Société(s) Humaine(s), Société(s) Animale(s) & Autre(s) CoEvolution(s)

« La société n’est pas une invention humaine. Les loups vivent en petits groupes communautaires, autour d’un chef qu’ils vénèrent, respectent et suivent fidèlement. Ils chassent ensemble, s’occupent des petits, prennent le repas en commun et pratiquent même l’évitement de l’inceste. De nombreux mammifères connaissent des formes de sociétés comparables. L’étude des sociétés animales remet donc en cause un dogme fondateur des sciences humaines selon lequel la société est fondée sur la culture et cette dernière marque une rupture avec l’ordre naturel. Une fois admis cela, reste à comprendre à quoi sert tout l’appareillage culturel qui accompagne les sociétés humaines : la morale, les lois, les drapeaux, les symboles, les rites, les idéaux collectifs ? Si les hommes n’ont pas inventé la société, ils en ont créé un type particulier : « les communautés imaginaires », qui, des clans aux empires, organisent la vie sociale sur une base nouvelle. L’imaginaire et les représentations partagées sont le ciment fondateur d’un nouveau type de sociétés propre aux humains. Les animaux ont inventé la société. Les humains en ont inventé de nouvelles formes reposant sur l’imaginaire collectif. Charles Darwin et Émile Durkheim ne sont pas contradictoires : ils se complètent.

Quand et comment sont apparues les sociétés et les cultures humaines ? Les réponses à ces grandes questions se répartissent en deux catégories.

2• Les sciences humaines ont répondu sous forme d’un « grand récit des origines ». Ce récit affirme que la société est fille de la culture. La naissance de la société s’est effectuée en rupture avec l’état de nature, sous forme d’un acte symbolique inaugural. Cette « fondation symbolique du social » aurait donné naissance tout à la fois aux lois, à la morale et à la religion. Ce grand récit des origines, que l’on retrouve chez Émile Durkheim, Sigmund Freud et Claude Lévi-Strauss, continue à inspirer l’anthropologie contemporaine.

3• La théorie de l’évolution propose un autre modèle. Elle affirme que les sociétés humaines ne se situent pas en rupture, mais dans le prolongement de l’ordre naturel. Les sociétés animales ne sont pas si différentes des sociétés humaines. Et les contraintes biologiques et écologiques (plutôt que la culture) suffisent à rendre compte d’une grande partie de l’organisation des sociétés.

Depuis quelques années, il n’est plus de mise d’opposer ces deux modèles. On admet avec une belle unanimité que la société humaine est faite de nature et de culture, et qu’il faut envisager leur dépassement. Mais comment ? C’est ce que nous allons voir.

Les grands récits de fondation
Les sciences humaines ont inventé plusieurs mythes fondateurs pour rendre compte de la naissance de la société. Le premier se situe dans le prolongement de la philosophie de Thomas Hobbes et de Jean-Jacques Rousseau, c’est le mythe du contrat social. Les individus auraient vécu longtemps à l’état de nature comme des sauvages. Pour J.-J. Rousseau : il s’agit de bons sauvages, débonnaires, pacifiques et qui vivent dans une sorte de paradis originel où l’on ignore le bien et le mal. Pour T. Hobbes, en revanche, cet état de nature est un monde féroce et sans pitié où on lutte les uns contre les autres comme des bêtes sauvages. Puis un beau jour, pour mettre fin à cet état de conflit perpétuel, les hommes auraient décidé de s’unir et de nouer entre eux un contrat social. Renonçant à leur liberté, ils auraient trouvé la paix et mis fin au règne de la violence de « tous contre tous ». Ainsi serait née la société.

Pour J.-J. Rousseau, le passage de l’état de nature à la civilisation, l’évolution de l’homme et des sociétés s’apparentent à une décadence (Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes). Le Contrat social est l’acte fondateur par lequel chaque individu accepte les logiques et les contraintes de la société.

À partir du xxe siècle, les sciences humaines naissantes vont tenter d’apporter une réponse scientifique au problème de la naissance des sociétés. En étudiant les « primitifs » aux quatre coins de la terre, on espère remonter aux origines des sociétés humaines. À partir des années 1870, l’anthropologie naissante se préoccupe de rassembler, classer, synthétiser tout ce que les explorateurs, les voyageurs et les marchands ont écrit sur les peuples primitifs : leurs croyances, leurs institutions, leurs modes de vie, leurs us et coutumes, leurs règles de parenté.

Au terme de cette longue enquête sur les origines, une réponse semble émerger du riche matériau accumulé. Cette réponse tient en un mot : le « totémisme ». Le totémisme serait en effet l’institution humaine la plus primitive qui soit. C’est en tout cas ce que pense une grande partie des anthropologues jusqu’au début du xxe siècle.

La première évocation du totémisme remontait à 1791, l’année où l’Anglais John Long en parla dans son livre de voyage chez les Indiens peaux-rouges Ojibwas. Dans son récit, J. Long explique que ces peaux-rouges sont organisés en tribus, elles-mêmes divisées en clans portant chacun un nom d’animal. Il y a le clan de l’ours, celui du poisson, de la grue, de la loutre, du saumon, de l’écureuil, etc. Les membres de chaque clan entretiennent des liens d’amitié et de parenté. Lorsqu’un membre du clan de l’ours reçoit quelqu’un de son clan, il lui dit : « Entre, ami, tu es de mon clan (mon totem) » ou encore « notre clan (totem) est celui de l’ours ». Le totem était représenté un peu partout : sur les armes, dans les habitations, sous forme de tatouage corporel. Par ailleurs, ces Indiens vénéraient des esprits protecteurs aux figures animales (ours, chacal, bison), qui leur apparaissaient en rêve ou étaient citées dans leurs contes et légendes. J. Long, qui ne maîtrisait qu’imparfaitement la langue ojibwa, en conclut que l’animal-totem pouvait donc être considéré comme une sorte de divinité tutélaire, un esprit qui assurait la protection de chaque clan.

En 1865, le juriste écossais John Ferguson McLennan (1827-1881) rédige un article de référence sur le « totem » dans la Chamber’s Encyclopédia. J.F. McLennan soutient que le totémisme est un stade universel par lequel sont passées toutes les sociétés humaines. En témoigne le fait qu’il est signalé dans de nombreuses régions du monde : en Amérique, en Australie, en Afrique. Par ailleurs, l’institution du totem ressemblait beaucoup à des pratiques connues dans l’Antiquité : les Égyptiens comme les Celtes ne vénéraient-ils pas des esprits animaux ?

L’institution du totem, remarque aussi J.F. McLennan, est associée à un interdit sexuel : celui d’épouser quelqu’un de son clan. Ce tabou est peut-être une obligation déguisée : celle de favoriser une règle d’« exogamie » – terme ethnologique dont il est l’inventeur – en imposant de trouver un conjoint à l’extérieur de son clan. Ainsi, chez les Aborigènes d’Australie (comme le montreront les célèbres travaux de Francis J. Gillen et Baldwin Spencer), les membres du clan du corbeau se marient obligatoirement avec ceux de l’aigle (et inversement). Par ailleurs, on peut aussi repérer des interdits alimentaires relatifs à l’animal totémique.

Cette association entre organisation sociale (clanique), religion (culte d’un esprit animal) et interdit sexuel et alimentaire ne pouvait qu’intriguer au plus au point les premiers ethnologues. De fait, à partir des années 1880, le totémisme va devenir l’un des grands sujets de prédilection de l’ethnologie naissante.

Tous les grands noms de la discipline – Herbert Spencer, Edward B. Tylor, William Robertson Smith, John Lubbock, James George Frazer, Arnold van Gennep, É. Durkheim, Wilhelm Wundt – vont prendre le totémisme comme sujet d’étude. Certains auteurs, comme l’abbé Breuil ou Salomon Reinach, suggèrent que les figures animales que l’on a découvertes dans les grottes préhistoriques pourraient être l’expression d’un totémisme préhistorique. Au-delà de leur différence d’interprétation, tous s’accordent à y voir une institution primitive qui serait à la source de la religion : la première forme religieuse connue. En 1910, J.G. Frazer publie Totemism and Exogamy, une œuvre monumentale (en quatre volumes) qui recense toutes les données connues sur le sujet.

C’est à partir de ces éléments que S. Freud et É. Durkheim vont élaborer deux grands mythes d’origine sur la fondation des sociétés humaines.

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L’hypothèse du cerveau social
• Selon « l’hypothèse du cerveau social », l’intelligence des humains s’est développée en lien avec l’essor de la taille des groupes, car la vie dans un groupe social de grande taille implique des capacités de reconnaissance de nombreux individus ainsi que des capacités cognitives (théorie de l’esprit) émotionnelles (empathie) nécessaire à la coopération. Cette hypothèse du cerveau social a été formulée par le primatologue et anthropologue évolutionniste britannique, Robin Dunbar qui a observé que la taille du cerveau des primates augmentait en proportion de la taille des groupes sociaux.

Les chimpanzés vivent dans des groupes de 50 individus environ alors que les sociétés humaines de chasseurs cueilleurs regroupent des clans de 150 personnes environ. « 150 » est désormais connu comme « nombre de Dunbar » : pour gérer les relations sociales dans un tel groupe, il faut un gros cerveau et une intelligence correspondante. Le langage se serait développé à partir de cette dynamique.

