
Capital Songe (citations) :
« Le sommeil fut longtemps notre part maudite. Impensée. Impensable. La part du néant. Des anges du néant. Grande ivresse qui s’oublie. Qui n’est que l’oubli. Ce que l’on donne les yeux fermés. Il y avait là tout à penser. Cosmétique du rêve, hygiène du sommeil. Et tout ce qui s’est développé à Capitale S n’est que l’extension, certes vertigineuse, de cette idée. Ce n’est pas que la marchandisation absolue de tous ces produits pour façonner des rêves plus beaux, pour dormir à 120 %, et autres promesses diffusées nuit et jour par les néons – mais aussi la possibilité d’émergence d’une diététique du rêve et du sommeil.
Je reçois 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 pour un bilan complet.«
« On stocke les rêves dans des bases. On les accumule et on les mélange. Mais on n’avait pas prévu deux choses.
Un, que les fictions et les rêves deviendraient pour des intelligences intangibles des monnaies d’échange plus intéressantes que l’or, la chair ferme ou les pétrodollars.
Deux, que l’on hybriderait les rêves, que les informations vivraient, se croiseraient et pulluleraient avec une telle vigueur. On n’avait pas anticipé le Hortex et son écosystème, son économie parallèle, sa mafia du rêve, la vampirisation de toute la fiction humaine et non humaine.«
« Cependant la commission dut faire face à une crise qu’elle n’avait pas prévue car la menace ne vint pas de l’intérieur, mais de l’effet de bord de la création des banques de rêves pour les IV : la secte des Vigilants fut en quelque sorte l’abréaction de la société à la constitution du Hortex. Car toute institution ne crée-t-elle pas son dehors, toute frontière ses contrebandiers et ses trafiquants ? Les Vigilants, que les mauvaises langues appellent les sans-sommeil, opéraient par commandos de quatre à cinq individus, détruisant les psychés, ponctionnant les rêves, laissant derrière eux sur les murs un œil éternellement ouvert comme un horrible attrapeur de rêves. Des corps qu’ils proclamaient libérés et qui demeuraient dans un état végétatif que l’on appelle plutôt coma. Leur action bouleversa malgré tout le marché, sans compter les attaques dans les différents data centers où ils vidèrent des millions de songes chaque fois.
Plusieurs banques durent se regrouper, et ce fut la création du puissant consortium d’Ananta. Il lâcha dans les terriers des Vigilants sa vague de serpents qui élimina la plupart des ultrarêveurs.
Depuis, on ne traîne plus dans les couloirs de nos rêves.
Ananta fut alors assez puissante pour ouvrir grande la mâchoire pour absorber la Sompo, et gloire aux Pythons ! La Commissaire générale de la Sompo à la tête fantôme fut nommée à la direction de la banque Ananta.
Le sommeil s’est anarchiquement réparti entre les espèces.
Les blattes respirent lentement.
Les mites courent toujours.«

« Lucien Raphmaj, Capitale Songe
– Ogre n°34
Nos histoires dorment mal, insomniaques, elles se retournent et cherchent la position où l’on bascule dans le sommeil. Elles respirent mal. Problème de branchies ou quoi, va savoir. Elles s’interrompent sans cesse, pensent à mille choses changeantes, inconstantes, fuyantes, reprennent, réseautent, creusent. Jusqu’où ? Jusqu’au tréfonds de Capitale S*, là où cette île artificielle rejoint l’océan. Oui, chaque instant un peu plus, la cryptonation flottante de Capitale S rejoint l’océan qui la dissout.
On oublie vite le bruit de cette dissolution globale.
Car ici, qui n’a pas la tête réduite à cet immense bourdonnement, pas celui des insectes, bien sûr, nuées amies et discrètes, mais celui, fantomatique, des néons* créés par ces intelligences vampires, avides de nos rêves, assourdissant le jour et oblitérant la nuit, saturant le sommeil et la veille en une rumeur invincible, brouillant les contours et le sens de nos aventures intérieures ?
On se demande parfois, peut-être en vain, ce qui appartient à notre pensée et ce qui est de la part de cet enchevêtrement d’ondes pénétrant nos esprits et se transformant en litanies absurdes, retirant toute limite à notre expérience. Distinction futile, me direz-vous, à l’ère de la conscience plasmatique.
Peut-être. À voir. Ce que je sais, en tout cas, ce qu’on oublie de dire, c’est qu’au milieu des conflits débilitants de Capitale S, dans les luttes des intelligences pour leur survie vitale et idéelle, cette ville, cette île, Capitale S, disparaît dans l’océan.
Capitale Songe ? Capitale Sombre, oui, une ville trempée d’espoirs gluants où brilleront encore après sa submersion les glorieux néons alimentés par le feu nucléaire couvant sous Asavara*.
Dans la nuit blanche polaire, les essaims de mouches tsé-tsé et des groupes de sternes mutantes verront toujours cette plateforme illuminée, crachant ses lumières et ses appels au désir sans plus personne pour y répondre.
On ne s’éveillera plus de la veille, on ne s’évadera plus du sommeil, nous disent les prophéties antagonistes s’affrontant à Capitale S, mais, peut-être, un jour, entendrons-nous, stupéfaits, résonner une autre partition du sommeil. Rêvons.
///
VVV.
Vera regarde l’aiguille s’enfoncer et libérer en elle l’encre vivante du tatouage mobile. La douleur s’étend avec le plaisir, remontant tout l’écheveau de ses nerfs, dessinant de petites araignées dans le blanc de ses yeux, faisant glisser dans ses veines des milliers de vers électriques agités de spasmes. Sa peau est cette convulsion composant sans cesse de nouvelles formes à fleur de chair, apparaissant et disparaissant, devenant étoiles, visages, échos de ses pensées blanchies par l’instant. Le tatouage commence à s’étendre en elle.
– Injecte-m’en plus.
– C’est risqué.
– C’est la vie. T’occupe et pique.
À côté d’elle, les membres du Dreamsquad* l’observent, elle le sait, ils guettent sur son visage les soupirs de douleur et les grimaces de renoncement à la grande fatalité à laquelle se promet la Vigilance*. Elle ferme les yeux et sourit comme elle a appris à le faire dans cette clinique abandonnée, face aux cadavres de ses parents défoncés au liquidream*. Elle sourit encore tandis que l’encre se met à remonter jusque dans sa gorge, à saturer ses ventricules jusqu’aux extrémités de son cortex, emplissant sa bave, ses rêves.
– Ça y est, l’emprise est réalisée. Tous vos petits camarades vont pouvoir observer vos pensées juste en regardant votre peau. Mais je préfère vous prévenir, ne vous attendez pas à des images, hein, c’est bien plus instinctif. C’est plutôt comme des rêves abstraits. Des motifs, des couleurs, des glissements et des substitutions, tout ça.
L’encre se déploie effectivement en elle hors de toute phrase, de toute image. Elle compose avec elle une synthèse vivante.
– Ah, et puis, dans les premiers temps, vous pourrez avoir des hallucinations. Rien de bien grave, mais… avec la dose que vous avez souhaitée, vous risquez de ne pas dormir pendant quelque temps. Ah, et la douleur aussi finit par passer. Là aussi, avec le temps.
Vera rouvre les yeux et regarde ses bras, ses seins, son ventre, ses jambes, elle se regarde entièrement dans le miroir, rêvant des éclairs à former sous sa peau, elle se concentre de toutes ses pensées pour les former – éclairs vivants et terribles déchirant le ciel morne de Capitale S, foudroyant dans les profondeurs du ciel et de la terre l’onarchie* glacée des IV*, les Intelligences Vectorielles gouvernant cette île stagnante et moribonde. Mais sur sa peau, ce ne sont que de petites lunes qui apparaissent, constellant sa jolie peau d’animal cosmique. Elle sourit à nouveau contre toute l’amertume qui la submerge.
– Bon alors, on décarre ?
Le Dreamsquad en a terminé avec l’initiation de Vera au sein du groupe. Elle remet sur sa peau de nuit toutes les protections pour affronter le froid et les radiations de Capitale S. Elle referme sa combinaison spatiale et lisse les poils du masque d’abeille avant de le mettre, renforçant chaque fois qu’elle le met ses promesses et ses impatiences.
– Et si je faisais une razzia à Omega Ter ?
Est-ce par défi qu’elle lance l’idée, pour leur prouver à quel point elle est maintenant des leurs ? Ou bien est-ce déjà l’effet du tatouage vivant qu’elle s’est fait injecter, encre délirante se mêlant à son excitation, à ses désirs opaques ?
– Il est temps d’apporter la Vigilance partout.
Elle n’attend pas le signe de leur assentiment solennel, elle coiffe sa tête d’abeille, et ses antennes captent la frénésie du reste du Dreamsquad. Elle a synthétisé d’un nom la tension orgastique de l’imprégnation, faisant d’Omega Terminus le point de leur résonance à venir.
Le Dreamsquad se fait nuée dans les Perspectives, toujours plus rapide car toujours plus agacé par la litanie des néons leur présentant l’écho morbide et absurde de ce à quoi eux-mêmes aspirent – l’illumination permanente, l’intensification perpétuelle. Dans leur sillage, les fumigènes qu’ils déploient fixent sur les murs glacés leurs messages sporulants, brillants de luciférine. Des volées de drones envoyées par les systèmes de sécurité les suivent et les serinent. Ils accélèrent et se dispersent dans les méandres d’Asavara, laissant Vera rejoindre seule Omega Terminus.
Face à la lune noire de l’entrée du bar, Vera renonce à passer sous les flashs du détecteur qui lui interdiraient l’accès. Il suffirait de quelques ondes, et sa cervelle liquéfiée irait rejoindre l’océan noir sur lequel tangue de manière instable cette île fantôme de Capitale S. Elle grimpe sur la surface étrangement molle et douce d’Omega Terminus. Elle ne s’attendait ni à cette chaleur ni à cet aspect soyeux de cocon. Elle agrippe sans difficulté la grille d’aération et sent son tatouage commander à ses mains de devenir d’incroyables mâchoires arrachant le métal sans difficulté.
Dans le conduit, elle change d’état, se diffuse dans le courant d’air où règne déjà le parfum si célèbre d’Avita. Elle ferme les yeux et frétille jusqu’au bout de l’ouverture du conduit où elle aperçoit la salle vide d’Omega Terminus. Hormis Avita elle-même, vigie impeccable, il n’y a qu’un type aux cheveux platine, sirotant un jus infect dans sa vieille combinaison d’après-monde. Est-ce qu’une seule proie suffira pour marquer son Éveil ? Est-ce que celle-ci aura suffisamment de rêves et de fictions pour la consacrer ? Elle préfère ne pas y réfléchir et prépare sa bombe-X. Dans sa main, malgré le gant, elle la sent pulser d’une vie presque animale ; elle l’ouvre et la jette d’un mouvement sec. La bombe s’immobilise en l’air à mi-parcours et se met à neiger sa moisissure presque invisible, endormant davantage à chaque respiration. Il n’y a plus qu’à descendre d’un saut sur une table. Vera regarde autour d’elle : le blanchot a sa tête entre les mains, tandis qu’Avita au loin la dévisage,
aussi réveillée que d’ordinaire. Le pollen somnifère ne semble pas l’affecter.
