

« « Tout le monde est un génie. Mais si on juge un poisson sur sa capacité à grimper à un arbre, il passera sa vie à croire qu’il est stupide. » – Albert Einstein«


« Le psychologue suisse Jean Piaget fut le premier à proposer une théorie complète du développement cognitif. Cinquante ans après, que reste-t-il de sa théorie ?
Comment l’intelligence humaine se construit-elle ? C’est la question principale à laquelle Jean Piaget (1896-1980) a tenté de répondre tout au long de sa vie. Il est l’un des premiers à s’être intéressé aux mécanismes cognitifs du développement, c’est-à-dire à la manière dont s’organise et se construit la pensée. Il définira ses recherches comme une « épistémologie génétique » : il cherche à comprendre la genèse et l’évolution de l’intelligence. Il bouscule ainsi l’opposition entre les deux théories dominantes de l’époque : d’une part, l’innéisme qui avance que les structures mentales et idées sont présentes dès la naissance ; d’autre part, l’empirisme selon lequel les connaissances proviennent de l’observation et des expériences sensibles pour s’inscrire dans le cerveau. Piaget invente une troisième voie, le constructivisme.
Selon lui, la pensée se construit à partir de structures mentales existantes qui vont se perfectionner au fil des interactions avec l’environnement. « L’intelligence ne débute ni par la connaissance du moi, ni par celle des choses, mais par celle de leur interaction », écrit-il (1).
Il pense qu’il y a une similitude entre l’adaptation biologique (l’organisme se transforme sous l’influence du milieu) et l’adaptation psychologique (l’esprit se construit par les échanges avec l’environnement) : « Le développement intellectuel consiste en une adaptation qui prolonge l’adaptation biologique tout en la dépassant (2). »
La prépondérance de l’action
Pour Piaget, l’enfant construit ses connaissances par ses propres actions. Dès le stade de nourrisson, il s’interroge sur les lois physiques des objets qui l’entourent. À partir du sein de sa mère, puis de balles, de cubes et d’autres objets, il manipule et expérimente pour apprendre. Selon Piaget, deux mécanismes participent au développement des structures cognitives : l’assimilation et l’accommodation.
L’assimilation consiste à intégrer de nouveaux éléments extérieurs aux connaissances existantes. L’accommodation est le processus par lequel les structures internes vont devoir se modifier pour intégrer les nouveaux apprentissages et aboutir à une nouvelle organisation plus complexe de la pensée. C’est ce que Piaget appelle le « processus d’équilibration ».
Ainsi, le jeune enfant qui apprend à saisir des objets est amené à modifier sa manière de faire lorsqu’il est confronté à un objet plus lourd ou plus anguleux. L’enfant s’autorégule en élargissant sa capacité d’action.
Pour tester sa théorie, le chercheur imagine une méthode clinique d’observation à partir de tâches qu’il soumet à l’enfant : objets à classer selon leur taille ou leur configuration spatiale, déplacements ou transformations d’objets…
C’est d’ailleurs à partir de l’observation de ses propres enfants, depuis leur naissance, qu’il élaborera ses hypothèses. Il observe très précisément le comportement de ses trois enfants lors des tâches qu’il leur propose, et les questionne sur leur raisonnement. Ces observations l’amènent à découper le développement intellectuel en stades, des activités motrices de la petite enfance à la pensée abstraite qui apparaît à l’adolescence.
Les stades de l’intelligence
Piaget identifie trois grands stades qui définissent les différentes étapes de l’évolution de la pensée : le stade sensori-moteur, celui des opérations concrètes, puis celui des opérations formelles (3).
Le stade sensori-moteur s’étale de la naissance à 2 ans environ. Il est caractérisé par une exploration essentiellement sensorielle et motrice des objets. L’enfant ne possède pas encore de langage, ni de pensée symbolique (faire semblant), il est donc essentiellement dans le « faire ». À la naissance, le bébé possède de simples réflexes (par exemple la succion), puis il va acquérir des habitudes (par exemple agiter un hochet pour faire du bruit) pour arriver petit à petit à distinguer des moyens et des buts (par exemple atteindre un objet éloigné en se servant d’un bâton). À la fin du stade sensori-moteur, l’enfant commence à trouver des solutions au-delà des simples tâtonnements en commençant à intérioriser certaines opérations. Si on lui présente une boîte d’allumettes entrouverte dans laquelle on place un dé, il va d’abord essayer de l’ouvrir maladroitement. Puis il va marquer un arrêt comme pour réfléchir, avant de glisser un doigt dans la fente pour ouvrir la boîte.
Pour Piaget, l’univers du bébé est d’abord autocentré. C’est progressivement qu’il se différencie de son environnement : il identifie ses parents, comprend qu’un objet hors de sa vue continue d’exister…
Durant cette période s’opère alors ce que Piaget nomme une « révolution copernicienne. » L’enfant sort de son égocentrisme originel pour accéder à des représentations d’ensemble. La causalité, les notions de temps et d’espace s’objectivent, la fonction symbolique apparaît.
C’est la capacité à se représenter les choses en leur absence, d’où découle le jeu symbolique (par exemple, jouer à la marchande), l’imitation différée (en l’absence du modèle), le dessin, l’image mentale (représentation mentale d’un objet, d’une situation, d’une idée) et bien sûr le langage.
Des opérations concrètes aux opérations formelles
Entre 2 et 12 ans, l’enfant va progressivement accéder à ce que Piaget appelle les opérations concrètes, c’est-à-dire aux lois physiques et logiques élémentaires. Il apprend à raisonner non plus à partir de ses propres actions, mais à partir d’un raisonnement intérieur. D’une pensée égocentrique, il passe à la connaissance objective des choses. Parmi les structures logiques élémentaires, il acquiert progressivement les notions de conservation du nombre, des poids, des volumes. Lorsque l’adulte questionne les enfants sur ce qui se passe quand on met un morceau de sucre dans un verre d’eau, les réponses évoluent au fil des âges. Jusqu’à 7 ans, pour l’enfant, le sucre disparaît tout simplement dans l’eau. Vers 7-8 ans, il comprend que la substance se conserve, d’où le goût sucré. À 9-10 ans, il admet que le poids aussi se conserve (le verre avec le morceau de sucre est plus lourd) et c’est seulement à 11-12 ans qu’il peut expliquer que le niveau d’eau sera légèrement supérieur après l’ajout du sucre (conservation du volume). Ainsi au cours de cette période, l’enfant va passer d’une « pensée centrée sur les états vers une pensée constituée d’opérations qui, à la fois, sont transformantes et permettent de comprendre les transformations (4) ».
À partir de 11-12 ans, l’enfant franchit un nouveau palier en entrant dans le stade des opérations formelles. Au terme de l’enfance, une nouvelle révolution s’accomplit qui permet au sujet de ne plus seulement raisonner sur des objets concrets, leurs relations et transformations, mais aussi sur des hypothèses. C’est la pensée « hypothético-déductive » qui permet de manier des idées abstraites. L’adolescent devient capable de se représenter quatre types de transformations, ce que Piaget appelle le groupe INRC (identique, inverse, réciproque et corrélative). Exemple : on lui présente un mobile qui semble se mettre en route et s’arrêter lorsqu’on allume/éteint une lampe. Sa proposition initiale consiste à dire que l’allumage de la lumière implique l’arrêt du mobile. Pour la vérifier, il va étudier la proposition inverse : est-ce qu’il existe des allumages sans arrêt du mobile ? Mais il est maintenant également capable d’utiliser un autre chemin de raisonnement (la réciproque), c’est-à-dire qu’il peut se demander si ce n’est pas l’arrêt du mobile qui provoque l’allumage/extinction de la lampe. Pour vérifier la réciproque, il va tester la corrélative (y a-t-il des arrêts non suivis d’un allumage/extinction ?).
Comme pour les lois de la physique, il peut aussi maintenant raisonner sur des propositions philosophiques, leur négation, leur réciproque, etc. Ce stade signe pour Piaget l’achèvement du développement intellectuel.
Pour Piaget, le développement intellectuel est une succession de paliers qui se succèdent toujours dans le même ordre et de la même manière, parfois un peu plus rapidement ou lentement selon le contexte. Mais cette conception est aujourd’hui remise en question.
Au début des années 2000, le psychologue américain Robert Siegler (5) propose un autre modèle.
Pour R. Siegler, la pensée de l’enfant change continuellement à tous les âges et non à des moments précis. Pour résoudre un problème, l’enfant disposerait toujours de plusieurs options en compétition. Comme dans la théorie darwinienne, il conserverait uniquement les plus performantes.
L’enfant n’avancerait donc pas par paliers à des moments précis, mais par des allers-retours entre différentes stratégies qui se chevauchent. Le psychologue et économiste Daniel Kahneman (6) évoque deux systèmes de raisonnement qui entreraient systématiquement en compétition lorsqu’on rencontre un problème (y compris chez les adultes). Le système 1 est la pensée automatique et intuitive, le système 2, la pensée logico-mathématique, qui demande du recul et de la réflexion.
Exemple : si je vous dis qu’une baguette et un bonbon coûtent 1,10 euro et que la baguette coûte un euro de plus que le bonbon, combien coûte alors le bonbon ? Intuitivement, vous aurez tendance à dire 10 centimes. Mais dans ce cas, vous avez utilisé le système 1 (1 + 0,10 = 1,10). Or, cette réponse est fausse ! En vous référant au système 2, vous allez vous apercevoir qu’une des conditions du problème n’est pas remplie (la baguette doit coûter un euro de plus que le bonbon). La bonne réponse est donc 5 centimes (et non 10).
Le psychologue français Olivier Houdé ajoute un système 3, qu’il appelle « inhibiteur ». L’inhibition va empêcher le système 1 (pensée rapide) de se mettre en place. Pour O. Houdé, « inhiber, c’est apprendre à résister (7) » aux logiques intuitives, mais erronées pour appliquer des raisonnements plus coûteux, mais justes. Grâce au développement des neurosciences et de la neuroimagerie, on sait maintenant que c’est bien la maturation du cortex préfrontal (partie antérieure du cerveau) qui permet aux raisonnements logiques de s’imposer de plus en plus. Même si des erreurs persistent chez les adultes qui utilisent, eux aussi, la pensée rapide (système 1).