Critique de cette théorie. La taille d’un groupe n’est pas proportionnelle à la richesse des relations qui s’y noue : les loups, les chacals forment des groupes de petites tailles mais où les relations sociales sont riches et complexes ; ils coopèrent ensemble pour la chasse, pour s’occuper des petits, ont des sentinelles qui surveillent leur territoire et préviennent le groupe du danger, etc. Les groupes de chimpanzés sont de plus grande taille, mais la coopération y est beaucoup moins riche. Par ailleurs, les suricates ont une vie sociale très intense alors que la taille de leur cerveau n’est pas proportionnellement plus grosse que celle des autres primates moins sociaux. De même, les corbeaux ont des formes d’intelligence sociale plus riches que celle des chimpanzés et leur intelligence sociale siège dans un tout petit cerveau.

R. Dunbar a associé le nombre d’individu d’un groupe, la complexité des relations avec la taille du cerveau et l’intelligence. Or ces liens sont loin d’être évidents.

La théorie du cerveau social fait partie d’un spectre très large de théories concernant les fondements de la sociabilité et de la coopération qui se sont beaucoup développées depuis le début des années 2000. Ces théories ont en commun de considérer que le facteur décisif qui a permis l’essor de l’intelligence humaine relève de compétences psychologiques nécessaires à la vie en groupe : l’empathie (comprendre et partager les émotions d’autrui), la théorie de l’esprit (comprendre les intentions d’autrui), l’apprentissage social ou l’imitation, le calcul coopératif.

La difficulté de ces théories est que toutes ces notions clés (théorie de l’esprit, empathie, imitation) sont souvent polysémiques, les expériences chargées de déterminer leur présence sont toujours controversées. Enfin, elle n’explique pas comment l’intelligence sociale a pu s’étendre à d’autres facette de l’intelligence humaine.

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Les fondements naturels de l’altruisme
Il est donc clair pour C. Darwin que les « instincts sociaux » se sont développés bien avant l’apparition de l’espèce humaine. Et que cette sociabilité animale s’accompagne, au moins chez les animaux supérieurs, de sentiments moraux. Il est donc raisonnable de penser que chez l’homme, les conduites altruistes sont issues en partie de sa nature animale.

À partir des années 1960, le problème des fondements naturels de la morale va être repris sur une base nouvelle à propos de l’énigme de l’altruisme. Pourquoi les insectes comme les fourmis, les guêpes ou les termites vivent-ils en sociétés ? Et surtout, pourquoi, dans ces sociétés de castes, ouvrières et soldats acceptent-ils de se comporter à l’égard de leurs congénères de façon « altruiste » : en nourrissant les larves et en les protégeant, en se sacrifiant au combat s’il le faut ?

Une solution fut proposée, dans un article de 1964, par William D. Hamilton, alors jeune étudiant en biologie encore inconnu. Selon sa « théorie de la parentèle » (kin selection), l’explication de l’organisation sociale des fourmis est à chercher dans les gènes. La plupart des membres d’une société de fourmis sont des individus stériles, nés souvent d’une reine unique. Ils partagent donc avec les membres de leur groupe un même patrimoine génétique. Pour perpétuer sa propre descendance, l’individu a comme unique possibilité de protéger et nourrir les membres de sa société d’appartenance. En participant à la vie collective de cette grande famille qu’est la fourmilière, l’individu obéit à un programme génétique implacable : il sauvegarde sa propre descendance en assurant la survie de ses congénères. Les fourmilières, termitières ou ruches fonctionnent donc comme des « superorganismes », où chaque membre ne se reproduit pas isolément mais comme une cellule d’un corps global.

L’article de W.D. Hamilton fera une forte impression sur Edward O. Wilson, professeur de zoologie à Harvard et spécialiste des fourmis. À partir de cette date, l’entomologiste décide d’entreprendre un vaste programme de recherche sur les racines biologiques du comportement social.

Durant les années 1960, la théorie de l’évolution avait bien changé de visage. Le darwinisme avait fusionné avec la génétique pour donner naissance à la théorie synthétique de l’évolution (ou synthèse néodarwinienne). Elle s’était enrichie des apports de l’éthologie (apparue dans les années 1930) et de la dynamique des populations.

À partir des années 1970, elle s’enrichira des modélisations mathématiques issues de la théorie mathématique des jeux.

Le tour de force d’E.O. Wilson est d’opérer un croisement entre ces branches scientifiques. Il rassemble ses propres recherches et les travaux de chercheurs qui s’inscrivent dans la même perspective, comme ceux de W.D. Hamilton (théorie de la parentèle), de Robert Trivers (théorie de l’altruisme réciproque) et de John Maynard Smith (dynamique des populations). Ce travail aboutira en 1975 à la publication d’un impressionnant volume Sociobiology, the New Synthesis, dans lequel E.O. Wilson annonçait la création d’une nouvelle discipline scientifique : la sociobiologie. Son programme : « L’étude systématique des bases biologiques du comportement social chez l’animal comme chez l’homme. » Son objet : les sociétés animales, des insectes aux primates, homme compris.

Dès la parution de Sociobiology, la levée de bouclier a été immédiate et brutale à cause du fameux chapitre final consacré aux humains. Va encore d’expliquer les sociétés animales par des instincts sociaux, et autres tendances évolutives, mais les humains ! Chacun le sait, les humains ont remplacé les instincts par la pensée, l’inné par l’acquis, la nature par la culture. Tout le monde sait bien que « la nature de l’homme, c’est la culture », clamaient en chœur anthropologues, sociologues, philosophes et autres opposants au réductionnisme biologique.

Pourtant, E.O. Wilson ne niait nullement la part culturelle des sociétés humaines. Il suffisait de lire un peu attentivement le fameux dernier chapitre du livre pour s’en rendre compte, et éviter d’instruire un mauvais procès en réductionnisme. L’auteur de Sociobiology y affirmait explicitement que dans l’histoire de l’hominisation, la pression sélective et environnementale avait entraîné une « croissance mentale supplémentaire et une organisation sociale qui a fait franchir aux hominidés le seuil menant à une phase d’évolution autocatalytique plus intéressante ». Par « autocatalytique », il entendait le fait que la société humaine avait atteint à un moment donné de l’histoire un seuil de développement où finalement « le changement mental et social en arriva en fait à dépendre plus d’une réorganisation interne et moins de réponses directes à des caractéristiques de l’environnement. L’évolution sociale, en bref, a acquis son moteur propre. »

La coévolution gène-culture
Les affirmations d’E.O. Wilson sur la nécessité d’une articulation entre nature et culture – entre évolution biologique et sociale – relevaient encore de la pétition de principe. Restait à concevoir des modèles théoriques permettant d’articuler nature et culture dans une optique évolutionniste. À la fin des années 1970, plusieurs équipes se lancent donc dans la recherche d’un tel modèle. E.O. Wilson et Charles J. Lumsden, de l’Université d’Harvard, sont parmi les premiers à s’atteler à la tâche. Ils se livrent à une course de vitesse avec Luca Cavalli-Sforza et Marc Feldman, de l’Université de Standford, qui travaillent sur le même sujet. Finalement, les deux équipes publient un livre en 1981, à quelques semaines d’intervalles.

Tous les deux font l’hypothèse d’une « coévolution gène-culture ». L’idée générale peut se résumer ainsi. La sélection naturelle a favorisé dans l’évolution humaine les gènes porteurs de certaines aptitudes à acquérir des comportements culturels (aptitude à l’apprentissage, à la maîtrise du langage, aux conduites sociales, etc.). Ces cultures vont influer en retour sur la sélection des gènes « culturels » (c’est-à-dire qui prédisposent à l’acquisition d’une culture). Se met donc en place une boucle d’évolution (la coévolution) entre l’environnement et les gènes, la culture et la nature humaine.

Le paradigme perdu et la coévolution
Lorsque dans les années 1970, les travaux de primatologie ont commencé à se diffuser, quelques rares sociologues et psychologues sociaux ont commencé à s’y intéresser. Dès 1972, Serge Moscovici publiait La Société contre-nature où il s’opposait à l’idée d’un « Rubicon » tracé entre nature et culture, et voulait justement repenser leur lien et montrer leur interdépendance.

L’année suivante, en 1973, Edgar Morin publiait Le Paradigme perdu, la nature humaine. Prenant acte des connaissances accumulées sur la vie sociale des animaux, le sociologue affirmait que « la société n’est pas une invention humaine ». Affirmation qui pouvait alors paraître scandaleuse aux yeux d’un sociologue. E. Morin violait en effet ouvertement le vieux principe durkheimien qui veut « qu’il ne faut expliquer le social que par le social », autrement dit ne pas faire intervenir d’autres dimensions (biologique, psychologique) dans l’explication des phénomènes sociaux. Le but affiché par l’auteur du paradigme perdu était de dépasser la stérile opposition nature/culture.

Mais pour autant, l’idée d’une simple superposition des deux facteurs, une couche de nature, une couche de culture, aurait été une solution trop pauvre ne permettant pas de régler le problème. « Il faut cesser de disjoindre Nature et Culture : la clé de la culture est dans notre nature et la clé de notre nature est dans la culture. » Autrement dit, la nature biologique de l’homme est déjà façonnée pour intégrer un développement culturel. Le cerveau est fait pour apprendre, les structures cérébrales du langage faites pour se déployer dans un environnement linguistique, tout comme notre estomac d’omnivore suppose un régime alimentaire de chasseurs-collecteurs fondé sur la consommation à la fois de légumes, de fruits et de viandes.

