D’où je viens, c’est d’où je pars

Deuxième billet d’impression au creux de l’été (inspiré d’une de nos nombreuses conversations épistolaires estivales avec mon frère luc consacré au « Je viens de » et au « Je pars de », c’est-à-dire à l’origine et à la provenance.

Je pars de l’hypothèse d’un a priori d’une provenance commune de toi et moi en tant qu’êtres humains : du partage de cet Autochtone négroïde en nous deux.

Je pars de ce point-là, je quitte ce lieu-là vers l’ailleurs, je me dirige ou je me mets en mouvement (le mouvement qu’est le mien) vers un horizon d’un vivre-ensemble de dignité humaine et de fraternité universelle (ledit ailleurs). Je pars ainsi de cette hypothèse d’être un Autochtone négroïde (comme toi fuchsia de magellan ou d’une autre couleur, comme nos frères et soeurs Améridiens, Asiatiques et autres), étant passé par un espace qu’est l’Afrique, ayant traversé plusieurs autres espaces – et chacun de ces espaces connaît plusieurs lieux de saisissement / production / formulation / construction / d’institutionnalisation / de narration (en écriture, en oralité, etc.) de soi, de l’être (soi), de l’être-avec, de l’être-en-commun, de l’être collectif etc. – bref lieux de l’humanisation comme processus culturel de création et d’établissement de normativités (de toutes sortes).

Maintenant, quant à la question de savoir si je viens de l’Autochtone négroïde en tant qu’origine de l’humanité, je ne saurais l’affirmer comme vérité, définitive, absolue – parce qu’en réalité je viens d’une combinaison de plusieurs origines (qui elles sont en fait, réellement, des états d’existence de plusieurs choses dont les origines sont plurielles et qui ont pu se rencontrer afin que j’existe ou que je sois) et de nombreuses conditions d’existence (d’une multitude de choses ou d’êtres aux origines différentes). 

Et même, si je le pouvais je ne le voudrais pas, car je ne veux pas simplement être réduit à cette idée d’une origine (en l’occurrence aussi simplificatrice qu’exclusive) mais de façon plus large (ce qui est bien plus exact selon moi de « ma » réalité en tant que personne humaine) d’une pluralité intégrée d’origines (comme le laisse penser des théories diversifiées : de l’évolutionnisme au culturalisme, de darwin à mead, en passant par autant d’autres). 

Je viens originellement d’un espace (par exemple géographique, un bout de terre avec son bout de ciel) qui connait de nombreux lieux (naturels, traditionnels, mémoriels, moraux, communautaires, religieux, croyances, mythes, sociaux, politiques, etc. – des lieux de localisation). En m’inspirant de cette idée qui se dégage de la définition de ‘lieu’ par achille mbembe, le lieu – entendu ici – est ce local (lieu qui dans sa dimension de local appaduraien est davantage associé dans mon propos à une question de contexte et de relations qu’à une question d’échelle et d’espace) où s’expériemente la rencontre ouvrant la voie à la prise de conscience de soi comme « éclat séminal d’une humanité plus large ») et j’ai quitté cet espace pour une traversée de plusieurs autres (espaces-cieux-mondes) qui connaissaient aussi de nombreux lieux (propres).

Au final, ce ‘venir de’ ne peut selon moi être réductible à une origine simplificatrice et exclusive (d’espace, d’échelle, de pureté, de souche, de vérité authentique, etc.). Une origine fixe. Je viens de plusieurs mobilités d’origines diverses qui sont des rencontres génératrices de quelque chose (moi l’homo sapiens par exemple en tant qu’hominoïde humanisé), de plusieurs points de départ (espaces et lieux) et de plusieurs points d’arrivée (qui sont en fait d’après moi des étapes d’évolution – biologique / culturelle / etc. ou de significations – de soi, etc.).  