Si les nouvelles découvertes des sciences cognitives et des neurosciences ont invalidé la théorie des stades, certains enseignements de Piaget restent d’actualité.
Pour Roger Lécuyer, ancien professeur de psychologie du développement à l’université Paris-V,
« Piaget a eu une influence considérable en pédagogie. Le principe de déconstruire/reconstruire est encore utilisé par beaucoup d’enseignants aujourd’hui sans forcément se référer à Piaget. Il consiste à dire que pour construire de nouvelles connaissances, il faut d’abord déconstruire les anciennes, expliquer à l’élève que son modèle actuel est faux et le guider dans la construction d’un nouveau modèle plus juste. » Cette idée d’une construction active des connaissances est en effet l’un des principes phares du constructivisme de Piaget. On peut en inférer que la transmission des savoirs est certes nécessaire, mais insuffisante si la personne ne s’en saisit pas. Le simple enregistrement en mémoire ne suffit pas !
Le regard de bébé
Depuis la mort de Piaget, les méthodes d’investigation ont beaucoup évolué. Tout un champ d’études s’est développé autour des « compétences précoces du nourrisson ».
Au-delà de la neuroimagerie, on étudie maintenant le temps de regard du bébé comme indicateur de sa pensée. On a observé que les nourrissons fixent des éléments inhabituels ou nouveaux plus longtemps qu’un évènement banal. En utilisant cette méthode d’observation, des chercheurs se sont aperçus que la permanence de l’objet (compréhension que les objets continuent d’exister en dehors de sa vue) est acquise bien plus tôt que ne le pensait Piaget.
Selon R. Lécuyer (8), on estime aujourd’hui que dès 2 mois et demi, les bébés ont déjà une forme de permanence de l’objet, alors que pour Piaget, celle-ci apparaissait seulement vers 9 mois (encadré ci-dessous).
« Les études conduites depuis les années 1980 ont montré que les bébés étaient capables d’avoir des conclusions logiques sur des évènements qu’ils voyaient », explique R. Lécuyer. Ils posséderaient donc déjà très tôt des notions de physique ou de mathématiques insoupçonnées par Piaget.
[…]
Le rôle de l’entourage
Pour d’autres scientifiques, à l’image de Jacques Lautrey, ancien professeur de psychologie différentielle à l’université Paris-V, Piaget a sous-estimé le rôle de l’entourage.
Selon ce professeur, le degré de structuration de l’environnement familial joue un rôle essentiel. Une organisation familiale trop rigide avec des règles immuables et non discutables, ou bien l’absence de règles et donc un milieu totalement imprévisible et aléatoire, seraient néfastes pour le développement cognitif de l’enfant.
« Ce qui paraît le plus souhaitable pour l’enfant est un système où l’on peut adapter les règles en fonction des circonstances. Par exemple, on ne regarde pas la télé après 20 h, mais s’il n’y a pas d’école le lendemain, on peut adapter la règle. Ce fonctionnement donne un statut positif à la perturbation. L’imprévu devient alors source de construction cognitive », explique J. Lautrey.
Autre idée piagétienne remise en question, celle d’une théorie globale du développement cognitif. Pendant toute sa carrière, Piaget a cherché à établir des invariants dans le développement cognitif. Mais il a sous-estimé les variations chez un même individu. Pourquoi un même enfant confronté à deux tâches différentes qui supposent le même niveau de structuration mentale peut en réussir une et pas l’autre ? Piaget ne l’explique pas.
Pour J. Lautrey, « on considère aujourd’hui le développement spécifique à des domaines précis. À la place d’une grande théorie générale de l’intelligence, il y a des modèles locaux de développement dans différents domaines, comme le nombre, l’espace ou la catégorisation. »
Le courant dit du « traitement de l’information » s’intéresse davantage aux processus de pensée (quelles informations sont traitées d’abord, lesquelles sont négligées…) qu’aux simples résultats du raisonnement. Au niveau du développement intellectuel, on utilise aujourd’hui le terme des fonctions exécutives.
Parmi elles, on trouve le contrôle inhibiteur évoqué plus haut qui permet de se défaire du raisonnement intuitif, la flexibilité cognitive qui facilite le passage d’un raisonnement à un autre, ou encore la mémoire de travail (mémoire à court terme qui permet de retenir un certain nombre d’éléments nécessaires à la réalisation d’une tâche).
Ces fonctions exécutives se développeraient de manière continue au fil des âges. Pour ce qui est de la mémoire de travail par exemple, le nombre d’éléments que l’enfant est capable de retenir va, grâce à la maturation cérébrale, progressivement passer de 1 à 7 (nombre maximum pouvant être retenu par l’adulte +/- 2). Piaget estimait que le développement cognitif atteignait son summum autour de 14 ans.
Or, on sait maintenant que le cerveau continue à se perfectionner jusqu’à l’âge de 20-21 ans environ (avec notamment l’élimination des connexions neuronales inutiles et l’apparition de nouvelles connexions).
Des bébés plus intelligents qu’il le soupçonnait, un développement de l’intelligence plutôt continu et non par sauts qualitatifs, un sommet de développement plus tardif, davantage de variations entre individus et chez une même personne… Les limites de la théorie de Piaget apparaissent aujourd’hui de plus en plus clairement.
Ses héritiers, les néopiagétiens, à l’image de l’Américain Robbie Case et de l’Espagnol Juan Pascual-Leone, ont un temps tenté de faire évoluer ses théories, sans grand succès.
Pour autant, Piaget a eu le mérite d’avoir été le premier à établir un modèle complet du développement de l’intelligence chez l’enfant, auquel beaucoup se réfèrent encore aujourd’hui. Il fut surtout le précurseur d’une nouvelle discipline qui allait prendre son essor quelques années plus tard : les sciences cognitives.«
– L’intelligence, de Jean Piaget aux neurosciences
par Marc Olano






Repenser notre présence au monde est le défi de notre époque. Cet essai de politique relationnelle invite à renouveler les imaginaires de la relation que nous établissons avec nos semblables et le vivant. L’auteur y appelle à une réinvention du politique et du langage afin d’habiter l’infini du monde.

« Méditer, revenir à soi, à la nécessité de la réflexion, à la lenteur et à la rumination : accepter le voyage intérieur au plus profond de nous pour mieux ressurgir, libérés des peurs afin de regarder sereinement la vie.
Écrit à la manière d’une longue promenade le long d’un fleuve, le livre se compose de formes brèves : journal, pensées, aphorismes, paraboles, fragments de récits.
Felwine Sarr nous offre cet exercice salutaire de ces Méditations africaines pour trouver la lumière. »

Il nous a semblé qu’il fallait inventer une plate-forme libre, qui favorisât l’énonciation d’une parole plurielle, ouverte sur le large. C’est pour cette raison que s’est tenue du 28 au 31 octobre 2016 à Dakar et à Saint-Louis- du-Sénégal la première édition des Ateliers de la pensée. Une trentaine d’intellectuels et d’artistes du Continent et de ses diasporas se sont réunis pour réfléchir sur le présent et les devenirs d’une Afrique au cœur des transformations du monde contemporain.
Leurs textes, présentés dans cet ouvrage, traitent de questions liées à la décolonialité, à l’élaboration d’utopies sociales, à la condition planétaire de la question africaine, à la quête de nouvelles formes de production du politique, de l’économique et du social, à l’articulation de l’universel et du singulier, à la littérature et à l’art, à la reconstruction de l’estime de soi, à la pensée de l’en-commun… Des regards croisés qui éclairent d’un jour nouveau les enjeux d’une Afrique en pleine mutation, ouverte à l’univers de la pluralité et des larges.
Ce livre est un appel général et pressant à reprendre de vieux combats jamais clos et à en engager d’autres qu’appellent les temps nouveaux.
Achille Mbembe et Felwine Sarr
Il reprend en 2012 le jihad intérieur dans ses Méditations africaines, recueil d’aphorismes lumineux préfacé par le grand philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne.
En mars 2016, l’auteur nous offre un nouvel ouvrage, Afrotopia, essai résolument optimiste et ode à l’Afrique. Une réelle contribution à la pensée universelle qui donne les pistes d’une Afrique nouvelle et autonome, riche de son histoire et prête à assumer et porter son avenir, face au monde. La même année, il organise avec Achille M’Bembé la toute première édition des Ateliers de la pensée, à Dakar et Saint-Louis, réunion d’artistes, universitaires, intellectuels d’Afrique et de la diaspora. Des rencontres pour réfléchir à la fois à la place de l’Afrique, aux réponses qu’elle peut apporter aux défis contemporains en ces temps d’ouverture et d’enfermement, mais aussi aux formes de la création et la pensée Afro-diasporique. Les actes de ces Ateliers, dont la 2e édition a eu lieu en octobre 2017, ont été publiés dans un ouvrage collectif, Écrire l’Afrique-Monde.
Dans la juste lignée d’Afrotopia, il signe l’essai Habiter le monde. Il y fait le constat des défis auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés : une triple crise, à la fois écologique, économique et politique ; et nous invite surtout à l’action, en proposant de nouvelles façons d’habiter le monde, dans le respect des autres et de notre environnement. Un essai de politique relationnelle dont il met la pensée en pratique dans le recueil Ishidenshin, de mon âme à ton âme, magnifique invitation à habiter le monde ensemble, par-delà les différences culturelles, géographiques ou temporelles. Il participe également au recueil Osons la Fraternité, coordonné par Michel Le Bris et Patrick Chamoiseau en soutien au GISTI (Groupe d’Information et de Soutien aux Immigrés).
Bibliographie
Restituer le patrimoine africain (Philippe Rey, 2018)
Osons la Fraternité !, collectif (Philippe Rey, 2018)
Écrire l’Afrique-Monde, collectif (Philippe Rey, 2017)
Habiter le monde. Essai de politique relationnelle (Mémoire d’Encrier, 2017)
Ishidenshin. De mon âme à ton âme (Mémoire d’Encrier, 2017)
Afrotopia (Philippe Rey, 2016)
Méditations africaines (Mémoire d’encrier, 2012)
105, rue Carnot (Mémoire d’encrier, 2011)
Dahij (Gallimard, 2009)
Bassaï (2007)
Les mots du récit (2005)
Civilisation ou barbarie (2000) »







« Traces, de Felwine Sarr
Écrit par le penseur Felwine Sarr et porté, seul en scène, par le comédien burkinabé Étienne Minoungou, Traces (2018) s’adresse à une jeunesse africaine en manque de repères. Un texte qui articule avec lyrisme regard sur l’histoire du continent et geste d’élan vers son futur.