Au cours de centaines d’années d’évolution, le cerveau humain a rendu possible une évolution culturelle, mais, en retour, cette dernière a orienté l’évolution biologique dans un sens favorable à la culture. S’appuyant sur les recherches en préhistoire, en anthropologie, en éthologie, E. Morin décrivait le mouvement d’hominisation comme un processus complexe où s’articulent nature et culture : une nature humaine particulière imposant à l’homme de s’ouvrir à la culture ; la culture intégrant des contraintes liées à ses fondements biologiques. E. Morin avance ici une idée-force qui sera redécouverte quelques années plus tard sous le nom de « coévolution ».

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Qu’est-ce que la coévolution ?
Un mécanisme de l’évolution. Il y a coévolution lorsque deux espèces évoluent en interagissant l’une sur l’autre. C’est le cas des liens qui unissent un insecte pollinisateur avec une fleur. Par exemple, les fleurs de yuccas ont coévolué avec une espèce de papillons du genre Tegeticula. La femelle de ce papillon entre dans une fleur de yucca pour y pondre ses œufs (parasitisme). Mais, en même temps, le papillon prélève du pollen, le roule en une petite boule et va le déposer vers un autre yucca, permettant ainsi la reproduction de la fleur. Ce cas de mutualisme est donc bien une forme de coévolution puisque le système de reproduction des deux espèces a dû évoluer en interaction.

• L’hypothèse de la Reine rouge. La coévolution peut aussi concerner des cas de compétition entre deux espèces. C’est le cas de la « course aux armements » que se livrent certaines espèces prédatrices et leurs proies. La sélection favorise les proies les plus rapides qui parviennent à échapper à leurs prédateurs. Mais la sélection conduit inversement les prédateurs à devenir de plus en plus rapides. Au final, l’équilibre est respecté, même si chaque espèce court de plus en plus vite. Ce scénario de coévolution a été décrit par Leigh Van Valen en 1973 sous le nom d’hypothèse de la « Reine rouge », en référence au conte de Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles. Comme dans ce pays où le paysage se déplace, la Reine explique à Alice qu’il faut courir pour… rester à sa place.

La coévolution cerveau-culture. La coévolution peut concerner les liens qui unissent une espèce avec le milieu qu’elle a elle-même produit. Les fourmis ne se sont pas adaptées à vivre directement dans un milieu naturel, mais dans les fourmilières qu’elles produisent. De même, le cerveau humain a évolué en lien avec la culture qui la produit. L’évolution du cerveau produit chez l’homme des compétences (au langage, à la fabrication d’outils, à la coopération…) indispensables à sa survie. Et cet environnement culturel favorise en retour la croissance du cerveau.

Ce processus de coévolution pourrait expliquer la tendance continue à l’augmentation du cerveau au cours de l’hominisation. Le cerveau ne s’est pas adapté aux exigences de la nature, mais à celle de sa propre culture en formant une spirale évolutive.

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La fondation des sociétés
Faut-il expliquer la société humaine par la « culture » ou par les instincts sociaux ? L’étude des fondements de la société relève-t-elle des sciences humaines ou de la sociobiologie ? En faveur de la théorie « culturaliste », il y a un constat massif : toutes les sociétés humaines produisent des dispositifs culturels chargés de régir l’ordre social (morale, lois, rituels, mythes, institutions, idéologies). En faveur de la thèse « naturaliste », il y a le constat, tout aussi massif, des sociétés animales qui fonctionnent sans recourir à tout cet arsenal de représentations symboliques.

En réalité, cette opposition entre ces deux grands modèles explicatifs – É. Durkheim et C. Darwin – est en voie de dépassement.

L’éthologie et la sociobiologie nous ont appris que la société n’est pas une invention humaine. Chez les mammifères sociaux, l’organisation sociale fonctionne sur la base de petites communautés familiales ou claniques. Cet ordre social repose sur la hiérarchie, l’attachement, la coopération, la communication (non verbale) et la transmission de savoir-faire (la chasse) par l’imitation et l’exemple. Cette microsociété animale – non exempte d’incessants conflits et déchirements – suppose à la fois le développement d’instincts sociaux et d’aptitudes à l’apprentissage. Les sociétés humaines possèdent tout cela. Mais elles ont quelque chose de plus que les anthropologues nomment la « culture symbolique ». La culture est faite de lois, de rituels, d’une morale, de mythes et de rites que l’on ne retrouve nulle part dans le monde animal. Cet équipement culturel de lois et de croyances partagées a permis d’édifier des communautés beaucoup plus larges que les petits groupes de loups ou de chimpanzés. Chez les humains, les plus petites bandes de nomades – Aborigènes d’Australie, Pygmées d’Afrique centrale, ou les Amérindiens, les Inuits d’Arctique – sont insérées dans des communautés plus vastes de quelques centaines d’individus. Chez les Aborigènes, chaque groupe familial appartient à un clan dans lequel les individus se considèrent comme parents. Chaque clan entretient avec d’autres clans des relations régulières fortement codifiées. Ces groupes se réunissent annuellement dans des rassemblements collectifs, qui sont l’occasion de pratiquer des rituels d’initiation, de rafraîchir les peintures rupestres. C’est au cours de ces mêmes réunions que l’on décide des mariages. Voilà les types de sociétés que décrit É. Durkheim et qui seraient caractéristiques des humains. Il ne s’agit plus de meutes ou de hordes, ce sont des clans et des tribus rassemblant des centaines d’individus autour de croyances et de règles communes. Toute la question est de savoir comment on est passé de l’un à l’autre.

De la hiérarchie animale au pouvoir symbolique
La plupart des sociétés animales sont hiérarchiques. On a vu que chez les loups, la meute est sous la coupe d’un couple de dominants. Leur statut de « chef » leur donne des privilèges : ils sont les seuls à pouvoir se reproduire, ils se servent en premier lors des repas. La position de chef confère aussi des « devoirs » : le loup dominant conduit la meute dans ses déplacements, assure la défense du groupe en cas d’attaque, intervient pour faire cesser le combat lorsqu’une bataille dégénère entre deux membres.

Chez les poissons et les mammifères qui vivent en sociétés, la hiérarchie est partout présente sous des formes plus ou moins rigides. De la structure féodale chez les poules de basse-cour au véritable potentat chez les lions, les dromadaires et les autres espèces qui vivent en harems.

Le pouvoir du dominant sur le dominé s’exerce d’abord par la force, la menace et les rappels à l’ordre permanents. Chez les poules, ce sont les coups de bec (ou peck-order, analysé par la norvégienne Thorleif Schjelderup-Ebbe dans une étude classique en 1922) qui servent à réaffirmer l’ordre hiérarchique entre individus. Dans la plupart des espèces, les coups, corrections et autres postures d’intimidation servent de rappel à l’ordre. La violence physique est donc le principal instrument du pouvoir.

Chez les mammifères sociaux (loups, lions, dromadaires, chimpanzés et autres cerfs), quand un mâle a réussi à imposer sa domination sur un groupe – après avoir détrôné l’ancien chef par un combat –, il va alors acquérir un « statut » qui le place au-dessus des autres individus. Il n’a pas besoin de surveiller, contrôler et corriger en permanence pour imposer son pouvoir. Les subordonnés adoptent ensuite une attitude de soumission à son égard, marquée par des postures caractéristiques, par exemple chez les loups la queue rentrée entre les jambes, les oreilles basses, la tête fléchie. Ils évitent de fixer le chef dans les yeux, car c’est un signe de provocation. Chez les chimpanzés, il existe des rituels de salut à l’égard du dominant. Le dominé salue son mâle dominant d’abord par des grognements courts (pant-grunging) accompagnés d’une série de courbettes que l’on nomme le bobbing. « Parfois, note Frans de Waal, ceux qui viennent saluer le chef apportent des objets (une feuille, un bâton), tendent la main à leur supérieur ou lui baisent les pieds, la poitrine et le cou. Le chimpanzé dominant réagit à ce “salut” en se grandissant au maximum et en hérissant le poil. » Les femelles saluent plutôt le dominant en présentant leur croupe.

L’attitude de soumission est une condition de la stabilité du groupe. Sans une hiérarchie stable fondée sur une certaine légitimité du chef, les conflits seraient permanents. Le comportement de soumission est donc caractéristique des espèces sociales qui vivent en meutes ou en hordes. Le pouvoir n’y repose pas uniquement sur la force. Les loups dominés adoptent à l’égard du dominant exactement les mêmes attitudes que les chiens domestiques pour leur maître. Ils le suivent fidèlement dans ses trajets ; après une séparation (même assez brève), ils lui font la fête, ils se couchent à ses côtés en le regardant « amoureusement » ; ils éprouvent quelque chose comme du « respect » à son égard. Il y a donc aussi chez les animaux une véritable fascination et admiration à l’égard du chef. Seuls les jeunes mâles, au moment où ils se sentent assez fort pour le défier et lui ravir sa place, refusent, par provocation, de se soumettre. C’est le moment de l’indépendance où il faut « tuer le père ».