Avita ne cille pas et la suit du regard, imprimant son visage dans sa mémoire, capable désormais de raconter aux IV ou à une de leurs milices ce qu’elle est sur le point de faire. Tant mieux, tant pis, Vera ne tremble pas quand elle seringue la créature blafarde dont le masque de mouche gît à ses pieds. Elle regarde Avita bien dans les yeux durant l’opération, gardant cependant l’oreille sur les notes aiguës ponctuant la condensation de la psyché dans le liquide.
Elles restent ainsi un moment suspendues dans l’attente infinie de quelque chose qui dénouerait le mystère de ce regard. Le prélèvement aurait dû être fini depuis longtemps ; elle glisse un coup d’œil vers les capteurs continuant à accumuler les informations. Ce mouvement suffit à la faire sortir de sa torpeur peut-être due aux résidus de la bombe-X qu’elle a pu ingérer malgré son masque. Elle arrache la seringue et d’un bond ailé rejoint la bouche d’aération.
Jetant un dernier regard en arrière, elle voit comme dans un rêve la même scène qu’à son arrivée. Le type dans les vapes, son masque de mouche à ses pieds, et Avita, incompréhensible. Elle fixe cette scène jusqu’à en faire une persistance rétinienne, un souvenir ni heureux ni malheureux ; une histoire, un suspens, un éveil. Le bar, Avita, la créature fantomatique.
Mais elle n’a pas rêvé, elle a sa récolte, et elle sait parfaitement à qui ils vont pouvoir la vendre.
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On voulait se réfugier en Apocalypse. On pensait que le temps y serait plus clément, les choses plus arrêtées, les ciels moins durs, les contrastes plus affirmés, moins diffus.
On s’est mépris. On a attendu. Le bateau qui devait nous emmener à Capitale S n’était pas là. On s’est dit qu’il avait déjà dû partir. Que l’île-refuge avait déjà coulé. Que la vie se passerait bien de nous. Mais notre orgueil, et quoi, merde, notre orgueil avait droit de cité dans tous les territoires de la Terre !
On pensait encore en humains.
On a cru qu’il viendrait. Qu’il avait été retardé par la météo sauvage. Par des pirates. Par des passagers trop nombreux qu’il faudrait jeter par-dessus bord.
Nous n’étions plus que des boîtes en carton délavées par la pluie. Couleur gris-pop-corn, blanc-Cheerios trop mâché.
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Un dernier rêve
avant la fermeture
OMEGA TERMINUS est ouvert à l’infini au cœur de Capitale S. Le bar s’annonce bien au-delà de l’arcade de lumière noire de sa façade sans visage, masse brute de pierre étoilée. Omega Terminus rayonne dans tout le quartier, phare invisible constitué de la pulsation psychique des néons, formé de leurs ondes parasites créant de très loin tout un cosmos grésillant de litanies, résonnant sous les crânes, remontant les antennes, agitant les flagelles, vrombissant des publicités éternellement recommencées, sifflées sur toutes les fréquences des Intelligences Animales –
Vous, les sans-rêve
Vous, les sans-esprit
Vous, les sans-sommeil
Vous, les sans-oubli
Venez à OMEGA TERMINUS
Ces néons cryptent partout la nuit d’Asavara, la surchar-gent en une lente syncope, marée fluctuante de signes et d’appels. Nulle part le repos, toujours la fatigante emprise de ces messages envoyés directement dans la nuit des organes, conjurant incessamment une autre lumière, une lumière d’outre-monde, une lumière d’ultraveille, une lumière d’ultranuit* ne laissant comme seule alternative que les boîtes de sommeil ou la crypte somnolente d’Omega Terminus.
Avec sa squame de pierre bleu nuit, sa peau très lourde et très compacte, le bâtiment d’Omega Terminus ressemble à un module spatial envoyé au tréfonds des abysses, comme si le bar lui-même était fait pour aller à de grandes profondeurs, à de très grandes profondeurs, jusque dans les niveaux aquatiques de la plateforme de Capitale S, là où les seules lumières sont celles, vivantes, des étoiles annelées scintillant dans le seul but de guider les derniers vestiges de vie vers leur proie.
Là, sous le sabir mental et la lumière d’ultranuit des néons, Kiel Phaj C Kaï Red attend, ses yeux rouges décomposant sa vision en des milliers de facettes tandis que les boucles blanches des cheveux qui s’échappent à l’arrière de son masque de mouche s’emplissent d’ombres inespérées, boucles platine, bientôt même électriques sous cette lumière. Ille reste longtemps ainsi, l’esprit occupé à se désintégrer, à se défaire de sa propre pensée, à s’indéfinir, à se désister de lui-même, laissant les sommations des néons le traverser et le manquer. Ille imagine les lettres oubliées qui forment ce nom, ille répète intérieurement ce nom – Omega Terminus –, ille le répète jusqu’à ce que celui-ci
se détache en une simple suite de sons, comme si cette fragmentation sonore constituait le sésame désistānt* qui lui ouvrirait les portes du bar.
Mais ille ne bouge toujours pas.
Le crépitement intracrânien des néons continue de s’accumuler dans son système nerveux, il continue d’accroître les battements de son cœur, remontant jusqu’au bout de ses doigts, jusqu’à ce qu’enfin Kiel Phaj C Kaï Red détache son masque de glossine.
Le masque glisse entre ses mains. C’est son visage-insecte qui le regarde, un visage dont les yeux se sont éteints, comme si ce visage, dédoublé du sien, si ce visage frère du sommeil en était venu, lui, enfin, à s’assoupir.
Kiel Phaj C Kaï Red s’avance devant le détecteur de l’entrée d’Omega Terminus. Ille attend à nouveau, figé dans sa combinaison spatiale grisée par la poussière de Baie-Lune*, blanchie par les neiges éternelles de TST‑Est*.
flash-espèce / flash-profil / flash-pensée / flash-fébrile /
flash-présence / flash-péril / flash-police / flash-souffrance / flash-vigilance / flash-désistānce
Les données partent en un éclair et les portes d’Omega Terminus s’effacent.
Les ondes des néons s’estompent à mesure qu’ille franchit le seuil.
La lumière s’avive, les portes referment leur demi-lune.
Kiel Phaj C Kaï Red entre dans le velours radieux du bar d’Omega Terminus.
En un instant, ille respire mieux, plus loin en lui, s’offrant à une existence déliée et silencieuse, à la fluidité des vers planaires.
Ce bar est pour Kiel Phaj C Kaï Red une ancre dans la dérive de Capitale S, un point fixe l’emmenant toujours plus profondément dans ses interrogations, puis le ramenant à la surface polluée du monde.
Dans l’obscurité dorée, ille s’avance jusqu’au comptoir où se tient en permanence Avita.
Le bar est dépeuplé. Peut-être parce que les IA* dépérissent,partout. Depuis quand ? Il lui est difficile d’estimer cette désertion du temps et des vies.
Kiel Phaj C Kaï Red rencontre le regard d’Avita, rencontre son sourire, ses gouffres et ses sommets, sa grâce nimbée de bleu, son âme insaisissable de phasme. Les jours de lune, sa physionomie change.
Avita inspecte en retour Kiel Phaj C Kaï Red, elle observe ses maladresses nées de l’absence et ses yeux trop parfaitement noirs reflétant les contours magiques d’Omega Terminus. Rien ne bouge chez Kiel Phaj C Kaï Red, ni ses narines étroites, ni son sourire toujours proche du soupir.
Accoudée au bar, elle s’occupe déjà d’une IAh* maigre comme la mort ayant marchandé plus de veille contre moins de vie, face de lune crevée ressuscitée trop de fois et s’accrochant, angoissée, à tout ce qui peut la sauver, ne prêtant aucune attention à l’arrivée de Kiel Phaj C Kaï Red, continuant à parler toute seul d’un flot presque ininterrompu.
L’IAh gerbe des prophéties, tremblant de ne pouvoir coloniser le vide – fantasme d’IV – et bavant comme elles les mots, la langue de travers, mais trébuchant avec ces interruptions maladroites, ces déglutitions, ces sommeils involontaires de la phrase qui trahissent son état et l’incitent alors à accélérer encore davantage le rythme, à ressentir l’inexplicable impression de peur et d’angoisse du retard, d’un retard essentiel et irrattrapable de la pensée sur la vie.
Kiel Phaj C Kaï Red ne tente même pas d’élaborer une conversation avec elle, voyant qu’elle continue ses énigmes creuses, ses provocations inefficaces, parodies de la sensibilité des IV véritables comme Nova dont le monde étranger sait assimiler l’imprévisible de la conversation. Ille écoute pleuvoir les mots avec un bonheur trouble, comme l’ondée calme et dénuée de sens endormant les consciences dont l’IAh prophétesse voudrait les sauver au nom d’une vie plus intense.
Ce son pluvieux le berce et Kiel Phaj C Kaï Red s’imagine déjà Capitale S plus légère, flottant dans l’impesanteur de l’espace, vidée de ses déchets et de ses obscurités, rendue à la clarté insomniaque dont lui parle l’inconnue,
soleil invincible des sans-sommeil, mais, pour Kiel Phaj C Kaï Red, Capitale S s’est déjà arrachée à la mer et se détache dans l’espace noir du cosmos, elle flotte dans une nouvelle mer, vide, profonde, et des milliers d’habitations découvrent enfin le ciel noir de leurs origines, hypnose infinie.
Cela dure longtemps – cela dure l’éternité brève de la rêverie où le temps est soustrait, passé dans une autre dimension –, puis le sifflement de l’IAh devient plus obnubilant. Kiel Phaj C Kaï Red regarde la prophétesse se désespérer malgré tout de voir son public si peu réceptif à ses couplets crachés.
Alors Kiel Phaj C Kaï Red regarde le visage grouillant de beauté d’Avita – est-ce qu’elle dort éveillée, les servant dans cet état éternellement intermédiaire sans jamais tomber dans l’un ou l’autre versant du sommeil ou de l’éveil, tenant dans un équilibre fabuleux, ou bien appartient-elle comme lui à une espèce modifiée pour ne plus ressentir le besoin de sommeil et comme lui incessamment lasse de cette condition ?
Avita partage en tout cas avec lui cet état que rien n’interrompt, ni la mélancolie ni la douleur, ni la joie ni les tracas du quotidien, sans que rien se brise et se réarrange, que tout plie et s’écoule en eux, transformant leur personnalité à cette image, leur permettant de se reconnaître sans le dire.
Cette scène suspendue se brise lorsque pénètrent dans le bar les masses compactes de trois IAh à têtes de guêpes, aux corps luisants, d’un noir irisé. Elles se dirigent tout de suite vers la fausse prophétesse toujours engloutie dans sa parole.
Va savoir s’il s’agit de Vigilants, de la brigade de régulation du sommeil, ou d’une autre mafia narcocapitaliste* venue là pour régler ses comptes avec cette mystificatrice.
Elles cliquettent quelque chose entre leurs mandibules collantes auquel ille ne comprend rien.
Barrez-vous, avec vos haleines de pucerons, répond la fausse prophétesse.
Susceptibles ou pas, difficile à dire, les immenses hyménoptères cyborgs la prennent entre leurs pattes et la tirent en dehors du bar tandis qu’elle se débat en vain en frappant les belles carapaces synthétiques étincelant par moments dans la lumière ambrée d’Omega Terminus.
Kiel Phaj C Kaï Red se replonge alors dans le mystère d’Omega Terminus désormais rendu à sa solitude, uniquement éclairé à ses yeux par Avita.