—
Un africain revenant d’une longue odyssée décide de s’adresser aux siens. Il les invite par une parole poétique à édifier le jour qui vient. Pour cela, il est nécessaire de procéder à une transformation de l’expérience culturelle et historique d’un continent qui a connu tous les hauts et tous les bas de la condition humaine. Pour son auteur, l’économiste, penseur et poète sénégalais Felwine Sarr, ce texte vise à «pousser l’humanité plus loin, repousser l’horizon de la lumière, désensabler les eaux vives». Il s’agit de «rouvrir le champ des possibles et dessiner une utopie africaine. » Incarné sur scène par le comédien Etienne Minoungou, accompagné d’un musicien ; Simon Winsé, cette parole initiatrice invite à une restauration du sens, à une réhabilitation du présent et à la création d’un nouveau projet de civilisation. »
« Un feu d’artifice intense… sans artifice aucun : juste l’émotion. Pour ouvrir la Nuit francophone et conclure cette édition du Festival les Zébrures d’Automne du Limousin, le comédien Etienne Minoungou a offert d’affilée au public quatre beaux cadeaux : quatre spectacles, quatre textes mêlant paroles et palabres, poétique et politique, force et douceur. Que ce soit la poésie d’Aimé Césaire ( Cahier d’un retour au pays natal ) texte de Dieudonné Niangouna ( M’Appelle Mohamed Ali ), celui de Sonny Labou Tansi ( Si nous voulons vivre ) ou le texte-discours aux Nations Africaines de Felwine Sarr (Traces ), tous disent la nécessité d’entendre les voix des peuples noirs et d’ouvrir des dialogues ; tous font de la scène un lieu d’écoute et d’échanges, parfois de combat.
Et pour ouvrir la parole, pour étrenner cette performance-fleuve, Étienne Minoungou a donc repris le Cahier d’un retour au Pays natal d’Aimé Césaire. Un moment d’une rare intensité, suspendu dans le temps, une interprétation d’Etienne Minoungou redonnant tout leur sens et leur grâce aux mots du poète martiniquais. »

« Mais alors qu’hier il s’agissait de déterminer si l’humain est avant tout corps ou esprit, aujourd’hui le débat porte sur le point de savoir s’il est matière et uniquement matière, ou si, en fin de compte, il n’est qu’un ensemble de processus physiques et chimiques. La discussion porte également sur le point de savoir ou s’arrête le vivant, ce qu’il en est des futurs de la vie a l’âge des extrêmes et a quelles conditions celle-ci prend-elle fin ?
Le corps, la matière et le vivant sont trois concepts bien distincts. Il n’est plus besoin d’adhérer au christianisme pour comprendre qu’il y a, dans tout corps humain dans son unité organique, quelque chose qui n’est pas que matière. À ce quelque chose, plusieurs noms ont été donnés selon les cultures et les époques. Mais quelles que soient les différences culturelles, la vérité du corps humain aura été de résister à toute réduction. Il en est de même de ce que l’on pourrait appeler le corps du monde. Ce corps du monde, on le reconnaît à sa profusion. Typique de celle-ci est le déchaînement viral dont nous faisons actuellement l’expérience sur une échelle planétaire.
[…]
En fait, l’absence de Dieu ne constitue guère le fait caractéristique du monde d’aujourd’hui. Sa présence virulente et vengeresse, sous la forme de la violence d’un virus ou d’autres calamités naturelles, n’est pas non plus le trait marquant de notre époque. La marque essentielle du début du XXIe siècle est le basculement dans l’animisme.
Couplées à l’escalade technologique, les transformations du capitalisme auront en effet débouché sur un double excès : un excès de souffle et un excès d’artefacts. Rien ne traduit mieux cet excès que l’univers techno-numérique devenu le double de notre monde. Le propre de l’humanité contemporaine est de traverser en permanence des écrans et d’être immergée dans des machines à images. La plupart de ces images sont animées. Elles sont productrices de toutes sortes d’illusions et de fantasmes, à commencer par le fantasme d’auto-engendrement. Mais elles rendent surtout possibles de nouvelles formes de présence et de circulation, d’incarnation et de réincarnation.
Dans cet univers, il n’est pas seulement possible de se dédoubler ou d’exister en plus d’un lieu à la fois, et en plus d’un corps ou d’une forme. Il est aussi possible d’avoir des avatars, c’est-à-dire d’autres soi-même à mi-chemin du corps propre et de l’image du corps du sujet sur l’écran. Du reste, la traversée des écrans est devenue l’activité primaire de l’humanité contemporaine. Elle autorise la sortie de nos frontières corporelles et inaugure la plongée sans filet dans des mondes parallèles. En se transportant de l’autre cote de l’écran, l’humanité peut désormais être présente à elle-même et à distance d’elle-même.
L’animisme contemporain est, par ailleurs, le résultat de la vaste remise en chantier de l’humain. L’ère de la seconde création a en effet démarré. »


« Benito Pérez Galdós, dont on commémore cette année le centième anniversaire de la mort, est le plus grand écrivain espagnol du XIXe siècle : le plus grand depuis Cervantes, affirmait au siècle dernier l’essayiste Salvador de Madariaga ; un génie comparable à l’auteur de Don Quichotte, enchérit aujourd’hui le critique et romancier Andrés Trapiello.
Il y a quelques mois, deux autres écrivains, Antonio Muñoz Molina et Javier Cercas, engageaient une polémique au sujet de Galdós dans les colonnes du quotidien El País. Dans un article cinglant, Cercas reprochait à Galdós d’avoir pratiqué une littérature paternaliste et de parti pris, en violation de la règle de neutralité du point de vue qui est l’un des piliers du roman moderne. Muñoz Molina récusait cette accusation et s’employait à montrer que Galdós, tout en défendant passionnément la liberté et la justice, s’efforçait toujours de montrer dans ses romans la complexité des situations et des personnages.
S’il refusait d’élever Galdós à la hauteur de Tolstoï ou de Flaubert, Cercas concédait toutefois un point : Fortunata et Jacinta, un livre à peine moins long que Guerre et Paix, « est sans doute avec La Régente [de Leopoldo Alas, dit Clarín], le meilleur roman espagnol du XIXe siècle. » Clarín, qui est mort jeune, n’a toutefois publié que deux romans. En près de soixante ans de carrière, son ami Pérez Galdós en a produit une bonne trentaine, auxquels s’ajoutent les 46 romans historiques de la série des « Épisodes nationaux », 23 pièces de théâtre et l’équivalent de 20 volumes d’essais, d’articles de presse, de nouvelles et de récits de voyage.
[…]
Peu traduit, Galdós est essentiellement connu à l’étranger grâce aux films de Luis Buñuel Nazarín, Viridiana et Tristana, adaptations de trois de ses romans de la dernière période. En Espagne, il est aujourd’hui révéré comme un créateur puissant, le témoin privilégié d’une époque et l’auteur d’une fresque historique passionnante. Comme le fait remarquer Javier Cercas, « les débats à son sujet prouvent que Galdós est toujours vivant. Et c’est ce qui peut arriver de mieux à un auteur classique ». »

« Il y a quelques semaines, face au tumulte et au désarroi qui s’annoncaient, certains d’entre nous tentaient de décrire ces temps qui sont les nôtres. Temps sans garantie ni promesse, dans un monde de plus en plus dominé par la hantise de sa propre fin, disions-nous. Mais aussi temps caractérisé par “une redistribution inégalitaire de la vulnérabilité” et par de “nouveaux et ruineux compromis avec des formes de violence aussi futuristes qu’archaïques”, ajoutions-nous (Achille Mbembe et Felwine Sarr, sous la dir. de; Politique des temps, Paris, Philippe Rey, 2019, pp. 8-9). Davantage encore, temps du brutalisme (Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La Decouverte, 2020).
Par-delà ses origines dans le mouvement architectural de la moitié du XXe siècle, nous définissions le brutalisme comme le procès contemporain “par lequel le pouvoir en tant que force géomorphique désormais se constitue, s’exprime, se reconfigure, agit et se reproduit”. Par quoi, sinon par “la fracturation et la fissuration”, par “le désemplissement des vaisseaux”, “le forage” et le “vidage des substances organiques” (11), bref, par ce que nous appelions “la déplétion” (pages 9-11)? »


« Aimé Césaire : un universalisme « autre »
Afin d’échapper à l’impasse de l’ego-politique de la connaissance, il est absolument nécessaire de substituer une géopolitique et une corpo-politique de la connaissance « autres » à la géographie de la raison. À la géopolitique de la raison des philosophes occidentaux, on peut opposer la posture d’Aimé Césaire, penseur afro-caribéen originaire de Martinique, qui fut le professeur de Fanon. Césaire est l’un des penseurs décoloniaux contemporains les plus importants au monde ; son œuvre constitue le point de départ d’une ère des « sciences décoloniales césairiennes », par opposition aux « sciences coloniales cartésiennes ». Je centre mon propos sur une zone demeurée inexplorée dans la littérature consacrée à la pensée de Césaire : sa conception décoloniale, unique et originale, de l’« universalité ». Dans sa lettre de démission du Parti communiste français au milieu des années 1950, adressée au secrétaire général de l’époque, Maurice Thorez, Césaire attaque l’universalisme abstrait de la pensée marxiste eurocentrique. Il affirme ainsi :
« Provincialisme ? Non pas. Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné. Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’“universel”. Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. »
L’eurocentrisme s’est perdu sur le chemin de l’universalisme décharné qui dissout tous les particuliers dans l’universel. Le terme « décharné » est ici crucial : pour Césaire, l’universalisme abstrait est ce à partir de quoi un particularisme hégémonique cherche à s’ériger en dessein impérial pour le monde, et qui, en se présentant comme « décharné », procède à l’occultation du locus épistémique d’énonciation dans la géopolitique et la corpo-politique de la connaissance. »




« Comme Felwine Sarr nous le rappelle si justement dans son livre Afrotopia « L’Afrique n’a personne à rattraper. Elle ne doit plus courir sur les sentiers qu’on lui indique, mais marcher prestement sur le chemin qu’elle s’est choisi. Son statut de fille ainée de l’humanité requiert d’elle de s’extraire de la concurrence, de la compétition, de cet âge infantile où les nations se toisent pour savoir qui a le plus accumulé de richesses, de gadgets technologiques, de sensations fortes, de capacité de jouissance des biens et plaisirs du monde et peu importe si cette course effrénée et irresponsable met en danger les conditions sociales et naturelles de la vie humaine. » C’est ce danger collectif qu’encourt l’humanité qui nous oblige à nous réapproprier les gisements de connaissances et de savoir-faire de nos cultures afin de forger des visions du monde relevant d’autres humanismes qui puissent offrir des alternatives fiables (Felwine Sarr, 2016).
