Sur la Cour Pénale Internationale

Le texte qui suit est un ensemble d’extraits d’un travail de recherche effectué entre 2018 et 2019 interrogeant la lutte contre l’impunité menée par la justice pénale internationale (en général) en tant qu’impératif moral, ces extraits sont tirés de la version automne 2019 de cette recherche qui est depuis le début de cet été en réécriture (je ne sais pas vraiment quand je la terminerai ou si je la terminerai même) aux fins peut-être de publication monographique (je ne sais pas si je le ferai, si j’y parviendrai, on verra bien). L’idée de publication monographique m’a été suggérée par un de mes (éternels) Me Jedi (qui avec d’autres Me Jedi m’ont enrichi de leurs critiques incroyables et autres propositions de revisions / corrections).

Si je publie ces extraits aujourd’hui c’est parce que je le ressens comme un impératif. En effet, tu l’as entendu la Cour Pénale Internationale, précisément la Procureure, a fait l’objet d’une aussi exceptionnelle (absolument surréaliste) que rare violente attaque de la « plus grande démocratie du monde ». La raison de cette attaque (qui n’est pas simplement un acte d’intimidation)? La Procureure a ouvert une enquête sur les accusations de graves atteintes au statut de rome (de la CPI) par des citoyens étasuniens en afghanistan (on rappellera que les etats-unis ne sont pas un état partie au statut de rome – c’est-à-dire ne reconnaissent pas l’autorité de la CPI tout en exerçant une véritable influence politique directe sur l’institution judiciaire via le fait qu’ils sont membres permanents du conseil de sécurité de l’onu qui elle a d’après les articles du statut de rome un droit de regard ou de veto – car en fait c’est de cela dont il s’agit – sur l’exercice des compétences de la CPI ainsi sur les activités d’enquête ou de poursuites du bureau du Procureur : donc, en gros ils ne reconnaissent pas la CPI – comme autorité judiciaire susceptible de juger les citoyens étasuniens – mais ils la reconnaissent quand même – en tant qu’institution judiciaire internationale légitime puisqu’ils sont partie aux statuts constitutifs de ladite institution par l’entremise du conseil de sécurité – une situation contradictoire). Les sanctions étasuniennes contre la Procureure sont historiques, tu en tireras tes propres conclusions.

Extrait 1 :

« 1.      Culturaliste et historique

Dans ce paradigme qui ne saurait être d’un type kantien en raison du fait que les approches déontologiques d’obédience kantienne sont absolument anti-relativistes et historicistes, la lutte contre l’impunité par la justice (pénale) internationale est une question culturaliste et historique du fait même des origines coloniales du droit international (Tourme-Jouannet 2014). En effet, Jan Klabbers a montré comment les architectes des premières organisations internationales s’étaient en réalité largement inspirés des techniques du droit colonial (Martineau 2016). Ainsi, pour d’aucuns, la justice pénale internationale possède des aspects colonialistes issus du legs colonial du droit international pénal (Martineau 2016). Dans cet ordre de choses, dans les relations internationales, il s’observe un refoulé colonial du droit international (Martineau 2016).

De fait, la justice pénale internationale – contrairement à la trame narrative, la légende dorée selon laquelle elle, en tant que projet, serait née après la Seconde guerre mondiale et donc libérée des formes coloniales de domination (Martineau 2016) – a été en reproduisant (ou en s’appuyant sur) les dispositifs juridiques du droit colonial un instrument de domination dans les relations postcoloniales  entre l’Occident et les Tiers-Mondes; une domination pas toujours absolue, ni cohérente ni univoque (Martineau 2016).

Les actions de la justice pénale internationale s’inscrivent de la sorte dans deux tendances :

a/ Celle de l’occidentalisation (les tribunaux internationaux ad hoc en l’occurrence). Une interprétation eurocentriste des conflits à l’aune de catégories politico-juridiques issues de la modernité, afin de les présenter comme irréductibles à une violence tribale, inexpugnable ou endémique (Martineau 2016) et;

b/ Celle de l’orientalisation (la tentation de l’altérité radicale) mettant en avant des crimes particulièrement odieux et qui seraient spécifiquement africains à l’instar des enfants-soldats (Affaire Lubanga de la CPI) (Martineau 2016). Dans cette affaire, « Thomas Lubanga a été condamné pour ce seul crime alors qu’il avait été initialement poursuivi pour des crimes contre l’humanité et des actes de génocide au Congo » (Martineau 2016; Mégret 2014, 36). Cette mise en avant de ce crime au détriment des autres n’est pas neutre, « [c]omme l’écrit Jean-Hervé Jézéquel, l’image de l’enfant africain porteur d’une kalachnikov plus grande que lui est devenue le symbole d’une violence typiquement africaine, une violence barbare qui dépasse l’acceptable et le rationnel pour le regard occidental » (Martineau 2016; Mégret 2014, 36-37). Ce choix « renoue avec tout un discours d’origine coloniale extrêmement connoté qui insistait sur l’incapacité des indigènes à s’occuper de leurs enfants, ce qui justifiait des mesures tutélaires allant jusqu’à l’enlèvement de ces enfants à des fins de rééducation » (Martineau 2016; Mégret 2014, 37); « c’est l’idée d’une Afrique « enfantine » […] qui renoue avec le vieux poncif hégélien sur l’Afrique comme « pays de l’enfance » » (Mégret 2014, 37).

Dès lors, dans ce paradigme il est possible d’adopter une lecture postcoloniale de la jurisprudence pénale internationale qui montre que celle-ci est un ensemble d’interprétations colonialistes de la criminalité africaine (Martineau 2016). Ou, que cette jurisprudence véhicule l’imagerie coloniale ou l’imaginaire colonial des représentations de l’Afrique (Martineau 2016). La lutte contre l’impunité comme action de la justice pénale internationale procéderait dès lors d’un double mouvement (mécanisme) semblable à celui de l’époque coloniale : une inclusion et une exclusion (Martineau 2016).

Une inclusion des Africains dans le phénomène criminel (ils sont tout aussi criminels que nous), avant d’effectuer une différenciation entre eux (la masse primitive selon Arlin[1]; les coins sombres de l’Afrique selon Crane[2]) et nous (les Français ou les Européens selon Arlin; l’humanité selon Crane). Les premiers se caractérisant par une brutalité particulièrement forte et primitive (Martineau 2016).

Ce traitement colonialiste des catégories de crimes internationaux se reflète aussi dans les raisonnements juridiques des interprètes authentiques du droit international (Martineau 2016). Par exemple, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone dans l’Affaire Kondewa a tenu compte des rituels magiques[3] pour ensuite les traduire dans des concepts juridiques supposés plus rationalistes (Marineau 2016). Kondewa, l’accusé, a ainsi été condamné au motif qu’en tant que sorcier attitré des Civil Defense Force (CDF) il exerçait une responsabilité de commandement le rendant responsable des crimes commis par ses subordonnés (Martineau 2016). Une responsabilité pénale sur le fait d’une croyance surnaturelle ou de pouvoirs magiques (Martineau 2016). Un raisonnement juridique construit par l’inclusion d’éléments magiques auxquels le Tribunal a affecté des conséquences juridiques – le juge de l’opinion dissidente dans cette affaire a insisté sur l’incompatibilité entre les éléments magiques retenus par la majorité et le raisonnement juridique que devrait utiliser un tribunal international (Martineau 2016). En effet, pour le juge dissident King (cité dans Mégret 2014, 35) : « […] les rôles attribués à Kondewa comme « grand prêtre » sont ridicules, fantasmés et surréels au point de devoir être l’objet de dérision et de ne pas mériter d’être considérés sérieusement par des personnes raisonnables dans une société civilisée ». Selon Mégret (2014, 47), certaines décisions de ce tribunal « renvoient aussi à une certaine dramatisation de la supériorité de la rationalité occidentale incarnée par la justice pénale internationale sur les « croyances irrationnelles » africaines ». Il est possible de voir dans cette opinion dissidente l’illustration de la tendance totalitaire et le penchant à taxer d’irrationnel tout comportement qui n’est pas du goût de l’autre (Masolo 2003).

Ainsi, les croyances mystiques ont été réduites à une anormalité exotique (ou primitive) ou à une pathologie, ce qui a justifié de n’en expliquer que les causes plutôt que de s’interroger sur leur structure et leur contenu (Martineau 2016). Pour Martineau (2006), Il :

[…] en va de même pour le phénomène des mariages forcés (bush marriages) […] le Tribunal spécial a statué que le mariage forcé était un nouveau crime contre l’humanité, distinct du crime d’esclavage sexuel […] cette décision, bien qu’applaudie au nom d’une protection accrue des femmes en temps de guerre […] est ambivalente en ce qu’elle rappelle un certain discours colonial qui prétendait sauver les femmes de couleur des hommes de couleur. La formulation d’un crime spécifique relatif aux “mariages forcés” comporte ainsi une dimension érotique inarticulée, nourrie de fantasmes et de clichés sur la sexualité des femmes africaines et la virilité des hommes africains, le tout rappelant le discours colonial et l’imagerie qui l’accompagnait […]. Plus important encore, le fait de stigmatiser la noirceur du phénomène des bush wifes permet la construction d’un exotique “là-bas” qui sert à mettre en valeur un “ici” civilisé.

De ce qui précède, la justice pénale internationale en tant qu’entreprise normative et institutionnelle (Martineau 2016) est à la fois :

  • une reproduction du temps des colonies (Martineau 2016) et ;
  • un croisement de pratiques issues de la colonisation et des enjeux contemporains (Martineau 2016).

En ce sens, l’impératif moral est analogue à celui de la mission civilisatrice du colonialisme (Martineau 2016). Tel que le souligne Arlin (cité dans Martineau 2016) il s’agit de civiliser cette masse primitive qui commence à peine, dans bien des cas, à distinguer le bien du mal et dont nous avons à faire peu à peu l’éducation.

Dans une approche différente, en partant de la critique sur la sur-représentation des situations africaines devant la CPI, pour Mégret (2014) il importe d’aller au-delà des évidences (Mégret 2014) – c’est-à-dire de la vision de ce néocolonialisme comme ressortissant uniquement d’une sur-représentation d’affaires africaines (Mégret 2014). Dans cette suite, comme l’analyse aussi Martineau (2016), Mégret (2014) convient que si néocolonialisme il y a, celui-ci tiendrait plus subtilement à un traitement postcolonial de l’Afrique à travers les catégories de la justice pénale internationale. Néanmoins, selon lui, il faut replacer les rapports justice pénale internationale/Afrique dans un temps long de l’introduction de la pensée et des pratiques pénales modernes sur le continent par le biais de la colonisation et de la construction de l’État postcolonial, notamment au regard de logiques d’exclusion/instrumentalisation/hybridation des formes de la justice traditionnelle (Mégret 2014).

D’un autre côté, la CPI peut servir des intérêts politiques de dirigeants africains dans un « double mouvement de validation de leur autorité et de déligitimation de leurs ennemis intérieurs et extérieurs » (Mégret 2014, 32). Mais aussi, la participation significative des États africains à l’élaboration du Statut de Rome ainsi que leur nombre majoritaire au sein de l’Assemblée dudit Statut sont aussi le résultat de toutes sortes de pressions (politiques). Notamment, dans le cas rwandais : « Sans doute cette participation a-t-elle été fortement encouragée par l’Union européenne et d’autres acteurs internationaux au gré de quelque conditionnalité, et sans doute existe-t-il toujours à ce propos un soupçon de pressions indues » (Mégret 2014, 31). Ainsi l’instrumentalisation de la CPI par les dirigeants africains et les dirigeants occidentaux n’est pas dénué d’opportunisme ou d’intéressement « plus que d’engagement de principe » (Mégret 2014, 31).

