Sur la Lutte contre l’Impunité

« Qu’est-ce que MUNTU?

Un Muntu, singulier de Bantu, c’est quelqu’un qui est capable de dire « je viens de… ». Un MUNTU affirme ses origines. Il a un fief, un village, une terre d’où il vient, un ancrage, des racines. Un Muntu sait produire sa nourriture et vivre avec les autres. Il maitrise les espaces nourriciers tout en restant tourné vers le partage. Ce qu’il cultive peut être mangé par plusieurs. Enfin, « être Muntu », c’est participer et donner un sens au vivre ensemble, c’est-à-dire maitriser le respect mutuel quand on est avec les autres, laisser à chacun son tout et accorder la place qu’il faut à l’autre.

 » Un Muntu, c’est la définition d’un être humain accompli qui reconnait l’humanité comme étant un don dont on ne peut disposer comme on l’entend » »

MUNTU World – le concept

BALIHUTA, Kajiga. “Langue Et Culture Des Bantu.” Présence Africaine, no. 94, 1975, pp. 31–52

« Le texte qui suit est un ensemble d’extraits d’un travail de recherche effectué entre 2018 et 2019 interrogeant la lutte contre l’impunité menée par la justice pénale internationale (en général) en tant qu’impératif moral, ces extraits sont tirés de la version automne 2019 de cette recherche qui est depuis le début de cet été en réécriture (je ne sais pas vraiment quand je la terminerai ou si je la terminerai même) aux fins peut-être de publication monographique (je ne sais pas si je le ferai, si j’y parviendrai, on verra bien). L’idée de publication monographique m’a été suggérée par un de mes (éternels) Me Jedi (qui avec d’autres Me Jedi m’ont enrichi de leurs critiques incroyables et autres propositions de revisions / corrections).

Si je publie ces extraits aujourd’hui c’est parce que je le ressens comme un impératif. »

Sur la Cour Pénale Internationale

Extraits :

« Lutter contre l’impunité : une définition

[…] Il s’agit sur ce plan juridique de punir le crime (la violation grave) – dans le sens de sanction négative, d’application d’un châtiment externe résultant de l’obéissance de l’institution judiciaire à la loi. Le crime est ainsi punissable en raison du fait qu’il relève des catégories de comportements prohibés par la loi pénale (Statut de Rome notamment).

Le crime, sur un plan philosophique, dans la pensée kantienne (Kant 1853, 248), est vu comme un punissable attentat à l’humanité en général, il est ainsi moralement condamnable parce qu’il est une violation de la loi morale obligeant au respect de la dignité en tous les êtres raisonnables (ou interdisant les atteintes à la dignité humaine – à leur autonomie de la volonté). Dans la pensée ricoeurienne, le crime est défini comme un mépris injustifié de la puissance d’agir d’autrui, un acte d’emprise indue sur autrui (Garapon 2006, 232); et cet autrui est considéré comme une victime parce que cet acte l’a placé dans une situation d’infériorité, il a réduit sa capacité et son droit d’être, il constitue un déni d’exister (Garapon 2006).

Mais, pour d’aucuns, il n’y a crime qu’entre proches (Garapon 2006), c’est-à-dire que la reconnaissance d’un acte comme crime est fonction de la disposition des individus dans un espace commun (lien de proximité, appartenance à une communauté) (Garapon 2006). De telle sorte qu’un acte de déni d’exister posé contre autrui n’est qualifié de criminel que dans la mesure où le criminel et la victime sont disposés dans un espace commun (Garapon 2006). Ainsi, le même acte posé contre un autrui étranger (dans le sens ricoeurien du lointain) peut ne pas être considéré comme crime par les individus appartenant à la communauté du criminel (ou les individus n’ayant pas de lien de proximité avec autrui-victime). Cet acte peut être toléré, voire apprécié comme un acte héroïque à l’instar d’un Athénien qui tuerait un Spartiate dans un contexte de guerre (Garapon 2006). Le crime présuppose dès lors que les êtres humains soient disposés dans un espace commun (ou au moins minimalement) (Garapon 2006).