Cette soumission volontaire de certains individus explique pourquoi les humains parviennent à dresser facilement certaines espèces animales et pas d’autres. On peut dresser un chien, un cheval, un éléphant, un lion…, parce que ces animaux vivent naturellement en hordes et adoptent spontanément des postures de soumission à l’égard d’un chef. C’est beaucoup plus difficile pour les chats, qui sont plutôt des espèces solitaires. Un chat devient un compagnon qui s’attache, mais se laisse difficilement soumettre. On ne peut qu’être troublé par la ressemblance entre le pouvoir chez les animaux et les hommes.

Mais faut-il en conclure que le pouvoir chez les humains est de même nature que la hiérarchie animale ? Qu’il y a au fond une même logique à l’œuvre chez les loups, les lions, les poules de basse-cour, les chimpanzés et les hommes ? Ce n’est pas l’avis des anthropologues. Ils ont mis à jour chez les humains des caractéristiques du pouvoir que l’on ne retrouve nulle part chez les animaux. Et ces caractéristiques tiennent en trois mots : l’imaginaire, le symbolique et la loi.

Dans toutes les sociétés humaines, la hiérarchie se drape d’un « imaginaire du pouvoir » véhiculé par des mythes, des idéologies et des discours de légitimation visant à « sacraliser » le chef.

Partout, les « Maîtres » – rois, patrons, gouvernants – cherchent à légitimer leur autorité en se faisant le représentant et/ou le porte-parole d’une puissance sacrée. Chez les Baruyas de Nouvelle-Guinée, les « big-men » (« grands hommes ») déclarent détenir leur puissance d’un objet magique – le Kwaimatnié – qui est censé avoir été transmis par le Soleil et la Lune aux ancêtres, et qu’ils se transmettent de génération en génération. Cet objet magique comporte une partie des pouvoirs que le Soleil et la Lune délèguent à ceux qui le possèdent. Les pharaons d’Égypte, les empereurs de Chine et du Japon ainsi que les royautés sacrées d’Afrique, tout comme les rois d’Europe, ont toujours recherché l’onction divine. L’imaginaire du pouvoir cherche aussi à démontrer que le Maître est responsable de la survie de la société. Sans lui, dit-on, la société sombrerait dans le chaos, la misère, la désolation, la violence.

L’imaginaire du pouvoir s’accompagne de tout une panoplie de « pratiques symboliques », c’est-à-dire de rituels ou de mises en scène du pouvoir. Couronne, trône, uniforme, tribune officielle, tapis rouge, palais et château, effigie, etc., tout un arsenal d’objets et de monuments est là pour rappeler, montrer, marquer dans les esprits la puissance du chef. Au décorum s’ajoutent des pratiques rituelles typiques qui démontrent la force magique du souverain. Autrefois, on pratiquait l’adoubement, la bénédiction, aujourd’hui on distribue des médailles, on pose les premières pierres, on coupe les rubans, on pratique la grâce présidentielle. Derrière son apparente diversité, le pouvoir imaginaire et symbolique est assez universel dans ses manifestations. Les symboles du pouvoir se ressemblent beaucoup à travers le temps.

Faut-il considérer tout cet attirail imaginaire et symbolique comme une sorte de prolongement culturel des attitudes de domination que l’on retrouve dans le monde animal ? Ne s’agit-il que d’une idéologie de confirmation, une rationalisation a posteriori d’un pouvoir qui repose sur la force ?

Une autre hypothèse peut être avancée. Le « pouvoir symbolique » ne constitue pas un épiphénomène qui se surajouterait à un pouvoir qui lui préexiste. Le recours à l’imaginaire et au symbolique conduit à la domination des esprits. Ce faisant, il permet d’étendre la sphère du pouvoir sur une communauté plus large. Les animaux connaissent la dominance, les humains y surajoutent la « police de la pensée ».

Reprenons ces points.

Le pouvoir symbolique vise à marquer les esprits. Ce faisant, il permet de contrôler les individus à distance. Le pouvoir animal s’exerce dans une sphère limitée : le dominant peut assujettir quelques individus au plus, qu’il tient « à l’œil » au sens propre du terme, c’est-à-dire qu’il exerce son contrôle dans un champ de vision étroit.

Le pouvoir imaginaire permet une innovation radicale : en prenant le contrôle des esprits, il permet d’étendre le contrôle hors de la présence du chef. L’imaginaire et les symboles ont ceci de supérieur à la force physique qu’ils permettent de s’emparer des consciences sur une échelle beaucoup plus large : un clan, une tribu ou même une nation entière.

Les gouvernants utilisent à cette fin des recettes connues, expérimentées et reproduites depuis bien longtemps. Pour asseoir sa domination sur un animal ou un petit enfant, la punition et les menaces suffisent. On punit un petit enfant ou on le « gronde » (le terme « gronder » est significatif, le dominant produit un grognement de menace accompagné d’une mimique caractéristique : froncement des sourcils, main levée…). Mais lorsque l’enfant accède à l’imaginaire et au langage, vers l’âge de 2 ou 3 ans, il devient possible d’user d’un autre stratagème : l’imaginaire de la peur. « Si tu n’es pas sage, le loup va venir te manger », disait-on autrefois aux petits pour les effrayer. Autres formules : « Si tu n’es pas sage… le Père noël ne t’apportera pas de cadeaux » ; « tu vas voir quand ton père va rentrer ! » ; « j’appelle les gendarmes » ; « la fée Carabosse va venir te chercher ». Ce n’est plus le bras qui se lève pour imposer un ordre. C’est une puissance invisible beaucoup plus effrayante qui est invoquée. La mobilisation de l’imaginaire prend ici le pas sur la contrainte physique. Dans toutes les sociétés, on a raconté aux petits des contes effrayants où les enfants qui désobéissent sont mangés par le loup (le petit chaperon rouge, la chèvre de monsieur Seguin, etc.). Dans le monde des adultes, les stratagèmes ne varient guère. L’imaginaire social, politique et religieux des adultes repose sur des bases similaires : promesses d’un avenir meilleur (paradis, utopie, retour à un âge d’or, mythe du sauveur ou simplement annonce de paix et de croissance) ou menaces du danger (enfer, chaos, guerre, crise, complot de l’ennemi…) sont agitées aux yeux de tous pour justifier l’ordre en place. La mobilisation de fantasmes collectifs est une constante des sociétés politiques. Elle emprunte à un répertoire thématique assez limité.

Les communautés imaginaires
Les animaux sociaux comme les loups vivent en petites communautés d’une dizaine d’individus sur un territoire qu’ils marquent de leurs odeurs. Avec les humains apparaissent de nouveaux territoires imaginaires, qui rassemblent des communautés plus larges en clans, tribus, ethnies, nations, communautés de croyants, etc., dont les frontières sont des constructions mentales.

Pour É. Durkheim, la fondation des sociétés reposait sur le totémisme, forme la plus archaïque de religion. Le cas des Aborigènes d’Australie lui paraissait le plus proche des origines de l’humanité, d’où le grand récit des fondations qu’il propose dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Mais nul doute qu’à ses yeux, ce scénario des origines était destiné à se rejouer sans cesse au cours de l’histoire. Le cas australien révélait à l’état le plus simple un mécanisme universel de l’histoire humaine.

Les hommes n’ont de cesse de se rassembler autour de grands idéaux : Dieu, la Patrie, les utopies, ou simplement des rêves partagés de gloire. Il savait que les religions en déclin, qui avaient été jusque-là le ciment social, moral et idéologique des sociétés traditionnelles, devaient être remplacées par d’autres idéaux collectifs. « Il n’est pas à craindre que jamais les cieux se dépeuplent d’une manière définitive ; car c’est nous-mêmes qui les peuplons. Ce que nous y projetons, ce sont des images agrandies de nous-mêmes. Et tant qu’il y aura des sociétés humaines, elles tireront de leur sein de grands idéaux dont les hommes se feront les serviteurs. » Ces lignes ont été écrites en 1914. Ce qui s’est passé par la suite a confirmé ses vues. La guerre a provoqué l’union sacrée autour de la patrie. Puis sont venues les nouvelles utopies (communisme, fascisme), qui ont joué le rôle de « religions séculières », rassemblant les masses autour de nouvelles idoles et de nouveaux idéaux. Nul doute que si É. Durkheim assistait aujourd’hui aux grandes messes sportives de notre époque, il y verrait la réactivation d’un même scénario d’« effervescence créatrice » autour de nouveaux dieux.

Et à la fin des Formes élémentaires de la vie religieuse, il annonçait sur un ton prophétique : « Un jour viendra où nos sociétés connaîtront à nouveau des heures d’effervescence créatrice au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront, de nouvelles formules se dégageront qui serviront, pendant un temps, de guide à l’Humanité. »

La fondation des nations, des partis politiques, des sectes, des clubs sportifs et autres groupements de toutes sortes emprunte au même fond anthropologique. Des clans aborigènes aux nations modernes, l’histoire semble toujours se répéter.