De fait, tel que le reprend aussi Martineau (2016), au-delà des motivations politiques des uns et des autres, l’action de la justice pénale internationale s’inscrirait autant « dans une simple prolongation du projet colonial » (Mégret 2014, 33) que dans la spécificité du rapport paradoxal de l’institution judiciaire pénale internationale au « crime africain » (Mégret 2014, 33) – c’est-à-dire « une certaine inscription dans l’universel [et] une constante orientalisation » (Mégret 2014, 33). L’insertion du « crime africain dans l’universel » (Mégret 2014, 33) illustre de la reconnaissance d’une « capacité des Africains à distinguer à distinguer le bien du mal » (Mégret 2014, 33). Le « crime africain ne serait ni plus ni moins criminel que le crime européen » (Mégret 2014, 33). L’action de la justice pénale internationale soulignerait ainsi l’universalisme de la violence : le « fait africain non réductible à une violence tribale, inexpugnable, endémique et comme « barbare » » (Mégret 2014, 33). Mais, « un fait qui sera interprété selon des catégories politiques issues de la modernité » (Mégret 2014, 33). De la sorte, l’action de la CPI est « une manière de « désenclaver conceptuellement » l’Afrique » (Mégret 2014, 33).

Dans cet ordre de choses, le génocide rwandais dans l’interprétation donnée par la justice pénale internationale est « un projet éminemment moderne n’ayant rien à « envier » à certains égards à ces prédécesseurs que sont l’Holocauste et le génocide arménien » (Mégret 2014, 34). Une normalisation qui « fait paradoxalement accéder l’Afrique à un certain panthéon de l’infamie politique » (Mégret 2014, 34) – « Paradoxale reconnaissance sans doute – qui veut que l’Afrique n’accède à la modernité que par le crime le plus atroce -, mais reconnaissance tout de même » (Mégret 2014, 34). Cependant, « si l’Afrique est bien passée de théâtre du tribalisme anarchique à celui de crime, elle n’est pas pour autant associée entièrement au fonctionnement politique normal du monde » (Mégret 2014, 36). En conclusion, selon Mégret (2014, 38) au-delà donc :

[…] d’une certaine conception fort ambiguë de la criminalité africaine, c’est surtout à l’histoire longue d’insertion du droit pénal moderne dans le paysage africain qu’il faut réfléchir, histoire inaugurée par l’intrusion coloniale et qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui, y compris par la manière dont la justice pénale internationale contribue à façonner une certaine centralité de la répression carcérale notamment.

En complétant son observation Mégret (2014) note que dans la dynamique de collaboration entre la justice pénale internationale et les États africains : « c’est là peut-être l’un des paradoxes les plus intéressants, la justice pénale internationale reproduit […] à l’égard de l’État africain certains mécanismes de contrôle associés au pluralisme juridique colonial, mais cette fois-ci en les retournant en quelque sorte contre l’État lui-même » (Mégret 2014, 45). La « justice pénale internationale sur l’Afrique en vient donc, curieusement, à être une justice pénale internationale sans l’Afrique, une justice « hors-sol » opérant à distance sur une réalité qui concerne l’Afrique au premier plan, mais qui risquerait d’être corrompue si elle était déléguée localement » (Mégret 2014, 45). 

De ces différentes observations, il est question de ne pas réduire l’action de la CPI à la simple « vulgate néocolonialiste [qui] cache en réalité plusieurs niveaux d’engagement africain avec la justice pénale internationale, [ainsi] mettent à mal l’idée d’un pouvoir exercé à sens unique et doivent amener à réfléchir aux stratégies d’« extraversion » mises en œuvre lorsqu’un contentieux africain est « remis » à la justice pénale internationale » (Mégret 2014, 45). Ainsi, selon Mégret (2014, 45-46) « Plus qu’à une forme de néocolonialisme s’exerçant par l’entremise du Conseil de sécurité « contre » certains États africains, c’est à de subtiles formes d’orientalisation de l’Afrique comme lieu de crimes inexpiables qu’il faut songer dans un premier temps ». Aussi, dans la mesure où « l’on fait […] mine d’intégrer l’Afrique dans l’histoire universelle par la notion de crime international, cette participation serait l’occasion, dans une sorte de double mouvement, de marquer une différence africaine en mettant simultanément à l’index ces crimes emblématiquement barbares (et non pas seulement inhumains) que sont le recrutement des enfants soldats ou celui des « bush wives » » (Mégret 2014, 46). En d’autres mots, sans nier le rôle de la justice pénale internationale dans « la modélisation d’un certain rapport de domination à l’égard de l’Afrique » (Mégret 2014, 47), il importe d’aller au-delà des évidences, d’une « lecture Tintin au Congo » (Mégret 2014, 47), et constater les logiques de complicité et de coopération et de celles d’exploitation et de résistance (Mégret 2014, 47-48).

Dans une critique de ce paradigme, pour Garapon (2002) l’universel de la justice pénale internationale est davantage une expérience partagée que simplement une disposition de la puissance coloniale. En outre, l’existence d’une telle justice « insécurise tous les pouvoirs du monde » (Garapon 2002, 345). Toutefois, une réponse à cette considération de la justice pénale internationale comme une expérience de l’universel serait de faire la remarque que le monde contemporain est dominé par les « mythologies de l’international » (Delsol 2006) – c’est-à-dire le mythe tribal de l’universel européen (Delsol 2006) de modernité (Latour 2013). Autrement dit, le monde contemporain est aussi celui où le mythe de l’universel ressemble à un triomphe souterrain du particulier (Delsol 2006).

En résumé, dans ce paradigme, la lutte contre l’impunité de la part de l’institution qu’est la CPI est indissociable des enjeux culturalistes, coloniaux, postcoloniaux, historiques. Ainsi, la lutte contre l’impunité telle que menée par la justice pénale internationale est une racialisation (ou une ethnicisation) de l’inhumanité en même temps une reproduction des mécanismes de domination du temps des colonies. Selon cette approche critique, les valeurs universelles dont la justice pénale internationale serait soi-disant porteuse (selon une approche déontologique) ne seraient en fin de compte qu’une continuation des représentations culturalistes d’un différentialisme dégradant (ou déshumanisant voire infrahumanisant) une partie de la communauté humaine.


[1] Conseiller honoraire à la Cour de Dakar durant les années 1920.

[2] Premier procureur du Tribunal spécial pour le Sierra Leone dans les années 2000.

[3] Pratiqués par les combattants de la confrérie des Kamajors. »


Extrait 2 :

« 1. 2. 7. Lutter contre l’impunité : lutte morale et contractualisation socio-politique du principe de dignité

Comme vu précédemment, la lutte contre l’impunité dans les cas d’actes d’inhumanité est une action morale, politique et juridique (Pouligny 2001a; Pouligny 2011b; Saada 2011; Mazabraud 2012; Jeangène Vilmer 2013). L’idée est consubstantielle au système international contemporain. Si la précédente section a voulu montrer que cette idée a une histoire et une mémoire, qu’elle est sur le plan historique conjointe du développement du système international contemporain, et que le principe de dignité est historiquement la clause fondamentale du contrat social de la Cité globale, la présente section de notre cadre théorique souhaite expliquer en quoi cette lutte contre l’impunité correspond à une éthique des relations internationales développée et renforcée à chacune des transformations majeures du système international. Précisément, il s’agit d’examiner la constitution d’une éthique des relations internationales, de son évolution. Cette éthique selon notre examen est issue d’une contractualisation socio-politique du principe de dignité lors de la naissance des relations internationales de l’ère moderne, autrement dit du système westphalien (Carreau et Marrella 2018). Ainsi, la CNU et la DUDH sont des manifestations dans l’histoire moderne récente de cette éthique; et les relations internationales contemporaines, le système international contemporain, résultent de cette éthique. Cet examen aborde aussi les problématiques inhérentes à cette réalité en termes de pluralisme identitaire, d’universalisme moral, de pluralisme éthique, entre autres choses – dans la mesure où cette éthique est d’après notre observation avant tout d’un type déontologique (dans le sens kantien) tout en n’excluant pas des considérations d’ordre conséquentialistes, mais aussi parce qu’elle relève de l’universalisme éthique. Notre perspective est essentiellement historiciste (opposée au déontologisme d’un type kantien) et philosophique d’obédience thomiste, nous partons du droit international comme droit régulant les relations inter-étatiques et entre les nations.

À cet effet, pour d’aucuns, le droit international tel qu’il émerge de l’élaboration du système westphalien repose sur le principe de salience[1] (Dworkin 2013b, 20). C’est le principe selon lequel si un nombre significatif d’États possédant « a significant population » (Dworkin 2013b, 19) ont convenu d’un code de conduite[2] en tant que nations civilisées, « then it is law for all nations »[3] (Dworkin 2013b, 6). Ces façons de faire, ces règles de l’agir instituées, sont souvent la volonté d’un groupe d’États qui s’impose aux autres États sur la scène internationale. Ces derniers ont « at least a prima facie duty to subscribe to that practice as well » (Dworkin 2013b, 19) d’autant plus que ce devoir « would improve the legitimacy of the subscribing state and the international order as a whole » (Dworkin 2013b, 19).

Le principe de salience tire sa source de deux traditions :

a/ la chrétienté (le système westphalien fût d’abord européen et l’Europe chrétienne) – « as the spine of developing international law – of the rules of jus ad bellum and in bello for example » (Dworkin 2013b, 20) et,

b/ le jus gentium (droit des gens, droit des nations) tel que théorisé par Saint Thomas d’Aquin (notamment) en tant qu’ensemble de principes communs à toutes les nations du système westphalien – une idée héritée de la Rome impériale (Dworkin 2013b, 20).

Avec le développement du système westphalien s’est construit un droit international influencé par ces deux traditions (Dworkin 2013b, 20). Le droit international a dès lors intégré la tradition du droit naturel – c’est-à-dire les préceptes (premiers et généraux) élaborés par Saint Thomas d’Aquin à partir du concept de bien et sur la base des inclinations fondamentales de la nature humaine qui jouent, dans l’ordre pratique, le même rôle que les premiers principes dans l’ordre spéculatif (Charette 1981, 114). Ces préceptes se rattachent assez nettement aux grandes inclinations de la nature humaine et ils nous apparaissent comme évidents par eux-mêmes (Charette 1981, 115-117). Ils sont de trois degrés ou types (Charrette 1981, 115-117) :

a/ il faut faire le bien et éviter de faire le mal,

b/ il ne faut faire de tort à personne (en conclusion de ce précepte est introduit celui stipulant que l’individu qui commet une faute doit être puni et il sera puni de telle peine particulière), et

c/ il faut aimer Dieu et son prochain.

Les préceptes dits secondaires, ceux du Décalogue, comme le souligne Charrette (1981, 116) sont ceux qui se rattachent aux préceptes premiers par mode de conclusion très rapprochée et pour lesquels une brève réflexion suffit (Charrette 1981, 116). Ils ne considèrent pas les actions de l’individu pris individuellement, mais seulement dans la mesure où ces actions peuvent être ordonnées à autrui (Charrette 1981, 116). C’est pourquoi ils relèvent de la justice et se rapportent au bien commun (Charette 1981, 116). C’est dans cette dernière catégorie que certains préceptes du droit des gens sont inscrits, notamment celui qui exige que les traités doivent être respectés[4](Charette 1981, 116). Dans une catégorie de préceptes tertiaires ajoutés à ceux du Décalogue, l’on retrouve par exemple la prohibition de la haine et de l’agression mais aussi il est mentionné le lien de nécessité entretenu entre les lois positives et la loi naturelle (Charette 1981, 116). Si ces préceptes possèdent une teneur universelle notamment parce que la loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éternelle (la Divine Sagesse par laquelle Dieu gouverne tous les actes en chaque être humain) dans la créature raisonnable (l’être doué de raison) et que cette participation à la loi éternelle se présente tant sous la forme de la connaissance que sous la forme d’inclinations (Charette 191, 113), il n’en reste pas moins comme le souligne Saint Thomas d’Aquin que l’immuabilité de la loi naturelle et les préceptes moraux peuvent être effacés du cœur de l’être humain soit en raison de propagandes perverses, de la même façon dont les erreurs se glissent dans les sciences spéculatives; soit comme conséquences de coutumes dépravées et d’habitudes de corruption morale (Charette 1981, 119).