C’est la raison pour laquelle, la notion de crime contre l’humanité telle que développée par le droit international (statutairement à travers les conventions à l’instar du Statut de Rome et interprétativement à travers la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux) dispose tous les êtres humains dans un espace commun qu’est l’idée d’humanité (Garapon 2006). Cette notion intègre dans un même ensemble le paradigme du crime (comme emprise indue sur autrui allant jusqu’au déni d’exister) et la dimension collective du politique (Garapon 2006), le tout sur un horizon d’universalité (Garapon 2006).

[…]

Punir l’infraction : sanction répressive – sanction négative, action rétributive; dissuader : affirmer l’obligation de respect du droit – dimension prescriptive. Réparer qui consiste en un double rétablissement : rétablir le droit – abîmé par l’acte incriminé (rétablissement de l’autorité du droit); et rétablir la victime dans sa dignité – par la reconnaissance du tort qu’elle a subi, reconnaissance qui est lui est nécessaire afin de pardonner et d’envisager la guérison (Ricoeur 1995; Rojas Baeza 2008) – puisque « le crime est le signe d’un mépris social, d’une blessure autant morale que psychologique » (Garapon 2006, 232) – ainsi que de la sortir du cercle vicieux de la contre-offense répondant à l’offense (dit différemment, la vendetta, perpétuelle[1]). Mais aussi, surtout, le rétablissement de l’humanité en elle (la victime considérée comme membre à part entière de l’humanité[2]) et par l’humanité elle-même (par d’autres êtres humains qui posent ainsi à son endroit un acte de reconnaissance de cette appartenance à l’humanité).

[…]

Toutefois, punir – réparer – dissuader, en tant que trois enjeux fondamentaux de la justice pénale internationale (Nollez-Goldbach 2018, 13-42; McGoldrick et al. 2004) ont pour source morale le respect d’une double exigence de nature déontologique (dans le sens kantien) :

a/ celle du devoir moral :

Dans une perspective kantienne, le criminel est punissable parce que son action est un punissable attentat à l’humanité[1] (Kant 1853, 248), il est puni parce qu’il a voulu cette action punissable[2], et il doit être puni en vertu de l’application de la loi pénale qui est un impératif catégorique (puisque fondée a priori sur des règles universelles, en ce sens la loi pénale est juste, la justice punitive est ainsi le lieu du juste) (Kant 1853). Pour dire, dans une approche déontologique d’obédience kantienne de la justice punitive (pénale), le devoir moral de lutter contre l’impunité est une action de respect du principe d’égalité qu’est la soumission consentie de tous les êtres raisonnables de la Cité à la loi pénale[3].

Dans cet ordre de choses, l’action de la justice punitive met fin à l’impunité (impunitas criminis) qui elle est « une très grande injustice faite aux sujets » (Kant 1853, 207). Ce devoir moral commande ainsi catégoriquement (Kant 1853).

b/ celle du devoir de mémoire : D’une perspective ricoeurienne (Ricoeur 2004b; Ricoeur 2000), lutter contre l’impunité peut être vue comme un devoir de mémoire[4] commandant catégoriquement dans la mesure où il est a priori fondé sur une loi universelle qu’est le devoir de rendre justice, par le souvenir[5], à un autre que soi (Ricoeur 2000, 227; Dosse 2014, Abel 2006, 24).

D’autant plus que pour Ricoeur (2000; 2004b), le devoir de mémoire relevant d’un projet de justice[1] et la mémoire étant une double reconnaissance du fait que quelque chose a eu lieu (le crime[2]) mais aussi d’autrui à la fois comme altérité et comme victime[3] du mépris injustifié qu’est le crime (le tort subi), « il n’y a selon lui pas de symétrie entre la mémoire et l’oubli, il récuse en effet l’idée d’un devoir d’oubli, non seulement à propos de l’amnistie[4] mais même dans le projet politique de rétablissement de la paix civile » (Abel 2006, 24; Ricoeur 2000; Ricoeur 2004b;  Dosse 2014).