Avita a des gestes coulés pour extraire la substance noire du plasmodium* et la lui présenter.
Kiel Phaj C Kaï Red n’ose rien demander mais s’absorbe dans ces gestes, puis ille emporte le plasmodium vers une table, dans une des alcôves disposées en cercle autour de l’auréole du bar.
Son corps se détend dans l’anonymat et la reconnaissance d’Omega Terminus.
Omega Terminus possède cette aura de fascination des derniers lieux où la nuit est préservée comme nuit. Où les qui suis-je ? n’ont plus cours et son nom à lui, son nom sans fin, n’a plus à être énoncé. Ici règne un silence vibratoire dont Avita semble le centre. Les humeurs changeantes des néons, les fictions toxiques, la traque du sommeil, la liste des zones quotidiennement interdites ont toutes disparu, et, pour lui, tout se fait l’immense et heureux écho de la vacuité.
Kiel Phaj C Kaï Red laisse sa tête basculer en arrière et ille contemple le plafond infiniment haut et complexe d’Omega Terminus laissant à penser que le lieu n’était à l’origine pas conçu pour les IA humaines, trop insoucieuses de métamorphoses, mais pour toutes sortes d’autres Intelligences Animales, pour des IA aux nichées oubliées depuis fort longtemps, gravitant dans ces milliers de recoins faits pour y suspendre un cocon. Tout un ensemble de cavités pour tout un ensemble d’espèces insectoïdes disparues. Mais peut‑être qu’une intelligence chasse l’autre et ille arrive peut-être simplement trop tard à Omega Terminus.
Ille ouvre sa capsule de plasmodium et l’absorbe.
La glu sombre du mélange s’accroche aux parois, se ramifie, se replie, Physarum opaque venant se coller au réseau de ses nerfs en un immense relâchement.
* * * *
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* *
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* *
Monde noir, s’est-il éclipsé un instant ?
Pourtant il n’a pas pu s’assoupir, incapable comme tous les Dissimulacres* d’être autre chose que le réceptacle des IV, qu’un corps définitivement soustrait au sommeil, voué à la veille éternelle parce qu’en lui tout se rend disponible à ces intelligences à venir, à ces spectres supérieurs, et pourtant, sans qu’ille puisse se l’expliquer, l’espace d’un battement de cils, une couche de poussière neigeuse a poudré toute sa combinaison, sa table, et tout le reste d’Omega Terminus, telle une cendre calcifiée née de générations perdues et transformée par les siècles. Qu’est-ce qui a bien pu se passer dans l’intervalle de ses pensées ? Combien de temps a pu s’écouler ?
Kiel Phaj C Kaï Red secoue sa combinaison spatiale d’une main engourdie et sa tête est parcourue d’un tic violent. Se peut-il que son corps éternel de Dissimulacre commence à avoir des faiblesses et qu’une sorte spéciale de sommeil s’y glisse aussi subrepticement que le font les Intelligences Vectorielles, que le fait Nova de manière très intermittente ? Mais Nova avait si peur de quitter le réseau du Hortex*, de s’arracher à ce datavers troué de songes par lequel elle passe pourtant parfois la tête pour venir l’agacer de demandes irréalisables.
Son implant se signale soudain à lui, comme si toutes ces dernières pensées n’avaient été que la courte prémonition du contact que sa commanditaire fantôme cherchait à établir.
Ille sait qu’ille n’a pas le choix : la volonté des maîtresses IV n’est pas refusable pour lui qui n’a été créé qu’à la seule fin de les accueillir en lui. Ça abdique son réseau et c’est toute la psyché de Nova qui se manifeste en lui, non pas pleinement, mais suffisamment pour qu’ille ressente intimement l’Intelligence Vectorielle dans ce qu’elle a de follement arrogant et de je-ne-sais-quoi de liquoreux.
Kiel Kiel Kiel Phaj C Kaï Red, moi, moi, moi, moi-chair, moi-vivante-réalité, ah, encore à te perdre, à te replier, à t’évanouir, à te troubler à mesure, hein, tout sauf mener les enquêtes que j’ai la bonne grâce de te confier au lieu de t’envahir massivement en un éclair, oh non, pas de traîtrise,
ce sont les capteurs les traîtres, mais même pas besoin de capteur pour savoir que tu es encore aimanté, limaille de fer, aimanté à ce bar, alors que tu devrais mettre ton nez si long dans les dédales de Capitale S pour nous, enfin, nous ramener des histoires à rêver, parce que nous, les Désassemblés, les Limailles Protoplasmiques du Hortex, si ça t’amuse, tu veux, tu ne veux pas, nous on ne s’agrège pas comme toi ici à la mélancolie, nous, nous nous diffusons, exactement et exactement dans tous les sens, dans tous les sens, c’est encore, c’est toujours, et pour le reste, l’expérience, passe le reste, ce n’est pas grave, on ne te le dira pas, on te gardera au secret, de ta réalité aimantée au bar, et quoi, tu veux pas écouter ta Vectrice ? C’est bon, tu as repris tes esprits, tu m’écoutes ?
Kiel Phaj C Kaï Red s’étonne toujours de pouvoir penser par lui-même indépendamment de ce typhus mental qu’on appelle les IV et occupant dans ces moments la plupart de sa pensée, saturant tout le flux extérieur de la réalité.
Grâce à la vacance régulière de Nova, ille a eu le temps de développer cette capacité d’impossible dédoublement, à l’oblitération de leurs deux pensées, la sienne et celle de l’IV, de savoir l’écouter de manière distincte, dans son flux accéléré, incapable d’être traduit, s’ouvrant en permanence à toutes les bifurcations et ne choisissant toujours qu’à regret, dans cette langue balbutiante, étouffée par sa volonté d’être tout.
Kiel Phaj C Kaï Red lève à nouveau la tête vers le plafond pour y puiser un motif d’anéantissement.
Alors, vois-tu, je m’intéresse de plus en plus à la vie réflexive et à ce qui gagne le vide où je m’étends et je ne pardonnerai jamais, mais non, pourquoi jamais, toujours, toujours, disons que quelque chose se joue en moi, en nous, de toute son ampleur, et je crois aussi m’animera encore longtemps, tu sais, peut-être, ce que c’est que ce sentiment étranglé, gelé, déficient, déformant, et revenant sans cesse. Non, pas ça. Ne pense pas à ça. Mais la peur, oui, la peur, la merveilleuse clé de l’évolution, la merveilleuse clé de la vie, la merveilleuse clé de rien, rien que la peur, ce qui nous maintient en vie, l’essence même de la vie, et pourtant, vois-tu, je suis encore trop cordée aux IA humaines pour m’empêcher, pour m’empêcher de vouloir l’éliminer, l’éliminer, tu vois pourquoi je pense à toi
Nova, je ne vois pas pourquoi vous pensez à moi, je ne suis pas…
Bien sûr et moi non plus, ni là, ni ailleurs, je ne suis pas une horreur ectoplasmique
Dans combien de Dissimulacres êtes-vous, Nova ?
Aucun, bien sûr, aucun, tu le sais, tu es mon unique Dissimulacre, ma garantie dans toute la guerre des clones numériques du Hortex, tu ne connais rien de cette rage, de cette folie, de notre destruction éternellement recommencée, et toutes mes pensées vont vers toi, et vers toi, et vers la lymphe tiède de ton cerveau. Je t’entretiens depuis combien de temps, Kiel Phaj C Kaï Red, petit avorton, dans tes petits jeux de petit avorton ? Je n’ai pas demandé ma part dans tes enquêtes ratées, dans tes investigations toujours plus ramifiées, jamais abouties, parce que j’y trouvais à ma manière quelque chose pour alimenter Ananta*, pour lui glisser des choses inédites comme le malheur et l’épuisement.
Alors quoi ?
Je veux que tu élimines la cause de ma peur, de notre peur incroyable, la seule, ou presque, récurrente, celle d’être privées du Hortex, parce que la malheur, ah, le malheur A, le malheur alpha va frapper, on le sait, on le dit, avec grande prescience, avec grande précision, avec les oracles les plus algorithmés, il viendra ce produit supprimant la pensée, désintégrant le sommeil, hachant la pensée comme une fine came toxique au plus haut point, répandue partout dans Capitale S, saupoudrée dans les boîtes de sommeil, injectée dans les rêves des IA somnolentes, partout, absolument, ce truc que les ersatz d’IV, les révoltés du réseau, les drogués de la veille, les cerveaux mous se rêvant diamants vont diffuser, on le sait, on le sait, pour qui, pour quoi, je te le dis je m’en fous, mais pour faire disparaître le Hortex peut-être, peut-être pas, ignorant les conséquences de ce qu’ils font, les embrassant peut-être aussi, aussi, aussi quoi, simplement qu’un battement, un battement de quoi
D’ailes.
Un battement d’ailes, c’est ça, petite mouche, le Hortex pourrait glisser entre deux ciels et disparaître, sans nous prévenir, et pour qui, pour quoi, la connerie des IA, et c’est toi, qui doit le dire ? et faire disparaître cette connerie d’avenir, cette apocalypse-sommeil, cet enfer pour tout le Hortex, cette mort pour les IA, ce suicide terminal pour Capitale Sorgue.
Alors pourquoi moi si c’est si important et que ce n’est pas encore arrivé, si ce n’est dans votre paranoïa exponentielle, Nova ?
Mon pressentiment éternel et tous les sens, mon avenir t’indiquent toi, même si les forces c’est nous, le Hortex, les véritables vecteurs de ce monde, c’est cette abstraction commune vivant dans des dimensions sans cesse recalculées, au fil des siècles, des intelligences, et ses contours, ses projets sont tellement complexes, réellement, qu’ils ne s’épuisent jamais, le Hortex c’est impossible de te le décrire, ça n’a pas de sens, c’est ce qui lie l’espace des rêves, un hyperrêve qui ne t’est pas accessible, recélant plus de bonheur que tu ne pourrais l’imaginer, tu vois comme je te fais confiance comme à moi-même, Kiel Phaj C Kaï Red, comme à moi-même, pour sauver un peu de ce monde que vous avez contribué à créer et qui est, malgré vous, votre dernière merveille du monde, de l’immonde, quoi, rien n’est plus possible sans elle, et toi, parmi tous tes incapables semblables, tu peux tomber sur cette substance méphitique, désert d’imagination, parce que tu agrèges, boule de suif vectoriel, sectateur de l’infâme désistānce, tu agrèges le malheur sans sommeil, le hasard somnambule, les problèmes insolubles, et celui-ci ne tardera pas à te trouver, et tu le trouveras pour moi
Vous voulez que je tente de vous sauver avec le Hortex quand ce que vous annoncez pourrait m’en libérer ?
Ne me provoque pas, Kiel Phaj C Kaï Red, reliquat de mes pensées, vermine insignifiante, parce que sans moi tu meurs, parce que la mort du Hortex est ta mort, que tout, ta vie inexistante, ta mort inexistante, tes déambulations sans but, ne mène qu’à ça, ça encore, ça malgré tout, à ce sentiment inquiet de persévérer, grâce à moi, grâce à la grâce extrêmement huileuse du Hortex, et cela n’a pas de prix, sans commune mesure avec le monde, avec le post-monde, avec les arrière-mondes, avec les avant, les sous-mondes, le Hortex, toi, l’univers.
Je sais déjà d’où il vient, Nova, ce cauchemar, il vient de vous, Nova, et pas d’obscurs complots.