Dans la pensée thomiste, trois sortes de droit coexistent (Charette 1981, 126) :

a/ le droit naturel restreint : considère les choses absolument et en elles-mêmes (Charette 1981, 126);

b/ le droit des gens : est un droit naturel dans le sens qu’il dérive également des préceptes premiers par mode de conclusions rapprochées; mais il se distingue du droit naturel restreint (que l’être humain possède en commun avec tout être) en ce qu’il est dérivé de l’élément spécifique de l’être humain et il ne s’applique qu’aux rapports des individus entre eux (Charette 1981, 126). Le droit des gens considère les choses quant à leurs conséquences et à ce qui peut être le plus indispensable et le plus utile pour le bien-vivre (Charette 1981, 126). C’est un droit qui est observé par tous les peuples et entre tous les êtres humains, sans pourtant requérir d’institution spéciale et il ne doit son existence qu’à la seule raison naturelle (Charette 1981, 126). L’évaluation du degré de nécessité des diverses inclinations humaines d’ordre social ne peut se faire selon Saint Thomas d’Aquin qu’à l’intérieur du droit des gens (dans lequel on peut observer ce qui découle de la nature humaine permanente et ce qui découle de la nature déchue – par exemple, l’esclavage) et qu’une telle évaluation ne peut être faite sans la considération de ce qui est nécessaire ou utile au bien commun humain (Charette 1981, 126-127). Le droit des gens prend racine dans le droit naturel (Dworkin 2013b, 20). C’est cette pensée thomiste qui se trouve intégrée dans le droit international comme il s’élabore conjointement avec la construction du système westphalien[5]. Il est à souligner que le droit des gens n’est pas du droit international pour Saint Thomas d’Aquin, il se veut un droit intermédiaire entre le droit naturel et le droit positif (Charette 1981, 125). Mais, il est une composante du principe de salience tel qu’il a émergé avec le développement du système international westphalien au XVIIe siècle (Dworkin 2013b, 20) – dans la mesure où les nations civilisées étaient européennes, ce statut de nations civilisées légitimant le code de conduite commun et général instauré par le système westphalien.

c/ le droit positif :  est une transformation des deux autres droits (a/ et b/) soit par la coutume, soit par la législation proprement dite. C’est pourquoi le droit positif prend nécessairement, pour Saint Thomas d’Aquin, la forme d’une détermination des préceptes plus généraux du droit naturel strict et du droit des gens (Charette 1981, 127).

Le système international configuré de la sorte est celui qui se met en place à l’échelle globale jusqu’au XXe siècle. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, un nouvel ordre international émerge d’un monde qui diffère du monde westphalien tout en assumant sa filiation avec ce dernier : le système de la SDN est une évolution de l’ordre international westphalien (avec notamment l’introduction de l’internationalisme institutionnel – le wilsonnisme) et il n’était déjà plus uniquement centré sur l’Occident chrétien; le système international onusien est une évolution du système de la SDN qui combine les principes du système westphalien (principe de salience précisément) et ceux de l’internationalisme institutionnel (la coopération et la concertation entre les États-nations notamment par l’entremise d’institutions, d’instances, internationales, les relations intergouvernementales, le multilatéralisme). Le nouvel ordre qu’est le système international onusien est séculier (comme celui déjà avant lui celui de la SDN) avec « different nations with different legal cultures and traditions » (Dworkin 2013b, 20). Il s’étend au-delà de l’Occident (davantage que le précédent), il adopte un principal but ou objectif commun :

  • Préserver la paix et la sécurité collectives autant par des moyens de résolution pacifique des différends entre les États – l’arbitrage international – que par le développement socio-économique des États, ou par le commerce et la promotion de la démocratie (CNU).

Il est construit afin de mettre fin au règne de la précarité de l’ordre international et afin de réguler les compétitions de la puissance entre les États (Carreau et Marrella 2018, 58; Waltz 2010; Aron 2004; Wheaton 1852). Le nouveau système international est autant une communauté des États (une libre association inter-étatique des communautés politiques, des sociétés politiques – Grotius 1768, 144-396; De vattel 2012; Locke 1997) qu’une société des peuples, une société civile des nations (une communauté pacifique sinon encore amicale de tous les peuples de la terre – Kant 2002) régie par un droit international possédant un caractère cosmopolite puisque s’appliquant aux nations dans leurs relations respectives mais aussi aux individus en tant que membres de l’humanité (Belissa et Gauthier 1999). Ce nouveau système international constitue ainsi un progrès des idéaux de la raison et manifeste d’une volonté de réaliser la synthèse dialectique de l’opposition traditionnelle entre la sociabilité naturelle des jusnaturalistes et la guerre de tous contre tous de Hobbes (Belissa et Gauthier 1999). Autrement dit, il se présente comme un besoin de résoudre l’insociable sociabilité[6] des êtres humains – c’est-à-dire l’inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société (Belissa et Gauthier 1999). Cette insociable sociabilité étant une opposition dialectique porteuse de progrès car cette tension est le moteur des actions humaines (Belissa et Gauthier 1999). Comme l’expliquent Belissa et Gauthier (1999) en analysant la pensée kantienne de cette insociable sociabilité – dans le cadre du droit cosmopolite – constitutive d’une construction de la société civile des nations, il s’agit d’un problème essentiel de l’espèce humaine : la conscience que le dessein de la nature ne peut être réalisé que dans la société, la volonté de réaliser une société civile administrée par le droit de façon universelle (ce qui implique la soumission de la liberté de chacun à des lois extérieures), la quête d’une organisation civile d’une équité parfaite, l’établissement d’une constitution civile parfaite pour réguler les relations entre les États, et la nature inégalitaire des êtres humains, la nature violente des relations humaines ainsi que le risque de situations d’exploitation que suggère le pouvoir que les uns exercent sur les autres (les relations humaines étant essentiellement celles de pouvoir, c’est-à-dire de leur puissance d’agir). Ce problème qui se constate au niveau des êtres humains se retrouve à l’échelle des nations, les besoins du développement de leur puissance et les besoins d’évoluer dans un environnement durablement pacifié et sécuritaire parce que favorisant le développement mutuel (Belissa et Gauthier 1999). Le nouveau système international est ainsi une tentative de résolution de cette insociable sociabilité à l’échelle de la société globale.

Ainsi, face à la double nature paradoxale de l’être humain (agent socio-moral en même temps animal politique, subjectivité égotique autocentrée et en projection dans la totalité de l’humanité) qu’illustre son insociable sociabilité, le droit international pris telle la loi commune de cette société humaine globale (de la sorte moins anarchique que sous tension) se présente comme une force médiatrice. C’est dans ce monde, ordonnancé par le droit international, pensé comme une volonté collective de faire humanité (en agissant comme des nations civilisées), et s’inscrivant dans une dynamique processuelle de paix perpétuelle (Kant et al. 1985; Kant 1999), que la CNU (en tant que législation commune des « Peuples des Nations » et de la communauté des États du système international onusien) et la DUDH (en tant que convention universelle des droits et libertés de l’humanité) furent rédigées.

La DUDH reprend formellement les préceptes thomistes (ou chrétiens – Carreau et Marrella 2018, 46) dans certains des principes fondamentaux qu’elle reconnaît. La Déclaration les sécularise, tout en intégrant des sources philosophico-spirituelles autres (Yacoub 2004a) à l’instar de la pensée confucéenne par exemple. En effet, pour d’aucuns (Lafourcade 2018, 13-30), l’ajout du mot conscience lors de la rédaction de l’article premier de la Déclaration serait issu d’une proposition chinoise qui visait à inclure la règle d’or de Confucius : ce que tu ne souhaites pas pour toi, ne l’étends pas aux autres (Analectes) – règle que l’on retrouve de façon analogue dans toutes les religions comme dans l’exigence kantienne d’humanité. Dans cet ordre de choses, Peng Chun-Chang[7] disait que la DUDH devait incorporer les idées de Confucius autant que celles de Saint Thomas d’Aquin (Yacoub 2004a). D’un autre côté, comme le souligne Yacoub (2004a), il importe aussi de souligner le rôle du libanais Charles Malik[8], défenseur du droit naturel, et son apport notamment dans la formulation de l’article 18 relatif à la liberté de religion mais aussi plus largement de son influence à laquelle sont dues certaines des plus rigoureuses dispositions de la Déclaration [9]. La DUDH est donc la résultante d’une diversité de valeurs (culturelles, philosophiques, morales) articulée sur une commune interprétation et reconnaissance de la personne humaine à partir desquelles ont été tirés des droits et devoirs d’inspiration jusnaturaliste dont cette personne humaine est le destinataire, le bénéficiaire. La DUDH, sur le plan idéologique, c’est également la résultante d’un compromis entre une vision libéralisme individualiste des droits humains et une vision solidarisme collectiviste de tels droits. Cette dernière renforcée par les deux Pactes internationaux du 16 décembre 1966 relatifs aux droits des peuples, des minorités, des femmes, du patrimoine culturel de l’humanité, qui réitèrent les notions de devoir de l’individu envers la commune universalité et envers la communauté, d’indivisibilité des droits humains, de la non-prééminence de certains droits humains par rapport à d’autres (Yacoub 2004a). La DUDH s’est de la sorte vu enrichie par d’autres textes juridiques internationaux et par les Chartes des droits humains adoptées au niveau régional (Yacoub 2004a).

En revenant au texte en lui-même, dans celui-ci l’amour de son prochain est remplacé par le respect de la dignité humaine dont l’inviolabilité est affirmée (articles 3 à 5 de la DUDH). Dieu et sa Divine Sagesse est remplacé par la raison et la conscience (article Premier de la DUDH). Ne pas faire du mal est reformulé par une prescription à agir dans un esprit de fraternité (article Premier de la DUDH), c’est-à-dire dans un esprit de solidarité – dans la CNU, il s’agit de rapports inter-étatiques de « bon voisinage » (pour dire, la tolérance et le respect mutuel) (Préambule de la Charte des Nations Unies). La DUDH présente dès lors la commune vision du nouveau monde consacrant un rôle central à la dignité humaine dans la réalisation de la paix et de la sécurité collectives (Lafourcade 2018, 13-30).

