
Mon oncle félix, le « Paternel » comme nous l’appelons mes deux aînés et moi depuis le départ printanier de notre mère pour cet au-delà que nous espérons être le paradis, m’a dernièrement dit : « Tu es mon milieu de terrain ». En réponse, j’ai modestement écrit : « C’est un immense honneur de l’être pour toi, grand Coach ». Tu as sans doute saisi la référence footballistique ou soccerienne.
La phrase d’oncle félix est – quand l’on sait que d’où je viens l’on ne se répand pas trop en compliments et autres déclarations d’amour – une forte marque d’affection ; c’est la première fois, en trente-quatre ans d’existence – la mienne, qu’il en fasse autant envers moi. Cela m’a fait le plus grand bien – bien naturellement, mais cela m’a profondément ému. Cette phrase, simple, ordinaire, banale, puisque dénuée de tout lyrisme (ou toute sophistication), a été prise par moi à la fois comme un « Je te vois toutou » et comme une révélation à moi-même.
Un « Je te vois toutou » (oui dans ma famille ‘toutou’ – ce pas-toujours-gentil-sympa-affectueux clébard, c’est ainsi que l’on me nomme : ‘toutou’ qui n’a rien à voir avec le canis lupus familiaris mais davantage pour ma famille avec ‘peluche’ – d’où aussi mon côté calinours et bisounours) qui m’a appréhendé dans ce que je suis en général dans la vie et cela sur bien des plans. Un « Je te vois toutou » d’attestation.
Mais attestation de quoi ? Cela me conduit à la révélation à moi-même dont le « Tu es mon milieu de terrain » a été la source. Je ne me suis jamais vu comme un milieu de terrain, je ne me suis jamais posé la question de savoir si sur un terrain de football (de soccer) j’étais plus un attaquant, un milieu, un gardien de but, ou un défenseur. Gamin, j’ai joué à toutes les positions, et je l’avoue je n’ai jamais été doué pour le sport (disons je n’aime pratiquer aucun sport physique qui me fasse trop transpirer – et je déteste physiquement transpirer, en fait à y penser je n’aime aucun sport physique du tout). Donc, la phrase d’oncle félix, qui sait à quel point je ne suis pas doué pour le sport et que je n’aime pratiquer aucun sport, se situait sur un autre plan que celui sportif. Il s’agissait, parce qu’il m’a fallu y réfléchir, d’habilités / de capacités / de façons d’être et de faire, etc. Le « Je te vois toutou » était de la sorte, selon moi, une attestation (toute ricoeurienne) d’un empire de capacités (d’habilités, de façons d’être et de faire, etc.). En ayant saisi qu’il situait ce regard posé sur moi sur ce plan autre, qu’il attestait cet ‘empire’ (e, quelque sorte de l’être), je me suis demandé : au fond, qu’est-ce qu’un milieu de terrain ?
Drôle de question pour un mec qui est d’une origine où le football (le soccer) est proprement une religion, au-delà même d’être le roi et la reine de tous les sports, et albino approuverait. Quand l’on grandit dans une religion, on intègre les choses sans toujours se poser un million de questions, on sait (d’autant plus que l’on vit au quotidien cette expérience, on partage tous ses sens et autres significations, ce savoir est plus que tangible, l’expérience se vit en nous et autour de nous, cela paraît plus qu’évident : certain). Mais, je ne vis plus cette expérience, loin de mon milieu d’origine, coupé de cette religion, cela fait environ dix ans que je n’ai ni regardé ni assisté à un match de football. C’est sans doute cet éloignement, cette mise à distance ou cette distance (voire cet exil), qui m’a fait me demander ce qu’était (finalement) un milieu de terrain, qu’est-ce que (vraiment) cela voulait dire, à quoi cela (véritablement) renvoyait-il, etc. Alors, j’ai fait ce que n’avoue pas toujours tout le monde, j’ai ouvert wikipédia (pire wikipédia pour enfants de 8-13 ans). J’ai lu et j’ai compris.