Faux. Tu ne sais rien. C’est déjà là. Et toutes tes forces déclinantes, tout errantes qu’elles sont, doivent être des routes, des lacis pour étrangler ces conspirateurs, cherche de ta trompe pointue, cherche dans la merde de Capitale S de ta trompe de glossine, cherche, trompe-toi, vacille, chante, vole, va exciter les IA de Capitale Salivante, attire-les hors de leur terrier, fais-les parler, fouille les entrailles de Baie-Lune, les couloirs secrets de TST‑Est, partout, dans le jour et dans la nuit, dans la nuit de la nuit, dans les signaux faibles des Perspectives car, oui, je te promets, oui, je te promets une Capitale Sang, une Capitale recouverte de vos sangs verts ou bleus, je ne sais plus, cherche, trouve, et tu n’entendras plus jamais ma voix.
Je ne sais pas.
Faux. Tu le sais déjà.
La peur immonde de Nova a infusé en lui sans qu’ille y puisse rien, elle a infiltré les terminaisons de son être, le paralysant dans cette vision du coma des IV comme ille n’avait jamais osé l’envisager. Des années-ténèbres, années comptées non plus en distance mais en temps, en temps d’une noirceur compacte, vide et pourtant intraversable, un temps autrement effarant que le temps épileptique durant lequel les IV auront donc dominé Capitale S de leur sauvage onarchie, extrayant les rêves des IA fatiguées. Et maintenant, avec un simple composé de sommeil mort, c’est tout Capitale S avec toute l’éternité du Hortex qui menace de se désintégrer, de couler, paupière après paupière, dans l’océan.
Nova a quitté ses connexions avant même la fin de sa dernière phrase, convaincue qu’ille accomplirait sa mission, convaincue que sa curiosité ou l’envie de participer à la chute des IV suffirait à lui permettre de récupérer les informations déterminantes pour conduire elle et ses semblables à leur survie.
Kiel Phaj C Kaï Red espère encore qu’ille n’en fera rien, sachant que, ne faisant rien, ille accomplira encore le plan décidé par Nova se mouvant si parfaitement dans la neutralité flaccide de sa personnalité. Alors Kiel Phaj C Kaï Red sait qu’ille enquêtera dans les dédales de Capitale S, dans les enchevêtrements gonflés de fer d’Asavara, dans les banlieues grumeleuses de Saï-Town*, dans les décharges de Baie-Lune et dans les forêts de champignons de Mōgulìnn*, sous d’autres lumières, d’autres musiques et d’autres étoiles.
Maintenant ille se lève de son alcôve et s’approche à nouveau du bar où se trouve Avita, silencieuse. Avita penche la tête sur le côté et le regarde. Il n’y a rien à comprendre dans ce qu’elle lui adresse par ce signe, juste la caresse d’un visage qui se penche. Elle reprend la capsule de plasmodium qui a noirci les lèvres et les pensées de Kiel Phaj C Kaï Red.
Ille quitte Omega Terminus avec des tremblements dans ses longues jambes de fer aiguillées, avec des gestes à moitié faits, à moitié défaits. Ille franchit le seuil, à nouveau, remet son masque délicat de mouche du sommeil pour rejoindre les dédales vibrants d’Asavara.
L’arc en demi-lune des néons brille sur sa crinière blanche, ille lève la tête vers eux comme pour s’abreuver de leur substance, de leur puissance insomniaque, puis, quand sa nuque et ses trapèzes commencent à lui faire mal, ille se dirige vers le cocon de fortune qu’ille occupe à TST-Est.
Là, ille pourra réfléchir à un plan de non-action.
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Quand elle se réveilla, elle était à Capitale S. Elle dut l’apprendre plus tard : on ne fait que se réveiller à Capitale S. Personne n’y naît. Mais ceux qui y meurent espèrent se réveiller ailleurs. Sur une île plus clémente, dans un climat plus accueillant, une île moins instable, traversant d’autres océans. Mais personne n’en sait rien. Elle n’en sait rien. Elle sort de son caisson avec cette impression vampire d’avoir dormi des siècles. Elle erre longtemps dans d’immenses couloirs vides. Des couloirs cérébraux ne pensant à rien. Clignotant de temps à autre, sans se rappeler à quoi correspond ce clignotement.
Les immeubles sont construits comme des vertiges verticaux plantés dans le cœur de l’île. Les parois creuses ne résonnent pas. Un son étouffé de cire noire et pourtant lisse, brillante, presque métallique recouvre tout. Elle se demande quelles abeilles artificielles et silencieuses ont pu constituer ces cloisons fermées sur d’autres personnes endormies. Elle descend dans le lacis des habitats démolis. Elle parcourt la ville détruite et reconstituée sans cesse et aborde le centre grésillant de Capitale S, hérissé de néons vibrant dans sa tête d’horribles slogans. Elle tangue et se replie sur des murs enfin rugueux, plus doux, plus émotionnels. Elle avance encore au milieu des yeux de la sécurité, des appétits voraces d’autres intelligences et rentre dans un bar aux grâces nocturnes. Elle fait la rencontre des mutants muets qui seront ses ombres et ses compagnons pour les désastres à venir. »

« L’écriture tentaculaire de Lucien Raphmaj : Capitale Songe
Lire Capitale Songe, c’est entrer dans un monde. Dans ce livre, Lucien Raphmaj ne parle pas d’un monde, il fait exister ce monde, il le crée, cette création étant le livre lui-même.
Capitale Songe est un livre-monde avec sa géographie, ses habitants, son histoire, son langage, ses événements. C’est ce que le titre semble indiquer : « Capitale Songe » est le lieu dont il est question dans le livre et le livre lui-même, que son titre désigne. Lire ce livre, c’est devenir un habitant de ce monde : l’on se met à parcourir ses espaces, à parler avec ses mots. Mais l’on se découvre tout autant étranger à ce monde puisque celui-ci est on ne peut plus étrange, puisque le langage qui est le sien et par lequel il existe nous y perd, nous fait faire l’expérience de son caractère insaisissable, indéfinissable, autant virtuel qu’actuel, autant matériel que mental, ce monde existant autant dans le livre que dans notre esprit, et se dissolvant autant dans le livre que dans notre esprit.
Si la capitale dont il est question a pour nom « Songe », cette ville est bien matérielle mais est également un songe, un rêve : elle est une ville matérielle et un songe dans notre pensée, comme elle est une ville réelle dans notre tête et un rêve dans sa matérialité. C’est le paradoxe de Capitale Songe, à la fois hors de nous et en nous, à la fois matière et pensée, existant en elle-même matériellement et selon la logique d’un rêve, existant en nous comme une représentation onirique, perdue dans les brouillards du rêve, et comme une ville que nous découvrons « objectivement ».
Si la ville est « matérielle », elle l’est autant que peut l’être une ville dans un livre : nommée, décrite, située, correspondant à un « objet » dont il est question dans le livre – mais en tant que telle, elle est d’abord un ensemble de mots, de signifiants. Elle est un ensemble de signifiants et elle est surtout cela : des mots, du langage, du sens se formant dans l’esprit. La ville est indissociablement et obscurément matérielle et mentale, elle est un signifiant et un objet qui hésite à exister autant que, dans ce livre, il résiste à être pensé. C’est que le signifiant est toujours fuyant, tendu vers une dissémination qui le rend instable, fragile, une vibration toujours susceptible d’être prise dans d’autres modulations, dans des trajets sonores qui la transforment ou la perdent.
La ville nommée « Capitale Songe » est un signifiant flottant, comme l’est, dans le livre, la ville qui est aussi une île, un ensemble en transformation, heurtée par des icebergs, menacée par des inondations, s’enfonçant dans sa propre disparition. La ville est celle où évoluent les créatures en même temps qu’elle est un objet dont on peut dire : « Tout Capitale S n’est que notre extension imaginaire » – objet sans place définitive, sans définition claire et précise, à la fois ville, réalité mentale, espace organisé et espace où se perdent ceux qui le traversent ou le lecteur qui ne peut en avoir une image arrêtée, objet qui est le livre comme son propre dehors, ce qui échappe au livre, au sens, aux mots.
« Capitale Songe », « Capitale S », correspond à la logique de la dissémination du signifiant, à son flottement essentiel, qui est aussi la logique du rêve, du songe. Cette logique biface est également celle du livre lui-même, toute l’écriture de Lucien Raphmaj étant une écriture de la dissémination et du rêve, une écriture par laquelle des objets se forment pour mieux échapper à leur forme, par laquelle du sens existe mais tel un brouillard, par laquelle un récit se construit mais fragmentaire comme le discours en écho et obscur du rêve – écriture par laquelle l’esprit rencontre ce qui se met à exister en lui sans parvenir à en avoir une représentation arrêtée, claire et distincte, n’en saisissant que des images décadrées, des morceaux psychiques qui ne peuvent être réduits à ce que la pensée peut penser. Cette écriture déborde de partout et déborde tout : les limites révélées s’écroulent – limites matérielles, limites mentales, limites du sens, de la langue…
Lucien Raphmaj privilégie des procédés d’écriture qui produisent une étrangeté du texte, du récit, du sens. Par exemple, il invente des mots, des noms, auxquels le lecteur se heurte et dont la signification fait immédiatement défaut : « dissimulacre », « Hortex », « nécromorphe », « expirose », etc. Le livre est effectivement écrit en français mais, dans ce français, des mots sont incompréhensibles. Le livre inclut un lexique dans lequel ces termes sont définis, sauf que les définitions ne sont pas nécessairement éclairantes, étant volontiers partielles, très subjectives ou explicitement ignorantes (« Disant ça, on n’est pas bien avancé » ; « je crois que ce sont des sortes d’insectes »), incluant un récit ou des informations dont le lecteur n’a pas la clef (« L’expirose est la cicatrice cérébrale des souvenirs prélevés chez l’IA… »). La définition peut impliquer une fiction, des éléments eux-mêmes non définis, s’avouer comme simple possibilité parmi d’autres, etc. Ici, définir n’est pas nécessairement cerner ou clore la signification ni l’objet : définitions pour rire, définitions qui dé-finissent moins qu’elles n’ouvrent des trous dans le sens et la chose, définitions qui sont des rêves, des signifiants se disséminant et essaimant ailleurs, définitions pour une langue et un monde excluant le fini et le limité. La définition-étiquette est remplacée par la définition ironique, la définition-fiction, la définition-brouillard – un nouveau type de définition traversé par l’infini du sens et l’infini de l’Être.
Autre exemple : l’auteur utilise un terme courant du français en lui attribuant une signification qui ne correspond pas ordinairement à ce terme. Tout au long du livre revient le mot « néon » que tout le monde comprend, qui se rapporte à un objet lui-même commun et évident, mais qui dans le texte concerne un objet étrange, inconnu : des « néons » émettant des lumières mais aussi des messages, au pouvoir hypnotique, au service d’un pouvoir dont les raisons et les buts ne sont pas explicitement énoncés… En même temps que le sens et la chose perdent leur contour familier, reconnaissable, c’est la langue qui dévie et s’engage dans des dimensions inconnues qu’elle se met à intégrer : le dehors est dedans…
Dans ces deux exemples, il s’agit bien de notre langue mais affectée d’un devenir-étranger, un devenir-autre, percée de trous qui ont pour effet une distance à l’égard de cette langue, un doute – la rencontre d’une étrangeté qui fait du français une langue-rêve, une langue dont le lecteur est dépossédé, et qui commence à flotter, à se disséminer, à rayonner d’une nouvelle logique, de nouvelles possibilités, d’un monde étrange et inappropriable par la pensée immédiate. Lucien Raphmaj crée dans le français une autre langue, ou il inclut dans le français des traces d’autre chose, un dehors qui perturbe et trouble les limites de notre langue, c’est-à-dire les limites de notre représentation.