En ce sens, le nouveau droit des gens et des nations civilisées du système international onusien comme droit s’appliquant aux relations entre les individus et entre les sociétés humaines de ce système est avant tout un droit humain par l’humain et pour l’humain dont l’humain en a la responsabilité de l’effectivité (Lochak 2018, 16-54; Lochak 2018, 55-89) – dans la mesure où dans État il y a d’abord individu(s) agissant comme figure(s) étatique(s) et mandatés par d’autres individus pour le faire (légitimité politique des dirigeants politiques). Dans cette suite, comme l’examine Aptel (2007), l’État est une entité abstraite conceptuellement dépersonnalisée voire désincarnée (à qui l’on attribue souvent de façon anthropomorphique des qualités humaines telle que la raison – d’où l’expression raison d’État) ne pouvant donc pas être de manière autonome des individus qui en assument la direction (le contrôle). C’est pour cette raison que la responsabilité pénale en droit international pénal est individuelle, l’État comme concept ou entité abstraite ne peut être moralement responsable puisqu’il n’est pas une personne (il n’est pas doté de conscience). Et ce, contrairement à la pensée rousseauiste qui considère que l’État est une personne morale à même de faire usage de la raison et donc d’agir moralement (Aptel 2007).  Dès lors, ce ne sont pas réellement les États mais les décideurs politiques (mandataires de leurs communautés politiques, représentants de leurs peuples et dirigeants de leurs nations) qui ont la responsabilité principale dans leurs communautés politiques respectives de l’effectivité des droits et des lois de la personne humaine. Une responsabilité affirmée dans la CNU par leur engagement à « […] créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international » (Préambule de la CNU) et rappelée dans la DUDH (« Considérant que les États Membres se sont engagés à assurer […] le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales » – Préambule de la DUDH) ainsi que dans les différents instruments juridiques internationaux des droits humains. Mais, cette responsabilité n’est pas exclusive à ces décideurs politiques, les droits naturels codifiés ou posés dans le droit international ayant pour destinataires/bénéficiaires les individus ils en sont aussi responsables (d’autant plus qu’il est essentiellement question de leur nature humaine)

La mention de la nature humaine précédemment, nous permet – pour la seconde partie et la suite de cette section – de préciser au vu de son importance dans la question de la dignité humaine, sans expliquer la racine du comportement humain (mais seulement relever certaines caractéristiques communes à l’être humain), ce que nous comprenons par nature humaine (les différentes implications en lien avec notre examen).

En effet, la nature humaine est un éventail de qualités considérées comme intrinsèques à l’être humain : hominoïde humanisé (c’est-à-dire l’homo sapiens doué de raison et de conscience produit à la fois de hominisation – le processus évolutif biologique, et de l’humanisation – le processus d’évolution culturelle avec la construction des normativités) (Delmas-Marty 2012; Degler 1991; Brown 1991; Brown 2004). Cet état est de fait reconnu à l’ensemble des êtres doués de raison (Hauser 2006; Brown 1991; Brown 2004). Ou posé comme tel par le droit international. Ces qualités sont nombreuses (nous en présentons quelques-unes):

  • La réalisation de soi[10];
  • Le besoin de préserver son intégrité physique et psychique[11] ou le besoin de sécurité humaine[12] qui est un élément essentiel de la sécurité globale (Bambara 2018, 10-11) introduisant aux enjeux de justice;
  • Le besoin et la conscience d’exercer sa volonté qui introduit aux enjeux d’individuation (Fernandez 2011; Honneth 2004);
  • La conscience du présent, du passé et du futur (ou la conscience du sens du présent, du passé et du futur) qui introduit aux notions du temps, de l’histoire, des croyances;
  • Le besoin et la conscience d’interagir avec son environnement qui suggère une volonté d’ordonnancer à la fois une telle interaction qu’un tel environnement – la communication (langue, langage), la réflexivité, entre autres choses;
  • Le besoin et la conscience de faire communauté avec d’autres qui introduit aux enjeux inhérents à la socialisation, l’organisation socio-politique, et aux questions éthiques, morales (Cooley 2017).

Ces différentes qualités humaines expriment un étant et des aspirations, elles sont porteuses d’idéaux ou affirment un idéal (humain) (James 1949; Mead 1961; Hourani 1983; Mbiti 1990; Vento 1995; Sullivan 2002; Perry 2008; Emon 2010; Metz 2012; Leaman 2013; Liu 2017). Elles formulent un rapport à soi et au monde – cette formulation passe nécessairement par l’exercice de la raison qui permet à un sujet de se saisir comme Soi et sentiment moral. C’est du fait de l’existence de ces qualités que les principes dits fondamentaux[13] sont formulés (droit d’être, liberté d’être); ces principes définissent une éthique de la vie sociale (respect mutuel, liberté, solidarité, don, entre autres choses). À cet effet, ils obligent nécessairement au devoir. Dans la perspective hobbesienne, l’obligation se construit comme une loi de réciprocité : ne pas faire à autrui ce que l’on pense déraisonnable qu’autrui nous fasse (c’est l’obligation d’un rapport symétrique entre des identités en rapport les unes aux autres); dans une perspective kantienne, l’obligation naît d’une loi d’universalité : faire ce que tout être raisonnable considérait comme valable (exigence d’humanité) et souhaiterait vouloir.

De la sorte, ces qualités humaines construisent ainsi un cadre symbolique global de l’être, même si les modalités de la vie sociale diffèrent d’une communauté socioculturelle ou socio-politique à une autre[14] (Brown 1991; Brown 2004). En effet, malgré les expériences ou expérimentations de la vie sociale et des représentations culturelles (Appiah 2017; Appiah 2010; Appadurai 2005; Appadurai 1996; Appadurai 1999; Appadurai 2013), certains principes fondamentaux découlant de cette commune reconnaissance de l’être humain (la dignité humaine) établissent un universalisme éthique (lois de réciprocité et d’universalité). Dès lors, ces principes autant donc que ces qualités ne sont pas le propre d’une communauté culturelle, ils sont des lois de la personne humaine existant de façon indépendante d’un système légal particulier, ne tirant pas leur source d’une pratique coutumière particulière (Cooley 2017). Ces principes expriment un sens général (qui n’est pas un consensus du genre humain) de la dignité humaine tel que vécue, ressentie, partagée par les communautés des peuples (Mead 1961); ils s’observent sur le plan anthropologique même en dehors de toute forme de communication ou d’interaction entre les sociétés humaines (Mead 1961).

À cet effet, la dignité humaine est le dénominateur commun aux individus (Harris 2016). Comme le souligne Boudon (2012, 2) :

Un simple relevé de caractère anthropologique [Fassin et Lézé 2013] témoigne de l’importance du principe de dignité humaine : il relève que l’être humain a eu de tout temps et dans toutes les sociétés le sens de sa dignité et de ses intérêts vitaux et qu’il a toujours eu la capacité d’apprécier dans quelle mesure les institutions en vigueur y répondent.

Toutefois, si ces principes sont des lois de la personne humaine, il n’en demeure pas moins que leur effectivité matérielle est inhérente à leur reconnaissance normative – c’est-à-dire objective (Hegel 1940, 239). Dans la modernité (c’est-à-dire dans les sociétés légalistes), les relations éthiques sont objectivement définies (et organisées) notamment (mais pas que) par le droit positif (en dehors du légalisme moderne, par tout autre système normatif, institutionnel). Cette définition dit une reconnaissance normative et cette organisation rend de tels droits effectifs (à l’instar des Déclarations des droits fondamentaux dans la plupart des ordres juridiques internes, ou celles de l’ordre juridique international). La nécessité de cette reconnaissance normative est saisie par Hegel pour qui seule la loi positive oblige objectivement (Hegel 1940, 239). Chez Kant, sans ordre juridique effectif (c’est-à-dire un ensemble normatif publique) il n’y a pas de loi qui puisse interdire le crime – donc le crime n’existerait pas (nullum crimen sine lege), la peine juridique ne pourrait ainsi servir de garantie légale contre l’injustice (Kant 1853); il importe ainsi qu’il y ait une loi publiquement effective pour que le crime existe et puisse être puni (en même temps, la loi retire de la subjectivité des individus la qualification des actes posés par eux-mêmes et par les autres). Dans cet ordre de choses, en adoptant une perspective kelsénienne (normativisme juridique), sur le plan international, la transposition de ces principes dans les normes juridiques internationales est nécessaire parce que le fondement de l’obligation propre à l’ordre juridique international ne peut être recherché à l’extérieur de cet ordre qui se pose comme autoréférentiel; et cette autoréférentialité n’est pas d’ordre empirique-concret, mais elle est résolument logique-transcendantale (Tosel 2008, 181-252). C’est ainsi en raison de cette nécessité multiple que ces principes se retrouvent généralement posés dans le droit positif, autant par un simple énoncé (une convention) ou par des interprétations authentiques de tels énoncés (des interprétations qui ne sont pas toujours détachées, ou ne peuvent pas toujours se détacher, être détachées, d’un fonds culturel ou idéologique[15] – Ricoeur 2013). En droit positif, ces principes peuvent se lire dans une variété de normes juridiques : droit à la vie, à la liberté, à la sûreté de sa personne, droits linguistiques et culturels, droits économiques et sociaux, droits politiques, droits à l’opinion et à l’expression, droits d’association, droit à la propriété et droit à la vie privée, droit à la liberté de conscience, entre autres choses.

Et lorsqu’ils ne se trouvent pas dans le droit positif ou sont insuffisamment incorporés dans un tel droit (ou qu’ils sont signifiés contrairement aux lois de la personne humaine ou en violation du principe de dignité), ils font souvent l’objet de quête de reconnaissance par les individus (Caillé 2007; Chanial 2007; Mathieu 1995) ou de luttes pour la reconnaissance[16] (Voirol 2009; Ricoeur 2004a; Fraser et Honneth 2003; Honneth 1996; Fraser 2001; Fraser 2004; Taylor 1992; Taylor 1994; Margalit 2001; Renault 2004; Fischbach 2003).

Les luttes pour la reconnaissance sont porteuses d’enjeux de justice et d’éthique (Honneth 1996; Honneth et Farrell 1997; Fraser et Honneth 2003; Fraser 2001; Agrikoliansky et al. 2010; Agrikoliansky 2010; Reynié 2012). De telles luttes constituent des formes de médiations de la vie éthique. Ces médiations s’observent autant dans la société du mépris honnethienne (celle qui n’assure pas les conditions sociales d’autoréalisation individuelle) (Honneth 2006) que dans la société décente margalitienne (Margalit 1998) (celle où les institutions n’humilient aucun individu par l’instauration de normes créant des situations de honte, de stigmatisation). Ces luttes traduisent le fait que le droit positif n’est pas toujours juste et il n’est pas toujours rationnel (Hegel 1940; Pinson 1989; Vergnières 1995) – il n’est pas hors de toute contingence (Ringelheim 2013). Une telle situation imposant quelques fois au droit positif de requérir la loi naturelle afin de répondre adéquatement à de telles réclamations (Pinson 1989, 85-102).

Dans la lutte contre l’impunité en matière de violations graves des droits humains (de négation du principe de dignité) les luttes pour la reconnaissance sont sur le plan juridique des réclamations de sanction négative d’actes incompatibles avec le contrat originaire[17]; mais aussi sur le plan moral ce sont des demandes de restitution des valeurs qui y sont inscrites (ou la restitution de l’intégrité du contrat originaire). C’est également en ce sens que l’impunité pour de tels actes ne constituent pas originairement une norme ni juridique ni morale, encore moins une éthique acceptable. L’impunité longtemps assumée du point de vue politique comme un mal nécessaire, par les instances onusiennes (par exemple dans les situations post-conflits), de fait instaure un pragmatisme permissif (les amnisties et les immunités) fragilisant l’effectivité de la loi internationale tout en constituant une injustice faite à autrui. Les instances onusiennes ont progressivement sous l’action et la mobilisation des ONGs modifié leur attitude (pour un rejet catégorique de l’impunité) tel que l’illustre l’adoption de la Déclaration et le Programme d’action adoptés par la Conférence mondiale des droits humains à Vienne en 1993 (Andreu-Guzman 2008).