De ce qui précède, en résumant, nous observons que deux raisons morales font de la lutte contre l’impunité une action catégorique : la peine juridique (la loi pénale) dans la perspective kantienne; et le souvenir (le devoir de mémoire) dans la perspective ricoeurienne.

[…]

Selon Garapon (2006), dans son sens profond, la reconnaissance chez Ricoeur (2004b) est un « J’approuve que vous existez », c’est-à-dire l’action d’attester[1] de la différence de l’autre et de son égalité avec soi; mais, reconnaître c’est aussi en même temps le fait d’assumer de la nécessité d’autrui pour que l’on soit soi-même (Garapon 2006). Ainsi, avec l’invention du sujet de droit, ce qui importe aussi dans l’histoire conceptuelle de la reconnaissance mutuelle, c’est « la jonction entre ipséité et altérité dans l’idée du droit » (Ricoeur 2004b, 251). De la sorte, le droit comme mutualité[2] exprime ce quelque chose de plus que la réciprocité (Garapon 2006). Ce « plus » qu’est la mutualité requiert de l’être politique qu’il assume qu’une part d’altérité entre dans son identité (Garapon 2006; Ricoeur 2004b; Ricoeur 2015). C’est dans cette perspective que l’idée de mutualité permet une médiation entre les antagonismes (la divergence des intérêts), une non-exagération de la dimension de l’altérité tout autant qu’un dépassement de « l’indépassable différence qui fait que l’un n’est pas l’autre dans l’allêlo, du l’un l’autre » (Ricoeur 2004b, 225), un dépassement des oppositions notamment sur le plan politique entre le droit à la différence et l’égalité de principe, sur le plan juridique entre le droit objectif et les droits subjectifs (Garapon 2006). À cet effet, l’idée de la reconnaissance mutuelle est non seulement une médiation entre identité et altérité, un moyen de passer de la dissymétrie à la réciprocité (Ricoeur 2004b, 227) – notamment dans la relation violateur/victime, mais aussi il pose le postulat que malgré leurs différences ou leurs divergences les individus ont quelque chose en commun (Garapon 2006). Et pour qu’il y ait reconnaissance mutuelle il faut une rencontre, or cette dernière ne peut avoir lieu que dans un espace propre (Garapon 2006), un espace de jeu dans lequel on règle une convention pour permettre cette rencontre (Garapon 2006).

[…]

De tout ce qui précède, la justice est donc l’application d’une règle (principe d’égalité); elle est un jugement (à la fois comme une interprétation de l’acte posé par le violateur, de la règle qui le proscrit[1], et l’expression d’une opinion autant juridique que morale sur l’acte interprété, opinion qui est un discours signifiant l’évènement et qui intègre le récit/roman mémoriel[2]); elle est une reconnaissance mutuelle – qui à travers la reconnaissance du tort subi par la victime, la faute commise par le violateur, participe de la restauration d’une capacité essentielle du sujet, celle de s’estimer (étant elle inséparable de la reconnaissance de l’autre) (Gaté 2001b). La justice se faisant de la sorte dans l’exigence[3] d’un partage (ce qui rassemble, ce que les sujets ont en commun, l’universalité) et d’un départage (ce qui est le propre de chacun, la singularité); et le juste dans cette perspective est la reconnaissance de la valeur propre de l’entre-deux par-delà les antinomies destructrices du Même et de l’Autre (Gaté 2001b).

[…]

La sanction et la morale

Si la sanction répressive est de nature morale, la question est de savoir en quoi l’est-elle? Afin d’y répondre, il convient de circonscrire conceptuellement la notion même de morale.