L’urgence d’effectuer les ruptures épistémologiques et conceptuelles nécessaires et de construire des solutions aux problèmes posés au genre humain n’est plus à justifier. Mais pour cela, Il n’est plus besoin de s’inscrire dans un huis clos étouffant et une opposition stérile avec l’Occident. Devant l’impasse actuelle, la pluralité des expériences historiques et des épistémès est une invitation à la découverte de ce que proposent les autres peuples qui ont aussi développé des intelligences du monde pour sauver l’humain et la planète.
L’Afrique doit rompre d’abord avec le darwinisme social qui amène à justifier les inégalités par le déterminisme racial ou social. Notre continent est le foyer de philosophies qui ont introduit des humanismes reposant sur l’interdépendance entre d’une part les êtres humains et d’autre part ces derniers et la nature. Les cosmogonies et les philosophies du vivre ensemble prônés par l’Ubuntu (Nelson Mandela, 1994), La Charte de Mandé (Youssouf Tata Cissé, 2003), Le Xeer Issa (Moussa Iye, 2014) préconisent des systèmes d’organisation sociale et politique et des relations humaines qui sont à l’opposé des systèmes de prédation imposés par le capitalisme. En effectuant le ressourcement et la revitalisation de son humanisme, l’Afrique pourrait construire un cadre éthique et politique adapté à ses aspirations.
Pour cela, il faudrait sortir des enclos conceptuels et épistémologiques imposés par les sciences sociales et humaines occidentales (Mahmud Mamdani, 1993) et l’utilisation des langues européennes et réinvestir les langues africaines pour y puiser des concepts et paradigmes, des mythes et représentations capables de construire un épistèmé africain (Ngugi Wa Thiongo, 2005). Ce faisant, l’Afrique pourrait offrir au reste du monde des alternatives démontrant que le capitalisme et ses avatars que sont le néolibéralisme, la démocratie de marché et le consumérisme, ne sont pas une fatalité. Elle joindrait ainsi sa voix à l’humanité que la prédation et le matérialisme effréné qui saccagent la planète.
Le premier pas à engager dans ce sens, c’est de dépasser les généralités rhétoriques et explorer des aspects concrets de ces patrimoines au potentiel universaliste avec un regard libéré de la colonialité et du romantisme des racines, dans le but précis d’en extraire les enseignements nécessaires pour inventer des nouvelles manières d’être au monde.
C’est dans cette optique, que je voudrais présenter ici un patrimoine culturel, philosophique et politique exceptionnel que j’ai eu l’occasion d’étudier sur le terrain auprès de ses dépositaires : le Xeer Issa, un contrat sociopolitique qui régit la communauté Somali-Issas de la Corne de l’Afrique.
Dans cet article, je trace les grandes lignes de ce contrat socio-politique régissant une des grandes familles claniques somalies, la confédération des Issas qui est au fondement de leur société de droit. Je rappelle le contexte historique particulier de sa naissance et les principes fondamentaux qui sont à la base du Xeer. J’invite à effectuer des analyses comparatives avec des connaissances de même ordre développées par les communautés voisines telles que le Madqa des Afars ou le Gada des Oromos et d’autres peuples africains comme la Charte du Mandé et la philosophie du Ubuntu, en vue d’identifier les valeurs communes. Enfin je discute la contribution que de telles traditions démocratiques pourraient apporter au grand débat actuel sur la décolonisation des humanités et sur l’universalisme et à la recherche des solutions endogènes, adaptées à nos sociétés contemporaines reflétant la pluralité des modèles d’organisation socio-politique. »
– Le Xeer




« Issues of bigotry, belonging, race and redemption and are unpicked in this majestic biopic of police officer Leroy Logan
[…]
Red, White and Blue is the true story of Leroy Logan (played by John Boyega) a black British man who in the 1980s abandoned a career in research science to become a police officer, despite – or in some agonisingly redemptive sense, because of – the fact that his father was once beaten up by racists in uniform.
Logan’s is a counter-Abrahamic destiny, sacrificially devoting his life to a reversal of that terrible injustice. This is something more than revenge and more even than forgiveness: a way of showing that black people can be bigger than the bigots, of selflessly transforming his family’s pain into a new future for the police and the community. It’s a trial of strength, both with the racists and with those in his community who think he’s selling out. When his tells his cousin he’s thinking of joining “the force”, the astonished reply comes back: “Like the Jedi or something?” Could this be a playful reference from McQueen and his co-writer Courttia Newland to Boyega’s role in the Star Wars franchise?
Boyega takes his career to the next level with a heroic and even tragic portrayal of Logan. For me, it’s a performance comparable to Al Pacino in Serpico. His Logan is tough, idealistic, self-possessed. He wears the uniform with pride and a hint of self-conscious defiance, carrying off those distinctive copper mannerisms, such as putting on and straightening your helmet after getting out of the squad car.
But everywhere he carries the wound of his relationship with his dad, Kenneth, a first-generation immigrant from Jamaica. Steve Toussaint gives a fierce and passionate performance here as a proud man who has always stood up to police brutality and keeps stern patriarchal standards in the home. There is a great scene when Kenneth is playing Scrabble with the rest of the family and (competitive though he is) misses a chance for major points because the only way would be with a salacious word. Can he ever forgive Leroy for his career decision – and can Leroy ever forgive Kenneth’s non-forgiveness?
The scenes that show Leroy’s life, first in the forensic research labs, then at the police training academy in Hendon, are superbly created in their forthright authenticity, particularly the role-play of how to give evidence in court and how to deal with the defendant in the dock. It’s training that has an ironic resonance with his own dad’s determination to have his day in court. And there’s a great action scene when Logan chases a criminal through a factory – without any help from prejudiced fellow officers who have failed to respond to his call for backup.
Red, White and Blue ends on a note of wintry pragmatism, but not exactly disillusionment. Logan has lived through the reality of racism in the police and has, perhaps, come to terms with the fact that he will never get the simple, clear satisfaction of seeing the racism eradicated or the racists punished. His dad had the same experience with his legal pursuit of the police officers who beat him. The experiences of Logan and Kenneth (and the film only covers Logan’s early career in the police) could be part of a larger historical process whose end they can’t necessarily participate in or even see.
You have to wait until the very end of the credits to savour the full meaning of the title, but the question of patriotism is important. In more than one training scene, Leroy notices a portrait of the young Queen on the wall, a rather poignant, unworldly image of youth and innocence, but also of empire. It is an image that Leroy does not see outside the academy, but that emblem of national unity exerts a distant kind of naive power, considering what Leroy is to experience at the sharp end of police work as he is imposing the authority of the state. Boyega carries the film with a compelling authority of his own. »
– Red, White and Blue review – Steve McQueen and John Boyega hit gold







« Un système adapté à une écologie
Le Xeer est la production d’une société pastorale organisée autour de la rationalisation des maigres ressources disponibles dans leur environnement. Cette “gestion de la pénurie” explique certaines des caractéristiques reflétées par ce contrat telles que l’austérité de leur mode de vie, leur communalisme et leur système de solidarité pour pallier à l’hostilité du milieu et la précarité économique. Les pasteurs se déplacent sur des vastes aires de transhumance et de ce fait, sont amenés à des rencontres souvent conflictuelles avec d’autres groupes concurrents intéressés par les mêmes ressources : l’eau et les pâturages. C’est une des raisons pour lesquelles les sociétés pastorales sont généralement des sociétés guerrières qui survalorisent la fonction de guerrier et préparent aux arts du combat. Mais contrairement à des idées reçues, les sociétés guerrières ne sont pas forcément des sociétés de violence. Ce sont, au contraire, des sociétés qui ont su développer des méthodes sophistiquées de prévention et de résolution des conflits afin de réguler la violence. Les pasteurs somalis, que nous étudions ici ont par exemple mis au point des règles de la guerre d’une étonnante modernité. Ces règles identifient certains groupes de population appelés “Birmageydo” (Ceux qu’aucune arme ne doit effleurer) qui sont épargnés et protégés en cas de guerre. Parmi cette catégorie figurent notamment les femmes, les enfants, les vieillards mais aussi les Sages, les hommes de sciences et de religion, les hôtes et tous ceux qui sont étrangers au conflit. La dignité et certains droits des blessés et des prisonniers de guerre sont également défendus dans cette “Convention de Genève” avant l’heure (Mohamed A. Rirache, 1997).
Le Xeer : un rempart contre l’arbitraire et la violence
Le Xeer issa fait partie de ces connaissances africaines qui ont souvent intrigué les observateurs extérieurs sans pour autant donner lieu à des études sérieuses. Il a été relégué par les spécialistes de la question, à cette grande catégorie-amalgame des “droits coutumiers des peuples sans écriture” (I.M. Lewis. 1961). Pourtant, le Xeer est un contrat socio-politique qui se distingue non seulement par la rigueur de sa structuration et la codification de ses lois, mais aussi par son rôle primordial dans la défense de la justice et de la paix sociale. Malgré son caractère oral, le Xeer a fait l’objet d’une rigoureuse élaboration qui le différencie des autres corpus de connaissances. Paradoxalement, cette “constitution orale” qui est à la base de la Confédération des Issa et de leur “démocratie pastorale” a pu survivre aux divers tourbillons de l’histoire en s’appuyant notamment sur les règles rythmiques très rigides de la poésie somalie.