En conclusion de cette section consacrée à l’examen de la nature contractuelle socio-politique et morale de la lutte contre l’impunité, il a été vu que les relations internationales ou le système international ne sont pas sans éthique, cette éthique est moins un pluralisme ou un relativisme que davantage un universalisme. En même temps, il a été observé qu’il n’y a pas tant de moralisation des relations internationales ou du système international que la morale est constitutive de telles relations ou d’un tel système. D’autre part, il a été examiné que l’universalisme éthique n’est pas dilué par les différences singulières des communautés des peuples. Au contraire, il a été observé qu’il constitue du fait même de la nature humaine le socle commun d’une vie éthique globale (lois de réciprocité et d’universalité). À partir de cette réalité, il a été montré que la lutte contre l’impunité découlant de la contractualisation du principe de dignité est l’objet de réclamation par les individus, elle est une revendication dans les luttes pour la reconnaissance des principes fondamentaux et des valeurs morales inscrits dans le contrat originaire, autrement dit des réclamations de justice. En ce sens, ces luttes pour la reconnaissance sont des luttes morales. Ces réclamations illustrent ainsi l’autre réalité dans laquelle l’impunité n’est pas originairement une norme ni morale ni politique et encore moins juridique acceptable (même quand elle est considérée comme un mal nécessaire).  

[1] Autrement formulé, ce principe de salience est constitutif du système westphalien.

[2] D’une convention, d’une règle, d’une pratique, d’une norme.

[3] Comme c’est notamment le cas de la CNU, de la DUDH, du Statut de Rome, de la Convention de Vienne sur les traités, les Conventions de Genève, etc.

[4] Pacta sunt servanta (Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969).

[5] Du système international moderne, de l’ordre international moderne.

[6] Selon l’expression célèbre de Kant dans Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolite (Kant 1784) et Projet de paix perpétuelle (Kant 2002).

[7] Philosophe confucianiste et défenseur des valeurs asiatiques, participant des débats sur le contenu de la DUDH.

[8] Rapporteur de la Commission des droits de l’homme en charge de la préparation d’une convention internationale relative aux droits humains (la future DUDH).

[9] Une influence admise par la reconnaissance de ses collègues du Comité de rédaction : australien, chilien, étasunien, français, chinois, soviétique, britannique (Yacoub 2004a).

[10] La réalisation de soi dit la construction d’une identité différente de celle des autres – connaissance de soi. Celle-ci suggère la considération de la sacralité de la vie humaine, le besoin de se singulariser.

[11] Il implique le besoin d’un environnement de paix et il introduit aux questions relatives à la politique, au pouvoir, à la gestion des interactions entre les individus, la construction d’une communauté respectueuse de soi ou d’une société de décence, etc.

[12] La sécurité humaine peut être définie comme l’état de sûreté et de sécurité des personnes, individuellement et collectivement considérées, contre toutes les menaces, d’une façon qui améliore l’exercice de leurs libertés et assure leur épanouissement humain (Bambara 20018, 13).

[13] Fondamentaux parce qu’ils émanent de cette essence même de l’être humain.

[14] Pluralisme identitaire, social, politique.

[15] Nous présentons et discutons de cette problématique dans la partie « Le droit : une question d’attribution de signification objective et d’interprétation authentique ».

[16] La question de la reconnaissance est au cœur de nombreux conflits, à la fois sociaux, politiques et économiques, et dépasse de fait une conception restrictive (Voirol 2009).

[17] Contrat socio-politique, la convention morale – Loi fondamentale, la Constitution. »


Extrait 3 :

« Ainsi, les crimes d’inhumanité contenus dans le Statut de Rome sont autant des interdictions juridiques d’être et de faire (prescription légale autoritaire) que des interdits moraux d’être et de faire (prescription morale autoritaire). De telle sorte, sur ce plan juridique, loin d’un impératif hypothétique, ou un utilitarisme, et en dehors de la nature institutionnelle du droit pénal international et de la justice pénale internationale élaborés pour remplir une finalité de bien-être collectif ou répondant d’une rationalité instrumentale, le Statut de Rome comme loi pénale internationale est un impératif catégorique qui instaure une éthique déontologique (dans son sens kantien).

Une réalité qui s’observe dans une diversité de pouvoirs reconnus à ladite Cour (reconnaissance statutaire). Notamment, celui du Procureur qui est à même d’ouvrir une enquête de sa propre initiative à la lumière d’informations qui lui sont transmises à propos des crimes relevant de la compétence de la Cour (article 15, paragraphe 1; article 13 alinéa c/) – indépendamment de sa saisine par un État ou par le Conseil de sécurité des Nations Unies; même si celui-ci peut neutraliser ce pouvoir par l’application de l’article 16 dudit Statut en raison de la menace contre la paix justifiant la suspension de la compétence de la CPI (Blaise 2011). L’article 16 du Statut de Rome établit une interconnexion entre le Conseil de sécurité des Nations Unies (ci-après CSNU) et la CPI; dans les faits pour d’aucuns cet article constitue selon les perspectives adoptées soit un droit de veto soit un droit de regard accordé aux membres du CSNU sur l’activité de la Cour (Blaise 2011). Selon certains, s’il est fort peu probable qu’ils renoncent à ce droit, les membres permanents sont assez prudents pour ne pas en abuser de peur d’être dénoncés par une opinion publique mondiale, qui, bien que non armée, dérange par ses critiques (Blaise 2011). Une opinion publique (internationale, nationale) pouvant exercer sur les dirigeants politiques du CSNU un effet modificateur de leurs comportements autant dans le jeu politique interne qu’au niveau international avec les enjeux inhérents au soft power : l’image réputationnelle, la stigmatisation, la marginalisation, les mises en accusation morales, entre autres choses (Badie 2005; Colonomos 2004; Badie 2005; Nye 2004, 2008, 2005; Nye et Donahue 2000; Huchet 2013; Kurlantzick 2007; d’Almeida 2007; La Balme 2005).

Un déontologisme qui se manifeste aussi dans le fait que la CPI peut exercer sa compétence indifféremment de la considération qu’un État soit Partie ou non au Statut de Rome comme le rend possible l’article 12 (paragraphe 2) dudit Statut mais aussi son article 13 (alinéa b/ : la compétence de la Cour est affirmée « Si une situation dans laquelle un ou plusieurs de ces crimes paraissent avoir été commis est déférée au Procureur par le Conseil de sécurité agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies »). En réalité, la CPI a une compétence universelle à l’égard des crimes d’inhumanité[1]. Et sa compétence ratione temporis est théoriquement relative puisqu’il est possible en vertu de l’article 11 (paragraphe 2) dudit Statut qu’un État Partie reconnaisse par déclaration expresse (article 12, paragraphe 3) la compétence de la Cour sur des crimes commis antérieurement à l’entrée en vigueur du Statut de Rome (le 1er juillet 2002).

En revanche, si par l’instauration d’une institution pénale internationale permanente, pour d’aucuns, la communauté internationale a progressé dans la lutte contre l’impunité, dans le combat contre l’oubli, mais aussi dans l’identification et la sanction des crimes les plus graves pouvant porter atteinte à l’humanité toute entière, il est selon eux évident que face à l’importance tant quantitative que qualitative des crimes pour lesquels ils sont en général jugés, la condamnation de quelques dizaines de criminels peut sembler dérisoire (Buirette et Lagrange 2008, 103-111). Il est aussi observé que l’absence d’une action systématique de la CPI face aux situations de violations graves du droit international montre la relative inefficacité de la CPI. Apparente inefficacité aussi dans sa capacité à protéger l’humanité (dissuasion) de telles violations graves de la loi internationale (Akhavan 1996; Akhavan 2001; Akhavan 2009). Ainsi, pour d’aucuns, tout ensemble normatif se doit d’être efficace afin d’être (Fuller 1969), cela implique qu’il soit réellement effectif – c’est-à-dire pour d’aucuns qu’il soit doté d’un système de sanction de violations qui soit suffisamment dissuasif (Buirette et Lagrange 2008, 103-111). Toutefois, il serait possible de souligner que l’existence d’un tel système de sanction sans application adéquate (effective et appropriée) est réduite à l’insignifiance.

Si la CPI dans la lutte contre l’impunité est une action dont l’évaluation de l’efficacité et de l’effectivité se fait par rapport à l’application de son régime de sanction et au déclenchement d’enquêtes permettant l’identification des violateurs (imputabilité et responsabilité des acteurs) mais aussi leur mise en accusation (leur jugement), la conclusion objective qui s’impose est qu’elle est variable voire sporadique (si ce n’est insuffisante ou insatisfaisante). Son appartenance à un système international multilatéraliste déséquilibré – son instrumentalisation politique et idéologique (déjà avant elle les procès de Nuremberg et de Tokyo – Kopelman 1990) dans le jeu de la puissance (de la domination) inhérent à tout système international depuis l’ordre westphalien (Badie 2002; Aron 2004; Bosco 2013; Cox 1992), sa structure institutionnelle de nature pragmatique manifestant d’un équilibre trouvé entre l’idéalisme (kantien) et le réalisme (des théories des relations internationales) en fait une institution judiciaire du plus fort (un instrument de pouvoir dans la relation inégalitaire entre les rules makers comme créateurs de normes et les rules takers qui sont ceux qui sont invités à s’assujettir à de telles normes). Ou une institution judiciaire des vainqueurs (Jaudel 2010; Hazan 2013; Bourdon 2007). Ce qui explique aussi pour d’aucuns pourquoi les principaux accusés comparaissant devant les institutions judiciaires pénales (CPI, TPIY, TPIR) appartiennent généralement au camp politique adverse – celui des vaincus; réalités qui montrent que la justice pénale internationale est un instrument de l’oligarchie (renforçant les situations d’hégémonie ou de domination d’un groupe ou plusieurs groupes socio-politiques sur les autres) – d’où entre autres choses le dissensus politique provoqué par ses actions (Saada 2012).

Un autre cas de la relativité de l’effectivité de l’impératif de paix et de justice de la justice pénale internationale est celui des grandes puissances (ou les rules makers de l’ordre international) qui peuvent sans être inquiétées conclure des accords bilatéraux d’amnistie (en infraction de la norme internationale) afin de protéger leurs ressortissants susceptibles de faire l’objet de poursuites de la CPI, mais également l’autre cas des États qui peuvent en violant l’obligation juridique de coopération avec la CPI refuser d’extrader un individu suspecté de crimes d’inhumanité sans que la CPI n’ait de réels moyens de les y contraindre (elle doit à cet effet solliciter l’appui d’autres entités souveraines ou même sans souveraineté). En outre, les États ont un moyen de pression économique sur la Cour puisqu’ils sont ceux qui contribuent à son budget et donc financent son fonctionnement[2] (Hubrecht 2017), sans parler de la situation particulière (du point de vue de l’autonomie réelle de la CPI) qu’est la nécessité d’une résolution du CSNU[3] pour l’activation de la compétence universelle de la Cour sur les territoires[4] des États non Parties au Statut de Rome et pour la saisine de la Cour sur la base de la compétence personnelle (quand les crimes sont commis par des ressortissants d’un État non Partie sur le territoire d’un État Partie). Ainsi, l’indépendance ou l’autonomie de la CPI est relative (Blaise 2011; Krever 2013), sans toutefois que cette relativité ne lui fasse perdre une certaine capacité d’agir vis-à-vis des forces structurantes qui la composent.

Cette capacité d’agir de la CPI se manifeste sur plusieurs niveaux, il est possible de n’en retenir que trois dans la lutte contre l’impunité :

1/ son apport statutaire et jurisprudentiel dans le renforcement du droit international (interprétation ou attribution de signification objective des actes d’énoncé) – effet juridique;

2/ son existence et son action même qui soulignent une présence avec laquelle les acteurs internationaux doivent composer (qui n’est pas sans effet sur leurs comportements tant sur la scène internationale que dans la sphère domestique) – effet politique (Sikkink 2011) (un effet psychologique chez les individus aussi comme l’observe Sikkink – 2009 – les actions pénales à l’instar des procès internationaux modifient les perceptions des individus dans la mesure où ils croient qu’il est possible d’obliger les décideurs politiques à répondre de leurs actes de violations graves des droits humains);

3/ son hybridation juridico-morale qui fait dans la lutte contre l’impunité la jonction entre les impératifs moraux et le droit positif (Buirette et Lagrange 2008, 103-111) – effet moral.