Comme le formule Durkheim (2013, 86-87) :

La réalité morale, comme toute espèce de réalité, peut être étudiée de deux points de vue différents. On peut chercher à la connaître et à la comprendre; ou bien, on peut se proposer de la juger. Le premier de ces problèmes, qui est tout théorique, doit nécessairement précéder le second. C’est le seul qui sera traité ici. […]

Toute morale se présente […] comme un système de règles de conduite. Mais toutes les techniques sont également régies par des maximes qui prescrivent à l’agent comment il doit se conduire dans des circonstances déterminées. […] [L]es règles morales sont investies d’une autorité spéciale en vertu de laquelle elles sont obéies parce qu’elles commandent. Le bien (« la communion avec autrui » – Durkheim 2013, 88) et le devoir (« l’être interdit que l’on ne peut violer [du fait de sa nature sacrée] » – Durkheim 2013, 87) sont les deux caractéristiques constantes de toute morale. Tel que l’observe Durkheim :

« Pour chaque peuple, à un moment déterminé de son histoire, il existe une morale, et c’est au nom de cette morale régnante que les tribunaux condamnent et que l’opinion juge » (Durkheim 2013, 89-90).

C’est dans cet ordre de choses que la sanction (précisément la sanction négative à l’instar du blâme ou de la peine) est la conséquence rattachée à l’acte par un lien synthétique (Durkheim 2013, 92) – en adoptant une terminologie propre au droit, sanctionner c’est le fait d’attribuer des conséquences juridiques à un acte posé. La sanction ne résulte pas de l’acte auquel elle est attachée[1], ni du fait que l’acte posé est qualifié d’une telle manière, encore moins de la nature intrinsèque même de l’acte[2], mais simplement parce que l’acte n’est pas conforme à la règle qui le proscrit (Durkheim 2013, 92). C’est ce qui explique qu’un même acte posé dans deux communautés morales différentes, dans deux périodes distinctes, peut dans l’une être blâmée ou sanctionnée et non dans l’autre[3]. C’est donc bien l’existence de cette règle et le rapport que soutient avec elle l’acte qui détermine la sanction (Durkheim 2013, 92). La sanction ne résulte ainsi pas du contenu de l’acte, mais de ce que l’acte n’est pas conforme à une règle préétablie (Durkheim 2013, 92).

La réalité morale présente toujours et simultanément deux aspects : le devoir (la raison) et la désirabilité (la sensibilité). Un acte n’est pas toujours purement accompli par devoir moral (déontologisme), il est peu vraisemblable qu’un acte soit purement accompli parce qu’il est désirable (utilitarisme, eudémonisme, conséquentialisme) (Durkheim 2013, 94). Ainsi, ces deux aspects sont souvent dans les faits combinés en des proportions très variables (Durkheim 2013, 95). Certains actes sont posés en réduisant au minimum l’obligation du devoir (en maximisant le bien) et d’autres accomplis par devoir tout en ayant une part de sensibilité (de désirabilité) – par exemple, éprouver du plaisir à accomplir un devoir.

Pour ce qui est de la personne humaine, la sanction négative est une action dictée par le sentiment de sacrilège que provoque la violation de l’être sacré. Autrement dit, la personne humaine est l’être sacré (Durkheim 2013, 87). La personne humaine comme tout objet sacré « nous inspire sinon la crainte, du moins un respect qui nous écarte de lui, qui nous tient à distance; et, en même temps, il est objet d’amour et de désir; nous tendons à nous rapprocher de lui, nous aspirons vers lui » (Durkheim 2013, 95). Ainsi, tout « empiètement sur le domaine dans lequel se meut légitimement la personne de nos semblables nous apparaît comme sacrilège » (Durkheim 2013, 95).

Pour Kant (1853), il importe de distinguer deux types de sanctions : celle de poena forensis (la peine juridique) et celle de poena naturalis (la peine naturelle) (Kant 1853, 197-200). Sur le plan de lutte contre l’impunité menée par la justice pénale internationale, la peine juridique comme droit de punition (Kant 1853, 197) est celle qui fait l’objet de la seconde partie de cette section, et nous nous y intéressons particulièrement parce qu’elle est propre au droit public[1].

En effet, dans la Doctrine du droit (Kant 1853), sous le concept du droit public[2], le droit de punition et de grâce[3] est rattaché au droit politique qui lui est associé au droit des gens (jus gentium) – c’est-à-dire au droit des nations ; et cette imbrication conduit nécessairement à l’idée d’un droit politique des gens ou du droit cosmopolite (Kant 1853, 166 ; Kant 1853, 197).

