

« Dans l’iconographie du mythe, le fait que les regards des deux amants ne se croisent jamais – Dibutade se concentrant sur une figuration de l’ombre – pointe effectivement un heurt dans l’ordre de la perception, une privation dans le domaine du paraitre, bref, une dis-parition. Voilà du moins le postulat à partir duquel cet article, utilisant le mythe de Dibutade et de son amant-à-disparaître comme prétexte pour une réflexion sur la disparition, traitera le problème du disparaître en tant qu’il est essentiellement lié à différentes modalités ou manifestations de la (re)médiation – à la production ainsi qu’à l’usage, à la reprise ou au détournement d’actes de médiation. Cette approche viendra ainsi poursuivre et actualiser la réflexion intermédiale sur le problème du disparaître – qui a donné lieu à un important corpus théorique il y a dix ans de cela – en conférant une place centrale à la médiation en tant que geste.
Cette attention portée au geste de Dibutade plutôt qu’au profil tracé – au processus plutôt qu’au résultat – supposera de déplier l’argumentaire à partir d’une pensée de la performativité plutôt que de la représentation, ce qui a des retombées heuristiques considérables : la disparition, plutôt que d’être abordée en tant qu’absence ou effacement, sera ici considérée dans sa paradoxale valeur productive. L’approche intermédiale privilégiée permettra de traiter cette valeur productive à travers le prisme de l’interaction. C’est-à-dire que la prémisse exposée servira à penser, à partir de cette posture heuristique, un régime d’interaction induit par le disparaître. En tant que contrepoint à l’immédiateté – à la possibilité d’un contact direct, indépendant de toute forme de médiation –, il sera proposé de considérer ce régime d’interaction en tant qu’il relève de l’« hypermédiateté » – un régime d’interaction où la médiation, poussée à la limite de ses fonctions, devient elle-même immédiate. Cette proposition conceptuelle sera dépliée à la suite d’un discours plus général sur le problème de la disparition dans ses enjeux intermédiaux. C’est notamment les a priori quant à la logique temporelle de la disparition qui, au fil de l’argumentaire, seront écorchés jusqu’à ce que ressorte sa force d’anachronisation essentielle.
Le paradoxe essentiel de la disparition et de la trace
Dans la conjonction de ses définitions, lesquelles englobent des régimes aussi vastes que l’existence, le paraitre ou la mort, on peut remarquer que la disparition, telle qu’elle est conçue dans le monde occidental, convoque des schèmes appartenant à la perspective phénoménologique. Nicolas Zufferey explique : « [é]tymologiquement, notre mot “disparaître” renvoie à la phénoménologie : “disparaît” ce qui est privé (dis-) de paraître, et donc n’apparaît plus. » L’idée de la privation dans ces derniers mots de Zufferey introduit une nuance capitale : elle permet de distinguer la disparition de l’inapparent, notions qui ne sauraient se confondre. La disparition, de fait, ne suppose pas une soustraction du monde qui serait absolue. Un tel anéantissement, malgré l’intensité des conséquences (tragiques ou heureuses) qui pourraient s’ensuivre, n’aurait pas les mêmes implications que le problème de la disparition, qui demeure dans le registre de l’incertain et de l’in-fini. La notion de disparition est effectivement rendue singulière par le paradoxe qui la compose.
Pour Emmanuel Alloa également, « on ne peut parler de disparition qu’à condition que demeure une trace, un sillon sensible, un [sic] présence aïsthétique, fût-elle minimale », donnant ainsi la possibilité à l’expression (oxymorique, selon l’auteur) « esthétique de la disparition » de faire sens.
Le disparaître implique donc un reste souvent traité à partir de la figure dominante de la trace, image puissante de par le rapport indiciel qu’elle suppose. Cette figure, telle qu’elle est mobilisée par les deux auteurs cités, est liée à la présence en filigrane – sorte de trace spectrale –, à ce qui est « laissé derrière » ou à un chemin à suivre. Les deux notions, disparition et trace, sont conjointes dans leur paradoxe caractéristique, qui se résume ainsi : il y a parce qu’il n’y a plus. La trace donnant à voir « l’absence même », la contigüité des deux notions trouve justification dans le rapport au regard : « Dans la visibilité de la trace, ce qui l’a engendrée se dérobe à nous et demeure invisible », renvoyant directement à la privation de paraitre qui définit la disparition.
Dans une idéologie qui associe la présence du corps à une présence immédiate et authentique, on comprend que la logique de la trace occupe une place centrale dans le problème général de la disparition grâce à sa valeur d’indice (au sens peircien du terme). Est sanctifié ce qui a été en contact direct avec un terme manquant plutôt que ce qui est issu d’un rapport symbolique. On en revient souvent à la trace primitive, l’empreinte, laissée directement, immédiatement par le pied qui s’est posé sur le sable. Or, cette trace idéalisée comporte une grande part de fantasme. Georges Didi-Huberman en souligne l’opacité constitutive : « Adhérence il y a eu, mais adhérence à qui, à quoi, à quel instant, à quel corps-origine ? », ce questionnement brouillant le lien qui semble naturel entre une empreinte et le passage d’un corps précis. L’idéalisation de l’empreinte témoigne en réalité d’un double processus d’essentialisation : celui de la trace que l’on fixe et celui de ce qui l’aurait laissée, et ce, dans une délimitation arbitraire d’un temps et d’un espace. La conception de la disparition comme absence-dans-la-trace la restreint dans des rapports entre présent et passé ainsi qu’entre présence et absence qui la confinent dans un indépassable paradoxe. Or, ce qui subsiste est toujours pris dans une épaisseur médiale. Frontisi-Ducroux, à propos de Dibutade, le souligne d’ailleurs : « En traçant ce qui pour elle ne devait être qu’une trace, un souvenir de son amant, elle a délimité sur le mur un espace dont son père a fait un support ou un réceptacle, pour l’argile, son matériau habituel. » Autrement dit, le geste de Dibutade, forme de résistance devant l’inéluctabilité du disparaître, permet de concevoir la disparition comme un facteur d’émergence d’une identité hypermédiate, dans une acception à entendre en tant que contrepoint à l’immédiateté, à l’immédiat.