Au premier niveau (1/), sur le plan statutaire, le Statut de Rome constitue un apport substantiel au droit international (humanitaire précisément). En effet, ce Statut intègre les évolutions jurisprudentielles[5] des Tribunaux ad hoc (TPIY, TPIR) qui ont précédé la création de la CPI, et il réaffirme le caractère normatif de certains principes du droit international qui découlent de la jurisprudence de ces Tribunaux (Buirette et Lagrange 2008, 103-111). Concrètement, l’intégration dans son Statut de l’interprétation du crime de génocide par le TPIR (Affaire Akayesu) qui établit une distinction entre ce crime (au vue de sa gravité particulière) et les crimes contre l’humanité, mais aussi l’inclusion expresse du crime de viol et les violences sexuelles comme éléments constitutifs du génocide (allant ainsi plus loin que la définition faite par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 qui ne visait pas expressément ces éléments) (Buirette et Lagrange 2008, 103-111). Pour ce qui est des crimes contre l’humanité, l’article 7 du Statut de Rome uniformise la définition des crimes contre l’humanité qui avait connu depuis sa reconnaissance par l’article 6 (alinéa c) du Tribunal militaire international de Nuremberg diverses interprétations, cette uniformisation incorpore l’élargissement de la notion de crimes contre l’humanité effectué par le TPIY (Affaire Tadic) – c’est-à-dire l’énumération des éléments constitutifs[6] des crimes contre l’humanité n’est plus limitative, définitive[7] (Buirette et Lagrange 2008, 103-111).

D’autre part, le Statut de Rome est un renforcement de la catégorie des crimes de guerre par une redéfinition de la notion traditionnelle des violations des règles jus in bello applicables dans les conflits armés internationaux[8] (Buirette et Lagrange 2008, 103-111). En effet, les articles 8 et 8bis du Statut de Rome ajoutent de nouvelles formes de violences manifestées à l’occasion de récents conflits à l’instar des violences sexuelles et l’utilisation d’enfants comme combattants armés dans les hostilités (Buirette et Lagrange 2008, 103-111). Mais, l’apport majeur du Statut de Rome est l’unification des règles régissant les conflits armés internationaux et celles qui gouvernent les conflits internes (Buirette et Lagrange 2008, 103-111) à partir de la jurisprudence développée par le TPIY (Affaire Tadic) selon laquelle la notion de crime de guerre en droit international coutumier devait être entendue comme recouvrant les infractions graves au droit international humanitaire commises pendant un conflit armé, qu’il soit international ou non international (Buirette et Lagrange 2008, 103-111). De telle sorte qu’elles sont[9] (Buirette et Lagrange 2008, 103-111) :

[…] désormais incluses dans la catégorie des crimes de guerre non seulement les infractions graves aux conventions de Genève, mais également les violations graves de l’article 3 commun à ces quatre conventions et les autres violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés ne présentant pas un caractère international.

En plus de ces apports statutaires, sur le plan procédural, la CPI est une production jurisprudentielle contributrice du renforcement de la lutte contre l’impunité. À cet effet comme l’analyse Bitti (2015; 2018) pour ce qui est du pouvoir discrétionnaire du Procureur (Brubacher 2004; Greenawalt 2006, 2011) de ladite Cour d’ouvrir ou non un examen préliminaire[10] devant des situations manifestes de violations graves du Statut de Rome. Situation de crise pour laquelle la compétence de la Cour a été activée et des poursuites pénales subséquentes peuvent être engagées, situation pouvant couvrir non seulement des crimes qui avaient déjà été commis ou étaient en voie d’être commis au moment du renvoi, mais également des crimes commis par la suite, pour autant qu’ils soient liés à la situation de crise dont la Cour a été informée (Chambre préliminaire I dans l’Affaire Mbarushimana – Bitti 2015) :

La Chambre [préliminaire II de la Cour pénale internationale] […] indique que l’article 15-2 du Statut prévoit l’ouverture d’un examen préliminaire par le Procureur puisque celui-ci doit vérifier le sérieux des renseignements reçus. Il ne s’agit pas pour le Procureur d’un choix mais d’une obligation : il doit ouvrir un examen préliminaire. L’étape suivante est simplement une décision d’ouvrir ou non une enquête. […] Le Procureur ne peut donc pas affirmer en l’espèce qu’il a pris la décision de ne pas ouvrir la décision un examen préliminaire dans la situation en Égypte puisque l’ouverture d’un tel examen est obligatoire dès la réception de renseignements : il s’agit en fait et en droit, après examen préliminaire, d’une décision de ne pas ouvrir une enquête.

La Chambre préliminaire ensuite explique que son pouvoir de réviser la décision du Procureur dépend du critère sur lequel le Procureur s’est fondé pour prendre sa décision : la Chambre peut exercer un tel pouvoir de sa propre initiative uniquement lorsque la décision de ne pas enquêter est fondée sur l’article 53-3-c du Statut, c’est-à-dire que l’enquête ne “servirait pas les intérêts de la justice”, pouvoir qu’elle tient de l’article 53-3-b du Statut. Il s’agit d’une confirmation du fait que la chambre préliminaire peut revoir une décision du Procureur de ne pas enquêter, y compris lorsque la Cour n’a pas été saisie par un État Partie ou par le CSNU, dès lors que la décision est fondée sur les “intérêts de la justice” [Il s’agit d’une jurisprudence constante des chambres préliminaires] […]

Cette décision de la Chambre préliminaire II du 12 septembre 2014 est intéressante mais clairement insuffisante pour ramener le Procureur à une application plus stricte du Statut dans ce domaine éminemment sensible des décisions concernant l’ouverture des enquêtes ou l’ouverture des poursuites prises en application de l’article 53 du Statut. Cette fonction de la Chambre préliminaire est pourtant essentielle pour assurer un contrôle du Procureur et une plus grande crédibilité de l’institution dans son ensemble.

Ce développement jurisprudentiel d’ordre procédural a marqué un renforcement du pouvoir de contrôle des Chambres préliminaires (I et II) de la CPI sur les décisions du Procureur (la Cour a souvent comme dans l’affaire Lubanga relevé les manquements du procureur à ses obligations d’enquête à décharge, de communication des preuves à la défense, la corruption de certains intermédiaires recrutés par le Bureau du procureur et les faux témoignages de témoins de l’accusation – Nollez-Goldbach 2018, 82-120).

Il est à noter que l’objectif visé par un examen préliminaire n’est pas d’en arriver à une conclusion définitive sur l’existence ou non de crimes relevant de la compétence de la Cour mais c’est (Bitti 2015) :

[…] simplement de décider s’il convient ou non d’ouvrir une enquête et de ne pas en ouvrir lorsqu’il n’existe aucune base raisonnable pour croire que des crimes relevant de la compétence de la Cour pourraient avoir été commis. Le chapeau de l’article 53-1 en utilisant le présent de l’indicatif dans sa version française et le “shall” dans sa version anglaise indique clairement que le Procureur a peu de marge de manœuvre et doit ouvrir une enquête; C’est exactement le contraire qui se produit en réalité.

Lorsque le Procureur fait le choix de ne pas ouvrir d’enquête sur des situations relevant a priori de la compétence de la Cour, cette décision n’est donc jamais définitive (et ne lie pas ses successeurs) en application de l’article 53-4 du Statut, puisque si (Bitti 2015) :

[…] de nouveaux faits ou de nouvelles preuves sont présentées au Procureur, celui-ci peut à tout moment rouvrir l’examen préliminaire, conformément à l’article 15-6 du  Statut, ce qu’il a fait en l’espèce après avoir reçu des informations supplémentaires déposées le 10 janvier 2014 par les organisations European Center for Constitutional and Human Rights et Public Interest Lawyers [concernant la situation en Irak et les accusations de mauvais traitements qu’auraient été infligés à des détenus par des agents britanniques entre 2003 et 2008].

En même temps, la décision d’ouvrir une enquête n’implique non seulement pas qu’elle débouchera sur une mise en accusation formelle[11] mais aussi que cette enquête ou même cet examen préliminaire se fera dans des délais raisonnables; en effet tel que l’observe Bitti (2015) s’agissant des examens préliminaires toujours en cours, on trouve l’éternelle Colombie pour laquelle on peut se demander si un examen préliminaire qui se perpétue depuis plus de 10 ans a encore un sens. Il est également à noter que les examens préliminaires depuis la mise en place de la Cour ne concernent pas seulement des situations d’une zone culturelle ou géographique particulière[12] (Bitti 2015). Comme le mentionne Hubrecht (2017) l’annonce par le procureur qu’il pourrait examiner la situation des prisons secrètes de la Central Intelligence Agency[13] (ci-après CIA) dans des États parties européens (Pologne, Roumanie et Lituanie) n’est pas passée inaperçue.

En ce sens, la CPI comme ce fût le cas de la Cour spéciale pour le Sierra Léone semble pour d’aucuns s’orienter ainsi vers une gestion politique des mises en accusation qui ne contribue à réécrire l’histoire du conflit en attribuant, par exemple, l’entière responsabilité à certains acteurs politiques, tout en exonérant le pouvoir et les autres factions de la responsabilité des crimes commis (Rodella 2003). Tel que le note Rodella (2003) la volonté du Procureur de la Cour spéciale pour le Sierra Léone (ci-après CSSL) s’inscrivait dans l’idée de ne pas prêter flanc à cette critique (d’une justice des vainqueurs) d’où une liste des accusés les plus responsables reflétant en effet une tentative de rendre compte de manière claire et équilibrée de l’histoire du conflit qui a déchiré la Sierra Leone.

Quant à l’apport jurisprudentiel de la CPI sur l’enjeu des immunités des Chefs d’État en exercice et l’obligation de pleine coopération des États – Parties ou non au Statut de Rome – (précisément le cas soudanais : l’affaire Omar Al-Bashir),  la Chambre préliminaire I estimait que les immunités des chefs d’État en exercice d’États non parties au Statut ne s’appliquaient tout simplement plus lorsque des poursuites étaient menées par la Cour, et ce indépendamment du mode de saisine de la Cour ou de toute décision du CSNU (Bitti 2015). En revanche, la Chambre préliminaire II a considéré que l’immunité ne sera levée que vis-à-vis des États non parties au Statut pour lesquels une résolution du CSNU prévoit une obligation de coopération avec la Cour – tout en arrivant à la conclusion que la République démocratique du Congo (État Partie au Statut) qui avait l’obligation de pleine coopération avec la Cour – c’est-à-dire de procéder à l’arrestation du dirigeant soudanais présent sur son territoire – n’avait pas coopérer avec la Cour et cette dernière décidait de renvoyer la question à l’Assemblée des États Parties et au Conseil de sécurité, qui n’a pris aucune décision sur cette question (Bitti 2015). Dans le cas congolais, la Chambre préliminaire II a estimé dans sa conclusion (comme d’ailleurs la Chambre préliminaire I, mais en suivant un raisonnement juridique différent) qu’il ne revenait pas à un État Partie au Statut (conformément à l’article 119-1 du Statut et à la règle 195-1 du Règlement de procédure et de preuve) – mais à la Cour – de décider si les immunités généralement attachées à Omar Al Bashir en tant que chef d’État en exercice trouvaient à s’appliquer dans ce cas précis (Bitti 2015). Le cas soudanais est représentatif de l’action limitée (ou circonscrite) de la CPI qui pose la question de sa capacité réelle à forcer le respect de ses décisions aux États, et paradoxalement il témoigne des marges d’action qu’elle s’octroie afin de remplir sa mission.