Or, de quoi se nourrissent ces nouvelles communautés idéales, si ce n’est d’imaginaires et de symbole ? Pour marquer leur appartenance à une même communauté, partout les hommes puisent dans un stock de formules assez limité : mythes de fondation, légendes et récits héroïques entretenant une mémoire collective, modèles et idoles que l’on vénère, frontières imaginaires traçant les limites entre soi et les autres ; le tout concrétisé sur des symboles (drapeaux et emblèmes), des rites d’entrée (baptêmes et initiations), des cérémonies collectives (messes et rassemblements).

L’idéal communautaire commence par un récit des origines. Y apparaissent des « ancêtres » et des « pères fondateurs ».

Les Ngarinyins du nord-est de l’Australie racontent que leur territoire leur a été donné par des ancêtres mythiques, les munnumburra wongai (« gardiennes de la Loi »). Les juifs, les musulmans et les catholiques ont également leur récit d’origine avec leurs pères fondateurs ; de même pour la Chine et l’Amérique, la sociologie ou la psychanalyse…

Les récits de fondation se poursuivent généralement par une série d’épisodes marquants formés de combats épiques, d’épopées héroïques et de figures légendaires. Cette galerie de hauts faits et de héros emblématiques entretient une mémoire collective. L’histoire de France, le Mahabharata, la Bible, la mythologie australienne ou l’épopée des Chicago Boys…, chaque peuple ou club a son grand récit.

Historiens et anthropologues ont longuement analysé ces idéologies nationales avec leurs mythes nationaux et leurs « lieux de mémoire », où l’on vient célébrer et réactivé l’unité du groupe. Nos lieux de mémoire sont les monuments aux morts, les bâtiments publics et les plaques commémoratives. Chez les Ngarinyins d’Australie, ils sont composés de peintures rupestres que l’on vient régulièrement revisiter et rafraîchir lors de cérémonies collectives. Elles marquent la prise de possession d’un espace par une tribu et forment le ciment de leur « communauté imaginée ».

L’imaginaire des communautés rime ensuite avec « esprit de corps ». La tendance communautaire est de concevoir les membres comme les éléments d’un superorganisme, d’où un recours fréquent à la métaphore de la famille pour désigner le groupe. L’entreprise se veut une « grande famille », la religion rassemble des « frères », la « mère patrie » nourrissant ses « enfants ». Les Aborigènes d’Australie qui appartiennent à un même clan se désignent entre eux comme « frères » ou « sœurs ». Le même vocabulaire familial est utilisé par les musulmans ou les compagnons du devoir.

Pour tracer les contours d’une communauté, il lui faut aussi des frontières. Elles visent à établir une ligne de démarcation entre « eux » et « nous ». Elles peuvent être géographiques, professionnelles, religieuses, linguistiques, disciplinaires… Dans tous les cas, elles dessinent des territoires virtuels sanctionnés par un nom, une carte d’identité, un diplôme ou un statut.

Enfin, rien ne vaut des ennemis pour souder les groupes. L’idéologie fusionnelle joue à plein lorsque la communauté se sent menacée. Il s’agit alors de « faire corps » et de pratiquer « l’union sacrée ». La psychanalyse des groupes s’est particulièrement intéressée à cet aspect de l’« imaginaire groupal ». Le psychanalyste anglais Wilfred Bion (du Tavistock Institute), l’un des fondateurs de la psychanalyse des groupes, a décrit certains des « schèmes organisateurs » qui forment le ciment psychique des groupes. Parmi ces schèmes, il y a la dépendance envers un leader divinisé qui protège et sert de modèle identificatoire. Mais il y a également « l’appariement », qui correspond au désir de partager une même communauté d’espoir. Cet appariement est réactivé face à un ennemi extérieur qui menace le groupe. Rappelons-nous : après les attentats du 11 septembre 2001, un élan de ferveur nationaliste s’est emparé de la société américaine. On a brandi les drapeaux, prié en commun, fait bloc autour du Président, vu tout à coup comme un leader charismatique.

Les pratiques symboliques
L’imaginaire des communautés humaines s’entretient à travers une série d’actes symboliques : les signes de ralliement – emblèmes, fanions, étendards, totems, drapeaux, tatouages, armoiries, mascottes, insignes, etc. À cela s’ajoutent des rites de passage qui tracent les frontières entre ceux du dedans et du dehors (baptême, bizutage, intronisation, diplôme, initiation…). La communauté organise enfin des rassemblements collectifs (par exemple les messes et autres cérémonies), où l’on se retrouve tous ensemble, on partage un repas, on chante, on danse et l’on se quitte les larmes aux yeux en se promettant de se revoir bientôt.

De l’Islam aux Templiers, de la franc-maçonnerie au nationalisme hindou, les imaginaires de groupes se ressemblent à s’y méprendre. En décrire un, c’est les décrire tous.

C’est ici qu’É. Durkheim et les anthropologues, S. Freud et les psychanalystes ont compris quelque chose d’essentiel sur la formation des sociétés. Il n’est pas de grands groupes humains sans l’existence d’un imaginaire commun, d’une conscience collective, d’un ensemble d’idéaux.

Cette idée somme toute commune a été reprise par toute une série d’auteurs, Cornelius Castoriadis comme Régis Debray ou Benedict Anderson. La fonction des imaginaires collectifs n’est pas simplement de prolonger les communautés qui lui préexistent. Ils en sont un des facteurs constitutifs. Le territoire des loups est à l’échelle d’une meute et s’appuie sur des odeurs et des reconnaissances directes entre individus. Les communautés plus larges ont besoin d’autres repères symboliques, d’autres signes de reconnaissance.

Les loups sont unis par des liens organiques, les hommes par des liens psychiques. Ils permettent de créer des relations à une échelle plus large, de former des clans, tribus, ethnies, nations, communautés de croyants, corporations, syndicats, partis, associations et autres clubs de supporters.

La constitution des communautés imaginaires nous renvoie donc encore à la capacité des humains à forger des représentations mentales et à régler leur comportement par rapport à elles. É. Durkheim voyait dans ces « représentations collectives » le ciment de l’ordre social. Ces représentations, qu’il nommait aussi « idéations collectives », comportaient indiscutablement une dimension sociale : l’ordre symbolique d’une société ne peut pas relever de la création individuelle. Mais cet ordre symbolique suppose également une dimension proprement cognitive : l’aptitude à forger des idées.

Les fondements de la morale
On a souvent défini l’homme comme un « animal moral ». C’est ce que pense par exemple C. Darwin : « Je souscris pleinement au jugement des auteurs qui soutiennent que de toutes les différences existant entre l’homme et les animaux inférieurs, c’est le sens moral ou conscience qui est de loin la plus importante. »

Cependant, le même C. Darwin soutenait que les conduites morales n’étaient pas apparues d’un seul coup chez l’homme. Pour lui, la morale plonge ses racines dans le reste du genre animal. Et il cite dans son livre de nombreux cas d’entraide, d’assistance mutuelle, de coopération, d’attachement dans le monde animal. Un peu plus tard, le prince Pierre Kropotkine, théoricien de l’anarchisme et éthologiste confirmé, soutenait combien l’entraide est courante dans le monde animal. On se souvient par ailleurs que la sociobiologie est née en partie de l’étude de l’énigme de l’altruiste animal.

En 1988, est née au centre de primatologie du Wisconsin, Azalea, un bébé singe atteint d’une anomalie chromosomique : la trisomie. Azalea, petite femelle rhésus, s’est développée beaucoup plus lentement que les autres jeunes singes de son âge. Elle avait du mal à courir, sauter, grimper. Restée longtemps auprès de sa mère, c’est ensuite une sœur aînée qui s’est occupée d’elle en la portant dans ses bras et la protégeant jusqu’à un âge tardif. Or, les éthologues du centre se sont aperçus que même les singes non apparentés à la famille d’Azalea la toilettaient deux fois plus souvent que les autres.

L’entraide animale n’est pas toujours limitée à la sphère des proches. C. Darwin cite déjà le cas de femelles chimpanzés qui adoptent des petits d’autres espèces. F. de Waal rapporte le cas de dauphins qui se sont portés au secours de nageurs en perdition. En 1996, une scène étonnante, filmée par un amateur au zoo de Chicago, a fait le tour du monde. Un jeune enfant est tombé dans la fosse des gorilles et s’est assommé. Une femelle gorille, du nom de Binty, s’est approchée, l’a pris dans ses bras délicatement, a gardé l’enfant un moment ainsi, puis elle est allée jusqu’à la porte du gardien et y a déposé l’enfant.

Les animaux auraient-ils quelque chose comme un sens moral ? Éprouvent-ils de la compassion pour autrui ? Et si oui, la morale des hommes, que l’on a tenue longtemps pour un trait de l’espèce et un facteur central de cohésion des sociétés, ne serait-elle rien d’autre qu’un résidu de notre arbre évolutif ?

Depuis les années 1990, une profusion de travaux a paru sur le thème des « fondements naturels de la morale », qui permettent d’éclairer ces questions et, surtout, de voir ce qui distingue l’altruisme animal des conduites morales humaines. Pour la clarté du débat, il convient de distinguer au moins trois types de comportements moraux : 1) l’action altruiste, 2) le sentiment moral, 3) le jugement moral.