Ainsi, lorsqu’il est suggéré que malgré tout on part de quelque part (ou que l’on ne peut partir de nulle part), c’est en mon sens affirmer une hypothèse d’origine alors que bien plus véritablement elle est une hypothèse de provenance. Origine : commencement, première manifestation, première apparition, explicative d’un état de chose ou de l’être. Origine = la souche, la racine, le moment initial – dans mon sens. Origine ou le début du début du commencement de quelque chose (on n’en finit ainsi plus – ce qui écarte tout absolutisme véridique, car il s’agit de suivre les traces de l’être ou de retracer l’être dans la diversité des séquences évolutives de ses états précédents ou de ceux des éléments constitutifs de son être qui l’ont produit comme être). Dans cette suite, l’origine dit une pureté, une source pure, une vérité authentique. Provenance : un lieu (comme un emplacement de l’être à partir duquel on peut interroger ses origines) qui sous-entend une mobilité. Si la provenance exprime une mobilité, selon moi, c’est parce qu’elle dit un mouvement de quelque chose vers quelque chose à partir non pas nécessairement d’une souche ou une racine mais un lieu (souvent confondu à un état de quelque chose ou de l’être, etc., bien moins qu’une situation ou un contexte de l’être). Ce ‘lieu’ permet ici dans mon propos de saisir adéquatement le « d’où » propre à la provenance distinctif du « de quoi [viens-tu] ». Le « d’où » oriente vers un lieu (de départ par exemple), le « de quoi [viens-tu] » est une interrogation de l’origine. Et l’origine est à bien des égards comme des poupées russes.

L’origine peut sauter aux yeux, elle peut être saisie comme une évidence, elle peut-être un a priori : tu es fuchsia de magellan, cela se voit, mais ce « cela se voit » ou cet a priori d’origine ne dit pas toujours la provenance (« De quel(s) lieu(x) proviens-tu fuchsia de magellan? » – c’est-à-dire au-delà de ton apparente catégorie d’appartenance originelle ou de ton appartenance catégorielle ou identitaire manifeste). À cette question, du « d’où », je réponds que ce quelque part est en réalité plusieurs parts combinées. Ce à quoi tu me répondras sans doute que tout ne peut venir d’un nulle part précis, par exemple un arbre part nécessairement – parce que précisément – de quelque part. Et j’en conviendrai avec toi.

Un arbre effectivement ne part de nulle part, il part d’un état (de chose) : l’état (d’existence) d’un fruit qui ne devient arbre qu’au bout d’un processus de germination. Donc, l’arbre ne vient pas (exclusivement) d’un fruit mais (plus inclusivement) d’une germination. La germination est une combinaison de plusieurs états d’existence de choses favorisant par leur rencontre et par leur complémentarité (productive ou génératrice) le développement de l’embryon dans la graine qui passe d’une vie de latence ou ralentie (voire passive) à une active. Cette pluralité d’états d’existence de choses peut être : des organismes préalablement vivants (actifs), un espace, la terre, l’air, l’eau – bref un lieu propice à la germination dans lequel s’observe les divers apports d’une pluralité d’éléments qui se rencontrent et génèrent ce quelque chose qu’est l’arbre. Demander à un arbre son origine c’est interroger cette réalité, donc de constater en fin de compte que sa réponse pourrait n’être qu’une série de plusieurs points de suspension que d’exclamations affirmatives d’une certitude. Ces points de suspension, comme ouverture à une quête de connaissance plus précise, disent davantage un « d’où » de lieu (de départ / d’état de chose) de ce qui est qu’un « de quoi [viens-tu] » limitatif et certain. Un « de quoi » de pureté originelle. Ainsi, un arbre part de quelque part (d’un « d’où ») sans que l’on puisse définitivement et généralement affirmer toutes les traces de ses origines (c’est-à-dire retracer avec certitude tous les éléments, les influences, les hybridations, les convergences, d’éléments actifs qui ont finalement produit et constitué l’être qu’est le fruit – qui produira l’arbre). L’appartenance de l’arbre à une catégorie d’espèces vivantes ne dit ainsi que peut de ses origines mais beaucoup plus de sa provenance. L’origine de l’arbre en soit est manifestement impure (c’est-à-dire qu’elle suggère une rencontre de plusieurs éléments étrangers constitutifs aux sources différentes issues de processus différents). Si j’ose, la seule pureté qui soit est une impureté (originelle).