De sorte que, « de ces trois formes possibles de l’état juridique, si l’une n’avait pas un principe capable de restreindre par des lois la liberté extérieure, l’édifice élevé sur les lois par les deux autres serait inévitablement ruiné et finirait par tomber » (Kant 1853, 166). Une situation qui selon Kant (1853, 167) pourrait dans le sens hobbesien produire un état d’injustice (injustus), où les êtres humains ne reconnaîtraient dans leurs rapports réciproques d’autre principe que celui de la force, c’est-à-dire : l’état de nature.

Ce dernier pour Kant (1853, 166) est « un état privé de toute garantie légale (status justifia vacuus), où, lorsque le droit serait controversé (jus controversum), il n’y aurait point de juge compétent pour rendre un arrêt ayant force de loi, en vertu duquel chacun pût contraindre autrui à se soumettre à l’état juridique ». La peine juridique est ainsi une des manifestations de cette garantie légale dont l’existence et l’effectivité protègent d’un état d’injustice, c’est-à-dire de l’état de nature.

La peine juridique sanctionne négativement un acte vu comme un « punissable attentat à l’humanité en général » (comme « par exemple les cas de viol ») (Kant 1853, 248). C’est en ce sens qu’il s’agit d’affirmer que « le mal immérité que tu fais à un autre d’entre le peuple, tu te le fais à toi-même […] Si tu l’outrages, tu t’outrages toi-même ; si tu le voles, tu te voles toi-même ; si tu le frappes, tu te frappes toi-même ; si tu le tues, tu te tues toi-même » (Kant 1853, 128). Ainsi, la peine juridique est de nature morale et dans les faits elle est un établissement (voire un rétablissement) de l’altérité qui elle véhicule l’idée de réciprocité.

Toutefois, selon Kant, la peine juridique ne doit jamais être appliquée au criminel du fait qu’il s’est rendu coupable d’une violation de la loi (Kant 1853, 198) – parce qu’il ne peut non seulement pas être confondu aux objets du droit réel mais aussi il ne peut jamais être considéré comme un moyen de réaliser une fin ou un autre bien (Kant 1853, 197-198). Par exemple, le devoir de punition ne saurait être fondé par l’idée de restaurer la loi abîmée par l’acte incriminé, de restaurer la dignité de la victime, de favoriser la réconciliation (entre le violateur et la victime, le violateur et la communauté) ou de reconnaître l’altérité.

En revanche, le criminel est puni parce qu’il a voulu une action punissable (Kant 1853, 204). Et la punition n’est pas inscrite dans le contrat originaire qui lui exprime un vouloir (conventionnel), un désir, autant individuel que collectif. Or, il n’y a plus de punition dès qu’il ne nous arrive que ce qu’on veut (désire), la punition intrinsèquement ne répond pas d’une désirabilité (le cas contraire cela réduirait la notion même de punition à l’insignifiance), il est donc impossible de vouloir (désirer) être puni (Kant 1853, 204). En effet pour Kant (1853, 204) : « Dire : je consens à être puni, si je tue quelqu’un, ne signifie rien autre chose, sinon : je me soumets, avec tous les autres, aux lois qui naturellement seront aussi des lois pénales, s’il y a des coupables dans le peuple ». Ainsi, le contrat originaire[1] ne contient pas la promesse de se contraire à la double exigence d’universalité et d’humanité (Kant 1902 ; Kant 1853 ; Kant 1993b ; Kant 1992);

b/ le criminel doit être puni en raison de la simple application du principe d’égalité (qui manifeste de la soumission consentie de tous les individus de la Cité à la loi pénale) ;

c/ la punition ne découle pas du contrat social parce que personne ne peut vouloir être puni car la punition comme acte non-désirable (châtiment) dans le cas contraire serait (en tant que notion) sans valeur ou n’aurait plus aucun sens (ou perdrait de son sens). 