« Au football, le milieu de terrain est un joueur dont le rôle est de réaliser la liaison entre la défense et l’attaque. Après la récupération de la balle, les milieux doivent la transmettre aux attaquants dans les meilleures conditions possibles. Inversement, ils doivent gêner le développement du jeu adverse pour ne pas compliquer la tâche des défenseurs. Il est fréquent d’entendre des grands tacticiens affirmer qu’un match se gagne ou se perd au milieu de terrain. Le milieu de terrain est peut-être la ligne de jeu qui propose le plus d’options tactiques différentes. On peut avoir deux, trois, quatre voire cinq milieux de terrain, selon le dispositif choisi, la possession du ballon, selon l’adversaire ainsi que l’avancement et le score de la partie. Traditionnellement, un milieu de terrain doit être endurant, c’est le joueur qui parcourt en moyenne la plus longue distance au cours d’une partie. C’est peut-être d’ailleurs la seule caractéristique commune aux milieux, qui peuvent montrer par ailleurs des aptitudes totalement différentes. Si le milieu forme un bloc, on différencie bien souvent les milieux défensifs, des milieux offensifs, même si ceux-ci se doivent d’être complémentaires, et de ne surtout pas « couper l’équipe en deux […] » – wikipédia
« Le poste de milieu de terrain, en football, est une position occupée par les joueurs se situant entre les défenseurs et les attaquants de leur équipe. Ils se distinguent par une vitesse qui est peu élevée chez beaucoup de joueurs, mais des qualités techniques variant suivant le sous-poste occupé [milieu axial, latéral, défensif, offensif, aillier]. » – viképida
J’ai donc compris ce que cela signifiait pour mon oncle félix ce « Tu es mon milieu de terrain » murmuré comme ça sans aucun contexte (pour dire sortant de nulle part). Il attestait chez moi un empire d’être et me révélait à moi-même. Lorsque l’on dit quelques fois à quel point nous avons besoin des autres pour non seulement nous estimer (estime de soi) mais prendre conscience / connaissance de ce que nous sommes (c’est-à-dire toute notre complexité avec ses traits prédominants, ses contradictions et ses paradoxes, et sa fragile cohérence d’ensemble – du soi), en dehors des discours intellectuels et savants, je l’ai dans une (simple, banale, ordinaire) phrase saisi.
Mon oncle félix avec qui je n’ai jamais eu vraiment de conversations (grandes encore moins), qui ne m’a jamais vraiment côtoyé (en tant personnalité ou singularité, mais seulement comme un ‘fiston’) ou partagé mon ‘intime’ (pensées, angoisses, espérances, rêves, souffrances, bonheur, etc.), qui a toujours été – à l’instar de la quasi-totalité des membres de ma famille – (très) distant ou s’est toujours tenu à distance, qui ne sait pas grand-chose de moi (dans le sens de quelle couleur est ma préférée, etc.), cet oncle m’a vu comme peu de personnes (‘intimes’ ou non) ne l’ont jamais fait. Il m’a révélé cet autre de moi dont je n’ai jamais pris conscience, et avec lequel depuis je tente de faire connaissance.
Je l’ai dit ici il y a quoi un an ou deux que les apparences ne sont pas trompeuses et que les perceptions ne sont pas fausses, que pour les autres c’est une traduction (une formulation) du réel que nous sommes, que pour nous c’est une proposition de sens et de significations qui nous offre l’opportunité de nous appréhender relativement dans toutes nos dimensions et sur de nombreux plans (de sortir de notre image de soi – cette face persona goffmanienne – si souvent obsédée ou désespérée d’amour, d’être aimée, d’aimer, à tout prix et qu’importe le prix, pour souvent simplement fuir sa solitude et sa propre absurdité) en nous mettant dans la perspective de l’autre et de revenir à soi afin d’y réfléchir, voire de ne cesser de nous re-découvrir, autant que nous découvrons ou redécouvrons les autres (qui en nous offrant leur proposition de sens et de significations de nous-mêmes nous communiquent – qu’ils le veuillent ou non – des éléments révélateurs d’eux-mêmes et nous informent de la nature de leur cadre symbolique).
Je n’ai pas remercié mon oncle félix de cette opportunité offerte, cela aurait pu être interprété par lui comme un sentimentalisme – ce qui est étranger d’où je viens, est vu comme une mièvrerie, une immaturité, une forme de faiblesse, ou simplement on ne le comprend pas ou n’y comprend rien. Mais, ma réponse (« C’est un immense honneur de l’être pour toi, grand Coach ») était à la fois un « Merci le Paternel, King of Kings » et un « J’essaierai au mieux de mes capacités d’être, à la hauteur de cette reconnaissance, de ne pas / jamais te décevoir », et bien entendu un « Mille et une gratitudes, tonton ». Et oncle félix, le grand Coach, a réagi à ma réponse par un « Cool » qui avait tout d’un « Cold ». Un truc de famille quoi.