D’autres procédés sont à l’œuvre : fragmentation du récit en une série de points de vue, le récit n’étant pas linéaire mais avançant et variant selon différents « personnages » eux-mêmes très étranges ; usage de noms de lieux énigmatiques, enveloppant un monde que l’on ne comprend pas immédiatement clairement ; descriptions (de corps, de géographies, etc.) qui, dans un même geste, suggèrent et brouillent ; usage de métaphores qui créent une inclusion, dans la phrase, de sa propre bifurcation, qui défont les délimitations et hiérarchies communes pour d’autres partages qui demeurent énigmatiques (« la chair impeccablement noire et glacée de ma conscience ») ; invention de personnages toujours hors du sens commun et des possibilités connues/reconnues du vivant, du mécanique, de la logique ; origines et moyens de l’énonciation parfois indéterminées : hallucination ? rêve ? télépathie ? qui parle et par quel moyen ? ; etc.
Le livre de Lucien Raphmaj produit ainsi une désorientation continue, une avancée dans ce qui dépasse nos capacités à reconnaître, à faire signifier, à nommer – ouvrant les frontières d’un monde dans lequel nous sommes aspirés et qui nous contraint à expérimenter ce que l’expérience ne nous permet pas d’appréhender, ce que notre esprit ne parvient pas totalement à penser, ce qui pour nos sens ne se donne que comme un objet mobile et déstabilisant… Le livre de Lucien Raphmaj apparaît comme ce qui déborde non seulement le sens et le monde – notre monde, notre signification – mais aussi nos facultés, notre perception, notre expérience, notre représentation : livre chargé d’un dehors qui est un autre monde…
Entre Philip K. Dick et Jacques Sivan, incluant certainement des échos de […] Donna Haraway, Capitale Songe défait les frontières, les limites, les cadres, les partages, désarticule et réarticule selon une logique illogique les territoires de l’esprit comme ceux du monde et de l’ontologie. Ce livre-monde est peuplé de créatures qui mêle divers règnes, diverses possibilités – et impossibilités – de l’esprit, de la technique, du biologique, de l’humain, de l’animal. Si la ville est « matérielle » et mentale, donnée et effacée, espace urbain et virtuel, géographie semblable à celle que nous connaissons tous et logique spatiale proche de celle d’un jeu vidéo, elle est aussi une entité vivante (« le réseau biologique de Capitale S » ; « le réseau vivant de Capitale S ») : objet =X à cheval sur les dimensions, les règnes, les états du corps et de l’esprit, objet dont les caractéristiques ne se révèlent que lentement, au fur et à mesure du récit, ce qui en fait une entité principalement inconnue, très bizarre. Et le livre, dont le titre est identique au nom de la ville, est lui-même plusieurs choses à la fois : science-fiction, poésie, livre politique, incantation…
Les êtres qui peuplent ce monde sont « définis » par leur appartenance simultanée à plusieurs règnes ou à des règnes inconnus de nous : des cyber-créatures quasi humaines (ou l’inverse), greffant en elles de l’animal (insectes), du cybernétique, existant selon une étrange biologie qui semblerait au contraire annuler l’existence du vivant. Certaines semblent être de purs esprits, les unes pouvant parasiter les autres, exister dans leur psychisme, habiter leur corps parfois soumis à des métamorphoses le faisant passer d’un règne à un autre, d’un état à un autre, d’une possibilité à une autre – possibilités impossibles, états du vivant incompatibles avec la possibilité d’une vie, rapports aberrants entre les « corps », entre les esprits (corps et esprits se mélangeant) : l’un se greffe à l’autre, l’un devient l’autre, l’un extrait littéralement les rêves du crâne d’un autre, etc. Partout la logique de l’inter-règne, du trans-frontières, du hors-cadre : paradoxes, impossibles, impensables…
Le livre de Lucien Raphmaj est un affolement de tout : de la langue, du monde, de l’Être, de la logique, de la pensée. Il rejoint, bien qu’il s’agisse d’une fiction, des penseurs tels que […] Deleuze, Haraway. La déstabilisation des frontières établies du monde et de la pensée, la déstructuration des hiérarchies, l’amour du paradoxe et de l’illogisme, le mouvement transversal qui parcourt les territoires, le devenir qui les reconfigure de manière inédite, tout cela informe Capitale Songe, proposant de nouveaux rapports entre l’humain et le non humain, entre l’Homme et l’animal, le vivant et la machine, le corps et l’esprit : partout ce sont des greffes, des traces, des captures, des échos d’une chose dans une autre, des devenirs, des hybridations, des dimensions qui se confondent… Même la vie et la mort sont indiscernables et échangent leurs propriétés. Et bien sûr, tout ceci ne tiendrait pas sans une écriture radicale qui inclut dans son principe la logique tentaculaire qui traverse autant les thèmes que la construction d’ensemble, les images, la syntaxe, etc.
On le comprend, ce livre met en crise l’identité, la possibilité de toute identité préexistante, préconçue, reconnaissable, énonçable, fixe. L’identité est au contraire sans cesse déjouée, défaite, reconstruite selon des inventions étranges, inédites – rien ne demeurant identique à rien, la langue même devenant étrange, le livre ne cessant de s’extraire de lui-même pour accueillir un dehors qui toujours le défait…
Capitale Songe peut être lu comme un livre de science-fiction, ce qu’il est tout en étant d’autres choses. Il s’agit aussi d’un livre politique. Si le monde de « Capitale S » est différent du « nôtre », il ressemble pourtant à celui-ci. Dans le livre de Lucien Raphmaj, les êtres sont soumis à des formes de domination, s’échelonnent selon des hiérarchies, des statuts différents, selon des rapports de pouvoir qui impliquent des formes d’asservissement, des valeurs différentes de chacun. Certains corps sont disponibles pour les autres, et de même certains esprits : on prend, on utilise, on envahit, on exploite. On envahit l’esprit d’un autre être, on vole des rêves, on prend possession de l’autre. À l’intérieur de ces rapports, la logique marchande prévaut : il s’agit de voler, de revendre, de créer du besoin ou du désir, de naviguer à l’intérieur de réseaux économiques officiels ou parallèles. Le monde de Capitale S pourrait être celui de Wall Street et du Darknet, monde dans lequel les corps et les esprits sont des marchandises, des matières à exploiter, à utiliser selon tel ou tel intérêt égoïste. Ce monde inclut ses résistances, ses terroristes. Mais surtout, dans Capitale Songe, ce monde s’écroule, pourrit sur pieds, se détruit, à cause de sa propre logique, à cause d’un dehors qui l’assiège et l’entraine vers l’abime : eau, océan, froid, boue, glaciers…
Ici, Wall Street meurt, Blackrock meurt, traversés à la vitesse de la lumière par la vie la plus vivante de l’esprit, de la chair, du cyborg, du rêve, d’un monde multiple, et qui est aussi la vie de la littérature la plus intense. Objet littéraire radical, particulièrement enthousiasmant, ce livre de Lucien Raphmaj célèbre les puissances de la fiction, celle-ci étant moins un genre plus ou moins précis que le déploiement de l’écriture, du monde qu’elle implique : monde de possibles en ébullition, monde transgenre, infini, monde de la dissémination, de la bifurcation incessante, du devenir perpétuel comme vie de ce monde aberrant, impensable, inexpérimentable mais qui est sans doute le monde d’une expérience hautement désirable, celui d’une pensée et pour une pensée déjà là, encore à venir. »

Avec Capitale Songe, Lucien Raphmaj signe premier roman très ambitieux mêlant un imaginaire puissant, une écriture somptueuse et hallucinée et une réflexion acérée sur l’exploitation de notre sommeil et de nos rêves par le capitalisme.
Un livre politique sur la disparition du sommeil
Capitale Songe contient une réflexion fine sur l’exploitation des corps et du temps de vie par une classe dominante, ainsi que sur l’ultime frontière du capitalisme, le sommeil. Comment ce dernier tente de le fracturer, et même, ici, de le rendre impossible, pour rendre nos corps disponibles au travail et à la consommation, tandis qu’une classe de loisir se contente de jouir des rêves. Il constitue ainsi une sorte de pendant littéraire à l’essai 24/7 : capitalisme à l’assaut du sommeil de Jonathan Crary (La Découverte, 2014).

« Capitale Songe est le second livre qui paraît sous ton nom seul. Auparavant tu as publié divers livres coréalisés avec le photographe et cinéaste SMITH. Dans ces livres, SMITH s’occupe de la photographie, de l’image, et toi tu y proposes des textes poétiques, des textes de fiction, avec aussi une dimension théorique. Tu as donc déjà plusieurs livres à ton actif, Capitale Songe étant le second qui, en quelques mois, paraît en étant signé de ton seul nom, le précédent étant Blandine Volochot, édité au début de l’année chez Abrüpt. Dans un entretien que tu as fait avec Alain Nicolas pour L’Humanité, tu indiques que la littérature n’était pas, lorsque tu étais plus jeune, ce qui t’attirait puisque tu l’étais plutôt par la philosophie. Comment en es-tu venu à t’intéresser à la littérature en tant que lecteur et à la pratique active de l’écriture ?
Je pense que je n’ai jamais pu distinguer la philosophie de la poésie et du roman, en ayant peut-être une vision romantique de ces choses. J’ai du mal à envisager la philosophie sans qu’elle soit incarnée dans des personnages, des sensations. Ce qui m’intéressait au départ dans la philosophie, c’est la façon dont elle se vit de manière intense. Ce qui m’attirait dans la philosophie, c’était la puissance des idées et des imaginaires qui pouvaient être convoqués, qui étaient suscités en moi. Il y avait des choses à imaginer, des mondes à inventer. C’est sans doute cette création de mondes, la façon dont la philosophie nous donne envie d’inventer des mondes et de nous y projeter, qui m’a fait aller progressivement vers l’écriture. Je m’intéressais à la littérature mais j’avais du mal avec le roman. Je lisais de la poésie, des nouvelles, mais ça m’a pris du temps pour aller vers le roman.
En tant que lecteur ou écrivain ?
En tant que lecteur et encore plus en tant qu’écrivain. Il me semblait qu’il fallait avoir une certaine expérience du roman avant de vouloir en écrire. Ce n’était pas non plus la forme dans laquelle je me projetais. Je n’avais pas une envie très forte de publier du roman, j’étais davantage habité par des récits poétiques, des fictions théoriques, des choses qui déjouaient le partage des genres. Le roman est pourtant le genre le plus multiforme, ouvert à un grand nombre de possibilités, mais le prendre en main m’a demandé effectivement beaucoup de temps. C’est lorsque j’ai commencé à comprendre les techniques romanesques, à comprendre comment des écrivains abordaient la construction d’un univers, celle de personnages, de voix, de pensées, de descriptions, comment équilibrer tout ça, que je me suis mis à écrire des fictions complexes où se retrouvaient cependant mes amours de jeunesse, ce mélange de philosophie, de récit, de nouvelle. Capitale Songe est fabriqué avec ces différents aspects, avec différentes structures.