[…]
Cela implique le problème de la constatation (qui peut être pré-langagière) et du constatif (qui est un mode d’énonciation du langage). Si l’état d’une ruine peut en effet se constater, si le fantôme – ou une forme de présence fantomale – peut faire l’objet d’un constatif, la disparition, processus sans état essentiellement problématique pour le régime de l’existence, bloque cette possibilité. Jean-Louis Déotte explique : « On ne peut pas constater la disparition. Ou bien une phrase empirique peut constater une existence ou bien elle ne le peut pas, auquel cas, il n’y a rien sous l’objectif de ma phrase cognitive. Mais la disparition n’est pas ce rien. » Constater la disparition signifie, paradoxalement, l’annuler en mettant fin au problème et au désir (sur lequel on reviendra) qui la constituent. La constatation en freine l’aspect processuel pour faire basculer la disparition dans une logique de la fin, de l’absence ou de la mort. Ce lien entre la constatation et l’immobilité est un topos qui se retrouve également dans les écrits que Didi-Huberman consacre à Pasolini : « En croyant constater l’irrémédiable disparition des lucioles, Pasolini, en 1975, n’aura donc fait que s’immobiliser dans une sorte de deuil, de désespoir politique. » Le deuil est ici ce qui suit l’articulation d’une finalité et l’immobilisation du désir, annulant de ce fait le problème de la disparition dans son aspect in-fini.
Si la disparition ne peut se constater, comment alors se « produit-elle » ? En prenant appui sur les travaux du philosophe du langage John Langshaw Austin, on peut supposer que la disparition, si elle s’arrime difficilement avec l’ordre du constatif, appartiendrait alors à l’ordre du performatif. Ou du moins relèverait-elle, plus largement, de la performativité. Comme le dit Déotte, une disparition n’est pas le « rien » d’une phrase empirique inapte à constater l’existence d’un objet. Pour cet auteur, elle émane plutôt de la conjonction d’un acte de langage – de nomination, plus précisément – et d’une problématisation (et non d’une négation) de la présence : « Ce qui dure toujours, c’est qu’une personne que je peux nommer, n’est ni présente, ni absente. » Voilà d’ailleurs une façon de (re)penser l’agentivité de la « trace » : plutôt qu’empreinte pointant l’absence de ce qui l’a laissée, ce que l’on relie à un être disparu (ou à un être-à-disparaître, comme dans le mythe de Dibutade) devient condition de son existence-dans-la-disparition plutôt que constat d’absence. Ainsi la disparition a-t-elle lieu tant qu’un écart existe entre un nom, une image, une trace que l’on relie à un objet ou à une personne et la possibilité de pointer, physiquement ou symboliquement, cette personne ou cet objet (ou, à l’inverse, leur anéantissement certain).
La disparition relève donc de la performativité en ce sens, d’abord, que l’on fait disparaître un objet en appuyant la disjonction entre le nom ou l’image et la certitude d’un état plutôt qu’en constatant une absence. Ainsi le jeune amant de Dibutade disparait-il dans le geste de la jeune femme, qui produit elle-même un écart entre l’homme qu’elle ne voit déjà plus et l’image qui lui restera à jamais disjointe. Or la disparition est aussi performative en soi, elle-même facteur d’émergence de nouvelles relations. En effet, selon Varsos et Wagner, « [a]u-delà de sa fonction déconstructive, qui révèle les liens problématiques entre les structures d’expérience, les catégories de la pensée et de la représentation ainsi que les médias qui les déploient, la figure de la disparition a aussi une fonction productive, en ce qu’elle laisse entrevoir des expériences et des critères de perception inattendus ». La disparition, en somme, transforme. Les propos de Varsos et Wagner, qui eux-mêmes résument une idée partagée par une collection de textes, résonnent avec ceux de Jean Baudrillard également : « je pense qu’il y a une énergie dans la disparition, je pense qu’on en tire quelque chose. La disparition n’est pas l’anéantissement. Lorsque la référence disparaît, et avec elle le sens premier, la situation se transforme en une floraison de possibilités, de virtualités. »
Le disparaître posant plus largement le problème de l’expérience sensible et de la connaissance en plus des enjeux existentiels, cette floraison de possibilités peut elle-même être pensée à partir d’une inflorescence d’approches. Comme le souligne Sylvano Santini, « la disparition est toujours un peu la condition d’apparition de quelque chose ». Notons que l’imprécision de cette phrase est essentielle à sa véracité : condition d’apparition d’un imaginaire, d’une fiction, d’un système relationnel qui était déjà là, de relations qui au contraire se créent, d’un élément qui s’érige « à la place de », d’une perception renouvelée, d’un désir, d’une émotion, et cette liste ne saurait s’arrêter. La question de la médiation demeure toutefois centrale. Baudrillard, en traitant de la référence et du sens, ouvrait lui-même vers le langage dans sa faculté de construire de nouvelles relations là où le disparaître déchire la « structure référentielle». Ainsi peut-on être tenté de répondre à la question de Dominique Rabaté lorsqu’il se demande si ce qui disparait « mèn[e] nécessairement à la création de nouvelles médiations […] ? » par une franche affirmative.
Or on voit que cette réflexion sur les liens entre disparition et performativité suppose une double relation contribuant à l’anachronisation qui semble inhérente au disparaître. La médiation – l’acte du tracé du profil, dans l’exemple qui nous occupe – agit comme condition sine qua non de la disparition, qui elle-même engendre la (re)médiation, ce mouvement contribuant à reconfigurer le sens, la valeur ou l’identité de ce qui disparait. Posant dès lors le problème substantiel de l’origine – le jeune amant existait-il en tant que tel avant de voir son ombre fixée sur la paroi ? –, la disparition, processus anachronique sans résultat, appartient essentiellement au devenir. Le motif de la disparition loge effectivement dans l’espace délinéarisé de la (re)médiation, dans cet espace performatif de résistance et de devenir où se construisent et se remembrent des objets et individus dans un mouvement demeurant opaque à la représentation (narrative, référentielle ou visuelle). Résistant ainsi au paradigme représentationnel, reconfigurant les rapports d’espace et de temps, se liant inextricablement à la (re)médiation, versant dans une logique de la performativité, la disparition semble appeler un régime d’interaction qui, peut-être, lui serait propre. Un régime qu’il est ici proposé d’appeler : hypermédiateté.
[…]
Cependant, on peut concevoir encore autrement cette relation entre immédiateté et hypermédiateté en rapport, cette fois, avec ce qui a été posé dans les dernières pages comme principes du disparaître en relation, notamment, avec mythe – avec le geste – de Dibutade.
Du désir d’immédiateté à l’hypermédiateté
Le terme « hypermédiateté » est ici proposé pour penser non pas le contraire, mais le contrepoint de l’immédiateté, notion fort complexe qui se conçoit différemment selon les perspectives et traditions. Son étymologie, toutefois, permet de reconnaitre une relative constance dans ses significations : il s’agit de la qualité de ce qui nie ou s’oppose (im-) à la médiation (médiat). Les conceptions de la médiation étant tout aussi variées dans l’histoire de la philosophie, la possibilité même d’une immédiateté du réel, à l’instar de celle d’une présence pure – on le sait au moins depuis Platon – pose problème. Quels que soient la nature ou le fonctionnement de ce qui agit comme médiation, « [i]n many traditional philosophical accounts we cannot experience the world directly or immediately because we cannot know the world without some form of mediation. » Comme pour la présence pure, il ne pourrait alors y avoir que des « effets d’immédiateté » là où une forme de médiation (des sens ou de la conscience, par exemple) donnerait l’illusion d’une transparence intuitive, […] – ce mouvement formel qui tend vers l’effacement d’un média par rapport à son référent.