Le Xeer se présente comme un ensemble de valeurs, de normes et de lois qui forme un système au sein de la culture pastorale. Il a son histoire, ses codes, sa doctrine, sa littérature et son “jargon”. Comme tout système, il possède ses institutions, ses spécialistes, sa propre logique et son autonomie par rapport aux autres piliers de la société pastorale. C’est un contrat qui instaure un équilibre particulier entre les droits de l’individu et les devoirs de la communauté.
Le terme Xeer est lui-même assez révélateur de sa fonction. Xeer s’emploie d’abord comme un verbe et décrit l’action de se protéger, d’ériger une digue contre un danger comme la montée des eaux. Le terme xeero désigne l’enclos où l’on parque le cheptel pour le protéger des prédateurs. Xeer est aussi un nom qui désigne la corde qui sert à attacher et relier les deux arceaux centraux de la tente ronde qu’utilisent les pasteurs somalis. A l’origine du choix du terme il y a donc la double propriété de protéger la société contre les dangers extérieurs (guerre, calamités) et de rassembler ses membres autour des mêmes valeurs et principes. Xeer est généralement employé pour désigner la loi, celle que les hommes érigent entre eux pour pouvoir vivre en communauté. Par extension, le Xeer se rapporte au droit, il donne la primauté à la légalité, au respect de la loi plutôt qu’au lien du sang comme le montre cet important précepte “Témoigne contre ton propre frère, mais après aides-le à payer les peines de dédommagement (Walaalka markhaatiga ku fur, magtana la bixi). Il incarne plus particulièrement les droits reconnus à l’individu et au groupe. Des droits considérés universels et inaliénables comme l’illustre cette précepte “Combats le païen ou l’ennemi mais reconnais-lui ses droits” (Gaalka dil, gartiisana sii).
Le Xeer : le produit d’une histoire particulière
Grâce à des calculs d’ordre généalogique et à travers d’autres recoupages historiques, nous avons pu dater ce contrat. Il a été élaboré au 16ème siècle de l’ère chrétienne. Un siècle charnière pour les peuples de la Corne de l’Afrique. En effet, c’est durant la seconde moitié de ce siècle que cette sous-région connaitra des profonds bouleversements et des calamités naturelles qui en transformeront la configuration sociale, politique et ethnique et inaugureront une longue période de troubles. C’est le siècle où les florissantes cité-Etats musulmans de la Mer Rouge tels que Zeila, Berbera, Tajourah etc… tombent en décadence, sous la pression de du royaume chrétien d’Abyssinie secouru par les puissances occidentales et de l’expansion des Oromos (J. Cuoq, 1981)
Tout l’édifice politique et social élaboré depuis le 11éme siècle dans ces cités protégées par leurs remparts est détruit. Le processus de détribalisation et de construction de citoyenneté facilité par les échanges commercial et le brassage culturel qui avait éclos dans ces cités multiethniques et privilégiait le partage des valeurs et normes communes par rapport aux appartenances ethniques ou claniques. Un climat d’insécurité, né des luttes intestines entre les prétendants au pouvoir, de la décadence des mœurs et du relâchement du contrôle social ravive les atavismes ethniques et tribaux. Le lignage (re)devient des refuges sécurisants contre ces déstabilisations qui secouent les sociétés musulmanes des cités.
C’est à cette époque que la Corne de l’Afrique connait des mouvements migratoires importants qui en changeront considérablement la carte démographique et les rapports entre les différents groupes ethniques et tribaux. Certains de ces groupes ne survivent pas aux bouleversements tandis que de nouveaux se forment sur leurs ruines On assiste à un phénomène de retribalisation et de renomadisation des populations citadines (Mohamed A. Rirache, 1986). En effet, les villes perdent le contrôle de leur défense et leurs remparts n’arrivent plus à contenir les pillards alléchés par les fabuleuses richesses accumulées par les citadins. Beaucoup de ces derniers préfèrent retourner en “brousse” rejoindre leurs tribus d’origine ou de nouveaux groupes qui leur offrent la sécurité et la solidarité nécessaires à leur survie.
Le Xeer fut la résultante de cette période de troubles, il a été conçu pour servir de rempart contre le désordre ambiant et fonder une nouvelle société de droit. D’où la signification étymologique du terme susmentionné. C’est autour de ce contrat socio-politique crée pour répondre à une situation d’anarchie et de violence, similaire à celle qu’a vécu la Somalie après la guerre civile, que se constitue un de ces nouveaux groupes : la confédération des issas. A l’instar de la constitution américaine qui avait réuni différents Etats du Nouveau monde, des communautés d’origine différentes se sont rassemblées autour du Xeer et constituer une nation soudée par la loi.
Des principes fondamentaux d’une étonnante modernité
Bien qu’élaboré au 16ème siècle, le Xeer issa étonne par la modernité de certains de ses concepts. Longtemps avant les constitutions occidentales qui servent aujourd’hui de référence universelle, ses fondateurs avaient réfléchi et répondu à leur manière aux questions fondamentales sur l’exercice du droit et du pouvoir dans la société humaine. Des principes comme ceux de l’égalité, de l’inviolabilité de la loi, de l’origine humaine de la loi, de la protection des droits inaliénables, etc… bref tous ces concepts qui sont plus que jamais au centre des débats politiques actuels, ont été discutés par les fondateurs de ce système. Pour en faciliter la mémorisation et la transmission, les principes qui fondent la philosophie politique du Xeer sont énoncés dans un style poétique et métaphorique utilisant les règles rythmiques assez strictes de la poésie somalie.
Ils constituent un préambule rimé et rythmé de cette “démocratie pastorale”. Je voudrais citer cinq de ces principes qui illustrent la profondeur de la réflexion derrière ce contrat social.
1) Principe de l’origine humaine de la loi
« Dieu m’a créé à partir d’une semence mais ce sont mes ancêtres qui m’ont légué le Xeer » (Hebehay xogunbu iga abuurey, Aabahayna xeer buu ii dhigay)
Ce principe tranche à sa manière le vieux débat sur la coupure entre Nature et Culture. Pour les Issas, si les hommes sont des créatures de Dieu, les lois, elles, sont les œuvres des hommes.
Cette affirmation peut passer pour un lieu commun de nos jours, mais il faut se rappeler qu’à cette époque, l’idée de l’origine divine de la loi était fort courante et servait de justification à beaucoup de systèmes politiques. Cette conception de la loi induit, par exemple, qu’aucun roi ou chef, aussi puissant soit-il, ne peut revendiquer incarner un quelconque droit divin. Il n’est et ne peut être que ce que sa condition humaine fera de lui, c’est-à-dire un pouvoir irrémédiablement marqué par le temps et la volonté populaire. Elle enlève également toute sacralité et immuabilité à la loi qui peut faire l’objet de discussion et de modification si la communauté en décide ainsi. Ce principe nous révèle les préoccupations philosophiques des fondateurs du Heer.
2) Principe de la nécessité de la loi « Le Xeer est comme les chaussures qui nous servent à marcher » (Xeer waa kab lagu socdo)
Le terme kab désigne en Somali à la fois une chaussure, un support et un véhicule. Le Xeer est comparé à la chaussure qui permet de se déplacer, d’avancer dans le chemin épineux des rapports sociaux. Chez les pasteurs, les chaussures ne sont pas des objets de luxe. Dans un environnement où poussent beaucoup de variétés d’arbres à grosses et douloureuses épines, les sandalettes en peau de chameau font partie des choses de première nécessité. C’est en ce sens qu’il faut saisir cette comparaison entre le Xeer et la chaussure. C’est une métaphore très forte. D’ailleurs si le Xeer est la chaussure (kab), ses divers articles de loi sont appelés dhagaley, c’est-à-dire les lacets ou lanières qui servent à les retenir au pied.
3) Principe de l’égalité
« Tous les Issas sont égaux et aucun ne peut dépasser un autre en égalité » (Ciise waa wadaa ciise, ninna nin caaro madheera)
C’est un des principes fondamentaux du Xeer, celui qui institue l’égalité entre les membres de la confédération issa. La précision dans la seconde partie : ninna nin caaro madheera (qui veut littéralement dire …”et aucun ne peut dépasser l’autre en égalité) souligne la volonté de ne pas s’arrêter à une égalité formelle et le souci d’égalitarisme qui est devenu une des caractéristiques de la société issa.
4) Principe de l’inviolabilité de la loi
« Le Xeer issa est infranchissable comme l’arbre Jeerin » (Xeerka ciise waa geyd Jeerin ah)
Le principe ainsi imagé exprime l’inviolabilité de la loi du Xeer. En effet, Jeerin est un arbre de la brousse qui se distingue par ces deux caractères : il est très bas de tronc et étalé sur une longue surface. Il est donc très difficile de passer en dessous ou de sauter par dessus. Ce qui illustre fort bien l’expression que nul ne peut outre passer la loi et renvoie à l’idée d’inviolabilité.
5) Principe du communalisme
« Les Issas ont trois choses en partage ; les pâturages, les hôtes et l’Ogaas (Ciise sadexbaa u dhax ‘ah : dhulka, martida iyo ugaaska
Ce principe fonde le communalisme des Issas en définissant les principaux domaines de partage communautaire : les moyens de subsistance et de reproduction (les pâturages et l’eau), les devoirs sociaux (hospitalité) et le pouvoir politique (l’ogaas).
Le Xeer interdit l’appropriation individuelle de “ce qui est déjà donné par la Nature”, c’est-à-dire les pâturages et l’eau. Il préconise la règle “du premier venu, premier servi”. L‘hospitalité est une obligation sociale à laquelle personne ne doit échapper et doit se faire sans distinction, selon également la règle du “premier campement accosté”. Et enfin les Issas ont en commun un roi, l’Ogaas, dont la fonction est essentiellement de sauvegarder la paix, de veiller à la préservation de l’esprit du Xeer et de bénir les décisions prises par les différentes assemblées de sages.
****
Le Xeer touche à tous les aspects de la vie sociale. Il organise la société pastorale en accordant la primauté à la sauvegarde du consensus social et de la cohésion du groupe par rapport aux droits et intérêts de l’individu. En tant que contrat socio-politique, il régule les différents types de rapports sociaux.
– Le Xeer joue tout d’abord le rôle de Droit pénal qui protège la vie de la personne physique, ses biens matériels, sa dignité et son honneur et définit les sanctions pénales et sociales correspondantes.