Ces différents états montrent surtout que la Cour n’est pas inactive face à ce non-respect du droit international par les États (Bitti 2018); en effet, elle rendait constamment d’autres décisions invitant des États (non Parties au Statut) sur le territoire desquels se rendait Omar Al Bashir à l’arrêter et le remettre à la Cour (Bitti 2015), ou elle rappelait aux États Parties au Statut qu’ils avaient l’obligation de l’arrêter et de le remettre à la Cour (Bitti 2015). La plupart de ces décisions ayant été prises à l’égard d’États non parties au Statut qui n’ont aucune obligation juridique de coopérer avec la Cour (Bitti 2015).

Cet aspect de l’activité judiciaire de la CPI, au niveau politique (2/), a des incidences sur les attitudes des acteurs internationaux comme en témoignent les accords bilatéraux inter-étatiques qui sont des amnisties (des immunités) mutuellement octroyées à leurs ressortissants respectifs susceptibles de faire l’objet de poursuites par la CPI. Mais aussi, dans la sphère domestique, précisément l’attitude des acteurs nationaux qui comme dans la situation irakienne déclenchent des enquêtes afin d’identifier les responsabilités de leurs ressortissants dans les violations graves du droit international[14] (Bitti 2015). Et de façon plus large, le droit international a des incidences sur le droit interne (Cassese 2002a) :

Par exemple, aux États-Unis on a promulgué une loi pour mettre en exécution les Conventions de Genève et prévoir aussi bien les crimes punis par ces Conventions que les critères de compétence pénale que les juges américains pourront suivre pour exercer leur juridiction pénale en la matière. Mais, ce faisant, on a complètement oublié la compétence universelle prévue et même imposée par les Conventions en question et on s’est rabattu sur les critères traditionnels de nationalité active et passive. Bref, on a délibérément ignoré la partie la plus avancée des Conventions de Genève.

Également, dans le développement du principe de compétence universelle (des acteurs judiciaires nationaux et des tribunaux nationaux – Cassese et Delmas-Marty 2002; Fabre 2018) en matière de violations graves du principe de dignité (Seroussi 2008a; Seroussi 2008b; Shaghaji 2015; Becheraoui 2005). La compétence universelle – fondée moralement par le refus des actes qualifiés par d’aucuns d’abominables (Jeangène Vilmer 2016) – qui tend à redéfinir ou à mettre sous tension les relations politico-diplomatiques entre les États (comme c’est notamment le cas des enquêtes publiques – pénales – à l’encontre de représentants étatiques de pays tiers sur le territoire d’un autre État) (Jeangène Vilmer 2016). De cette dernière réalité découle cette autre incidence de ce droit international et de l’activité de la justice internationale (la CIJ notamment) sur l’enjeu du principe de non-ingérence (Cassese 2002a) :

Le problème de la non-ingérence dans les affaires intérieures de l’État est un des obstacles auxquels faisait allusion déjà la Cour permanente de justice internationale dans l’affaire du Lotus lorsqu’elle indiquait que chaque État pouvait appliquer sa loi pénale sauf si cela entrait en conflit avec un principe général du droit international. Ce principe de non-ingérence a été invoqué dans le mémoire que le gouvernement chilien a envoyé aux autorités anglaises au sujet de l’affaire Pinochet ; ce principe a aussi été souligné dans le rapport chinois. Concernant le Chili, j’aimerais m’attarder un instant sur ces deux ordonnances de l’Audiencia nacional, citées par Valentine Bück dans son rapport sur le droit espagnol. Ces ordonnances récentes, une concernant Pinochet, l’autre un individu qui avait été arrêté pour des crimes et dont on avait demandé l’extradition, ont donné l’occasion à l’Audiencia national de reconnaître que l’exercice de la compétence universelle ne comporte pas une entorse au principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures, puisque cette compétence est exercée dans l’intérêt de la communauté internationale, pour sauvegarder des valeurs qui sont communes à toute la communauté internationale. En d’autres termes, si l’État territorial ne punit pas l’auteur d’un crime horrible comme le génocide, la torture, etc., il faut bien qu’un tribunal se présente comme gardien des valeurs fondamentales de la communauté internationale. C’est sur cette base que les deux ordonnances ont rejeté, avec force et d’une manière convaincante je dois dire, le principe de non-ingérence.

D’un autre côté, sur son apport jurisprudentiel au fond (1/), la CPI dans sa lutte contre l’impunité a jugé et condamné des individus accusés d’avoir commis des crimes d’inhumanité[15]. Quatre affaires n’ont pas fait l’objet d’un jugement se concluant sur : un non-lieu avant le procès (affaire Ruto en 2016), un retrait des charges au cours du procès (affaire Kenyatta en 2015), et deux décisions de non-confirmation des charges à la fin de la procédure préliminaire au procès (affaires Mbarushimana et Abu Garda en 2011) (Nollez-Goldbach 2018, 82-120). Dans les verdicts de culpabilité, la CPI a renforcé le droit international par la reconnaissance :

a/ des crimes de guerre (conscription, enrôlement et utilisation d’enfants-soldats dans l’affaire Lubanga; meurtre, attaque contre la population civile, destruction de biens et pillage dans l’affaire Katanga; attaque contre des bâtiments historiques et religieux – destruction de biens culturels dans l’affaire Al Mahdi);

b/ des crimes contre l’humanité (meurtre dans l’affaire Katanga, première condamnation de la Cour pour viol en tant que crime contre l’humanité sur le fondement de la responsabilité du chef militaire dans l’affaire Bemba en 2016), et

c/ de manière exceptionnelle des délits – et non des crimes – d’atteintes à l’administration de la justice en violation de l’article 70 du Statut de Rome[16] (Nollez-Goldbach 2018, 82-120).

Quant aux réparations (article 79 du Statut de Rome reconnaissant une indemnisation matérielle des victimes par l’instauration du Fonds au profit des victimes), les premières mesures n’ont été adoptées qu’en 2016 dans l’affaire Lubanga, plus de quatre ans après sa condamnation mais posant les principes en matière de réparations (Nollez-Goldbach 2018, 82-120). Deux autres ordonnances de réparation dans les affaires Katanga et Al Mahdi en 2017 qui établissent les mesures de réparations du préjudice subi par les victimes et elles sont mises en œuvre par le Fonds au profit des victimes alimenté par les États parties (Nollez-Goldbach 2018, 82-120; Jeangène Vilmer 2009, 137-173). Dans ces ordonnances, la Cour a ordonné la mise en place de réparations collectives – aide au logement, à l’activité économique, à l’éducation, soutien psychologique, micro-crédit, reconstruction des bâtiments détruits, condamnation publique des crimes, cérémonies de commémoration et du pardon – et individuelles – une somme d’argent étant octroyée à chaque victime (Nollez-Goldbach 2018, 82-120). Ces décisions judiciaires ont souvent fait l’objet d’appel de la part de la défense et de l’accusation (Nollez-Goldbach 2018, 82-120) :

La Chambre d’appel a également annulé une partie du verdict et de la sentence dans l’affaire Bemba et al. dans deux arrêts du 8 mars 2018. Elle a acquitté Jean-Pierre Bemba et ses deux avocats de la charge de présentation de faux éléments de preuve (tout en confirmant leur condamnation pour les deux autres charges), estimant que cette qualification ne s’appliquait qu’aux documents écrits et non à l’audition de témoins, et a annulé le sursis attaché à leurs peines qui était une création des juges. Une chambre de première instance devra donc statuer à nouveau sur leurs peines. L’ordonnance de réparations dans l’affaire Al Mahdi a également été légèrement modifiée, le 8 mars 2018, par un arrêt d’appel autorisant les demandeurs en matière de réparations à contester le rejet de leur demande par le Fonds au profit des victimes devant la Chambre de première instance et à rester anonymes vis-à-vis du condamné. Toujours le même jour, dans son arrêt relatif à l’ordonnance de réparations dans l’affaire Katanga, la Chambre d’appel est revenue sur l’évaluation des réparations, soulignant la nécessité de se baser sur le coût de la réparation du préjudice plutôt que sur sa valeur monétaire. Elle a également demandé à la Chambre de première instance de réévaluer le préjudice psychologique « transgénérationnel » de demandeurs nés après les crimes. Celle-ci a finalement rejeté de nouveau ces demandes de réparations pour préjudice transgénérationnel, le 19 juillet 2018, faute d’un lien de causalité avéré entre le préjudice et les crimes commis.

S’il convient d’observer en général que les enquêtes de la Cour concernent uniquement des États africains et pour d’aucuns épargnent les États puissants (Nollez-Goldbach 2018, 82-120), en réponse aux critiques adressées à la CPI sur sa lenteur et sur ses enquêtes uniquement africaines, il est aussi comme précédemment mentionné observé un élargissement des examens préliminaires en dehors de la zone ethnoculturelle africaine depuis 2016 (Nollez-Goldbach 2018, 82-120) :

a/ la réouverture de l’examen préliminaire concernant la Palestine (qui est devenu un État Partie au Statut de Rome dans la foulée de l’obtention du statut d’État observateur des Nations Unies) – un examen préliminaire qui pourrait selon la Procureure être étendue “aux actes commis par l’armée israélienne à sa frontière avec la bande de Gaza lors des manifestations de mars 2018”;

b/ l’enquête du Bureau du Procureur en Géorgie – portant sur des soldats géorgiens, russes (un État non Partie au Statut de Rome doublé du fait qu’ils soient des ressortissants d’une grande puissance) et ossètes durant le conflit de 2008; les examens préliminaires en Irak – sur les Britanniques, en Afghanistan – sur les troupes étasuniennes et des agents de la CIA (“Il s’agit d’une avancée très importante pour la Cour qui vise ainsi pour la première fois les actes commis par des ressortissants de grandes puissances mais aussi des nationaux d’États non parties”);

c/ aux Philippines sur les crimes dans le cadre de la lutte contre la drogue, au Venezuela sur la répression de l’opposition; mais aussi et une accélération des procédures, des examens préliminaires, des enquêtes, et le maintien d’un rythme soutenu des décisions au fond.

En outre, la Procureure de la CPI a affirmé sa volonté d’élargir les enquêtes menées par son Bureau à d’autres catégories de crimes à l’instar des crimes environnementaux commis en temps de guerre (Nollez-Goldbach 2018, 82-120). Ce qui implique une interprétation large et dynamique des principes du nullum crimen sine lege (article 22, aliéna 2, du Statut de Rome) et de nulla poena sine lege (article 23 du Statut de Rome) – principe de légalité (du crime) dans la mesure où les définitions initiales des crimes telles que formulées par ledit Statut tendent à ne plus être d’interprétation stricte[17].