Revenir toucher, sans y plonger, aux enjeux phénoménologiques induits par la notion de disparition permet toutefois de penser un rapport plus précis à l’immédiateté dans le cas particulier du problème de la disparition. Plus encore que ne le fait la médiation – de façon différente, du moins –, la disparition problématise l’immédiateté en se posant elle-même comme le contrepoint de « l’apparition, cette immédiateté du sensible ». Selon Jean-Louis Déotte, avec la disparition, « c’est toute la créance dans le sensible immédiat – le pain béni des phénoménologues – qui est invalidée». On l’a vu, la disparition produit effectivement une forme de désorientation des repères, de temps et d’espace notamment, qui bouleverse les schémas les plus élémentaires qui permettent d’articuler un rapport à soi, à l’autre, au langage, au monde.
[…]
y compris la possibilité de penser l’immédiateté quand la permanence ontologique, incertaine, défait même les catégories de la présence.
Que l’immédiateté soit, dans l’absolu, une possibilité ou une chimère, elle émerge, dans le problème de la disparition, comme élément d’un désir. Connaissance et contact immédiats versent dans l’impossible, et pourtant, on ne cesse de vouloir y tendre. « [L]orsqu’une chose disparaît, l’esprit, fasciné, tente d’en combler le vide sans jamais tout à fait y parvenir », nous dit Santini, qui pose « le manque et le désir comme les corollaires de la disparition ». Il s’avèrerait toutefois insuffisant de parler uniquement du désir d’un objet ou individu. À ce propos, les mots que Deleuze exprime en lien avec sa conception du désir élaborée avec Guattari dans L’anti-Œdipe sont signifiants : « Je ne désire jamais quelque chose de tout seul. Je ne désire pas un ensemble non plus, je désire dans un ensemble. » Dans la logique de ces auteurs, effectivement, « [t]oujours du produire est greffé sur le produit, c’est pourquoi la production désirante est production de production» et ne s’identifie pas au manque. C’est à cet ensemble de production, dans lequel prend forme le désir en tant que corolaire (voire inhérence) de la disparition, que je confère l’épithète d’hypermédiat. Là où se joue le désir d’une immédiateté toujours différée, engendrée par la disparition elle-même, dont émergent deux pans relationnels : cette immédiateté impossible et l’hypermédiateté, qui en est le contrepoint essentiel.
L’hypermédiateté qualifie un régime d’interaction où les seules relations possibles ont lieu par et dans la médiation, à la manière de ce qui se joue entre Dibutade et son amant à partir du moment où la performativité du geste d’inscription induit une nouvelle forme d’interaction avec le jeune homme. Il ne s’agit en aucun cas, toutefois, de supposer qu’une photo, un témoignage ou quelconque forme d’archive rende présent ou vaille comme substitut pour une personne, une réalité ou un objet disparu. Il ne s’agit pas davantage de penser une forme d’hyperréalité où le réel aurait disparu derrière les simulacres comme a pu nous l’enseigner Jean Baudrillard. On peut plutôt concevoir l’hypermédiateté comme un régime où la production d’agencements intermédiaux (re)construit, par une accumulation aux reflets cubistes, différents membres d’une identité déréférentialisée et participe ainsi au tracé de la trajectoire de ce qui, par l’action de la médiation, persiste et disparait tout à la fois. La logique référentielle se voyant minée par la force de déréférentialisation de la disparition, ces agencements, comme des déictiques vidés, ne pointent toutefois vers rien ni personne. Le tracé de l’ombre de l’amant de Dibutade ne renvoie pas vers lui : il participe à la surdétermination de son existence, qu’il contribue également à configurer.
Lorsque la médiation est dépouillée de toute potentialité référentielle, elle devient, en elle-même, lieu de l’immédiat. Un lieu de création de relations, un lieu où la distinction entre immédiat et médiat s’estompe (ou devient littéralement insignifiante). En d’autres termes, l’hypermédiateté est un régime où l’immédiateté de la médiation, dont Richard Grusin a déjà proposé l’idée, est effective. Reprenant encore une fois l’exemple du dessin de Dibutade, on peut ainsi considérer que l’esquisse produite par la jeune Corinthienne est le seul lieu d’une rencontre immédiate avec son amant, là où sont colligés le geste de l’une et une part de l’existence de l’autre. Dans cette perspective, ni l’individu, ni la disparition ne sont premiers : l’hypermédiateté est un régime essentiellement, perpétuellement, anachronique.
Conclure par l’origine
Penser l’hypermédiateté soutient l’idée que la disparition n’est pas un évènement qui s’inscrit dans une trajectoire linéaire. On ne pourrait admettre un schéma conçu comme un fil sur lequel se tiendrait d’abord l’être immédiat, où surviendrait ensuite l’évènement de la disparition qui, lui, donnerait lieu à l’émergence d’une dynamique hypermédiate; il s’agit plutôt d’une relation rhizomatique qui permet toutes les formulations combinatoires et dont la logique complexifie sa mise en langage. Les trois termes du disparaître, soit désir d’immédiateté, régime hypermédiat et disparition, se co-construisent, s’interdéterminent et, dans la relation, (re)définissent leur objet. Ensemble, ils font naitre une force d’anachronisation par leur inadéquation à une temporalité linéaire, par leur résistance au tracé d’une ligne du temps avec ses relations de causalité. De ce point de vue, l’hypermédiateté a une action semblable à celle de la survivance : traduction et adaptation du Nachleben warburgien par Didi-Huberman, la survivance « désoriente donc l’histoire, l’ouvre, la complexifie. Pour tout dire, elle l’anachronise. Elle impose ce paradoxe que les choses anciennes viennent quelquefois après les choses moins anciennes ». Penser ainsi l’anachronisation – comme mouvement de désorientations temporelles – a des conséquences épistémologiques importantes : « L’origine, par conséquent, forme elle-même une temporalité impure d’hybridations et de sédiments, de protensions et de perversions. » Origine plurielle et hybride qui n’est donc, au final, pas originelle.