– En tant que Constitution politique, il fixe les attributions de ses différents organes ainsi que les relations entre les différents clans qui forment la confédération.
– Enfin, le Xeer comporte un code de conduites sociales qui détermine le cadre éthique et moral qui doit guider les membres de la confédération.
Une justice de réconciliation et de compensation
Le Xeer instaure une société de droit qui reconnait l’inhérence du conflit dans les rapports sociaux et la nécessité de le réglementer. Il promeut une justice de réconciliation qui se propose de restaurer la paix et la cohésion sociale. C’est une justice de communauté qui s’adresse au groupe plutôt qu’à l’individu car ses verdicts s’adressent au clan qui est “garant”des parties plutôt qu’aux individus eux-mêmes. C’est enfin une justice de compensation qui rejette la loi du talion et ne connait ni la sentence suprême (la peine de mort), ni la peine d’emprisonnement. Elle a pour support un Droit pénal dont la première préoccupation est de compenser, dédommager les victimes sans pour autant ruiner les coupables. Ces caractéristiques du Xeer en général et de son Droit pénal en particulier ne sont pas des déductions théoriques de notre analyse. Elles sont explicitement et clairement affirmées dans les discours et les délibérations prononcées par ses Sages.
En tant que Droit pénal, le Xeer se divise en trois grandes parties techniques selon la nature des délits et crimes :
– Le Xeer du Sang (Xeerka Dhiiga) qui englobe tous les litiges et crimes relatifs à l’atteinte de la personne physique ainsi que les peines correspondantes. Selon la gravité de l’acte, simples coups, blessures entrainant des séquelles ou meurtre, les sanctions entrent dans l’une ou l’autre de ces deux catégories : Buulo ou prise en charge des frais de soins et payement des dommages ou Boqol ou prix du sang calculé en tètes de bétail.
– Le Xeer des Biens matériels (Xeerka Dhaqaaqilka) qui concerne tous les conflits et délits liés à la détérioration, au vol et à l’usurpation des biens individuels ou collectifs ;
– Le Xeer de l’Honneur (Xeerka Dheerta) qui protège contre toutes les atteintes à la dignité, à la moralité et à l’honneur de la personne.
Ce Droit pénal qui fonctionne sur la loi du précédent préconise une panoplie de procédures d’instruction, de plaidoyer, de vérification et des recours d’appel dont la technicité et le formalisme n’ont rien à envier à ceux des Codes modernes.
Il prévoit toute une série de sanctions sociales et des peines de dédommagements calculées en têtes de bétail. En cas de conflit provoquant la mort, le Xeer du Sang applique le Prix du sang calculé, comme les autres peines de dédommagement, en têtes de bétail. L’unité de valeur principale est le “chameau” qui peut se “convertir”, selon un tableau de change préétabli, en bovidés ou en ovins qui donne une idée de la technicité et précision du Xeer dans ce domaine.
Une Constitution instaurant un autre exercice du pouvoir
La constitution politique préconisée par le Xeer prévoit trois types d’instances qui se partagent, de manière assez originale, les trois types de pouvoir généralement spécifiés dans les Constitutions modernes.
Il y a d’abord le “Guddi” qui est l’organe suprême. C’est une Assemblée de Sages aux pouvoirs très larges. Il joue à lui seul le triple rôle de Parlement (pouvoir législatif), d’autorité légale (pouvoir exécutif) et de Cour de justice (pouvoir judiciaire). Ses compétences s’étendent aussi bien aux questions politiques, économiques et militaires concernant la communauté que des litiges et conflits entre individus ou groupes d’individus. Le “Guddi” est composé de 44 membres dont :
représentants issus les 12 groupes de la confédération Issa à raison de 2 par groupe ;
20 membres choisis non en fonction de leur appartenance mais en fonction de leur sagesse, intégrité morale et connaissance du Heer.
La seconde instance du Xeer est le “Gandé”. C’est une Assemblée également constituée de 44 Sages dont le rôle premier est de protéger l’esprit et le “texte” du Xeer contre les dérives conjecturelles et les mauvaises interprétations. Il accomplit les différentes fonctions suivantes qui sont complémentaires de celles du “Guddi” :
Conseil Constitutionnel : il veille à la constitutionnalité des décisions du “Guddi” et délibère sur les nécessités d’évolution et les propositions de changement des lois du Heer ;
Cour Suprême : il traite les affaires qui ont épuisé les différentes procédures prévues par le Xeer et notamment les 12 Arbres (ou Appels) sans arriver au consensus nécessaire.
Organe de réconciliation dans les conflits opposant des tribus ou clans qui risquent de mettre en question l’unité et la paix au sein de la confédération. Il partage ce rôle avec le roi issa (l’Ogaas) selon les circonstances.
Conseil pédagogique : les membres du Gandé qui finissent leur mandat servent de formateurs et de conseillers une fois de retour dans leur campement d’origine, faisant ainsi profiter leur communauté de leur expérience du Heer.
La troisième institution du Xeer est la royauté incarnée par l’Ogaas (Ali Moussa Iye, 2010). C’est le père spirituel de la communauté, le symbole de la Loi, le garant de l’unité de la confédération. Malgré la sacralisation dont il fait l’objet, l’Ogaas n’exerce aucun pouvoir temporel, ne dispose d’aucune force de coercition pour imposer sa volonté. Un précepte du Xeer définit sans équivoque l’essence du pouvoir royal chez les Issas : l’Ogaas préside (les Assemblées) mais ne tranche pas (Ugaas uu gudoonchaye ma goyo).
Ainsi le roi issa règne mais ne gouverne pas. Comme dans les monarchies constitutionnelles moderne, il appose seulement son sceau en bénissant les décisions prises par les Assemblées. En fait, il a plus d’obligations envers ses sujets que des privilèges sur eux. Les attributions qui lui sont reconnues par le Xeer peuvent se résumer comme suit :
servir d’arbitre dans les conflits opposant des Issas et maintenir à tout prix la paix et l’unité au sein de la confédération : rôle de garant du consensus socio-politique ;
bénir les décisions des Assemblées (Guddi et Gandé) et prodiguer conseil et hospitalité à ses sujets : rôle de père spirituel ;
prier sans arrêt pour son peuple afin de le protéger contre la sécheresse, les maladies et autres calamités naturelles : rôle magique de protecteur et d’intercepteur auprès de Dieu.
Un droit pour panser et ressouder
Comme on l’a précisé plus haut, le Xeer est en lui-même est un ensemble complexe de mécanismes de prévention, de gestion et de règlement de conflits. Bien que ces mécanismes concernent en premier lieu les membres de la communauté issa, adhérents du contrat socio-politique, certains sont également réservés aux règlements des conflits avec d’autres communautés et populations voisines Nous avons montré que le Xeer a établi la Loi du Sang pour prévenir et résoudre les problèmes de “droit commun” et une Constitution politique pour réguler et résoudre les conflits entre les différentes tribus ou clans de la confédération ainsi que les problèmes découlant de l’exercice du pouvoir. Dans les deux cas, le processus qui est suivi est le même et se déroule en quatre temps : “le refroidissement des passions”, la “purge des rancœurs”, le “redressement des torts” et le “scellage de la réconciliation”.
Dans les deux cas de figure, la palabre joue un rôle primordial. Car, comme l’écrit J.G Bidima dans son ouvrage Une juridiction de la parole, “la palabre institue un espace public de discussion qui suppose le détour par une procédure. Elle n’organise pas le face-à-face spéculaire entre parties mais institue une médiation symbolique à plusieurs entrées.
Le “refroidissement des passions”
En cas de litiges entre personnes ou de conflit entre groupes, le processus commence toujours par l’envoi des médiateurs qui jouissent de la confiance des parties en conflits et dont la neutralité est connue. Leur première fonction est d’arrêter les actes d’hostilité et prévenir contre l’aggravation du litige ou conflit. Ils doivent d’abord “refroidir les passions” dans les deux camps. Pour cela, ils emploient les ressources de la culture et de la religion pour calmer les uns et les autres. Ils font appel aux valeurs aux obligations de solidarité et de cohésion, aux préceptes du Coran. Parfois la mémoire des ancêtres, la menace de leur malédiction ou la colère divine sont invoqués pour convaincre. Le but de l’intervention des médiateurs n’est pas d’identifier les coupables ou de trancher l’affaire, mais de rappeler la nécessité de l’arrangement par la loi et le respect de la légalité. Tout refus de cette médiation met la partie récalcitrante automatiquement “hors de la loi”, c’est-à-dire hors du contrat, avec les conséquences que cela implique. Dans cette étape du processus, l’habilité psychologique des médiateurs et surtout leur maitrise de la parole sont capitales pour calmer les esprits et convaincre les parties.
En cas de conflit entre les Issas et une autre communauté, on applique le mécanisme préconisé par une composante spécialement conçue à cet effet : le Xeer de la trève” appelé le Dhiblé. Il s’agit des accords de paix que les Issas établissent avec leurs voisins (les autres groupes Somalis, les Afars). Le Xeer de la trêve est un mécanisme pour réguler les conflits armés entre différentes communautés concurrentes. Il détermine les procédures de négociation et de compensation ainsi que les sanctions à prendre en cas de violation de la trêve acceptée par les deux parties. Le Dhiblé est donc un garde-fou contre le cercle vicieux de la vendetta qui pousse souvent les guerriers à violer les règles de la guerre en vigueur. C’est pourquoi, dès qu’un conflit menace les relations entre les Issas et une autre communauté voisine, les Sages de chaque partie décident de “monter au créneau” et obligent les guerriers d’abandonner l’initiative et le terrain aux négociateurs. Un appel à la trêve est solennellement lancé par l’une ou l’autre des parties. A l’intérieur de chaque camp, le processus de concertation et de prise de décision est activé. Le plus difficile est de convaincre les guerriers à déposer les armes et respecter la trêve.
Le Dhible préconise l’envoi d’une délégation de femmes âgées pour signaler la volonté de paix. Celles-ci doivent emmener avec elle la “pierre de la paix”, une pierre en forme de statuette, qu’elles doivent remettre aux Sages de la partie adverse. Si cette dernière est d’accord avec le message de paix, elle doit enduire la “pierre de la paix”de beurre et renvoyer les vieilles femmes avec des cadeaux et leurs souhaits sur le lieu, la date et les termes de pourparlers. Chez les Issas, on choisit les négociateurs parmi les clans de la confédération qui partagent “des frontières” avec l’autre camp et qui connaissent par conséquent leur culture, traditions et/ou leur langue.