Le comportement altruiste. L’altruisme se définit simplement comme le fait d’agir pour autrui. Dans ce sens très général, il n’implique pas forcément des sentiments d’affection ou des règles morales. Le dévouement total de la fourmi ou de l’abeille à l’égard du groupe relève de l’altruisme pris dans ce sens large. Ce dévouement va jusqu’au sacrifice de soi (l’abeille n’hésite pas à sacrifier sa vie en piquant tout agresseur pour défendre l’essaim). On considère cependant que chez les insectes sociaux, ces conduites altruistes relèvent d’un programme génétique qui n’implique chez l’animal ni émotions particulières, ni liberté de choix.

Les sentiments moraux. Les animaux supérieurs éprouvent sans doute quant à eux des « sentiments moraux ». Pour C. Darwin, il ne faisait aucun doute que la mère chatte éprouve de l’affection pour ses petits : elle ressent de la peine et de la détresse s’ils disparaissent. Et sans doute un sentiment d’affection la submerge, lorsque ses petits viennent se blottir contre elle et qu’elle les lèche tendrement.

Les mammifères sociaux ont également la capacité de comprendre les émotions d’autrui : leur peine, leur souffrance, leur joie. Ils manifestent de l’empathie. Les personnes qui possèdent un chien domestique savent que si leur maître ou maîtresse est malade, pleure…, l’animal s’en aperçoit aussitôt et vient le « consoler » en restant près de lui, en le léchant. Maurice Termerlin, un psychologue américain qui a élevé avec sa femme une femelle chimpanzé nommé Lucy, raconte que lorsque sa femme était déprimée ou malade, Lucy cherchait par tous les moyens à la réconforter « en se tenant auprès d’elle, la réconfortant en l’embrassant et passant son bras autour d’elle ». On a souvent observé chez les macaques ou les chimpanzés que si un individu est blessé, certains viennent lui lécher les plaies aux endroits qu’il ne peut atteindre. Cela témoigne, selon Christophe Boesch, d’un vrai comportement d’empathie.

Il est donc établi, et tous les chercheurs s’accordent là-dessus, que les animaux peuvent ressentir des sentiments d’attachement, mais aussi d’empathie et de compassion, que l’on peut qualifier de « sentiments moraux ». La question est de savoir pour l’empathie si ces sentiments sont de l’ordre de la simple émotion partagée ou si elle implique la compréhension des états mentaux d’autrui. Cette question très controversée a fait l’objet de nombreux débats parmi les spécialistes. L’autre question est de savoir si certains animaux sont capables de se conduire en véritables « agents moraux », c’est-à-dire s’ils ont une notion du « Bien » et du « Mal », et s’ils sont capables de régler leur conduite en fonction de ces critères.

Les jugements moraux. Un chimpanzé éprouve donc de l’empathie pour autrui. Mais peut-on le considérer comme un « agent moral » ? Les philosophes désignent comme « agent moral » un individu qui ne se contente pas d’obéir à ses émotions (même de compassion), mais est capable d’analyser et de délibérer à propos de ses conduites (« est-ce bien ? est-ce mal ? »).

C. Darwin pensait que les animaux éprouvent des sentiments moraux, mais que l’homme seul est capable grâce à son intelligence d’analyser ses « sentiments moraux », et donc de peser le pour et le contre. « Un être moral est quelqu’un qui est capable de réfléchir sur ses actions passées et sur leurs motifs – d’en approuver certains et d’en désapprouver d’autres ; et le fait que l’homme soit le seul être qui mérite assurément cette qualification constitue la plus grande distinction qui soit entre lui et les animaux inférieurs. » Pour C. Darwin donc, l’homme est un être moral, non parce qu’il éprouve des sentiments compassionnels, mais parce que son « intelligence » lui permet de « réfléchir sur ses actions passées et leurs motifs ».

On sait aujourd’hui d’où vient cette aptitude à délibérer à propos de ses propres conduites, les analyser et les inhiber. Antonio Damasio a établi que c’est le cortex préfrontal du cerveau qui est ce « lieu de contrôle » de soi. En cas de lésion de cette zone, les individus se comportent comme des êtres immoraux : grossiers, sans scrupules ni aucune sollicitude pour autrui. Ce fut le cas de Phinéas Gage dont nous avons parlé précédemment.

Le neurobiologiste Jean Decety considère que la différence entre l’empathie chez l’humain et l’animal réside dans cette capacité à se mettre à la place d’autrui pour comprendre ce qu’il ressent dans telle ou telle situation. Cette aptitude à « lire dans les pensées d’autrui » a été désignée sous le nom de « théorie de l’esprit ». On dit qu’un individu possède une théorie de l’esprit lorsqu’il est capable de se projeter mentalement dans l’univers mental d’une autre personne et comprendre ses comportements. Cette aptitude est normalement partagée par tous les humains normaux.

Elle apparaît chez l’enfant vers 3 ou 4 ans. La plupart des spécialistes admettent désormais que les chimpanzés seraient dépourvus d’une telle aptitude. Cela interdirait donc aux animaux supérieurs de se comporter de façon morale à l’égard d’autrui. En somme, les chiens, les loups, les dauphins, les éléphants et les chimpanzés peuvent aimer (ou détester) leurs proches. Ils peuvent éventuellement éprouver un sentiment de sympathie à l’égard d’un étranger (ma chienne est d’abord méfiante à l’égard des intrus, mais au bout de quelques minutes, elle vient se coller contre eux et ne les quitte plus de la soirée). Mais il ne leur est pas possible de transposer intellectuellement des pensées, des émotions à des êtres qu’ils considèrent comme leurs « prochains ».

L’extension du domaine de l’amour
En revanche, dans toutes les sociétés humaines, les règles morales sont définies par rapport à n’importe quel individu membre de la communauté d’appartenance. Les frontières de cette « communauté morale » sont très différentes selon les sociétés et les époques. Dans les sociétés de chasseurs-collecteurs, le groupe se limite à une ethnie d’appartenance. Cette communauté est déjà beaucoup plus large que celle que l’on côtoie quotidiennement : elle intègre les parents, les alliés, et tous ceux que l’on voit plus rarement mais qui parlent la même langue. Cette communauté morale peut s’étendre à la sphère plus vaste de tous les « frères » en religion, en parenté. Au-delà de cette sphère, les étrangers sont souvent considérés comme des barbares.

Le philosophe australien Peter Singer a raconté dans The Expanding Circle  comment le champ de la morale, limité au clan, a pu s’élargir au fil de l’histoire avec la rencontre entre les peuples. Platon souhaitait que les Cités grecques mettent fin à leurs querelles et se reconnaissent comme membres d’une même communauté grecque. Avec la formation des États-nations, la sphère des communautés morales s’est élargie sur des bases nationales. Avec le christianisme et la philosophie des Lumières, les conditions ont été posées pour une morale vraiment universaliste. Aujourd’hui, la télévision et le satellite rendent plus concrète aux yeux de tous cette communauté morale. Un spectateur américain ou européen peut s’émouvoir à la vue de la souffrance des peuples déshérités .

C. Darwin avait déjà perçu cette logique d’expansion de la sphère morale. « À mesure que l’homme progresse dans la civilisation et que les petites tribus s’unissent pour former de plus larges communautés, la raison seule recommanderait à chaque individu d’étendre ses instincts sociaux et sa sympathie à tous les membres de la même nation, même s’il ne les connaît pas personnellement. Une fois atteint ce point, seule une barrière artificielle pourrait empêcher cette sympathie de s’étendre à tous les hommes de toutes les nations et de toutes les races. »

Ici C. Darwin rejoint É. Durkheim et les sociologues de la morale. La nature a placé les racines émotionnelles des attitudes morales : sentiment d’empathie, d’attachement, d’amour (et ses émotions inverses : la haine, la méfiance, la répulsion, etc.). L’aptitude cognitive à délibérer sur ses propres émotions et à disposer d’une théorie de l’esprit aurait permis de faire plus : se comporter en agent moral. C’est cette disposition morale-là, spécifique aux humains, dont parle la philosophie et qui, selon les sociologues, constitue un des ciments des sociétés humaines. L’amour que porte un petit enfant à sa mère ou à son père n’est guère différent de l’amour du chien pour son maître, de la petite guenon Sarah pour ses éducateurs, pour ses propres enfants… L’amour, l’amitié, la compassion, etc., sont partagés par d’autres espèces. Elles transcendent même les frontières entre espèces. Ce sont elles qui poussent les humains à adopter et aimer des animaux de compagnie. C’est elle qui a poussé le gorille du zoo de Chicago à sauver le petit garçon tombé dans son enclos.

La morale humaine ajoute quelque chose à cela. Elle élargit le cercle moral des proches à tous les individus que l’on considère comme appartenant à une communauté imaginaire : le clan, l’ethnie, la nation, l’humanité entière.

Résumons. Certaines sociétés de mammifères reposent tout à la fois sur le pouvoir, l’attachement, l’altruisme, la communication ritualisée et même une culture partagée. La différence avec les sociétés humaines réside dans ce que les anthropologues appellent « la culture symbolique ». Derrière ce terme très général, on songe généralement à l’ensemble des codes sociaux qui règlent la vie en société : lois, morale, mythes et rites qui structurent la vie des groupes. À la hiérarchie animale se superpose le pouvoir symbolique propre aux humains ; aux comportements altruistes se superpose la loi morale ; aux communautés naturelles se superposent les communautés imaginées ; aux régulations spontanées se superpose l’institution

Loin d’être un simple prolongement mental des comportements animaux, cette culture symbolique forme la base d’un lien social nouveau. Elle permet d’élargir le cercle restreint des microsociétés animales à des communautés plus larges comme les clans ou les tribus. Par le « gouvernement des esprits », le pouvoir symbolique crée les bases de nouvelles unités politiques ; la sphère des relations sociales peut s’étendre à des communautés imaginaires.