Cette reconfiguration de l’origine se joue dans l’hypermédiateté dans la mesure où l’on admet que la disparition confère à cette logique son effectivité parce qu’elle était déjà là, relativement occultée par la forme positive de l’existence de l’objet. C’est-à-dire que les différentes formes de médiations et de discours qui contribuent au devenir d’un objet ou d’une personne, qui configurent son identité et le système relationnel dans lequel il évolue, acquièrent une valeur nouvelle lorsqu’elles sont agencées dans le mouvement d’un désir d’immédiateté – en tant que corolaire de la disparition –, mais elles étaient quand même, pour une partie d’entre elles du moins, déjà là. A fortiori, par les actions posées dans le régime de l’hypermédiateté, on (re)crée l’identité de ce qui a désormais une existence-dans-la-disparition. Ainsi l’amant de Dibutade est-il déjà disparu au moment où la jeune femme trace son profil, même si l’iconographie du mythe nous fait voir leur relative coprésence. Par son geste essentiellement médial, Dibutade résiste à une certaine idée de la mort et assure, pour son amant, cette existence dans le disparaître.
A fortiori, penser la disparition comme facteur d’effectivité d’une hypermédiateté toujours déjà en latence, puis penser la valeur productive du désir d’immédiateté qui lui est inhérente, permet de concevoir la disparition comme étant elle-même créatrice de son propre objet (la disparition fait exister le disparu) et l’hypermédiateté comme lieu pluriel du mouvement des trajectoires de cet objet (ou individu). Dans la mesure où l’hypermédiateté est un régime d’interaction pourvu d’une temporalité essentiellement anachronique, l’objet n’est donc ni originaire, ni préexistant à sa propre disparition. C’est là une proposition qui tente de penser une alternative aux limites dans lesquelles on confine souvent la disparition : limites temporelles amenées par une relation entre présent et passé qui ouvre mal vers un devenir, limites heuristiques induites par le paradoxe d’une présence-absence et limites conceptuelles par la pensée plus essentialiste du spectral et de la trace.«
– Le faire disparaître : pour une théorie de l’hypermédiateté
par Élisabeth Routhier

« Le regard captif
Azaël s’ouvre sur un tableau d’enfermement : Sixte est reclus chez lui, tel le Faust de Goethe retiré dans son laboratoire-tombeau. N’acceptant qu’un nombre restreint de visiteurs dans ses appartements, il se sent le jouet de puissances qui le scrutent en permanence. « [Sixte] ignorait l’artifice, les intrigues, le mensonge et il se sentait surveillé universellement par des êtres avertis, comme si le monde entier le traquait. » (13) Il s’est exilé d’un univers qui, lui, n’a pas fini de s’intéresser à son cas. Son repli volontaire semble ainsi motivé par une pensée typiquement paranoïaque. À ce propos, Freud note dans Pour introduire le narcissisme que l’isolement et le délire des grandeurs sont deux caractéristiques de la paraphrénie, c’est-à-dire un trouble mental proche de la psychose et qui se spécifie par des délires paranoïdes intermittents. Sans verser dans la vaine étude nosographique, ce parallèle indique toutefois la position qu’occupe, dès l’abord, le désir du personnage. Chez Sixte, de la même manière que pour les paraphrènes, « [l]a libido retirée au monde extérieur a été apportée au moi, si bien qu’est apparue une attitude que nous pouvons nommer narcissisme. » La psychanalyse distingue deux étapes essentielles de la constitution du sujet à partir du narcissisme : le narcissisme primaire, originel en ce sens qu’il précède l’investissement amoureux des objets, et le narcissisme secondaire, qui vise quant à lui un retour partiel de cet amour objectal vers la seule personne du sujet, ce qui permet notamment l’apparition de l’estime de soi.
Rien de pathologique dans les processus d’investissement narcissique, tant que le sujet ne se replie pas dans la forteresse de sa propre adoration au détriment de l’Autre. D’emblée, en explorant la voie narcissique que le texte laisse entrapercevoir, ce travail entend suivre les trajets, les renversements et les faux-semblants que le désir emprunte chez Jouhandeau. C’est à cette condition seule, comme nous le verrons, que sa magie non seulement opère mais devient signifiante. Cette genèse sous le signe de la paranoïa permet d’ailleurs d’indiquer une lecture possible des phénomènes surnaturels qui peupleront la suite du récit. Le monde perçu par Sixte est placé sous la coupe d’un regard omnivoyeur. C’est que le regard n’est jamais forcément au-devant, localisable, mais peut se trouver derrière ou tout autour.
On ne peut rien en savoir, sinon en être la proie, car le regard est toujours au dehors, circulaire et insaisissable, émanant du lieu inconnu de l’Autre. Mais cette situation initiale, apparemment inextricable, est renversée par le premier geste de Sixte, lorsqu’il dispose sur le linteau de la cheminée la photographie d’un inconnu : s’il peut la contempler, plus encore la dévisager et en scruter les yeux, c’est que ce regard s’est fixé, situé enfin dans l’espace et non plus toujours en cavale. Il s’agit ici d’abolir le regard par le surgissement d’une image. Le fauteuil vide au milieu de la pièce s’emplit alors d’une présence. Fantomale d’abord, presque imperceptible, puis de plus en plus tangible, celle-ci prend les traits du personnage de la photographie.
[…]
Dénuée de parole, l’apparition s’exhibe primitivement. Elle tient peut-être de l’homoncule car sa forme passe par les différents stades de la matière, du gazeux au solide, du dur au mou, du minéral à la chair, en une succession morphologique que ne renierait pas la pratique alchimique. Elle ne s’incarne toutefois qu’en prenant un visage, trouve sa forme définitive, stable, dans une face où loge un regard, qui, « comme la lumière d’un astre, éteint depuis longtemps, chemine toujours, continuant à éclairer des continents lointains » (16). Le voir est à la fois l’origine et l’aboutissement de sa création, la pulsion scopique la fait tenir littéralement. C’est une pure image, voile ou spectre silencieux jailli de la photographie sur l’instance du regard de Sixte. Or il se trouve que la vision de ce dernier oblitère ordinairement les choses et fasse trou : « [Celui-ci] escamotait en quelque sorte ce qu’il fixait. L’objet était là, mais cessait d’être visible pour lui exclusivement. Certains objets, autrement dit, ne pouvaient supporter, sans disparaître, l’ardeur de son attention qui semblait dissoudre leur apparence. » (30-31) Cette fois, à se faire désirant, son regard voit son pouvoir d’occultation s’inverser. Vouloir voir le regard recouvre l’absence d’une image. Est-ce cependant dans l’œil de Sixte ou dans la photographie elle-même que se loge la possibilité d’incarner un regard et de répondre à une demande ? De l’objet ou du regard, lequel est magique ? L’opération se répète dans l’intimité de ses appartements et le doute s’installe chez Sixte. Il s’en ouvre au docteur K., singulier médecin qui diagnostique chez lui autant le délire né d’un cerveau malade que quelques intrusions magiques. Pour ne pas le faire mentir, un autre personnage se présente chez le jeune homme, un mage du nom d’Azaël en quête de textes occultes, dont l’un des plus rares serait détenu par Sixte. Stupéfaction : ce dernier reconnaît dans les traits de son visiteur ceux du personnage de la photographie et, in extenso, le visage diaphane de l’apparition. Leur destin est scellé par cette reconnaissance visuelle, alliance redoublée par la soif d’absolu que tous deux partagent. Sixte trouve donc dans l’autre son reflet. Le même attire le même, consacrant la passion naissante sous le signe du miroir. Au sens de la psychanalyse, la représentation, l’image est structurante, s’étayant depuis le corps sur le registre de l’identification imaginaire, mais elle recèle un pouvoir mortifère dans sa capacité à voiler le sens, à charrier des figures figées et univoques. « Comme si les images ne pouvaient conduire qu’à l’envoûtement et à la prosternation. » L’image ensorcèle en ce qu’elle peut, dans sa puissance de fascination et sa promesse de plénitude (qui n’est qu’une autre forme de clôture), aliéner le sujet. Domaine par excellence des leurres de l’identification, l’imaginaire unifie mais est totalisant tout en même temps. Chaque représentation implique un asservissement, une idolâtrie, dès lors que la fonction séparatrice du symbolique est occultée et que l’image est adorée pour elle-même.