Également, l’année 2018 est marquée par l’activation d’une nouvelle compétence de la CPI, qui peut désormais juger les crimes d’agression – seulement pour les États ayant ratifiés les amendements de Kampala (Nollez-Goldbach 2018, 82-120). D’un autre côté, les États Parties ont supprimé un des articles les plus controversés du Statut, celui pour d’aucuns symbolisant le pouvoir des États sur la Cour (article 124 du Statut de Rome qui prévoyait que tout État Partie avait le droit de refuser la compétence de la CPI en matière de crimes de guerre et pour une période de sept ans) (Nollez-Goldbach 2018, 82-120). Aussi, afin de surmonter l’obstacle statutaire de l’approbation par le CSNU pour un élargissement de sa compétence universelle lorsqu’il est question d’un État non Partie au Statut de Rome, la Cour (précisément le Bureau du Procureur) a imaginé une réponse juridique innovante (Nollez-Goldbach 2018, 121-127) face au génocide des Rohingyas en Birmanie (Debomy 2018). Une innovation présentée par Nollez-Goldbach (2018, 121-127) :

La Cour elle-même se mobilise pour tenter d’élargir sa compétence et ne pas se laisser paralyser par les obstacles juridiques et politiques à son action. Sa réaction aux crimes commis à l’encontre des Rohingyas en Birmanie est ainsi particulièrement créative et démontre une volonté d’agir inédite. La Cour n’est a priori pas compétente pour les crimes commis en Birmanie, cet État n’ayant pas ratifié le traité de Rome et le Conseil de sécurité étant une fois encore empêché d’agir par la menace d’un veto de la Chine, alliée de la Birmanie (la France qui envisageait de soumettre une résolution pour saisir la Cour y a en conséquence renoncé). Mais le Bureau du procureur a imaginé une réponse juridique innovante, montrant toute la puissance imaginative du droit. Il propose de fonder la compétence de la Cour non pas sur le territoire sur lequel les crimes ont été commis – la Birmanie étant un État non-partie – mais sur le territoire sur lequel les « résultats » de ces crimes se sont produits – le Bangladesh, État partie au Statut de la Cour.

La Cour pourrait alors poursuivre les auteurs du seul crime de déportation, les victimes ayant été expulsées par la force du territoire d’un État non-partie vers le territoire d’un État partie, de la Birmanie vers le Bangladesh. Les juges de la Chambre préliminaire ont d’ailleurs reconnu la compétence de la Cour pour le crime de déportation commis contre les Rohingyas, dans une décision du 6 septembre 2018 qui fera date. La procureure doit désormais ouvrir prochainement une enquête qui sera à suivre avec la plus grande attention.

En résumé, de tout ce qui précède, la loi pénale internationale est un impératif catégorique (dans le sens kantien) puisque fondé a priori sur des règles universelles (comme il a été montré), les actes incriminés sont punis parce qu’ils sont en violation de la norme morale qu’est le principe de dignité (ce sont de punissables attentats à l’humanité), qu’ils doivent être punis par l’application du principe d’égalité faisant de l’action de la lutte contre l’impunité menée par la CPI une action juste, mais aussi la CPI est un lieu du juste. Dans une approche conséquentialiste d’un type kantien, la CPI est instrumentale, agit en raison de motivations prudentielles, de considérations utilitaristes (Lefranc 2007; Bourguiba 2008; Becheraoui 2005). Dans une perspective ricoeurienne, l’action de la CPI répond du devoir de mémoire (elle rend justice par le souvenir à un autre que soi) tout autant que l’institution judiciaire est un espace propre dans lequel a lieu la reconnaissance mutuelle des violateurs et des victimes, l’institution en se tenant à juste distance des parties et en les tenant par sa conformité aux lois de la justice naturelle à juste distance les unes des autres permet les récits de soi sans faire les récits des autres. En ce sens, la CPI est un lieu du juste et une institution juste, puisqu’entre le légal et le bon. Cet examen partant d’une approche plus empirique que théorique a montré – à la fois du point de vue interne de l’institution judiciaire internationale que du point de vue interne du droit – que cette action de lutte contre l’impunité consiste à attribuer aux énoncés que sont notamment le Statut de Rome et divers instruments juridiques internationaux des significations objectives qui viennent non seulement redéfinir le cadre symbolique global mais aussi qui renforcent la moralité interne du droit international. Cette action n’est pas sans effets sur les acteurs internationaux et les individus.

Toutefois, l’action de la CPI n’est pas parfaite. En termes de faisabilité, la  CPI n’agit pas toujours, soit du fait du pouvoir discrétionnaire du Procureur (Le Gall 2013) soit du fait de la structure même de l’institution : limitations de sa compétence à la fois ratione materiae (c’est-à-dire limitée à une catégorie de crimes spécifiques – article 5 du Statut de Rome),  ratione personae (c’est-à-dire qu’elle ne peut poursuivre que des individus et non des entités étatiques ou corporatives), ratione temporis (limitée temporellement aux crimes qui se produisent depuis l’entrée en vigueur du Statut de Rome et  pour ce qui d’un État seulement aux crimes se déroulant sur son territoire après son adhésion au Statut de Rome), et rationne loci (compétence territoriale, c’est-à-dire qu’elle n’est compétente que sur le territoire d’un État Partie au Statut de Rome), mais aussi limitée par ce droit de veto accordé au CSNU qu’est son pouvoir de suspendre ou geler les enquêtes du Procureur durant une période déterminée (douze mois) et renouvelable (autant de fois que nécessaire aux fins de réalisations des actions en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’actes d’agression – Chapitre VII de la CNU) (article 16 du Statut de Rome). De la sorte, à l’instar des autres juridictions pénales internationales (TPIY, TPIR) (La Rosa 2003), la lutte contre l’impunité menée par la CPI est également une question de capacité (de pouvoir[18]) et de vouloir dans un monde paradoxal : d’hétérarchie (Cerny 1996; Cerny 1997; Cerny 2010; Cerny et al. 2005), de nouvel ordonnancement moral ou de marchandage politico-diplomatique (Capitant 2011a; Cassesse 2002b; Saada 2011; Guichaoua 2011), de nouveau désordre mondial (Cefaï 2007) ou de l’implémentation de pratiques institutionnalisées dans un contexte de gouvernance globale sans gouvernement mondial (Chung 2013).

En d’autres mots, la CPI, au style judiciaire métissé (hybridation entre la common law et la tradition civiliste – Nollez-Goldbach 2015; van Sliedregt et Vasiliev 2014), est une action judiciarisée de lutte contre l’impunité plurielle et imparfaite tout en se développant progressivement par rectifications ou par ajustements afin de répondre adéquatement aux enjeux contemporains en matière de justice universelle. L’exemple récent de la complémentarité élargie entre la Cour pénale spéciale centrafricaine et la CPI montre une répartition des fonctions et des compétences entre les deux institutions judiciaires dans une optique d’une œuvre collaborative commune de lutte contre l’impunité, une approche horizontale qui laisse une place à d’autres mécanismes de justice transitionnelle (Grebenyuk 2018).

En tant qu’actrice institutionnelle de l’ordre international, elle est à la croisée des chemins, ou entame-t-elle une ère délicate pour sa survie (Nollez-Goldbach 2018, 82-120; Aptel 2007). Pour dire, elle semble être dans une position entre l’affirmation de sa puissance d’agir dans un système international contemporain de l’impuissance de la puissance (Badie 2004), du temps des humiliés comme pathologie des relations internationales (Badie 2019), et la confirmation de son impuissance d’agir dans une réalité mondiale contemporaine d’inégalités (Badie et Vidal 2017) ou d’une éthique transculturelle dans un monde multiculturel (Cha 2007). Mais, en inscrivant la lutte contre l’impunité sur un temps long, il a été montré que l’action de la justice pénale internationale est d’abord une réinvention du droit ou de l’exercice du droit (Cassese 1998; Roux 2011; Mégret 2018; Neyret 2018). Autrement dit, avant tout une question de vouloir.

[1] Ceux de l’article 5 dudit Statut.

[2] Les pays de l’Union européenne sont le bloc principal de financement de la CPI à hauteur environ de 70% de son budget, le bloc des pays sud-américains est le second groupe contributeur, le premier État étant un pays asiatique – le Japon (Hubrecht 2017).

[3] Composé d’États non Parties au Statut de Rome : Russie, Etats-Unis, Chine – membres permanents dudit Conseil.

[4] Où des violations graves du Statut de Rome sont manifestes ou qu’il existe une base raisonnable de le croire.

[5] Les développements conceptuels en termes d’identification et de définition des principaux crimes d’inhumanité notamment.

[6] Attaques généralisées ou systématique contre les populations civiles, tortures, disparitions forcées.

[7] L’article 7 ouvrant la porte à l’intégration de nouveaux crimes contre l’humanité tels que l’apartheid, les autres formes de violences sexuelles à l’instar de l’esclavage sexuel, etc.

[8] Les crimes de guerre dans les Conventions de Genève étaient reconnus sous la terminologie de infractions graves commises contre des personnes ou des biens.

[9] Article 8, paragraphe 2, alinéas c et e du Statut de Rome.

[10] Un préalable avant la décision d’ouvrir une enquête ou non.

[11] Les raisons justifiant cet état de fait peuvent être juridiques à l’instar de la constitution des éléments de preuve ou extra-juridiques comme la volonté politique du Procureur de procéder de la sorte ou simplement une question de moyens – ressources humaines, logistiques, financiers, etc.

[12] Des examens préliminaires sont menés autant en Palestine, Afghanistan qu’en Ukraine en passant par le Honduras, l’Ossétie du Sud, le Nigeria avec les exactions du groupe Boko Haram, ou impliquant divers pays comme la situation relative aux navires battant pavillon comorien, grec et cambodgien – flottille humanitaire se dirigeant vers la bande de Gaza et interceptée en mai 2010 par les forces israéliennes suspectées d’avoir commis des crimes de guerre à bord du navire le Mavi Marmara, ou bien encore lorsqu’ils ne concernent qu’un pays couvrent des acteurs de diverses nationalités comme c’est le cas en Afghanistan et en Irak où il est question autant des Talibans que des forces gouvernementales et des forces internationales – « plus précisément les actes de torture qui auraient été commis par les forces armées américaines entre 2003 et 2008 » – Bitti 2015.

[13] Service étasunien de renseignement (CIA).

[14] Par exemple, l’enquête nationale britannique – Iraq Allegations Team – concernant les accusations de torture ou de mauvais traitements portées contre les forces militaires britanniques en Irak.

[15] Cinq verdicts de culpabilité sur six affaires jugées : les affaires Lubanga en 2012 – la première de la Cour, Katanga en 2014, Bemba en 2016 – jugement annulé en appel en 2018, Al Mahdi en 2016, Bemba et al. en 2017) « et un acquittement faute de preuve suffisante dans l’affaire Ngudjolo en 2012 » (Nollez-Goldbach 2018, 82-120) mais aussi l’acquittement dans l’affaire Gbagbo – un acquittement prévisible comme le pressentait Nollez-Goldbach (2018, 82-120) : « Les juges ont suspendu par deux fois la procédure pour défaut de preuves [en 2013 et en 2018] [c]e qui ne présage pas d’une décision en faveur de l’accusation et souligne une fois de plus les faiblesses des enquêtes du Bureau du procureur ».

[16] Des atteintes commises devant la Cour durant l’affaire Bemba, l’accusé et ses avocats ayant été reconnus « coupables de subornations de témoins, de faux témoignages et faux éléments de preuve et condamnés en mars 2017 à des peines d’emprisonnement […] avec sursis ainsi que, pour la première fois dans la jurisprudence de la Cour, à des amendes pécuniaires […] » – Nollez-Goldbach 2018, 82-120.

[17] Ou tendent à être élargies à des notions non clairement et non précisément énoncés par le texte juridique à l’instar de ce que firent le TPIY et le TPIR dans leurs interprétations des crimes de guerre, de génocide, contre l’humanité.

[18] Notamment, enquêter sur les terrains des exactions afin de recueillir des preuves permettant une identification et une mise en accusation des individus suspectés d’en être les auteurs. »

« ANTHROPOLOGIE

Anna Tsing : « Pour faire fonctionner l’universel, il faut en permanence reconstruire la société »« 

« On tact in dark times

Far from a social luxury, tact becomes imperative when life is cheapened. We exercise it to show gentle respect for another »

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