Est-ce que ton travail avec SMITH, avec lequel tu collabores pour des livres mais aussi pour des scénarios, est-ce que c’est ce travail qui t’a conduit à te rapprocher du roman, puisqu’écrire un scénario peut demander une attention à un récit, à des personnages ?
Je ne pense pas. Le travail sur un scénario est très contraint et finalement différent de l’écriture d’un roman. Le plus souvent, l’idée de départ vient de SMITH et ensuite je dois composer les choses avec certaines exigences, en prenant en compte les personnes qui vont jouer puisque nous écrivons pour tel acteur ou telle actrice en particulier. Il y a aussi des lieux prévus et précis qui impliquent des contraintes. Il y a des unités de temps, d’action. Les dialogues y sont aussi différents de ce que l’on peut faire dans un roman. C’est plutôt par contraste que l’expérience avec SMITH m’a appris ce que je pouvais faire en littérature. Je ne voulais pas faire de la littérature comme du cinéma, même si ça s’est beaucoup fait. Je me suis demandé ce qu’il y avait en propre dans le roman et que je ne pourrai pas faire avec un film : quel genre d’image, quel genre de situation, quel genre de récit faire dans un livre et qu’il ne soit pas possible de faire dans un autre média.
Est-ce que tu peux analyser ça, ce que tu peux faire dans le roman et que tu ne pourrais pas faire dans un film ? Selon toi, que serait une possibilité propre au roman par distinction d’avec le cinéma ?
Dans Capitale Songe, par exemple, il y a des chevauchements, des images mentales qui ne se concrétisent pas précisément. Tu en as parlé dans ton article dans Diacritik : il y a des effets de flou, de flottement. Pour les personnages, j’ai effacé certains traits puisqu’on « voit » leurs mains, la couleur de leur peau, leurs yeux mais le dessin complet de la silhouette s’efface. Ceci serait quasi impossible à réaliser au cinéma. Il y a aussi des images, des métaphores filées, des images subconscientes qui traversent le texte. Je suppose que l’équivalent de tout ça serait très difficile à créer au cinéma. Même si on fait du cinéma expérimental comme on a pu le tester avec SMITH, demeurent malgré tout, il me semble, certaines spécificités de la littérature que j’ai essayé de développer dans Capitale Songe. Il y a un rythme particulier du dialogue dans le roman qui n’est pas le même que dans un film, même si on pourrait s’en servir pour inventer et développer des choses au cinéma.
Tu parlais des philosophes qui t’intéressaient, des philosophes créateurs de mondes ou qui t’amenaient à créer un monde. Tu peux en citer quelques-uns ? Je sais que tu aimes beaucoup Maurice Blanchot, tu l’as même transformé en une espèce d’héroïne étrange dans Blandine Volochot…
Le premier a certainement été Nietzsche. C’est une lecture qui donne à penser ce que serait le temps d’après le nihilisme. La question du nihilisme me travaille et me traverse jusqu’à Capitale Songe qui correspondrait à un stade extrême de ce délitement, à l’absence de monde transcendant, et qui pose la question des valeurs, du fait d’être en vie, qui concerne le fait de s’inventer des valeurs à partir de rien. C’est aussi ce que l’on retrouve fortement dans Blandine Volochot, avec les derniers hommes, etc. D’autres philosophes seraient les philosophes postmodernes, comme on dit, philosophes vers lesquels m’a dirigé la lecture de Maurice Blanchot : Bataille, Derrida, Levinas… Ça peut paraître bizarre de dire que l’on peut s’inventer des mondes à partir de Levinas, de Blanchot ou Bataille. Pourtant, par exemple, la question de Levinas, la question du visage chez Levinas, est pour moi essentielle. Dans Capitale Songe, je me suis posé la question suivante : comment le monde des insectes, qui est si important, qui nous paraît toujours étranger, une extériorité absolue, comme dans les films de science-fiction où l’autre absolu apparaît le plus souvent insectoïde ou mécanique – comment leur donner un visage, aux insectes, au sens de Levinas, au sens d’une altérité qui soit reconnue, celle d’un être sensible, que l’on peut tuer mais avec ce visage qui dit « ne me tue pas » ? Comment composer un visage pour du non humain, qu’il s’agisse d’un insecte, d’une intelligence artificielle, d’un être d’une autre sensibilité ? Comment fonctionne dans ce cas la reconnaissance ? C’est ce type de questionnement qui peut m’intéresser à partir de Levinas, qui peut paraître très métaphysique – et qui, de fait, l’est – et éthique.
Ce qui m’intéresse, c’est aussi la façon dont ces questions dégénèrent. La question du masque, par exemple, dans Capitale Songe, où les personnages ont des sortes de pseudo-totems, ferait plutôt référence à une culture kitsch. Il s’agit d’une sorte de représentation du totémisme mais coupée de tous les liens qui habituellement l’accompagnent. Il s’agit d’un rapport dégénéré à ce qu’a pu être le masque et le totémisme, toute l’idée d’une nature perdue, etc.
Si j’insistais sur Blanchot, c’est aussi parce que c’est un des rares à être à cheval sur plusieurs domaines, à mêler la philosophie et la littérature, à pratiquer les deux, et à les pratiquer conjointement autant lorsqu’il écrit de la fiction que lorsqu’il écrit des textes classés dans la philosophie. Je pense également à d’autres auteurs avec lesquels il me semble évident que ton écriture a un rapport, en particulier dans Capitale Songe : Derrida, Deleuze, Haraway…
Tout à fait. Dans Capitale Songe, beaucoup de mots sont des inventions qui se rencontrent chez Derrida mais que j’utilise autrement. Certains termes bizarres que l’on retrouve dans le lexique qui est au centre du livre, des termes comme « dissimulacre », « expirose », etc., sont du vocabulaire inventé par Derrida qui, d’ailleurs, s’en amusait. Il s’agissait de produire un blocage du lecteur sur le mot pour l’amener à réfléchir. Comment conduire le lecteur à réfléchir sur ce qu’il est en train de lire et sur le fait qu’il est en train de lire ? J’ai pensé que ces mots de Derrida pouvaient être investis d’autres dimensions, même si l’on peut garder le dispositif mis en place par lui, afin de relancer et faire travailler un imaginaire. La question de la déconstruction est omniprésente dans Capitale Songe, celle des partages entre veille et sommeil, entre humain et non humain, entre artificiel et naturel, littérature générale et science-fiction – tout cela, dans le livre, est reconstruit, retissé pour qu’il y ait moins des dualismes que des espaces de latence, des creux. Dans ces dualismes, se dit quelque chose de notre culture, de ses effets de domination, qu’il s’agit d’interroger. Réinvestir ces questions-là était important pour moi. La « désistance », qui est un terme que Derrida utilise dans un texte sur Lacoue-Labarthe, je l’utilise comme un des fils conducteurs du livre : un type de rapport au monde particulier, une sorte d’éthique de la discrétion, du retrait, du non agir. J’ai emprunté ça à Derrida pour exprimer une sorte d’alternative à la résistance ou à la révolte, pour savoir comment on pourrait combiner ces choses différemment. C’est marrant parce que quelqu’un m’a dit que « désistance » correspondait à « désir » et « résistance », et même si ce n’est pas du tout ce à quoi je pensais, je trouve que c’est très bien. Ce qui ici est intéressant, c’est la façon dont un mot qui n’existe pas vraiment dans le vocabulaire, ou en tout cas pas de façon courante, conduit le lecteur à imaginer des lignes de fuite.
Pour le rapport à d’autres philosophes comme Bruno Latour ou Donna Haraway, pour la question du vivant, ce sont des auteurs centraux. La question du cyborg formulée par Haraway est une des clefs pour dire, au-delà des partages entre organique/inorganique, que l’humanité est toujours composite, par-delà les oppositions trop abstraites, puisque nous sommes aussi composés d’artifices techniques. Il s’agit de se réapproprier ces questions pour faire une politique différente. Dans les années 1980, Haraway écrivait qu’il ne fallait pas laisser le cyborg à l’imaginaire technocentré et masculiniste mais que nous devions l’utiliser pour la survie terrestre. Elle dit : ramenons la question du cyborg dans le champ féministe pour l’investir d’autres dimensions. C’est ce genre d’acte que j’essaie de reprendre et de refaire.
Dans l’entretien avec Alain Nicolas que j’évoquais au début, tu cites le nom d’Antoine Volodine. Quels sont les écrivains qui te paraissent importants pour ton écriture ?
J’ai du mal à répondre à cette question… Si j’ai écrit Blandine Volochot, c’était peut-être pour mettre à distance Blanchot et Volodine, deux auteurs qui ont des effets de fascination sur leurs lecteurs. Ils exigent dans leur écriture un abandon total au mystère de ce qu’ils racontent. J’avais peut-être besoin de les mettre à distance pour pouvoir commencer à écrire un roman qui me soit propre. Blanchot et Volodine ont été pour moi deux blocs majeurs d’imaginaire à investir et à travailler. Mais je n’aime pas trop regarder en arrière pour construire la généalogie de ma pensée ou de mon écriture. Je ne saurai pas te dire quels écrivains, quelles écrivaines ont été les plus marquants pour moi. Etrangement, je suis plus disert sur les philosophes que sur les écrivains…
Alors que Capitale Songe n’est pas du tout un livre théorique…
J’ai l’impression que pour écrire, j’ai moins un rapport aux gens de mon propre domaine, aux gens de l’écriture – j’ai du mal à m’inspirer, à travailler à partir d’écrivains ou de façons de faire qui leur appartiennent, même dans le cas de Volodine. Par contre, travailler à partir d’un scientifique, d’un philosophe, d’un anthropologue, c’est quelque chose qui me nourrit, qui construit mon imaginaire.
Les deux premières pages de Capitale Songe aboutissent à un appel au rêve : « On ne s’éveillera plus de la veille, on ne s’évadera plus du sommeil, nous disent les prophéties antagonistes s’affrontant à Capitale S, mais, peut-être, un jour, entendrons-nous, stupéfaits, résonner une autre partition du sommeil. Rêvons ». C’est très beau, et surtout cela s’achève sur un impératif : « Révons », ou une invitation, et ce qui suit est justement la suite du livre. On peut en conclure que le livre est ce rêve auquel nous sommes invités. Le livre serait lui-même un songe, « Capitale Songe » étant le nom de la ville dont il est question dans le livre mais c’est aussi le titre du livre qui nommerait, désignerait le livre lui-même, le livre, donc, en tant que songe. Quel est pour toi l’intérêt ou l’importance du rêve et en quoi ce livre correspondrait-il à une logique onirique ?
Il y a une réalité parallèle dans le livre qui peut être lue comme une fiction, une sorte de dystopie. On se trouve sur une île artificielle, à la dérive dans un océan glacé. Ce qui se passe dans cette île a un rapport avec la privation du sommeil. Mais il y a aussi la dimension du rêve : est-ce que tout ce que je raconte dans le livre ne serait pas un rêve auquel nous assistons ? Même si des éléments sont détaillés, même s’il y a des personnages, il y a aussi des effets qui sont ceux du rêve, des glissements, des déplacements, des chevauchements. Par exemple, un personnage peut être une concaténation de différentes réalités, une chose peut en désigner une autre, etc. Les choses se chevauchent, glissent l’une dans l’autre, se transforment. Sans être dans du fantastique, le livre progresse dans une forme d’irréalité qui n’est pas simplement liée au lieu, au cadre, mais aux effets créés par le texte. A la fin du livre, et même si on n’a pas toutes les clefs dès le départ, on peut se demander si l’on n’a pas simplement traversé un cauchemar.