Appliqué à ma personne humaine, ce ‘d’où je viens’ dirait / dit de la sorte le produit d’un métissage originel (hybridation, croisements, créolisation, etc.) bien plus qu’une pureté originelle (c’est-à-dire – de souche), je suis un impur puisque pluriel (comme faits divers) et d’origine plurielle (comme fait du divers), je suis originaire d’une impureté consubstantielle à l’être, à tout être. Je pars d’un état de chose (produit du divers) – par exemple cette hypothèse de l’Autochtone négroïde – et de divers lieux. Je traverse des mondes, des univers, et au fil de ma traversée je me constitue en fait un plurivers (c’est-à-dire dans mon propos : un ensemble plus ou moins cohérent, connecté ou interrelié, relativement stable ou harmonieux, d’univers et d’une multitude dimensionnelle d’univers) seulement à partir duquel l’on pourrait adéquatement saisir mon être (le cas échéant, cela serait de la méconnaissance ou un déni de reconnaissance). Et si je suis à même de le faire c’est parce que je m’approprie la liberté.

J’ai cette liberté-là de dire, de vouloir (autonomie de la volonté) dire et me dire, de pouvoir (la capacité voire les capabilités) dire ou de dire et de me dire : et la liberté ne saurait être autre chose que cette capacité / ce vouloir / ce pouvoir et/ou ce droit de faire ou de ne pas vouloir faire (se définir, ne pas se définir, aimer, s’aimer, ne pas aimer ou s’aimer – qu’importe les sens et les significations contextuels ou situationnels – etc. – que l’on leur donne ou ceux existant dans la communauté linguistique / de pensée / culturelle – etc. – à laquelle l’on appartient). Ce qui n’est pas une définition de ce qu’est la liberté mais un saisissement de sa condition première en tant que pouvoir et vouloir. Le vouloir du moi empirique – dans une perspective kantienne – ne saurait être véritablement autonome qu’en se désaliénant : de ses propres inclinations (désir, plaisir, etc.), des injonctions du monde sensible, et des influences principielles hétéronomiques notamment (c’est-à-dire que l’on ne peut être véritablement libre qu’en exerçant une autonomie de la volonté, cette autonomie du vouloir ne peut être dissociable d’un pouvoir de prise de conscience et de mise à distance du monde sensible potentiellement aliénant, assujettissant, etc.).

Se penser comme (véritable) souverain de soi c’est ainsi selon moi d’abord s’exiler (du monde, de ses ‘sentiments’, etc.). L’on retrouve cette nécessité de l’exil comme non point un châtiment subi mais comme tentative d’une pleine et profonde réa-appropriation de soi dans la plupart des spiritualités humaines, kant n’a de cette façon rien inventé, il a formulé / traduit dans des termes occidentalement rationnels ce qui existait / existe dans les ailleurs et de façon quasi intemporelle. D’autant plus que soi qui s’exile du monde pour s’approprier comme son propre souverain ne s’exile pas de l’humanité puisque la loi qu’il se donne comme devoir (norme prescriptive) doit nécessairement, entre autres choses, s’inscrire dans la totalité de l’humanité et introduire l’altérité dans son soi (pour être moralement valide); il y a donc un (impératif) exil de l’être (par rapport au monde sensible) qui ne veut pas dire une insularité (un égocentrisme, une indifférence) de l’être (voire une bunkérisation de soi) par rapport à l’humanité.

En dehors de cette perspective kantienne, l’autonomie ne saurait se comprendre que comme condition du vouloir et pouvoir régulée par des lois d’une grande diversité : la linguistique, les codes (implicites et explicites) culturels, les grammaires de la reconnaissance, le partage d’une éthique minimale de la vie sociale et des interactions politiques, etc. – une condition du vouloir et du pouvoir médiatisée de la sorte par une pluralité de tiers communs consubstantiels au faire société et donc au vivre-ensemble (de l’être social et politique, de l’être culturel, de l’être de son temps et son époque, etc).

Dès lors, la liberté en tant qu’autonomie, me semble-t-il, est une souveraineté de soi sous tension parce qu’encadrée – pour ce qui est du sujet évoluant dans une communauté humaine – par une nécessité de tempérance du pouvoir / du vouloir, ce qui implique que cette condition première de la phénoménalité du moi empirique n’est pas associable à une (vulgaire) exaltation de soi ou de son vouloir mais une intégration des restrictions (imposées par les réalités normatives ou impératives de l’être social, politique, culturel, etc.) au pouvoir possible. Ainsi, la liberté est plurielle (elle est une pluralité de manifestations) et une seule (elle s’entend avant tout comme condition première du vouloir et du pouvoir, bref de la phénoménalité du moi empirique). De la sorte, elle n’est pas aussi insaisissable que l’on pourrait le croire ou le penser, elle n’est vraiment contradictoire, au contraire elle est plus que cohérente. Si je présente ainsi cette conceptualisation de ‘liberté’ (j’évite dès lors de présenter son contenu ou même de définir sa forme mais simplement d’essayer de montrer ses conditions premières d’existence) c’est parce que, foncièrement, ‘liberté’ ne se définit pas (sinon ce n’est plus – en toute logique, par principe – la liberté).