L’apparition de cette culture symbolique, formée de représentations collectives, est véhiculée par le langage, mais aussi par unimaginaire (du pouvoir, des communautés, de la morale), traduit sous forme de mythes, de légendes, de récits et de rituels symboliques chargés de les graver dans les esprits.

Les cultures humaines procèdent d’un mécanisme mental plus fondamental : l’aptitude à se représenter le monde sous forme « d’idées ». En acquérant la possibilité de produire des représentations mentales différées, les hommes ont pu s’extraire des contraintes de l’environnement immédiat et se forger des mondes intérieurs. Ces représentations mentales intériorisées ont donné naissance à l’imagination. Et l’imagination est elle-même codifiée sous formes de mythes, retranscrite et mémorisé sous forme de rites, qui formeront la condition nécessaire à l’apparition des « cultures symboliques », c’est-à-dire l’ensemble des lois, des règles morales et des institutions qui forment l’un des ciments des collectivités humaines.

La capacité à produire des représentations est donc apparue au cours de l’évolution comme une adaptation – au même titre que la bipédie ou la vision des couleurs. Cette aptitude est le produit d’une pression sélective jouant sur des sociétés animales de plus en plus complexes. Une fois apparue, elle s’est développée par coévolution, qui a contribué en retour à une réorganisation de la société sur de nouvelles bases.

L’épidémiologie des idées
Qu’est-ce qui rend une idée – une chanson, une recette de cuisine, une croyance religieuse, une idéologie politique, une théorie scientifique – plus populaire qu’une autre ? Certaines idées connaissent un grand succès parce qu’elles sont mieux adaptées au milieu qui les fait vivre et se reproduire : le cerveau humain. Tel est le substrat de la « théorie des mèmes », forgée par le biologiste Richard Dawkins.

Sommes-nous programmés par des « gènes égoïstes » ?
En 1976, R. Dawkins publiait Le Gène égoïste [1], ouvrage qui va connaître un succès énorme dans les pays anglo-saxons. Le point de départ repose sur une théorie de l’évolution centrée sur la reproduction des gènes.

Pour R. Dawkins, le grand mérite de la « théorie synthétique de l’évolution » [2] est d’avoir montré que les gènes sont le moteur de l’évolution. Le seul but étant de se répliquer et donc de se répandre dans la population, tous les organismes vivants ne seraient au final rien d’autres que des instruments au service de la reproduction des gènes. La plupart des conduites animales (de la sexualité à l’investissement parental) doivent être interprétées en ce sens.

Les comportements humains relèvent-ils de cette logique ? Dans Le Gène égoïste, R. Dawkins n’évoquait le cas des êtres humains qu’à la fin de son livre. Il développait une idée, d’abord passée inaperçue, qui allait avoir un retentissement extraordinaire vingt ans plus tard : la « théorie des mèmes ».

Des gènes aux « mèmes »
Chez les humains, explique R. Dawkins, la survie des gènes ne passe pas seulement par des instincts programmés mais par la transmission culturelle. La culture est en quelque sorte la voie choisie par les gènes humains pour se répliquer. L’élément de base de la culture humaine, ce sont les « mèmes ».

Un mème (le mot est construit pour ressembler à la fois à « gène » et à « même ») est une unité culturelle de base : une idée. Ce peut être un message moral (« tu ne tueras pas »), une recette de cuisine (la tarte aux pommes), une opinion (le racisme), une théorie (la psychanalyse), une croyance (le Dieu monothéiste), une chanson (Love me tender). Selon R. Dawkins, les mèmes se diffusent de cerveau à cerveau comme les virus d’une épidémie. Certains se répandent facilement, d’autres restent dans une niche écologique limitée. Certains sont éliminés, d’autres perdurent et se reproduisent à l’identique pendant longtemps. Les mèmes se concurrencent et se combinent. Ils ont un potentiel de survie plus ou moins fort. En se répliquant, certains mèmes connaissent des mutations. D’où le changement culturel et la possibilité pour certains mèmes « mutants » de connaître une diffusion nouvelle.

Pour R. Dawkins, l’évolution des mèmes se superpose et parfois s’oppose à l’évolution biologique. Il est donc à noter que, pour R. Dawkins, les comportements humains ne se réduisent absolument pas aux lois du « gène égoïste ».

Pour comprendre l’évolution de l’homme moderne, il nous faut commencer par rejeter le gène comme le seul fondement de nos idées sur l’évolution. Car certains mèmes, comme ceux qui véhiculent la morale ou les conceptions religieuses, peuvent aller à l’encontre de la logique des gènes et inciter les individus à adopter des comportements moraux contraires à leur intérêt personnel. Contrairement aux reproches qui lui ont souvent été faits, la théorie défendue par R. Dawkins s’oppose radicalement à toute forme de déterminisme génétique ou de réductionnisme dans l’explication des phénomènes culturels.

À noter que la théorie des mèmes serait elle-même une bonne idée (un bon « mème »), si on en juge par l’intérêt qu’elle suscite.

De la contagion des idées en milieu cérébral
L’anthropologue et philosophe Dan Sperber a proposé une théorie épidémiologique des idées concurrente à celle de R. Dawkins [3]. Il reproche à ce dernier une vision mécanique de la diffusion des idées. Elles ne se transmettent pas d’un cerveau à l’autre comme des virus. Le cerveau n’est donc pas une machine qui se contente de « recevoir » des données, mais il les traite en fonction de cadres cognitifs préexistants. En se transmettant d’un cerveau à l’autre, les idées subissent donc des modifications, des réductions, des transformations. Par exemple, en exposant certaines théories dans ce livre, j’ai sans doute modifié et réinterprété à ma manière la pensée de leurs auteurs. De même, si quelqu’un rend compte de ce livre, il va à son tour introduire des modifications. C’est ainsi que se produirait une grande partie de la variabilité culturelle. Comment se fait-il que certaines idées résistent au temps et semblent se transmettre avec une grande stabilité ?

Selon D. Sperber, la stabilité culturelle est due en partie [4] à des contraintes cognitives liées à l’organisation du cerveau. Son hypothèse s’inscrit dans le cadre de la psychologie évolutionniste, selon laquelle le cerveau est organisé en modules, qui sont des dispositifs spécialisés dans une opération cognitive donnée. Il existe des modules de reconnaissance visuelle communs à l’espèce humaine, comme il existe des modules du langage, de la mémoire, et d’autres spécialisés dans la perception du monde physique, ou du monde social. Ces modules réinterprètent donc les informations reçues selon des cadres cognitifs prédéfinis.

Les modules joueraient le rôle d’attracteurs cognitifs. Ainsi, malgré la variété des représentations du visage humain (selon les styles propres à chaque culture : masques africains, dessins de BD, art du portrait des peintres de la Renaissance, etc.), n’importe quel humain peut y reconnaître un visage. Car le cerveau humain décode ces données visuelles en faisant appel à un schéma stéréotypé du visage (deux yeux, une bouche disposée d’une certaine façon). Ce schéma provient d’un module de reconnaissance des visages commun à l’espèce humaine. Il en va ainsi pour certaines catégories de pensée naturelle liée à la reconnaissance des plantes, des animaux, des émotions humaines…

Du symbole à la pensée symbolique… De quoi parle-t-on ?
« Symbole est un mot que je conseille toujours d’employer avec parcimonie à mes étudiants, en soulignant les contextes où ils se trouvent, afin de savoir le sens qu’il prend là, et pas ailleurs. En effet, moi-même, je ne sais plus ce qu’est un symbole [1]. » Qu’un sémioticien aussi averti qu’Umberto Eco en vienne à avouer son désarroi devant la notion de « symbole », cela en dit long sur l’ambiguïté du mot.

Le mot « symbole » et ses expressions associées – fonction symbolique, pensée symbolique, pratiques symboliques, violence symbolique, etc. – ont une riche histoire dans les sciences humaines.

Ils sont malheureusement employés dans des acceptions très différentes selon les auteurs et les disciplines, ce qui en rend l’usage très délicat. Cette ambiguïté est d’autant plus dommageable que la plupart font de la « pensée symbolique » le critère de démarcation de l’homme et l’animal.

Qu’est-ce qu’un symbole ?
Le philosophe et linguiste Charles S. Peirce (1839-1914) distinguait trois types de signes : l’indice, l’icône et le symbole. L’indice, c’est la fumée qui indique le feu, la trace de pas qui indique le passage d’un animal. L’icône, c’est l’image plus ou moins schématisée qui représente un objet (le soleil est représenté par un cercle jaune avec des rayons qui s’en échappent). Enfin, le symbole entretient avec ce qu’il représente un rapport purement conventionnel : un triangle rouge sur un panneau de circulation indique un danger, les mots « arbre » (en français) ou « tree » (en anglais) sont des signes qui n’ont aucun lien de similitude avec l’objet représenté.