La “purge des rancœurs”
C’est l’étape de la palabre, des interminables joutes et plaidoyers verbaux qui peuvent durer des jours et des semaines, voire même des mois comme ce fut le cas en Somalie lors de certaines conférences de réconciliation traditionnelles. Loin d’être des “palabres inutiles”, comme le pensent certains négociateurs modernes pressés et obnubilés par les résultats rapides, cette étape est cruciale. C’est d’elle que dépendra, en fin de compte, la vigueur des accords conclus et l’engagement des parties.
En effet, dans le processus de résolution des conflits, la manière ou le protocole avec lequel les négociations se font sont aussi important que les résultats eux-mêmes. Ces séances de palabres servent à “vider son sac”, remonter aux origines du problème, exprimer les griefs ou les sentiments ressentis, les souffrances endurées, revisiter l’histoire des conflits et des accords de paix signés. L’art de la rhétorique et du geste, les talents poétiques et même humoristiques sont utilisés pour émouvoir les cœurs, frapper les esprits et finalement défendre son cas. “La palabre se propose moins de distribuer des sanctions que de convaincre, de réconcilier, de restaurer la paix dans la communauté perturbée par le conflit…. Elle milite contre une vision très pénale de la société…A l’inverse de “surveiller et punir” la palabre se caractériserait plutôt par “discuter et racheter” (J.G Bidima)
Ces prises de parole opèrent comme des séances de thérapie de groupes, comme une psychanalyse à travers laquelle chaque camp exprime ses douleurs, ses frustrations et par là expurge les rancœurs accumulées. Le terme utilisé dans le Xeer pour désigner cette démarche est assez révélateur de sa fonction : “Caloolxaadhasho”qui signifie littéralement “déblayage ou purge du ventre”. Quand l’on sait que chez les pasteurs le ventre est le point névralgique des sentiments et des émotions, mais aussi le foyer de la volonté et du souffle de vie, l’on comprend la signification thérapeutique qu’ils accordent à ces séances. Ce sont des parties “rassasiées” de paroles et délivrées du poids des rancœurs qui doivent déterminer les responsabilités et discuter du redressement des torts.
Le “redressement des torts”
Cette étape est beaucoup plus technique et consiste, tout d’abord, à déterminer les responsabilités des uns et des autres. Chaque partie identifie un ou des “pères”(Aabo), sorte d’avocat qui va défendre son cas, dans des plaidoyers qui n’ont rien à envier à ceux des tribunaux modernes en termes d’éloquence et de technicité. L’assemblée se choisit une sorte de greffier(Qore) dont le rôle est d’enregistrer tout ce qui se dit, de questionner les parties en conflits pour certaines précisions et enfin de dresser le procès-verbal (c’est le cas de le dire). L’assemblée peut également faire appel à la procédure de témoignage et de serment (Marag iyo Imaan) prévu par le Xeer qui réglémente l’intervention des témoins.
Le Xeer, fonctionnant sur la loi du précédent, il a établi toute une jurisprudence qui va servir de point de repère et de référence. Dans le cas d’une affaire interne à la confédération, on demande aux parties en conflit de choisir entre le Xeer ou le règlement à l’amiable (Xagaan). Le premier choix implique l’application stricte des dispositions du Xeer et notamment sa jurisprudence tandis que le règlement à l’aimable fait juste appel à la sagesse et l’équité des membres de l’assemblée sans obliger à se référer à des articles de lois précis.
Dans les litiges et conflits sérieux, c’est souvent la loi du Xeer qui est appliquée. Dans ce cas, l’assemblée doit d’abord déterminer si l’affaire a eu un précédent (Curad) et donc exige une simple application de la jurisprudence prévue ou si c’est une affaire nouvelle/inédite (Ugub) qui obligera à innover. Il est utile de rappeler ici que le Xeer est une institution ouverte à l’innovation et au changement comme l’atteste ce précepte : ‘A affaire jamais vue, verdict jamais entendue (Wax la arkin, waxaan la maqlinba la magaa)
Une fois les responsabilités établies, on procède généralement aux compensations des victimes et on établit les obligations qui incombent aux uns et aux autres. Dans ce processus, la prise de décisions se fait selon la règle de l’unanimité et l’exécution des décisions incombe à chacune des parties et engage leur honneur et le respect de la parole donnée. Si une partie n’est pas satisfaite d’un verdict, elle a la possibilité de faire appel et de demander la convocation d’un autre « Arbre » ou séance délibération. Le Xeer offre en théorie la possibilité de convoquer jusqu’à 12 Arbres, c’est-à-dire de demander jusqu’à 12 appels même si la plupart des affaires compliquées se règlent au n=bour du 3eme ou 4eme « Arbre ».
Le “scellage de la réconciliation”
Dans l’esprit du Xeer, il ne suffit pas de régler un conflit et de redresser les torts subis. Encore faut-il prévenir contre les futurs conflits. Il est donc important de veiller à la “guérison de la plaie” et à la sauvegarde de la solidarité et de la cohésion sociales.
La cérémonie pour sceller la réconciliation est donc une étape tout aussi importante dans le processus. Il faut faire en sorte que chaque parie ait le sentiment d’avoir gagné quelque chose dans les négociations ou d’avoir, au moins, sauvegarder l’intérêt général de la communauté. Cette démarche rappelle un peu une des méthodes modernes de résolution des conflits que les américains appellent “the win-win approach”. Tout un cérémonial est organisé autour de cette réconciliation pour rappeler la portée sociale et l’intérêt communautaire des décisions prises. On procède au sacrifice de certains types d’animaux au cours duquel on invoque les esprits des ancêtres communs, des saints et Dieu afin de bénir le verdict. On échange certains morceaux de viande, on partage du lait dans un même récipient et on récite des versets de Coran ou des paroles rituelles prévues à cet effet. Parfois on peut échanger des poèmes de félicitations pour marquer le moment et laisser des souvenirs à la postérité.
Un des moyens les plus courants pour sceller une réconciliation, c’est d’échanger des femmes. Chaque camp donne à marier un certain nombre de femmes en âge de mariage à des jeunes hommes de l’autre camp afin que la réconciliation soit renforcée par des liens familiaux. Un proverbe somali nous donne la genèse de cette tradition : C’est avec le liquide des fœtus qu’il faut compenser le sang versé »
Une autre philosophie du politique
Au delà de l’étonnante technicité du Xeer et de son intérêt anthropologique, l’étude de ce contrat socio-politique nous introduit à un autre type de droit, de démocratie, bref à une philosophie politique africaine qui pourrait inspirer la recherche actuelle de modèles endogènes. En effet, dépassant les pesanteurs géopolitiques et socio-culturelles de leur époque, les fondateurs du Xeer ont pensé une théorie et une pratique de l’exercice du pouvoir dans la société humaine qui interrogent et relativisent certains paradigmes de la science politique moderne. Les “astuces” qu’ils ont mis au point pour “civiliser” le pouvoir démontrent la profondeur de leur réflexion sur le politique et de leur connaissance de cet être social en perpétuelle quête de pouvoir qu’est l’homme.
Ainsi, en confinant la tyrannie du pouvoir patriarcal, souvent prélude à l’autocratie politique, au niveau du “Reer”, c’est-à-dire au niveau des rapports agnatiques de parenté, et en instaurant la démocratie, c’est-à-dire l’égalité des droits et des devoirs, au niveau de la confédération des tribus, les théoriciens du Xeer ont en quelque sorte piégé le pouvoir. Celui-ci est partagé entre les chefs de clan (pour les affaires strictement familiales), les Sages des assemblées (pour les affaires courantes de la communauté) et l’Ogaas (pour les rituels de sauvegarde de l’unité et de la paix). Nous avons là un système politique où le pouvoir est sectionné, contrebalancé et par conséquent entravé dans sa tentation au totalitarisme.
Autre exemple de l’habilité politique des philosophes du Heer : conscients du fait que le pouvoir corrompt inéluctablement et pousse à l’abus, ils ont pensé une royauté qui symbolise le pouvoir en la personne de l’Ogaas tout en lui retirant toute possibilité de se l’approprier et d’en abuser. Comme on l’a montré plus haut, celui qui détient la charge suprême chez les Issa est confiné dans un rôle d’arbitre. Alourdi de devoirs et démuni de toute force de coercition, il est en quelque sorte neutralisé. Le pouvoir royal est donc d’autant mieux spécifié et flatté avec toute la symbolique nécessaire qu’il est contenu dans sa sphère magico-spirituelle.
Mieux, pour pallier aux inévitables troubles que suscite en général la course à la succession (usurpations, coups de force), le Xeer a prévu un mode de désignation du roi pour le moins original. La charge royale n’est ni héréditaire (pour écarter toute compétition entre descendants), ni obtenu par élection (pour écarter la concurrence entre les différentes tribus qui mettrait l’unité de la confédération).
L’Ogaas est choisi au sein d’un même clan, par une Assemblée spéciale de sages à la suite d’une longue et laborieuse sélection où les “sciences” telles que l’astrologie, la divination, la cabalistique et l’interprétation des songes sont sollicitées en vue d’identifier “l’élu” correspondant aux critères objectifs et métaphysiques définis. Une procédure similaire à celle du choix du Dalai Lama tibétain par exemple. Pour rendre la fonction du roi encore moins attractive, le Xeer prévoit, par exemple, le rituel du rapt du futur roi. C’est un assaut par surprise du campement du futur roi qui se déroule à l’aube et qui consiste à enlever à sa famille et contre son désir celui qui a été désigné par la grande Assemblée. L’Ogaas est choisi assez jeune (entre 15 et 18 ans) afin de pouvoir l’éduquer dans les règles du Xeer.