Vol et viol de l’image
Azaël et Sixte commencent à s’échanger des lettres brûlantes de fascination et d’effroi. Dans l’une d’elles, le mage confie au jeune homme : « Hier, je me reposais dans un jardin, quand un ami m’a abordé, me donnant votre nom pour le mien. » (32) « S’était-il dédoublé et avait-il perdu son double ? » (33), se demande Sixte en son for intérieur. Le monde bascule alors pour lui dans la fadeur, il perd de ses couleurs, comme délavé, plongé désormais dans un brouillard opaque. « Parfois, il semblait à Sixte qu’on l’avait désaffecté, qu’on avait désenchanté pour lui son Âme et en même temps Azaël avait fait main basse sur la photographie qui était le seul objet par l’entremise duquel Sixte eût peut-être pu avoir barre sur lui. » (34) Pour Jouhandeau, magie et vol sont des arts jumeaux, grandioses car criminels, qui ne sont réellement dignes d’être perpétrés que dans la mesure où la capture (par les sortilèges ou la pince-monseigneur) est motivée par les effets qu’elle produit plutôt que par l’objet qui est convoité.
Le voleur ou le magicien est le dupe « de ses propres tours, dont il ne s’aperç[oit] pas toujours, au moment même où il les jou[e], oubliant le jeu pour l’enjeu, au moment de s’en saisir. » Cette tentation ou éthique de l’envoûtement, au sens de sidération et de captation par l’image, s’abouche entièrement à une esthétique de la séduction, qui se déploie à partir des traces, des formes, des gestes de la passion mis en scène, joués, si ce n’est surjoués.
Lorsque le style supplante le but, l’œil s’abandonne, voire s’aveugle. Rien d’étonnant alors à ce qu’Azaël s’immisce dans la vie de Sixte. Celui-ci ne semble capable de la lui dérober qu’à la condition de lui avoir subtilisé auparavant l’image. Ayant pris les traits de la photographie, puis volé cet objet premier de désir, Azaël peut alors se faire semblable à son amant. À ce sujet, il apporte à une certaine configuration structurant le désir homosexuel une représentation fantasmatique paroxystique. Néanmoins, la menace est grave puisque l’apparition du double est aussi un signe « inquiétant avant-coureur de la mort». Le jeune homme s’avère ainsi pris dans les rets d’un piège mimétique, dont le caractère surnaturel est manifeste. Pour l’ethnologue Jeanne Favret-Saada, toute lutte magique repose sur un réseau de relations symboliques qui s’articulent à un principe de transfert : « Une crise de sorcellerie consisterait en ceci : un sorcier entreprend d’attirer à lui, par des moyens magiques, la force vitale d’un individu quelconque, c’est-à-dire d’un individu totalement dépourvu de moyens magiques de défendre sa force vitale. » C’est une même opération de succion vampirique qu’Azaël entreprend sur son amant, ce que Favret-Saada a appelé le vol de la « force bio-économique » de l’ensorcelé, qui garantit le pouvoir du sorcier. Loin des interprétations communes de l’aboulie amoureuse, la possession par Azaël s’apparente à une forme de dépossession pour Sixte. Ce dernier remplace la photographie volée par un crucifix d’ébène et d’ivoire. Sur la place laissée vacante brille désormais une représentation du Dieu fait homme. Au-delà de sa portée idolâtre, son geste revêt une valeur d’exorcisme si l’on se fie à la liturgie catholique qui enseigne que la croix de la Passion est un repoussoir puissant pour le Démon et ses sbires infernaux. Sixte n’en est pas à son premier geste ambigu, où une main repousse ce que l’autre réclame. La fièvre amoureuse l’habite, ne le lâche plus. La chasse au sorcier est avant tout une chasse amoureuse dans laquelle le désir passe tout entier par le regard. « Maîtrise ton cœur. Circonscris ton désir. Ne perds pas de vue l’Objet de ta poursuite. Le malheur, c’est que tu te laisses déborder par ton désir, c’est que ton désir, comme ton regard, à force d’intensité, te dérobe ta proie » (36) le serine une voix intérieure.
Toute chasse se mène à la pointe du visible, une main ne pouvant capturer que ce qu’un œil a d’abord saisi. Si le sujet du regard se trouve captivé par son objet, médusé par ce qu’il cherche à atteindre, alors il n’y a qu’un pas avant qu’il n’en devienne à son tour la proie.
C’est le danger inhérent à toute prédation, construite sur un jeu de renversement spéculaire, lorsque le chasseur peut devenir le chassé. Ceci dit, l’Autre est, par le regard jouisseur de Sixte, promis à une entreprise de réification, ramené au rang d’« Objet de sa poursuite ».
La lutte magique se manifeste alors comme un procès d’objectalisation, une mascarade de l’amour dont le but n’est pas tant la prise de l’amant que l’affirmation d’une subjectivité à travers son emprise sur une autre.