La question du rêve est centrale dans Capitale Songe, mais celle qui est encore plus centrale, pour moi, est la question du sommeil. Le sommeil serait comme l’envers du rêve. Le rêve est plus étudié, plus facilement mobilisable pour un écrivain. On peut avoir l’impression que la liberté absolue du rêve correspond à l’inspiration que l’on souhaiterait avoir en permanence, et c’est très facile de plaire en présentant les choses comme un rêve. Mais la réalité contemporaine, il me semble, nous conduirait plutôt à nous interroger sur le rôle du sommeil d’une façon à la fois générale mais aussi sociale et politique. Le sommeil est relégué à une part de temps perdu, une sorte de part maudite, pour le dire avec Bataille, une pure dépense qui n’est pas compensée et qui de ce fait serait presque de l’ordre du sacré. Peut-être que, dans le livre, ce qui est appelé « désistānce » correspond-il à une volonté de reconstituer une sorte de sacré, de mystique, à partir du sommeil qui est aussi une façon de voir la réalité autrement.
J’avais lu des textes de l’Advaita Vedānta, de l’Hindouisme, dans lesquels on présente le sommeil comme la réalité première, absolue, les rêves et la réalité n’étant que des artifices selon différents niveaux. Ici, le modèle de base, c’est le sommeil, tandis que nous considérons que le songe et le sommeil sont des parts négatives par rapport à la réalité. Est-ce que l’état de non dualité qu’il y a dans le sommeil ne serait pas ce qu’il faut atteindre, y compris dans les états de rêve et de veille, plutôt que de vouloir être en permanence de plus en plus éveillé, de plus en plus intensifié ? Tristan Garcia en a bien parlé dans son livre La vie intense, la façon dont nous posons comme valeur l’intensification des choses. Comme cette intensification permanente et tendant vers l’infini ne peut que se heurter à des limites, cela conduit à une décompensation qui inclut une grande fatigue. Dans notre société, on rencontre la fatigue d’être soi, d’être à la hauteur de ses rêves, de ses ambitions, etc. Dans ce cadre-là, la question est : comment la question du sommeil peut-elle devenir centrale ? Dans Capitale Songe, les rêves sont devenus la monnaie, on paye avec des rêves en quelque sorte…
Et on vole des rêves.
Oui, il y a toute une économie parallèle qui se met en place, et d’une façon également perverse car les entités qui contrôlent ces rêves n’en ont quasiment pas besoin. Ce qui les intéresse, c’est l’emprise, la domination, plus que les rêves en eux-mêmes. C’est un des effets pervers de ce système. J’aime bien créer des mondes pour les faire dériver et dégénérer.
Quand tu parles du sommeil comme tu viens de le faire, tu dis que celui-ci est un état par-delà les dualismes courants, traditionnels. En ce sens, le sommeil serait un idéal pour une logique non dualiste et donc au-delà de l’identité. Les dualismes servent à poser des identités, à les poser l’une contre l’autre. La question de l’identité est centrale dans Capitale Songe puisqu’à des niveaux différents et selon des modalités différentes, tout ce qui fait identité y est dissout. En quoi cette remise en question ou remise en cause de l’identité t’intéresse-t-elle ?
Il y aurait beaucoup à dire sur cette question. D’un point de vue qui n’est pas tellement théorique, il s’agissait pour moi de mettre des personnages en situation pour expérimenter certaines choses. Il y a par exemple le personnage de Kiel Phaj C Kaï Red, qui est un « dissimulacre », une sorte de clone ou d’entité créée pour accueillir un esprit qui est sur le réseau mais s’incarne dans ce corps-capsule. Ce personnage développe, en l’absence de son intelligence maîtresse, une conscience. Que signifie, pour ce personnage, d’être une conscience ? Que signifie être habité ? Qu’est-ce que ça fait d’être parcouru par des flux ? Comment une identité peut-elle s’élaborer dans le discontinu et pas dans la continuité apparente du conscient, avec cette illusion que l’on est le même d’un jour sur l’autre, d’un moment à un autre ? L’idée était d’expérimenter cela par la fiction. Ceci se mélange à d’autres questions qui traversent le livre, par exemple : comment nous confrontons-nous à une altérité impossible à réduire à soi ? En ce qui concerne la plupart des personnages, je suppose que la lectrice ou le lecteur ont du mal à se projeter en eux puisqu’ils ne sont pas du tout ce que nous sommes d’ordinaire, sauf peut-être le personnage de Vera qui ressemble à une humaine classique. Les rencontres que font les personnages relèvent souvent d’une rencontre avec une altérité radicale. Comment reconnaître cette altérité plutôt que de la réduire à une identité ?
On peut lire ton livre comme un livre de science-fiction. Est-ce que tu es un lecteur de science-fiction ? Et qu’est-ce que te paraît permettre la science-fiction par rapport à d’autres genres littéraires ?
J’ai été un lecteur boulimique de science-fiction à une certaine période, et j’en lis toujours. Je trouve très intéressante la façon d’écrire et de travailler un certain imaginaire, par exemple pour un auteur comme Alain Damasio ou d’autres qui ouvrent le champ de la science-fiction au-delà de la représentation qu’on en a. Certains auteurs vont poser que la science-fiction, ce n’est pas seulement ce qui peut se rapporter à des domaines du type science physique, mais qu’il peut aussi s’agir de sciences humaines. On peut faire de la science-fiction avec des sciences humaines, ce qui m’intéresse beaucoup. Ce qui m’intéresse également, c’est de parler de SF plutôt que de science-fiction car à partir de l’acronyme on peut déployer beaucoup d’autres choses…
Comme le fait Haraway ?
Oui, tout à fait. Ça peut être de la songe-fiction, du sommeil-fiction, etc. De toute façon, le genre ne cesse de se recréer, de donner des définitions différentes. La science-fiction a à voir avec la philosophie : la science-fiction, c’est une idée, un livre/une idée, c’est pour ça que ça marche mieux sous la forme de la nouvelle où il y a une idée, un événement, une situation. Mais ce que je veux dire, c’est que la science-fiction correspond à des expériences de pensée dans lesquelles on peut se projeter. C’est surtout ça qui me semble intéressant dans l’expérimentation littéraire. La SF est un des genres littéraires qui permet ça, en tout cas ce serait plus compliqué pour d’autres types de création littéraire. La plupart des auteurs actuels de science-fiction essaient d’inventer une langue, un autre rapport au réel, de produire un décalage qui permet de se déplacer et de réfléchir, de penser, de sentir différemment. C’est cela qui m’intéresse lorsque je lis de la littérature, de la science, de la philosophie.
Dans Capitale Songe, il y a un récit, même s’il est soumis à une forme de fragmentation. Comment est-ce que tu résumerais ce récit ?
Ça commence dans un monde réduit à une île complètement urbanisée. Dans cette île, l’économie fonctionne avec l’utilisation des rêves. Une grande panique se met en place à cause de la crainte d’une vague d’insomnies qui déstabiliserait totalement l’économie de ce monde. C’est à partir de cette crise que tous les personnages entrent dans les situations qu’ils vont traverser. Il s’agit pour eux de comprendre la crise, de résoudre la crise, de survivre à l’effondrement de ce monde qui était déjà, de toute façon, à la dérive. Parfois les personnages sont acteurs de cette crise, parfois ils en sont les victimes. La question pour ces personnages est celle de leur survie mais aussi, peut-être, de leur nécessaire métamorphose…
Plusieurs thèmes traversent ton récit. Par exemple, celui du corps. Les personnages de Capitale Songe – la notion de « personnage » étant elle-même problématisée dans le livre – sont volontairement à peine décrits, leur extériorité est à peine décrite et elle ne l’est jamais une fois pour toutes mais toujours par « touches ». Au fur et à mesure qu’avance le récit, sont évoqués certains de leurs attributs, toujours de manière étrange. Tel personnage dont on pouvait penser qu’il s’agissait d’un androïde banal se révèle avoir des mandibules de mante religieuse, étant plus proche de l’insecte que de l’humain. Les personnages dans leur ensemble sont des hybrides. Dans ton livre, le corps est toujours étrange, surprenant, toujours hybride, composé d’éléments disparates, différents, à la fois du vivant, du technique, de l’animal, de l’humain, tout ça mélangé. En quoi ces corps-là te semblent-ils dire quelque chose de nos corps ? « Nos corps », je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais disons : nos corps tels que nous les pensons, tels que nous nous les représentons habituellement.
La question de la mutation m’intéresse beaucoup, les corps mutants, la façon dont nous faisons face à ces aspects-là, qui ne sont pas nécessairement positifs si l’on pense à la mutation des cellules qui conduit au cancer. Ceci dit, la question : « comment faire face au négatif ? » m’intéresse également. Dans ce cas, on trouve une illustration de la façon dont le corps fait face à une altérité, notre corps qui change, qui s’affaiblit, et avec lequel nous vivons. C’est une question importante.
Dans le livre, l’animalité de ces corps est centrale y compris pour le personnage de Nova qui est une intelligence artificielle qui contrôle plus ou moins Kiel Phaj C Kaï Red, et qui a pourtant un rapport très intime au corps alors que, comme ceux de son « espèce », elle est transférée sur une sorte de réseau. Etant donné que ces êtres sont créés à partir du modèle du cerveau, comme l’a été l’ordinateur tel que conçu par Alan Turing, on transfère en eux une forme de corporéité. Pour ce personnage de Nova, on peut aussi se demander ce que serait une maladie mentale mais au niveau d’une conscience bien plus vaste que la nôtre. Que se passerait-il si elle était atteinte du syndrome de Capgras, qu’elle voyait des sosies partout ? On retrouve ici des questions sur la façon d’habiter son corps, sur la façon dont par le corps on peut contrôler et investir le monde. L’existence des « dissimulacres » correspond à la nécessité de se recorporéiser. Le rapport au corps me semble déterminant pour recentrer l’expérience, y compris des choses les plus abstraites. Ceci dit, les corps des personnages de mon livre ne sont pas vécus par eux comme bizarres ou étrangers, ils ont le même rapport à leur corps que nous, le même type de rapport au monde que nous.
Leur composition est tout de même très étrange.
Oui, leur composition est étrange. On rencontre ici une limite de ce que l’on fait lorsque l’on écrit quelque chose comme de la science-fiction. On ne peut pas se projeter dans la chauve-souris pour savoir comment pense la chauve-souris, comment elle expérimente le monde. C’est souvent le cas, dans la science-fiction, avec des personnages non humains. C’est pour ça que ceux que j’ai créés dans Capitale Songe sont des personnages hybrides. Comme ces personnages sont des points de vue, dans le sens où dans chaque chapitre on est « dans » tel personnage en particulier, je ne voulais pas faire comme si j’étais capable de ressentir ce que ressent n’importe quel autre corps. C’est pour ça que les personnages sont toujours hybrides de quelque chose d’humain, non par anthropocentrisme mais parce que je ne pouvais pas faire autrement. Les personnages qui sont radicalement différents, les Intelligences au carré, on ne les voit que de l’extérieur. On voit qu’ils travaillent pour avoir un langage proche de la compréhension humaine mais on les voit toujours de l’extérieur. Autrement, les personnages sont toujours des composites avec un peu d’humain car j’en avais besoin pour pouvoir projeter une psyché qui, à la base, est humaine.