Face aux risques d’anarchie qui pourraient découler de cette neutralisation du pouvoir royal, le Xeer introduit un processus de prise de décision qui fait des législateurs des « Guddi » les exécuteurs de leurs propres décisions. La composition paritaire des assemblées où tous les clans de la confédération sont représentés et la transparence de la prise de décision facilitent ce procédé. La loi de la majorité en vigueur dans les démocraties modernes est remplacée dans le Xeer par celle de l’unanimité dans le processus de prise de décision. Les Issas préfèrent repousser une prise de décision jusqu’au “12ème Arbre”, c’est-à-dire épuiser les 12 possibilités de recours prévues par la loi, afin d’atteindre le plus grand consensus possible. Mais une fois que la décision est prise, chaque membre des assemblées se fait un honneur de veiller à sa bonne exécution. Dans la résolution des conflits, ce processus de prise de décision permet de responsabiliser les parties en conflits pour mieux honorer les accords.
Outre cette conception d’un pouvoir qui nécessite d’être contrebalancé et contrôlé, la philosophie du Xeer se caractérise encore par la primauté accordée au libre choix et à la libre adhésion au consensus socio-politique. La notion de contrainte par la force est étrangère au Xeer qui n’a même pas prévu un organe de coercition pour l’exécution des lois. Pour ses théoriciens, l’adhésion à un quelconque contrat socio-politique doit résulter d’un acte volontaire, réfléchi et libre. Une loi est d’autant mieux respectée que ceux auxquels elle s’applique, ont compris sa nécessité pour eux-mêmes.
Toute la légitimité et le respect dont jouit le Xeer découlent de cette appropriation de ses lois par chaque membre de la communauté qui est ainsi appelé, un jour ou l’autre, à devenir le juge et le gendarme à la fois. Cette légitimité est inculquée dès la prime jeunesse à travers un apprentissage structurée et notamment une éducation civique aux droits et devoirs du Xeer. L’esprit de droit et la conscience de la loi sont acquis dès le tendre âge ; ils sont transmis à travers les formations initiatiques et les productions culturelles telles que les légendes, contes, proverbes et devinettes. A partir de l’adolescence, l’individu issa peut déjà assister aux délibérations des assemblées durant lesquelles il s’habitue au discours juridique et politique. Adulte, il pourra être lui-même amené à tenir ce discours et défendre ses droits en faisant référence au Xeer.
Il est évident que ce contrat socio-politique qui a été conçu pour répondre à une situation particulière et dans un contexte historique donné, ne pourrait être opérationnel dans des sociétés marquées par l’hétérogénéité identitaire, la diversification culturelle et la distinction sociale. L’édifice institutionnel et le modèle politique instaurés par le Xeer a tout d’abord été ébranlé par la colonisation qui a placé les Issas sous trois différentes administrations coloniales qui ont occupé leurs territoires : abyssine en Ethiopie, française à Djibouti et anglaise au Somaliland. Plus récemment l’accession à l’indépendance de la Somalie et de Djibouti a conduit à l’émergence d’un nouveau type de pouvoir, celui de l’Etat-nation, qui répond à un autre mode de désignation et d’exercice du pouvoir et du droit. Dans ce nouveau contexte marqué par les divisions encouragées par la compétition pour le pouvoir de l’Etat et de ses ressources, à Djibouti, en Somalie et en Ethiopie, la survie des institutions du Xeer, et notamment de l’Ugaas est gravement menacée. Mais au-delà des dangers qui guettent cette tradition démocratique, ce sont les conceptions particulières du pouvoir et du droit et les principes sur lesquels reposent sa philosophie politique qui pourraient nous éclairer dans la recherche de nouveaux modèles.
Des alternatives endogènes africaines
L’existence de ce genre de patrimoines juridiques, politiques et socioculturels montre, si besoin est, que les sociétés africaines recèlent en leur sein des préceptes politico-philosophiques qui peuvent être exploités dans la recherche actuelle de systèmes endogènes de résolution des conflits et de gouvernance démocratique. Ces enseignements pourraient inspirer tous ceux qui, après l’échec des prêt-à-penser importés en Afrique, essaient de construire un autre humanisme réhabilitant les traditions du consensus, de l’interdépendance et de la solidarité.
Plus que jamais, la nécessité d’exploiter de tels gisements s’impose d’elle-même pour sortir de l’impasse actuelle. En effet, l’espoir démocratique soulevé par les mouvements de révolte des années 1990 et 2000 a été étouffé et a abouti à l’anarchie du multipartisme, aux mascarades d’élections et à l’effritement des derniers oripeaux de l’Etat-nation. Si les systèmes autocratiques mis en place au début des indépendances avaient découragé l’énergie créatrice des peuples africains, la démocratie à “la mode électorale” héritée des vagues de démocratisation, a, elle, libéré, les instincts populaires les plus vils.
Le résultat est consternant. On continue de s’approprier des principes qui n’ont souvent d’universel que leur ethnocentrisme et leur prétention à l’universalisme. A des sociétés structurées autour de l’identité et de la responsabilité collectives, on continue de plaquer des lois, des institutions, des codes électoraux et de méthodes de résolution des conflits faits par et pour des sociétés basées sur l’individualisme. Les traditions de consensus élaborées en Afrique, sont abandonnées au profit d’une conception plus limitative de l’adhésion au contrat social. On institue des parlements dont le mode de représentation et la composition ignorent les vraies causes de clivages socio-politiques, les vraies contradictions des solidarités traditionnelles, pour ne retenir que la confrontation des partis politiques à “but alimentaire” souvent sans assise populaire ou sans projet de société. On applique des règles onusiennes ou des méthodes de bureaucratie étatique pour essayer de résoudre des conflits intercommunautaires qui appellent d’autres savoir-faire et expériences. On s’évertue encore d’imiter les cérémonials de la démocratie occidentale jusque dans les plus petits détails et jusqu’au ridicule, oubliant que les modes de scrutin, les urnes et le bulletin de vote ne sont que des simples outils pour recueillir le choix des populations dans les pays dont le système est basé sur l’individualisme. On s’étonne de la mascarade et de la fraude électorale pratiqués par les régimes autoritaires en oubliant que ces “tares”, loin d’être congénitales aux africains, prouvent l’inadaptation des règles de jeu imposées à la réalité africaine.
Les recherches sur les traditions démocratiques du continent arrivent à la même conclusions : ce n’est pas l’Afrique qui n’est pas faite pour la démocratie, comme l’ont affirmé certains analystes affectés par le racisme hérité de la colonisation, mais ce sont les prêt-à-penser importés qui ne sont pas adaptés aux Africains. Ce ne sont pas les capacités de populations africaines à comprendre la démocratie qu’il faut interroger mais les instruments, les gadgets institutionnels et politiques qui leur sont imposés.
Les tentatives de décoloniser les humanités et de construire un nouvel universalisme tenant compte de la pluralité du monde offrent donc une occasion inespérée de revaloriser toutes ces connaissances endogènes. Cette démarche invite en effet à interroger sans complaisance non seulement les concepts et paradigmes dominants des humanités, mais aussi les technologies, les instruments et les accessoires qui les accompagnent. C’est à travers la quête du sens primordial commun, de l’autre en moi, au-delà des artifices ou apparats culturels qui poussent souvent à confronter les cultures, que l’on peut sortir les humanités de la colonialité et réinventer un universalisme pluraliste. Celui-ci devrait davantage se fonder sur l’expérience historique des ceux qui ont le plus souffert de la privation et des violations des droits de l’homme dans l’histoire humaine. Tablant sur les aspirations morales communes, ce nouvel universalisme devra favoriser une interprétation des droits de l’Homme qui remettent profondément en cause l’ordre mondial actuel basé sur des inégalités héritées de l’histoire (conquête, esclavage, colonisation etc) et sur une rationalité économique dévoyée. Il doit promouvoir une universalité qui repose sur une légitimité éthique des actions de l’homme plutôt que sur leur finalité économique dont on connait aujourd’hui les ravages sur nos sociétés et notre environnement. Comme le rappelle si justement Christoph Eberhard du Groupe de travail Droits de l’homme et dialogue interculturel
« Il nous semble indispensable d’accompagner nos changements de perspectives par des nouveaux termes permettant de les exprimer pour pouvoir vraiment aborder d’un œil nouveau la problématique des droits de l’homme en perspective interculturelle….Il s’agira d’émanciper notre réflexion contemporaine sur les droits de l’homme du paradigme moderne dans lequel ils sont enracinés en proposant des paradigmes qui nous semblent plus aptes pour relever les défis de l’interculturalité. C’est ainsi que nous proposerons d’opérer au niveau de notre vision du monde un changement de perspective nous menant à quitter notre univers pour un plurivers, ce qui nous permettra de réfléchir aux droits de l’homme en termes de « pluriversalité » plutôt que d’universalité » Pour cela, Eberhard conseille de faire « le détour par l’expérience juridique que nous offrent les sociétés africaines pour tenter ensuite de proposer un paradigmes communautaire comme écosystème où notre nouvelle vision pluriverselle des droits de l’homme pourrait se déployer »
Notre propre cheminement conceptuel nous a conduit à cette même conclusion : la nécessité d’abandonner les termes d’universalité ou universalisme galvaudés par leur instrumentalisation et vidés de leur substance et de leur humanité par des siècles de duplicité et de double standard. Il faudrait trouver d’autres terminologies susceptibles de nous réconcilier avec le « sens commun de l’humain ». Les termes de « pluriversalisme et de pluriversalité » qui commencent à faire leur chemin offrent cette possibilité d’effectuer les rupture épistémologues et une approche interculturelle des problématiques des droits de l’homme, de démocratie et de développement humain.
Le pluriversalisme est le nouveau territoire décolonisé à partir duquel chacun de nous pourrait parler, à lui-même, à son peuple et aux autres cultures. C’est le cadre approprié pour accueillir et accommoder toute la diversité culturelle du monde.
Une diversité qui n’aura de finalité ou de sens que si elle s’appuie sur un dialogue décolonisé susceptible de nous conduire l’unité de l’humain.
Certes, ce changement sémantique ne suffira pas seul à résoudre les énormes problèmes épistémologiques et conceptuels qui se profilent. Mais renommer les choses ouvre des nouveaux espaces d’expression de l’imagination et de l’imaginaire et facilite les efforts pour libérer les humanités se libèrent de leur colonialité afin qu’ils puissent mieux refléter ce pluriversalisme en construction. »
– Iyé, A. (2018). Le Xeer Issa : une contribution africaine à la construction du « pluriversalisme ». Présence Africaine, 197(1), 253-285. »
– Le Xeer