Vient le moment de la rencontre charnelle. Sixte pénètre la demeure du mage, débordant d’un capharnaüm étrange, composé de guirlandes de gants dépareillés, de « réseaux de câbles, de fils télégraphiques, destinés à capter sans doute des ondes de l’au-delà » (47) et qui tendent la toile aux sortilèges où s’enfonce peu à peu le jeune homme. Quelques jours plus tard, c’est au tour d’Azaël de lui rendre visite, annonçant, solennel : « Je viens te faire la confidence de mon corps. » (56) Tous deux échangent alors leurs vêtements et leurs rôles lors d’une balade matinale dans Paris. Leur geste vient entériner ce que la magie avait déjà entamé, à savoir le corps de Sixte. En effet, sa chair se gomme, évanescente, pareille dorénavant aux contours translucides de l’apparition aperçue au début du texte. Se dessine donc au fil du récit un rapport asymétrique où l’un perd de ce que l’autre gagne graduellement, vol et viol tout en même temps. Il semble dangereux chez Jouhandeau de devenir objet du désir. Néanmoins, ce qui pour Sixte, dans l’ordre des apparences communes, est une régression serait aux dires du mage une promesse d’élévation. S’il ne possède pas la fameuse pierre philosophale, Azaël affirme disposer d’un manteau d’invisibilité, légué par un Rose-Croix un peu fou, et d’un anneau lui conférant des pouvoirs télépathiques. Par lui-même, il peut prendre possession de la chair et de l’esprit de ceux qui croisent sa route et un seul de ses regards est capable de tuer. Cependant, son plus grand pouvoir repose sur autrui, il ne se manifeste qu’à travers l’autre qu’il transcende : « Parce que je suis devenu à ce point moi-même, “essentiel”, comme un vitrail à travers lequel rayonne une lumière et une chaleur de l’au-delà de moi, il a suffi que tu te sois exposé à moi, exposé à mon amitié, pour que je t’aie révélé à toi, pour que je t’aie aidé à devenir “toi”, à gagner en toi cette redoute, le dernier contrefort de toi en toi, où je t’ai aperçu dès le premier jour. » (66)
Toute la magie d’Azaël est spéculaire. Sorcellerie des ombres et de reflets, c’est une alchimie qui décante l’être et en tire sa secrète essence, en vertu d’une « amitié » qui, on l’a compris, n’est qu’un des noms policés de la passion. C’est le secret le plus obscur de ses arcanes, mais aussi le don offert à celui qui lui livre son corps. Lacan souligne d’ailleurs que « [l]e voile, le rideau devant quelque chose, est encore ce qui permet le mieux d’imager la situation fondamentale de l’amour. On peut même dire qu’avec la présence du rideau, ce qui est au-delà comme manque tend à se réaliser comme image. Sur le voile se peint l’absence. »
Le voile est l’image de ce qui n’existe pas, l’écran sur lequel se figure ce qui n’a pour horizon que le manque. C’est donc en s’énonçant comme vitrail ou voile qu’Azaël se fait véritable héraut de l’amour jouhandélien, sa prétendue magie permettant d’ailleurs d’en entrevoir le scénario le plus extrême, le fantasme le plus tordu. Dans sa litanie des « toi », il est cette virtualité où le désir narcissique de Sixte vient prendre un visage idéal. Pur absent en somme, façonné sur le seul désir de son amant, qu’il redouble afin de répondre à son impératif de jouissance.
[…]
Il y a tout lieu de prendre son avertissement au pied de la lettre : s’il est bien l’« Ange gardien », s’apparente-il alors au leveur de sorts, seul recours de l’ensorcelé ? « Quand un ensorcelé est ainsi investi [et pris], il ne lui reste pas d’autre issue que de faire appel à un justicier magique, le désorceleur. » Celui-ci ne peut agir que par un acte de parole, puisque la magie n’a d’efficace qu’à condition de relever de l’énonciation. Son avertissement devrait donc avoir pouvoir d’exorcisme.
En tout cas, il lui rappelle que la jouissance n’est pas qu’affaire d’asservissement et qu’il existe une issue au règne de la perversion. Mais le jeune homme lui rétorque qu’il ne peut que s’avouer satisfait d’avoir « donné l’existence, suscité et enrichi un être qu[‘il] préfère à tous » (90). Si possédé qu’il soit, Sixte n’est donc jamais le dupe ni d’Azaël ni du médecin. Comme tout bon magicien, il ne souhaite être abusé que par lui-même. Son déni, son démenti d’une certaine partie de l’histoire, est le truc du tour de magie sur lequel repose le texte. Tout ensorcellement se révèle ainsi comme une fabrique de fictions. Pour Jouhandeau, « [a]utant de vols que de viols ne se commettent qu’avec l’assentiment tacite de la victime enchantée. » Dès lors, qui s’avère le plus diabolique des deux ? « Pour moi, il m’importe seulement de n’être pas du nombre de ceux qui s’interdisent “L’Imprudence ineffable” que nous connaissons, Azaël et moi. Le risque singulier que nous courons, Dieu le considère de loin, non sans intérêt, justement parce qu’il nous rend le Salut plus difficile. » (88) L’homo magicus n’est entré dans la vie de Sixte qu’afin d’ouvrir un chemin périlleux, et par conséquent plus méritoire, plus souverain, pour l’amateur d’imprudence qui s’y engouffre.
L’œuvre d’Azaël est toujours restée suspendue au vouloir du sujet, sa sorcellerie mimétique n’ayant pu agir qu’en raison du pouvoir que le jeune homme a voulu, par son déni, accorder à l’image. Amant fantasmé ou idéal du moi de Sixte, le sorcier a d’ailleurs soutiré son savoir à plus puissant que lui : « En m’exilant hors du sommeil et en jeûnant, peut-être ai-je dérobé quelque chose de leur magie à Dieu et aux Anges et j’ai droit à ton amour. » (92) Ce vol primordial commis sur la divinité serait le gage de leur passion. Avec son double, Sixte, qui se pique d’occultisme, comme le laisse comprendre le début du livre, s’imaginarise un reflet magique triomphant auprès de Dieu. Il ne l’a invoqué, c’est-à-dire suscité d’un regard, qu’à cette fin. En cela, lui seul est le gardien des secrets et des envoûtements du texte. S’ensorceler pour mieux se fourvoyer et faire briller le moi.