En somme, d’où je viens c’est d’où je pars, c’est-à-dire une impureté originelle et d’un état de chose composé d’éléments divers et issus du divers (aux origines ouvrant sur des points de suspension) intégrés dans une relative homogénéité d’ensemble. D’où je pars, j’ai appris, dans la traversée des mondes et des espaces et dans l’expérience des lieux, à surfer sur cette vague de liberté, quitte – comme beaucoup d’autres – à boire la tasse.

Mais tout ceci n’est au fond qu’une impression, une hypothèse.


« Considérant que la prolifération actuelle des disciplines académiques et non-académiques conduit à une croissance exponentielle du savoir ce qui rend impossible tout regard global de l’être humain ,

Considérant que seule une intelligence qui rend compte de la dimension planétaire des conflits actuels pourra faire face à la complexité de notre monde et au défi contemporain d’autodestruction matérielle et spirituelle de notre espèce,

Considérant que la vie est lourdement menacée par une technoscience triomphante, n’obéissant qu’à la logique effrayante de l’efficacité pour l’efficacité,

Considérant que la rupture contemporaine entre un savoir de plus en plus accumulatif et un être intérieur de plus en plus appauvri mène à une montée d’un nouvel obscurantisme, dont les conséquences sur le plan individuel et social sont incalculables,

Considérant que la croissance des savoirs, sans précédent dans l’histoire, accroît l’inégalité entre ceux qui les possèdent et ceux qui en sont dépourvus, engendrant ainsi des inégalités croissantes au sein des peuples et entre les nations sur notre planète,

Considérant en même temps que tous les défis énoncés ont leur contrepartie d’espérance et que la croissance extraordinaire des savoirs peut conduire, à long terme, à une mutation comparable au passage des hominiens à l’espèce humaine,

Considérant ce qui précède, les participants au Premier Congrès Mondial de Transdisciplinarité (Convento da Arrábida, Portugal, 2-7 novembre 1994) adoptent la présente Charte comprise comme un ensemble de principes fondamentaux de la communauté des esprits transdisciplinaires, constituant un contrat moral que tout signataire de cette Charte fait avec soi- même, en dehors de toute contrainte juridique et institutionnelle

 

Article 1 :

Toute tentative de réduire l’être humain à une définition et de le dissoudre dans des structures formelles, quelles qu’elles soient, est incompatible avec la vision transdisciplinaire.

 

Article 2 :

La reconnaissance de l’existence de différents niveaux de réalité, régis par des logiques différentes, est inhérente à l’attitude transdisciplinaire. Toute tentative de réduire la réalité à un seul niveau régi par une seule logique ne se situe pas dans le champ de la transdisciplinarité.

 

Article 3 :

La transdisciplinarité est complémentaire de l’approche disciplinaire ; elle fait émerger de la confrontation des disciplines de nouvelles données qui les articulent entre elles ; et elle nous offre une nouvelle vision de la nature et de la réalité. La transdisciplinarité ne recherche pas la maîtrise de plusieurs disciplines, mais l’ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse.

 

Article 4 :

La clef de voûte de la transdisciplinarité réside dans l’unification sémantique et opérative des acceptions à travers et au delà des disciplines. Elle présuppose une rationalité ouverte, par un nouveau regard sur la relativité des notions de « définition » et d’ »objectivité ». Le formalisme excessif, la rigidité des définitions et l’absolutisation de l’objectivité comportant l’exclusion du sujet conduisent à l’appauvrissement.

 

Article 5 :

La vision transdisciplinaire est résolument ouverte dans la mesure où elle dépasse le domaine des sciences exactes par leur dialogue et leur réconciliation non seulement avec les sciences humaines mais aussi avec l’art, la littérature, la poésie et l’expérience intérieure.