Cette définition du symbole est couramment utilisée en sciences. Ainsi, en physique ou en chimie, H2O est le symbole de l’eau, + ou = sont des symboles mathématiques, etc.

C’est dans ce sens que la psychologie cognitive a proposé un modèle « symbolique » de la pensée, fondé sur l’analogie avec le programme informatique. Selon le modèle computationnel-symbolique de Jerry Fodor, qui fut longtemps le modèle de référence en sciences cognitives, toutes les activités cognitives (de la perception au langage) seraient traitées par le cerveau sous forme de symboles abstraits.

Dans un tout autre sens, le symbole désigne couramment une image ou un objet qui a une valeur sacrée et métaphorique. Par exemple, lorsque l’on dit « la colombe est le symbole de la paix » ou « l’uniforme est le symbole de l’autorité ». Le symbolisme est le nom d’un courant littéraire et artistique qui a pris naissance en France à la fin du xixe siècle avec des poètes comme Stéphane Mallarmé ou Charles Baudelaire. Il défend une vision poétique du monde, où l’homme noue avec la nature une relation sensible, où chaque objet, odeur, couleur évoque d’autres objets, parfums, idées, par un jeu de correspondances infinies.

Qu’est-ce que la fonction symbolique ?
Le philosophe allemand Ernst Cassirer, dans La Philosophie des formes symbolique [2], englobe dans le champ du symbolique à la fois le langage, l’art et l’univers mythico-religieux. Ces trois phénomènes ont en commun de renvoyer à des représentations (imagées ou verbales) qui, dans l’esprit des hommes, ont des significations multiples. Ainsi, le symbole de la lune (exprimé sous forme d’un mot, d’une image ou d’un schéma) désigne à la fois l’astre de la nuit, mais il signifie aussi la féminité, la fécondité ou les rêves (« être dans la Lune »), etc. Selon E. Cassirer, cette puissance d’évocation du symbole permet à l’être humain, « animal symbolique » par essence, de pouvoir imaginer, créer, innover et penser.

Dans La Formation du symbole chez l’enfant [3], le psychologue Jean Piaget (1896-1980) définit la « fonction symbolique » comme un stade du développement de la pensée de l’enfant. Vers l’âge d’1,5-2 ans, apparaissent en même temps le langage, l’imitation différée, le jeu, le rêve, les images mentales, le dessin. Toutes ces activités mentales ont en commun de représenter une chose en son absence. Par exemple dans le jeu, un enfant utilise son doigt pour représenter un pistolet. Avec la fonction symbolique, l’enfant sortirait donc de la période sensorimotrice de l’intelligence (pratique et concrète) et entrerait dans le monde des représentations, de l’imaginaire et des pensées intérieures.

Le symbolisme en anthropologie
En anthropologie, le mot « symbolique » revêt deux significations implicites. Soit on l’emploie dans un sens très général de représentation collective codifiée. Ainsi Claude Lévi-Strauss définit la culture comme « un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion » [4]. Dans ce cas, on admet que les symboles sont organisés en systèmes où chaque signe prend sens par rapport à un autre selon une logique d’opposition (masculin/féminin, blanc/ noir). On parle de « systèmes symboliques ».

Dans un sens plus étroit, le symbolique désigne les rituels, les cérémonies, les mythes, les pratiques magiques et sacrées. C’est ainsi qu’on parle de « pratique symbolique » pour désigner une bénédiction, un baptême ou encore un geste sacré.

Le fait de se laver les mains est un acte hygiénique et utilitaire courant, mais dans le cadre d’un rite religieux, on dira qu’il est un « acte symbolique » renvoyant à une purification spirituelle.

Les anthropologues ont longtemps considéré que la pensée des primitifs fonctionnait sur un mode analogique et métaphorique, et non rationnel. C’est pourquoi la pensée symbolique – assimilée à la pensée magique, poétique, animiste – était considérée comme le premier stade de la pensée humaine.

L’émergence du symbolisme dans la préhistoire
Le terme « pensée symbolique » est parfois employé en préhistoire dans le sens linguistique (celui de C.S. Peirce), parfois dans le sens des anthropologues, parfois encore au sens de J. Piaget ou E. Cassirer… D’où une grande confusion.

On a longtemps admis que la « pensée symbolique », assimilée à l’apparition du langage, de l’art, des croyances mythico-religieuses, serait apparue vers -35 000 ans au paléolithique supérieur. Cette thèse est cependant contestée aujourd’hui. »

Dortier, J. (2012). L’émergence des cultures. Dans : , J. Dortier, L’Homme cet étrange animal: Aux origines du langage, de la culture et de la pensée (pp. 297-342). Editions Sciences Humaines.

« Differing diets of bonobo groups offer insights into how culture is created

New study focuses on neighboring bands of one of our closest relatives

Human societies developed food preferences based on a blend of what was available and what the group decided it liked most. Those predilections were then passed along as part of the set of socially learned behaviors, values, knowledge, and customs that make up culture. Besides humans, many other social animals are believed to exhibit forms of culture in various ways, too.

In fact, according to a new study led by Harvard primatologists Liran Samuni and Martin Surbeck, bonobos, one of our closest living relatives, could be the latest addition to the list.

The research, published today in eLife, is the result of a five-year examination of the hunting and feeding habits of two neighboring groups of bonobos at the Kokolopori Bonobo Reserve in the Democratic Republic of Congo. They looked at whether ecological and social factors influence those habits. Four of those years were spent tracking the neighboring groups of great apes using GPS and some old-fashioned leg work to record each time they hunted.

Analyzing the data, the scientists saw many similarities in the lives of the two bonobo groups, given the names the Ekalakala and the Kokoalongo. Both roam the same territory, roughly 22 square miles of forest. Both wake up and fall asleep in the bird-like nests they build after traveling all day. And, most importantly, both have the access and opportunity to hunt the same kind of prey. This, however, is precisely where researchers noticed a striking difference.

The groups consistently preferred to hunt and feast on two different types of prey. The Ekalakala group almost always went after a type of squirrel-like rodent called an anomalure that is capable of gliding through the air from tree to tree. The Kokoalongo group, on the other hand, favored a small to medium-sized antelope called a duiker that lives on the forest floor.

Out of 59 hunts between August 2016 and January 2020, the Ekalakala captured and ate 31 anomalure, going after duikers only once. Kokoalongo ate 11 duikers in that time and only three gliding rodents.

“It’s basically like two cultures exploiting a common resource in different ways,” said Samuni, a postdoctoral fellow in Harvard’s Pan Lab and the paper’s lead author. “Think about two human cultures living very close to each other but having different preferences: one preferring chicken more while the other culture is more of a beef-eating culture. … That’s kind of what we see.”

Using statistical modeling, the scientists found this behavior happens independent of factors like the location of the hunts, their timing, or the season. They also found the preference wasn’t influenced by hunting party size or group cohesion. In fact, the researchers’ model found that the only variable that could reliably predict prey preference was whether the hunters were team Ekalakala or team Kokoalongo.

The researchers make clear in the paper that they didn’t investigate how the bonobo groups learned this hunting preference, but through their analysis they were able to rule out ecological factors or genetic differences between the two groups. Basically, it means all evidence points toward this being a learned social behavior.

“It’s the same population, and it’s neighboring communities,” said Surbeck, an assistant professor in the Department of Human Evolutionary Biology and the paper’s senior author. He founded and directs the Kokolopori Bonobo Research Project. “These two communities basically live in the same exact forest. They use the exact same places, but, nevertheless, they show these differences.”

The paper amounts to what’s believed to be the strongest evidence of cultural behavior in this primate species.

The researchers believe this paper is only the tip of the iceberg and are already planning the next part of the work: looking at how the bonobo groups learned these behaviors.

One of the main goals driving this work is helping characterize the cultural capabilities of the last common ancestor between humans and our two closely related great ape cousins.

“The idea is that if our closest living relatives, chimpanzees and bonobos, both have some cultural traits, then [it’s likely] our ancestors already had some capacity for culture,” Samuni said.

Bonobos can play a special role in this mystery. Like chimpanzees, which they are often mistaken for, bonobos share 99 percent of their DNA with humans. Bonobos are often seen as less aggressive and territorial, however, favoring sex in various partner combinations over fighting. Chimp groups, on the other hand, sometimes battle when they meet in the wild, occasionally to the death.

Different Bonobo population groups are known to interact and even share meals, which along with their socio-sexual behavior has earned them the moniker “hippie apes.” It’s those free love and peace traits that make them prime for this type of study since scientists can observe two neighboring bonobo groups to distinguish whether a behavior that differs between two groups that interact regularly comes about because of some sort of a learning mechanism (or social preference) or because the environment dictates it, the researchers said.

The authors of the paper were not much surprised by their findings.

They had noticed this hunting preference anecdotally, and it’s already believed that bonobos have subtle cultural traits. After all, a number of social animals display cultural behavior, especially when it comes to feeding habits. Chimps teach their young to use sticks to fish for termites. Dolphin mothers teach offspring to fit marine sponges to their noses to protect them as they forage on the seafloor.

What excites the researchers about this discovery, however, is that it shows the value of studying this often-overlooked endangered species and diving into its culture.

“They’re like the missing puzzle piece,” Surbeck said.

This work was supported by the Max Planck Society and Harvard University. »

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