Le dénouement ne saurait désormais attendre. Attablé avec Azaël pour un dîner dans un restaurant du boulevard Saint-Michel, Sixte menace de se crever les yeux. Tel Œdipe, il entendrait renoncer au visible pour en avoir trop vu et se soustraire à l’empire du mage et de ses images, mais n’est-ce pas plutôt le dernier acte d’une comédie, une bravade dont l’ironie ne saurait échapper au lecteur ? Si Sixte dévoile son jeu, c’est sans doute afin de pousser l’autre à en faire autant. Celui-ci répond : « Vous ne ferez pas cela, même si vous le désirez faire pour vous. Pour l’amour de moi vous ne le ferez pas. J’ai encore besoin de vous voir me regarder. Personne au monde ne m’a jamais regardé comme vous moi. Ton regard me revêt d’une tunique de feu. Sans ton regard ma vie serait une mort. Tu es ma force. » (102) L’aveu est fatal puisque celui qui devait occuper la place de l’Autre imaginaire, jouet des fantasmes de Sixte, n’aura tenu qu’en raison de son regard. En proclamant que l’origine du sortilège, et donc de la passion amoureuse, prend racine non dans la photographie mais dans le corps de Sixte, il les dissipe tous deux comme des mirages. Une parole sur l’image en brise la puissance d’illusion, jusqu’à la faire voler en éclats. Ce n’est pas avec cette histoire de la jouissance que Sixte cherche à se mystifier. Qu’importe désormais pour lui la gestuelle compliquée du mage, dissimulée à grande peine sous la table : ce n’est plus qu’un Grand-Guignol de sabbat. La sentence du docteur K. se réalise donc à l’heure voulue par Sixte, qui fait volte-face : « Maintenant, c’est fini entre nous. Lève-toi et pars ou ce ne seront pas mes yeux que je crèverai, mais toi que je percerai de ce fer. (Il le montrait.) J’ai maintenant jugulé la source de ta puissance. Tu ne peux plus rien sur moi. » (106). En face de Sixte ne reste qu’un homme défiguré, dont l’image, qui l’habillait tel un costume, s’est envolée. Hagard, pâle, c’est une véritable outre dégonflée, une chose détuméfiée. Nul besoin de la percer d’un coup de poignard, comme il a été inutile de s’énucléer l’œil : les mots suffisent à rompre le charme – ces mêmes mots avec lesquels il est si facile de s’abuser. La pièce est terminée et le rideau tombe. Résonnent enfin les dernières phrases du texte dans la tête du jeune homme : « [S]ache que tu es appelé à de grandes choses. Le démon Elzehel s’était emparé d’Azaël pour te perdre. Tu as vaincu l’Enfer. » (ibid.) S’agit-il de la voix du docteur K., son fameux « Ange gardien » ? L’Enfer que Sixte a surmonté n’ouvre cependant la voie qu’à un paradis artificiel. Par une ultime fable qu’il se raconte, pour célébrer sa souveraine victoire sur le désir, au prix donc de l’amour, Sixte ferme le roman. Le règne de l’imaginaire est chez Jouhandeau sans appel. C’est que, comme tout prestidigitateur, le sujet de la perversion est rompu aux leurres et aux chausse-trapes. Bercé par ses propres fantasmes, il a fait de l’amant un objet fétiche, « morceau de narcissisme » humanisé afin de réaliser le vœu d’une passion entièrement spéculaire. Pour lui, l’image du désir est une idole engluée dans ses effets de semblance et dénuée de parole signifiante. Cette coquille muette et creuse, il peut l’habiter, l’habiller de ses masques et simulacres, se barricadant de la sorte dans un fantasme totalisant qui échappe à la logique des signes.
Avec Azaël, Jouhandeau témoigne d’un savoir hétéroclite sur les sciences surnaturelles, allant de l’alchimie à la démonologie, qui sont toutes mises au service de sa pensée syncrétique où, depuis toujours, les mythes, les légendes et les coutumes de tous les panthéons célèbrent le culte du moi. Sa passion des objets, tant de sorcellerie que de désir, l’auteur limousin s’y consacrera à nouveau près de vingt ans plus tard, dans Chronique d’une passion. Avec ce récit fortement autobiographique, le cycle se répète mais le centre du mimétisme se déplace : l’aimé est encore sacrifié au profit d’un objet fétiche, qui est cette fois un tableau de Jouhandeau lui-même, paré des atours d’un Prélat infernal et sublime. La sorcellerie est chez Jouhandeau une variation et une vénération de l’ekphrasis, la perte de l’amant recelant la promesse d’une jouissance imaginaire où le corps réel n’a plus de part. Toutefois, si magique soit-il, son fétiche reste à usage unique. »
– S’ensorceler. Possession et passion de l’image dans Azaël de Marcel Jouhandeau
par Martin Hervé



« En consultant les livrets des XVIIe et XVIIIe siècles, l’historien s’aperçoit que l’Antiquité est un « formidable réservoir de fantasmes », pour reprendre l’expression de Michel Jeanneret : les grandes figures antiques servent de modèles aux poètes, qui produisent des réécritures toujours plus audacieuses de leurs aventures et de leurs prouesses physiques, intellectuelles, magiques. C’est le cas notamment d’Achille ou de Circé. Dans des domaines fort différents, l’un et l’autre questionnent la capacité de l’artiste à réactualiser certains personnages mythologiques dans des formes à la fois différentes et similaires. Dans l’article « Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque », David Souiller analyse le pouvoir créatif que suscite Circé à travers les âges. Enchanteresse, magicienne, sorcière, la cruelle Circé incarne, au gré des différentes appellations qu’on lui prête, la tentatrice. Grâce à ses philtres et à ses enchantements, elle peut soumettre les éléments aussi bien que les êtres humains à sa propre volonté. C’est le jeu de l’illusion qui se révèle au monde des humains.
La sorcière : une poétique des ambiguïtés
Dans son travail sur l’opéra vénitien, Wendy Heller étudie les rôles féminins majeurs qui ont fait la gloire des théâtres vénitiens du XVIIe siècle. En s’appuyant sur l’analyse de cinq personnages mythologiques et historiques – Didon, Octavie, Callisto, Sémiramis et Messaline –, elle s’intéresse aux représentations de la femme dans l’opéra. Les livrets choisis sont examinés soigneusement depuis leurs sources d’inspiration jusqu’aux procédés dramatiques mis en œuvre. La nouveauté de sa démarche réside dans la mise en relation d’un personnage, de sa sphère psychique et des situations qu’il engendre avec les procédés poétiques, dramatiques et musicaux imaginés par le librettiste et le compositeur. Ces perspectives, influencées par la New Musicology, servent de fondement à notre démarche. Aussi, il convient avant tout de définir la sorcière en tant que profil psychologique servant en quelque sorte de moule à la construction des personnages féminins dotés de caractéristiques similaires. Cela est une étape préalable à l’analyse de ses représentations au sein de la culture vénitienne.