 

Article 6 :

Par rapport à l’interdisciplinarité et à la multidisciplinarité, la transdisciplinarité est multiréférentielle et multidimensionnelle. Tout en tenant compte des conceptions du temps et de l’histoire, la transdisciplinarité n’exclut pas l’existence d’un horizon transhistorique.

 

Article 7 :

La transdisciplinarité ne constitue ni une nouvelle religion, ni une nouvelle philosophie, ni une nouvelle métaphysique, ni une science des sciences.

 

Article 8 :

La dignité de l’être humain est aussi d’ordre cosmique et planétaire. L’apparition de l’être humain sur la Terre est une des étapes de l’histoire de l’Univers. La reconnaissance de la Terre comme patrie est un des impératifs de la transdisciplinarité. Tout être humain a droit à une nationalité, mais, au titre d’habitant de la Terre, il est en même temps un être transnational. La reconnaissance par le droit international de la double appartenance – à une nation et à la Terre – constitue un des buts de la recherche transdisciplinaire.

 

Article 9 :

La transdisciplinarité conduit à une attitude ouverte à l’égard des mythes et des religions et de ceux qui les respectent dans un esprit transdisciplinaire.

 

Article 10 :

Il n’y a pas un lieu culturel privilégié d’ou l’on puisse juger les autres cultures. La démarche transdisciplinaire est elle-même transculturelle.

 

Article 11 :

Une éducation authentique ne peut privilégier l’abstraction dans la connaissance. Elle doit enseigner à contextualiser, concrétiser et globaliser. L’éducation transdisciplinaire réévalue le rôle de l’intuition, de l’imaginaire, de la sensibilité et du corps dans la transmission des connaissances.

 

Article 12 :

L’élaboration d’une économie transdisciplinaire est fondée sur le postulat que l’économie doit être au service de l’être humain et non l’inverse.

 

Article 13 :

L’éthique transdisciplinaire récuse toute attitude qui refuse le dialogue et la discussion, quelle que soit son origine – d’ordre idéologique, scientiste, religieux, économique, politique, philosophique. Le savoir partagé devrait mener à une compréhension partagée fondée sur le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même Terre.

 

Article 14 :

Rigueur , ouverture et tolérance sont les caractéristiques fondamentales de l’attitude et de la vision transdisciplinaires. La rigueur dans l’argumentation qui prend en compte toutes les données est le garde-fou à l’égard des dérives possibles. L’ouverture comporte l’acceptation de l’inconnu, de l’inattendu et de l’imprévisible. La tolérance est la reconnaissance du droit aux idées et vérités contraires aux nôtres.

 

Article final :

La présente Charte de la Transdisciplinarité est adoptée par les participants au Premier Congrès Mondial de Transdisciplinarité, ne se réclamant d’aucune autre autorité que celle de leur oeuvre et de leur activité.

Selon les procédures qui seront définies en accord avec les esprits transdisciplinaires de tous les pays, la Charte est ouverte à la signature de tout être humain intéressé par les mesures progressives d’ordre national, international et transnational pour l’application de ses articles dans la vie.

 

Convento da Arrábida, le 6 novembre 1994

Comité de Rédaction

Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu« 

Charte de la transdisciplinarité

« De bien belles expériences prétendent montrer que notre libre arbitre n’est qu’une illusion. Mais notre sens commun ne l’entend pas de cette oreille, et a de bonnes raisons pour cela. 

Nous tendons naturellement à nous considérer comme des agents, c’est-à-dire des individus libres et donc moralement responsables de nos actes. Cette croyance est si profondément ancrée que l’ébranler pourrait bien avoir des résultats catastrophiques : un nombre croissant d’études en psychologie sociale montrent que diminuer la croyance des gens en leur propre liberté entraîne des conséquences aussi délétères qu’une perte du contrôle de soi, une augmentation de l’agressivité, ou une diminution de la fréquence des comportements altruistes. Dans l’une de ces expériences, des participants recevaient de l’argent en fonction de leur score à une épreuve de raisonnement mathématique. Mais une faille intentionnelle dans le système leur permettait de tricher et de gonfler artificiellement leur score. Les participants dont la croyance en leur libre arbitre avait été diminuée au préalable se sont montrés plus portés à tricher en exploitant cette faille. D’autres études suggèrent que ne plus croire au libre arbitre, que ce soit le nôtre ou celui des autres, s’accompagne d’une sensibilité plus faible à des émotions aussi essentielles que la culpabilité, la gratitude, voire peut-être… l’amour.