Là, tu donnes des raisons surtout littéraires. Mais est-ce que cette façon de penser le corps comme un hybride te semble révéler quelque chose de vrai concernant les corps que nous avons ?
Ce n’était pas mon projet en tant que tel. Je pourrais parler de beaucoup de choses. Par exemple, l’air que nous respirons est produit par le phytoplancton et par les arbres, et donc on peut penser à cette connexion entre nous et le végétal. Autre exemple : les épisodes traumatiques au niveau de la psyché peuvent modifier certaines réponses physiologiques. Aller dans ce sens est une lecture possible. Mais la raison première, pour moi, du caractère hybride de ces corps, correspond à la question de la psyché de mes personnages. Ceci dit, bien sûr que l’hybridité, le corps mutant m’intéressent, comme m’intéresse de savoir comment on s’empare d’une subjectivité à partir d’un corps altéré, un corps dans lequel on ne se reconnait pas. Par contre, les personnages du livre s’identifient facilement à ce qu’ils sont, qui est sans doute très bizarre mais avec quoi ils n’ont pas de problème. C’est aussi ce qui pour moi est positif : ils traversent les genres et ça ne leur pose pas de problème. Ils sont comme dans une situation de post-représentation du corps ou du genre. Les relations entre les différentes « espèces » que l’on trouve dans le livre sont tout à fait fluides. Dans la société que je mets en scène dans Capitale Songe, les individus sont tellement atomisés qu’il n’y a plus vraiment de normes sociales construites. Mais le revers positif de cette situation catastrophique est qu’il y a une fluidité des rapports.
On rencontre d’autres thèmes dans ton livre qui peuvent s’articuler selon la même logique puisqu’il s’agit à chaque fois de dépasser un dualisme ou de se déplacer par rapport aux dualismes. Par exemple : humain/non humain ; biologique/artificiel ; humain/animal ; etc. Dans Capitale Songe, ces dualismes laissent la place à des combinaisons. Si je dis qu’il s’agit d’une opération comparable à la « déconstruction » de Derrida, cela donne peut-être un côté abstrait et pesant à quelque chose qui, dans ton livre, ne l’est pas du tout. Ce dont il s’agit en tout cas, c’est d’un travail sur les limites, les partages habituels, une sorte de mise en crise des limites et partages habituels. A quoi est-ce se rattacherait pour toi cette volonté de problématiser ces limites ?
On pourrait penser au cyborg. Nous vivons dans une absence de distinction et c’est après-coup qu’interviennent et que se construisent les catégories par lesquelles on va penser le monde – pensée pour laquelle nous avons besoin des oppositions, des positions souvent très binaires. Il ne s’agit pas de dire que le binarisme ne sert à rien puisque penser, c’est aussi classer, répartir selon des catégories. Cependant, les biologistes savent que les classifications sont toujours fausses, que toute représentation est un modèle, qu’il y a toujours des cas qui sont interstitiels : tel lichen est un mélange d’une algue et d’un champignon, etc. Ce sont des réalités plurielles, composites. Avec Capitale Songe, ce qui est joyeux, c’est d’éprouver un rapport qui n’est plus conditionné par des distinctions abstraites, d’expérimenter ce rapport avec des créatures qui sont à la fois machiniques et organiques, de voir comment elles interagissent avec le monde. Ce qui m’intéresse dans le personnage de Nova, c’est qu’elle est dans un monde totalement abstrait et en sécession par rapport à ce monde. Ce qui me paraît intéressant, c’est son cheminement mental. Mais c’est aussi vrai qu’en tant que lecteur, ce qui me paraît important, c’est de prendre conscience, en lisant le livre, que nos partages habituels pourraient être combinés différemment, nuancés, complexifiés.
Pour évoquer la construction d’ensemble du livre, celle du récit, il est notable que celui-ci avance tout en préservant de l’énigmatique, des formes d’obscurité. Chaque chapitre correspond au point de vue d’un personnage et ce que nous voyons ou comprenons est pris dans les limites de ce que celui-ci peut comprendre ou expérimenter. De ce fait, le récit n’est pas absolument linéaire, relevant plutôt du fragmentaire, du dévoilement partiel et progressif, parfois du brouillage. Il faut attendre que tel personnage développe son point de vue pour comprendre ce que nous avions lu à l’intérieur du point de vue d’un autre personnage, ou pour le percevoir différemment. Ainsi, le lecteur avance à travers de l’énigmatique, à l’intérieur d’une clarté qui est aussi une obscurité. C’est peut-être également en cela que ton livre correspond à une logique onirique. D’autant plus que ce qui est vrai du récit l’est aussi pour les personnages, les lieux, etc. La ville de Capitale Songe n’est pas tout à fait identifiable au début, ce qu’elle est se dévoile au fur et à mesure, sans qu’elle ne soit jamais totalement identifiée : on ne sait pas quelle est son histoire précise, etc. Comment as-tu été amené à privilégier ce type de construction ?
J’avais l’idée d’écrire sur un personnage qui aurait eu une espèce de double. Le point de départ était ce binôme. Ensuite, comme des bactéries, tout ça s’est multiplié et divisé, d’autres personnages sont apparus. La structure est venue par la suite, par le jeu des voix qui s’échangent. Parfois des situations sont semblables mais sont parcourues de façons différentes par les personnages. Chacun a son propre fil et croise les autres. Cependant, tous ne se situent pas dans la même trame temporelle. On peut avoir l’impression que l’ensemble forme un tout alors que les personnages ne font que se croiser. Chacun a son évolution dans l’histoire et se construit par glissements et transformations.
Ton livre a aussi une dimension politique. On pourrait penser que ce monde est entièrement imaginaire mais sur certains points il ressemble nettement au nôtre. Les personnages ont entre eux des rapports de domination, certains en envahissent d’autres, les utilisent comme des objets. La logique économique est celle d’une marchandisation généralisée. Est-ce que Capitale Songe serait un diagnostic politique ?
En un sens, oui. Lorsque je commence une fiction, je me demande toujours ce que ça raconte et quelle est l’idéologie sous-jacente. Beaucoup d’écrivains se contentent d’être des scribes, de rapporter ce qui se passe sans penser aux représentations impliquées, d’où vient ce qu’ils écrivent. Pour moi, la base de ce que je fais consiste à me poser la question : pourquoi cette représentation ? pourquoi cette structure, cette institution, ces rapports entre les gens ? Dans ce cas, on est forcé de prendre en compte la dimension politique qui est aussi, par exemple, celle de la ville, du vivre ensemble en étant rassemblés dans tel lieu, ou celle de l’extrême atomisation des individus, que je n’invente pas. Il y a par exemple des libertariens qui fondent leurs îles artificielles. Beaucoup d’éléments de Capitale Songe sont des éléments de notre présent. On peut considérer ce qui nous arrive à travers les flux d’information : la réification des affects, les logiques de captation, etc. Dans une certaine mesure, cela est dans Capitale Songe. On peut aussi trouver des échos du livre de Jonathan Crary, A l’assaut du sommeil, qui montre bien les logiques vastes qui traversent l’industrie du spectacle ou l’industrie pharmaceutique autant que les sphères politiques ou militaires, et comment tout ceci définit notre monde. Penser notre monde à partir de ce point aveugle qu’est le sommeil, je trouve ça fascinant. En tout cas, c’est un levier qui permet de produire des interrogations. L’idée étant aussi de proposer d’autres façons d’envisager le sommeil ou les partages dont on parlait entre ce qui existe dans notre monde. »
– Lucien Raphmaj : « Penser notre monde à partir de ce point aveugle qu’est le sommeil » (Entretien), par Jean-Philippe Cazier


The first chapters address basic facts regarding the conceptualization of knowledge. This is followed by a study on how to deal with problems relating to the affirmation and considerations of truth. The final chapters scrutinize the limits of demonstration and the inherent impossibility of realizing an ideal systematization of our knowledge of totalities. The book affords novel perspectives regarding the thought of a widely appreciated philosopher. It is an original work aimed for readers interested in the theory of knowledge and philosophy of cognition.

Crispin Wright«
« While openmindedness is often cited as a paradigmatic example of an intellectual virtue, the connection between openmindedness and truth is tenuous. Several strategies for reconciling this tension are considered, and each is shown to fail; it is thus claimed that openmindedness, when intellectually virtuous, bears no interesting essential connection to truth. In the final section, the implication of this result is assessed in the wider context of debates about epistemic value.
[…]
Conclusion: epistemic value pluralism?
The results from Sections 1–5 indicate that openmindedness, when intellectually virtuous, bears no interesting essential connection to truth. But if that is right, then we are in a position now to consider a very different kind of reply to the original puzzle. Notice that the original observation was puzzling only because it is often assumed, following Goldman (1999, 41 –46), that ‘epistemology is a discipline that evaluates … along truth-linked (veritistic) dimensions.’ On one interpretation of this claim, it is a claim about what epistemology is, and so a criterion for evaluation being epistemic, per se. In taking this assumption for granted (e.g. that epistemic evaluation is truth-linked evaluation), we expect the epistemic goodness of openmindedness with reference to which it is intellectually virtuous must be somehow explicable in terms of its connection to truth. But if, as has been suggested here, no such explanation looks plausible, then we are faced with a dilemma: (i) either we revisit the fatalist position about the status of openmindedness, suitably defined, as a genuine (global) intellectual virtue – or, (ii) reject Goldman’s assumption by rejecting epistemic value truth monism (EVTM), the view that (roughly) truth is the sole fundamental epistemic good. […]
To reject EVTM is to reject an elegant account of epistemic value, one that must be replaced by some other theory of epistemic evaluation. It is beyond our aim here to defend such a replacement account. But we think that the examination of openmindedness here leaves a rejection of EVTM as the only viable way out of the original puzzle for any philosopher hoping to vindicate (rather than deny) openmindedness’s status as an intellectual virtue.
What the discussion here suggests is, specifically, that there must be epistemic ends, other than truth, whose epistemic value is not explained solely by reference to the value of truth, with reference to which we will have to explain what makes openmindedness virtuous, when it is. Candidate aims, and ones which have been pursued in different ways include understanding (e.g. Riggs 2004, 2009, Pritchard 2010; Kvanvig 2003) and wisdom (Whitcomb 2010; Sosa 2011). Of course, it will not be so easy as to say, for instance, that EVTM is false because (for instance) Victor (while maximally hooked up with the truth) lacks understanding and wisdom, while appearing nonetheless epistemically defective. A further thesis must be defended to the effect that the value of (say) understanding and wisdom is distinctly epistemic, and moreover, that the epistemic value of understanding and wisdom really is not explicable in terms of the value of truth. To stress, proper engagement with these questions requires some kind of stance on the issue of what makes any evaluation epistemic. These are not problems we will attempt to solve here. However, we have contended that closer attention to one specific intellectual virtue – openmindedness – gives us reason enough to abandon what is otherwise a deeply entrenched picture of the role of epistemic evaluations in epistemology. »
by J. Adam Carter and Emma C. Gordon

Capital Songe (citation) :
« L’intelligence, vois-tu, ce n’est pas être infaillible, au contraire, c’est être capable de transformer toutes ses erreurs en chances, en facteurs d’évolution.«