L’insertion du mot sorcier dans la langue poétique débute vraisemblablement au Moyen Âge. Le terme est attesté en 1612 dans le Vocabolario della Crusca. Deux entrées apparaissent dans ce dictionnaire : tout d’abord le substantif féminin « strega » [« sorcière »] puis sa forme masculine « stregone » [« sorcier »]. Dans le premier cas, le terme est employé au XIVe siècle par Dante Alighieri dans le chant XIX de son Purgatoire. Il évoque ainsi le passage au cours duquel le narrateur est confronté à une allégorie du Vice. La nature éminemment démoniaque de cette femme – « strega » dans le texte original – est consolidée par le commentaire qu’en fait le critique médiéval Francesco da Buti. Selon lui, la sorcellerie serait essentiellement de sexe féminin et les sorcières se transformeraient en animaux et se nourriraient du sang des jeunes filles : « Е chiamala strega, imperocchè li volgari dicono, che le streghe sono femmine, che si trasmutano in forma d’animali, e succiano lo sangue a’ fanciulli, e, secondo alquanti, se li mangiano, e poi gli rifanno ». Les actes barbares qu’on lui prête sont aussi formulés chez un autre écrivain italien : Boccace. Cette vision effrayante de la sorcière, véhiculée par le Vocabolario della Crusca aux XVIIe et XVIIIe siècles, correspond peu ou prou à celle qui prévaut dans la bouche des poètes vénitiens.
Lorsque l’on consulte les livrets des XVIIe et XVIIIe siècles pour tenter de trouver les traces des sorcières, on se heurte à une difficulté d’ordre sémantique. Rares sont les librettistes qui ont recours aux termes « stregone »/« strega », qui sont pourtant les traductions littérales des mots français « sorcier » et « sorcière ». Ils optent plutôt pour les mots « mago » [« magicien »]/« maga » [« magicienne »], qui ouvrent des possibilités rythmiques et rimiques plus grandes. L’Arioste fait dialoguer, par exemple, « maga » et « vaga » dans l’octave 21 du chant XLIII de l’Orlando Furioso. La distinction lexicale qui s’établit entre « strega » et « maga » semble se produire au moment même où la langue italienne est en cours d’uniformisation. Participant à ce mouvement de construction, l’Orlando Furioso (1516) et la Gerusalemme liberata (1581), véritables références en matière de poésie épique, offrent deux exemples d’une réitération abondante du mot « maga »/« mago ». Ce principe de repetitio affirme la dimension éminemment littéraire et savante du livret. Par sa manière d’utiliser et de réutiliser en son sein, indépendamment du sujet et du poète, les mêmes mots et les mêmes images, il est véritablement l’héritier de la poésie du XVIe siècle.
Les occurrences du mot strega rencontrées dans les œuvres lyriques de la période étudiée tendent à prouver sa nature populaire, comme le montre l’un des épisodes comiques inséré au sein de L’Anagilda (1711) d’Antonio Caldara. Le dialogue entre le vieil avare Grullo et la jeune Dorina (acte III scène 13) concernant leur mariage aboutit à une dispute entre les deux personnages. Grullo invective alors Dorina de « strega del Diavolo » en réponse à l’insulte de cette dernière. On peut trouver à plusieurs reprises l’expression « strega maladetta » [maudite sorcière] pour exprimer tout le dégoût que suscite, aux yeux d’un homme, une femme corrompue par les vices. Pleinement intégré à la langue italienne, le mot strega se caractérise plus par sa charge émotionnelle forte que par sa fonction illustrative : il ne s’agit donc pas d’évoquer la sorcière en tant que telle mais plutôt de manifester une attitude hostile. Si sa représentation est somme toute négative, c’est pour mieux incarner la querelle entre Grullo et Dorina. Certains mots, parmi lesquels « addio15 » ou « strega », ont, dans les domaines de l’opéra et du théâtre italien, vocation à créer une tension dans la matière poétique, car ils portent en eux une référence implicite : une référence à l’absence dans le premier cas et une référence à la femme démoniaque dans le second. Ils sont capables d’engendrer dans l’esprit des spectateurs des images qui sont autant visuelles que poétiques. Le message du poète devient ainsi plus complexe pour le public, car la compréhension de ces mots est plurielle, recouvrant à la fois leur signification première et l’imaginaire auquel ils renvoient.
[…]
Étudier les représentations de la sorcière sur les scènes vénitiennes est une tâche complexe, car elle exige du chercheur qu’il s’intéresse à un phénomène moins poétique que culturel. Wendy Heller avait jadis montré que l’opéra, par sa capacité à incarner les sphères politique et sociale de Venise, contribue à l’édification de son mythe. Certains personnages féminins comme Didon reflètent selon elle des comportements moraux et sociaux qui sont diffusés dans la cité. Aussi, la présente étude sur les sorcières complète les travaux de Wendy Heller dans un domaine connexe. Si les plus grands rôles de sorcière sont pour la plupart créés à Venise, ils témoignent d’une créativité riche et variée que les impresarios des théâtres souhaitent tourner vers l’extraordinaire et la démesure. La liberté d’expression, très grande à Venise, permet une multiplicité de représentations de la sorcière relevant de registres fort différents : lyrique, morbide, tragique. C’est l’univers féminin qui se donne à voir au spectateur dans ses fragilités plus que dans ses forces. La sorcière questionne en cela la nature humaine et ses sombres penchants – notamment la cruauté.
Les représentations de la sorcellerie sont plurielles. L’image de la sorcière décrite dans cet article diffère peu de celle qui nous est transmise par les démonologues du Moyen Âge finissant et des siècles postérieurs. Les mentions faites des sorcières dans les livrets vénitiens ne sont pas des réinterprétations, sous une forme artistique, de certaines affaires de sorcellerie qui se seraient déroulées dans le passé et auxquelles les poètes auraient eu accès par le biais des comptes rendus de procès ou de plaintes. La réalité poétique que permet l’opéra construit un espace imaginaire à partir de faits tantôt historiques ou mythologiques, tantôt inventés, tantôt relevant à la fois de l’histoire et du mythe. Dans le cas de la sorcellerie, il s’agit principalement de références à la poésie épique d’Homère ou du Tasse. Comme elle, l’opéra échappe à toute tangibilité ; il reste l’un des mondes où le merveilleux s’exprime avec fantaisie. Aussi, la naissance scénique de la sorcière – la « maga » comme l’appellent les poètes – répond à la nécessité aristotélicienne de donner du plaisir au spectateur. Circé, figure originelle des sorcières, permet de jouer avec tous les ingrédients du drame : la « naïve peinture des vices et des vertus », la recherche de la crainte et de la peur ainsi que les procédés scénographiques qui mystifient les apparences. L’illusion qui est donnée à voir au public s’inscrit au cœur de la grande illusion théâtrale dont parle Benedetto Ferrari dans le livret de son Andromeda (1637). L’opéra vénitien porte en lui cette mise en abîme qui fait sa gloire, mais qui contribue également à sa lente chute. Tel est le paradoxe de ce genre. »
– L’opéra vénitien et le mythe de la sorcière (1638-1705) : enchantements, désenchantements et cruautés
par Ludovic Piffaut