Au vu de l’importance que revêt cette question, il n’est pas étonnant qu’elle refasse surface régulièrement dans le débat public. C’est ainsi que, en 2012, l’ouvrage de l’écrivain américain Sam Harris intitulé Free Will (ou libre arbitre) s’est vendu à de très nombreux exemplaires et a suscité de nombreuses discussions dans la presse. Pourtant, S. Harris ne caresse pas son lectorat dans le sens du poil.

Quand le cerveau décide avant moi

Bien au contraire, tout son ouvrage s’emploie à montrer combien, à la lumière des données scientifiques actuelles, il serait absurde de continuer à croire en l’existence du libre arbitre. Le propos de S. Harris n’a en fait rien de très original. Il s’inscrit dans une tradition philosophique que l’on peut faire remonter à Baruch Spinoza et à Julien Offray de La Mettrie, pour lesquels l’approche scientifique du comportement humain s’opposait déjà à l’illusion de la liberté. Mais de nouvelles données scientifiques sont à la disposition des philosophes d’aujourd’hui, en particulier les fameuses « expériences de Libet ».

Benjamin Libet (1916-2007) était un chercheur spécialisé dans la neurophysiologie du mouvement corporel volontaire. Au cours de ses recherches, il a observé que les mouvements corporels volontaires (comme bouger un doigt) étaient toujours précédés dans le temps par des fluctuations électriques dans le cerveau, mesurables au niveau du scalp, qu’il appelait les « potentiels de préparation » (PP). En moyenne, les potentiels de préparation peuvent être enregistrés au moyen d’électrodes 550 millisecondes avant que le mouvement se produise. Autrement dit, quand vous bougez volontairement votre doigt, cette action musculaire est précédée d’environ une demi-seconde par une activité électrique parfaitement inconsciente dans votre cerveau.

Fort de ces résultats, B. Libet s’est demandé quelle était la place de l’intention consciente dans cette séquence. Il a donc invité ses participants à ajouter une tâche simple : appuyer sur un bouton avec leur doigt au moment où leur en venait l’envie. Tout en faisant cela, les participants devaient fixer du regard une horloge et noter quand, selon eux, ils prenaient conscience pour la première fois de leur intention d’appuyer sur le bouton. Prises ensemble, ces mesures permettent d’établir l’ordre dans lequel surviennent les trois événements suivants : l’action motrice (appuyer sur le bouton), le « potentiel de préparation » précédant l’action, et l’intention consciente d’accomplir cette action. Les résultats obtenus ont permis d’établir que la chronologie est celle-ci : le PP peut être mesuré environ 300 ms avant l’apparition (rapportée) de l’intention consciente. Autrement dit, l’intention consciente ne peut pas causer le PP, puisqu’elle arrive après (encadré ci-dessous).

Selon B. Libet, ces résultats signifiaient que l’intention consciente ne jouait aucun rôle dans la production du mouvement du doigt. Celui-ci serait entièrement produit par les potentiels préparatoires, c’est-à-dire par des événements neuraux inconscients qui se produisent avant qu’émerge la conscience de l’intention.

Pour autant, B. Libet ne concluait pas que l’intention, et donc ce que nous appelons couramment la volonté, ne joue aucun rôle dans nos actions. Fort de ses convictions dualistes, selon lesquelles le cerveau et l’esprit doivent être traités comme des entités distinctes, B. Libet se contentait de proposer une nouvelle conception du rôle de la volonté : l’esprit humain, et donc la volonté consciente, ne jouerait qu’un rôle négatif. Alors que le cerveau programmerait seul et de lui-même nos actions, la volonté consciente se glisserait temporellement entre cette programmation et l’action motrice pour exercer un veto,et ainsi s’opposer, quand c’est nécessaire, aux pulsions du cerveau.

L’illusion de la volonté consciente

La plupart des successeurs de B. Libet ont repris ses résultats sans reprendre sa théorie de la volonté : ils y voient carrément la preuve que la liberté humaine n’est qu’une illusion. Le raisonnement, assez simple, est le suivant : si l’action motrice est entièrement programmée par les événements cérébraux préparatoires, et si la conscience survient après ces événements cérébraux, alors l’intention consciente ne joue aucun rôle dans la production de nos mouvements. Si l’on identifie ce sentiment d’agir consciemment à la volonté, alors on est naturellement conduit à la conclusion que la volonté humaine est par nature inefficace, ou n’est qu’un épiphénomène qui nous donne l’impression trompeuse d’être les auteurs de nos actions. C’est en tout cas la conclusion à laquelle parvient le psychologue Daniel Wegner dans un ouvrage qui a marqué le débat, The Illusion of Conscious Will (en français : l’illusion de la volonté consciente).

