa jovialité people YMCA.
En cette ère du multilinguisme qui a fait de l’anglais la langue officielle, le francophone semble avoir réussi sa conversion en sujet docile, accroché à son smartphone et courbé sur son laptop, mâtant le dernier House of Cards ou Game of Thrones en se disant : «C’est juste pas possible ce show!»
Et ce n’est pas la France qui dira le contraire, pays de l’e-mail et de l’acronymie gouvernementale (SMILE, YOU &GRID, ou le très corneilléen FLEXGRID). La France quelques fois est le meilleur représentant, le plus brillant avocat, de l’anglicisation du français.
Et non, la faute ne revient pas uniquement à ces adulescents 2.0 qui préfèrent le «J’ai uploadé une photo de profil sur mon Facebook» au « j’ai téléversé une photo de profil sur mon Facebook » .
La faute dépasse le générationnel touchant aussi bien les névrosés de la quarantaine que les crépusculaires baby boomers qui peuvent lâcher dans une réunion : «Ce reporting est incomplet. En plus, Christophe n’a pas respecté le process métier!»
En cette semaine de célébration de la langue française, il serait peut-être judicieux de parler de commémoration d’une langue morte et enterrée sous une pluie de Like.
La Francofête désormais étant le rituel cérémoniel du dépôt de la gerbe de fleurs sur la tombe du soldat inconnu qu’est le français, trucidé par ses propres enfants.
Le parricide symbolique quotidien des échanges ordinaires, quand le «J’peux pas te parler, je suis dans le rush. Je suis hyper speed, là!» devient le standard, le référentiel.
Et de constater que l’impératif français n’est pas seulement une question de poids démographique mais de qualité, d’excellence, de l’entier et bon usage d’un système de signes, de signifiants, de signifiés, qui constituent une affirmation de soi dont découle une façon singulière de sentir, de voir, de se mettre en correspondance avec le monde.
Le français n’est pas qu’une langue, il est un marqueur d’identité, loin du fait culturel ou social (communautaire), proche d’une manière de se définir en tant qu’individu, en tant que je (conscience et représentation de soi), et de définir (la vision qu’à le sujet du monde). De se penser (psychologie) et de penser (cognitif).
[…]
De là se comprend qu’une langue (française ou pas) n’est pas neutre, c’est autant un système d’idées qu’un acte idéologique, et que le parler contribue à perpétrer des valeurs, assumer un héritage historique, intellectuel, moral, quelques fois à incarner une résistance. »