Comme rappelé plus haut, la conviction d’être des agents libres et responsables de nos actes constitue une part importante de l’image que nous avons de nous-mêmes. Il n’est donc pas étonnant que les expériences de B. Libet aient suscité autant de réactions sceptiques ou critiques, en particulier de la part de certains philosophes, mais aussi de scientifiques. Ainsi, on a pu attaquer les expériences de Libet sur leurs méthodes d’observation. Mais il n’a pas fallu attendre très longtemps pour que ces mêmes expériences, réalisées par B. Libet en électroencéphalographie (EEG), soient reproduites avec d’autres moyens, comme l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Dans l’une de ces réplications, réalisée par Chun Siong Soon et ses collègues, les participants devaient choisir entre deux boutons. Comme dans les expériences de Libet, les participants ont déclaré prendre conscience de leur intention en moyenne 200 ms avant l’action. Leur action, en revanche, pouvait être prédite avec une chance supérieure au hasard (50 %) plus de 10 secondes avant son exécution, suggérant que l’activité cérébrale qui précède l’intention consciente joue bel et bien un rôle dans la production de l’action.

Les conceptions « compatibilistes »

Il semble donc difficile de contester les résultats de ces expériences, mais il est évidemment possible de critiquer leurs interprétations, et de dénoncer les confusions conceptuelles qu’elles peuvent renfermer. C’est ce que fait régulièrement le philosophe Alfred Mele. Les adversaires du libre arbitre soutiennent que l’intention consciente ne joue aucun rôle dans la production de l’action et que seuls les événements cérébraux produisent cette même action. A. Mele suggère, quant à lui, que l’on pourrait aussi bien dire que les événements produisent l’action parce qu’ils causent l’intention consciente qui à son tour cause l’action. On réconcilierait ainsi les résultats de B. Libet avec le sentiment que nous sommes quelque part libres et conscients de nos actes.

Mais certains critiques rejettent cette solution : selon eux, admettre que nos intentions conscientes sont le produit d’influences inconscientes que nous ne contrôlons pas contredit l’idée même de libre arbitre. C’est une conception pour le moins exigeante de la liberté humaine : être libre consisterait selon eux à être la source consciente et surtout ultime de chacune de nos actions : « ultime » signifie que nos décisions et intentions n’auraient ni déterminants ni sources antérieures. Mais il y en a de plus modestes qui admettent que la liberté n’est rien de plus que le pouvoir d’agir en fonction de raisons, et selon ce que nous jugeons le plus important. Ces conceptions sont souvent appelées « compatibilistes », parce qu’elles considèrent que le déterminisme en général et le fait que nos décisions soient le produit d’influences extérieures sont compatibles avec l’idée de liberté. Certains philosophes, dont Daniel Dennett, ont donc reproché aux adversaires scientifiques du libre arbitre de s’attaquer à des moulins à vent en prenant pour cible une conception trop restrictive de la liberté, alors qu’il en existe des versions plus raisonnables. Cela n’a pas fait taire leurs adversaires, pour lesquels le « compatibilisme » ne vaut rien : ils n’y voient qu’une invention philosophique ad hoc et un tour de passe-passe destiné à sauver la notion de libre arbitre.

Mais qu’en pensent donc les gens ordinaires, comme vous et moi ? C’est exactement la question que se sont posée certains philosophes « expérimentaux », dont Eddy Nahmias. Cherchant à comprendre ce que nous entendons par « liberté » et « libre arbitre », ces philosophes ont enquêté auprès d’un large public. Ils ont ainsi découvert que la plupart des gens ont, en fait, une conception parfaitement compatibiliste de la liberté. Ils sont prêts à considérer comme libres des agents dont les décisions et les actions sont complètement déterminées par leur environnement, et de ce fait totalement prévisiblesDans une étude récente, ils ont montré que la plupart des gens jugeaient qu’il était possible à un agent d’agir « librement » quand bien même ses actions pourraient être prédites à partir de son activité cérébrale. Autrement dit, pour vous et moi, il n’y a pas de contradiction entre les résultats des expériences de Libet et notre conception ordinaire du libre arbitre. Voilà qui pourrait bien donner du fil à retordre aux adversaires déclarés du libre arbitre, dont les démonstrations se révèlent philosophiquement impuissantes à réfuter le sens commun.

 

À lire

• Qu’en pensez-vous ? Une introduction à la philosophie expérimentale

Florian Cova, Germina, 2011.

• Free : Why Science Hasn’t Disproved Free Will

Alfred R. Mele, Oxford University Press, 2014.

• « It’s OK if “my brain made me do it”. People’s intuitions about free will and neuroscientific prediction cognition »

Eddy Nahmias, Jason Shepard et Shane Reuter, Cognition, vol. CXXXIII, n° 2, novembre 2014.

• « Unconscious determinants of free decisions in the human brain »

Chun Siong Soon et al.Nature Neuroscience, vol. XI, n° 5, 2008.

• The Illusion of Conscious Will

Daniel M. Wegner, MIT Press, 2002.

Florian Cova

Chercheur en philosophie expérimentale, université de Genève, auteur de Qu’en pensez-vous ? Introduction à la philosophie expérimentaleGermina, 2011. »

Le libre arbitre, une illusion nécessaire

« Ahidjo, Houphouët-Boigny, Léon Mba, Kasa-Vubu et les autres étaient certainement des gens fréquentables, patriotes, et plein de bonne volonté. En 1960 tous ces pères des jeunes nations africaines y croyaient sans doute. Comment leur en vouloir ? A l’époque en Afrique la parole de l’homme Blanc était sacrée, comme la radio.

Les missionnaires venaient droit du ciel, ils avaient vu Dieu. Les gendarmes étaient la loi, on avait peur d’eux. Il suffisait d’un costume-cravate pour sortir de la sauvagerie, celle des coutumes villageoises donc barbares. Il n’était pas nécessaire de passer le bac pour accéder à la science infuse. Prendre l’avion était une consécration nationale, ça rapprochait du ciel, et le ciel savait reconnaître le bon Noir.

Et les bons Noirs avaient reçu l’indépendance sur du papier. Ne pas l’avoir réclamée ne leur ôtait pas le droit de la célébrer. On n’a jamais tant dansé de croire Tanga nord et Tanga sud enfin réconciliés [Tanga est la cité coloniale décrite dans Ville cruelle, le célèbre roman de Mongo Beti, alias Eza Boto, paru chez Présence africaine en 1954, NDLR]. Mongo Béti ne pouvant pas se dédire, on lui avait préféré Joseph Kabasele.

1960 c’était la promesse d’un paradis certain. L’indigénat et son code, aux oubliettes. Place à l’élite autochtone repérée sur les bancs des églises ou d’écoles, expatriée, convertie dans les cercles d’outre-mer, puis rapatriée et infiltrée dans les arcanes des Etats en gestation.

Elle avait acquis le don d’écouter d’un côté, d’être écoutée d’un autre. De servir là-bas, d’asservir ici. La captivité et la tyrannie n’ont jamais mieux cohabité chez le même sujet. Un équilibre devenu exemplaire, qui n’a cessé de se reproduire depuis 70 ans.

Aujourd’hui, voilà Tanga nord et Tanga sud plus fâchés que jamais. On ne devrait parler des indépendances africaines que pour blâmer les bons Noirs de nous avoir cédé les vessies qu’on leur avait fait prendre pour des lanternes. »

– par Mutt-Lon

(Né au Cameroun en 1973, Daniel-Alain Nsegbe, de son nom de plume Mutt-Lon, a publié en 2013 chez Grasset, Ceux qui sortent dans la nuit, un formidable premier roman qui lui a permis d’obtenir le prix Ahmadou Kourouma 2014. Ancien étudiant de l’université de Yaoundé, Mutt-Lon travaille aujourd’hui comme monteur à Yaoundé, la capitale camerounaise. Mais il est surtout un jeune écrivain talentueux. Intitulé Les 700 aveugles de Bafia, son dernier roman est paru récemment aux éditions Emmanuelle Collas. Il évoque pour nous les promesses des indépendances. Une série proposée par Christian Eboulé.)

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