Dans cette suite, la peine juridique ne peut être considérée comme un moyen en vue de réaliser des fins de protection de la société ou de pacification des relations sociopolitiques (par exemple), encore moins à des fins d’humanisation du criminel (telle qu’envisagée par la pensée hégélienne de la philosophie du droit, c’est-à-dire par l’application de la loi lui reconnaître son humanité, le fait qu’il est malgré la nature de l’acte posé un membre à part entière de l’humanité, un membre de la communauté des êtres humains puisqu’il est doué de raison – Hegel 2018).

D’autre part, tel que le souligne Kant (1853, 198), il faut d’abord le trouver digne de punition[1], c’est-à-dire que l’on puisse le rendre imputable de la faute, et ce, avant même de songer à tirer en outre de cette punition quelque utilité pour lui-même ou pour ses concitoyens. L’imputation comme processus de rattachement d’un acte à la norme préétablie, processus évaluatif de l’acte par rapport à la norme préexistante, passe par la qualification de cet acte (identification, inscription dans une catégorie spécifique de comportements prohibés par la norme) mais surtout par l’établissement que le criminel a agi comme un être libre (qu’il a voulu un tel acte). Si ce processus semble (logiquement) une évidence, dans les faits il ne va pas toujours de soi – d’où aussi l’existence de quelques difficultés[1] dans la lutte contre l’impunité comme application du principe d’égalité (Garapon 2002).

Et c’est seulement après avoir trouvé le criminel digne de punition que les motivations conséquentialistes (dans le sens kantien) de la lutte contre l’impunité peuvent être envisagées. Toutefois, sur le plan déontologique (dans un sens kantien), le criminel ne doit à travers la punition jamais être traité comme un simple moyen au service des fins d’autrui (Kant 1853, 198), en raison de sa personnalité naturelle (son humanité) (Kant 1853, 198). Comme  Kant le prévient (Kant 1853, 198) :

« […] malheur à celui qui se glisse dans les sentiers tortueux de la doctrine du bonheur pour y trouver quelque avantage dont l’espérance dissipe à ses yeux l’idée de la punition, ou seulement l’atténue, et qui adopte cette sentence pharisienne : « Mieux vaut la mort d’un homme que la ruine de tout un peuple » ; car, quand la justice disparaît, il n’y a plus rien qui puisse donner une valeur à la vie des hommes sur la terre ». Pour ainsi dire, la justice cesse d’être une, dès qu’elle se donne pour un prix (Kant 1853, 198).

En conclusion de cette section, la sanction (la peine juridique) chez Kant ne peut être seulement un moyen mais elle est toujours une fin en soi. Sur le plan moral, l’acte criminel est punissable du fait qu’il n’est pas conforme à la double exigence kantienne d’universalité et d’humanité, la faute morale résulte de cette non-conformité.

Le criminel est puni pour avoir voulu cet acte non-conforme à cette double exigence, pour avoir obéi à sa propre loi qui enfreint cette double exigence. Sur le plan juridique, l’acte est punissable parce que la loi pénale (qui se doit d’être juste) le proscrit, le criminel est punissable et est puni parce qu’il a voulu un tel acte, il doit être puni en raison de l’application du principe d’égalité (soumission consentie de tous à la loi pénale).

Dans une approche politique, il est question de montrer la contradiction dans le fait que le moi politique viole par l’acte posé les clauses du contrat originaire qu’il s’est lui-même donné, qu’il a librement consenti à respecter ainsi qu’à y être soumis.

Le devoir de punition est un impératif catégorique (Kant 1853, 198), c’est une exigence subjectivement rationnelle[2] tout en s’imposant à tous. Ce devoir de punir s’indiffère dès lors de considérations autre que la simple application de la loi pénale (principe d’égalité) – c’est-à-dire par exemple de l’humanisation du criminel[1], de la protection de la société – sécurité collective, de la paix ou du bien-être collectif (Kant 1853 ; Kant 1992 ; Kant 2010).

Mais, comme vu et tel que le fait remarquer Coppens (2005, 433) : « […] il n’est pas exclu qu’on retire quel qu’utilité de la peine infligée, pour autant que la fin de l’utilité soit toujours seconde, c’est-à-dire uniquement pour autant que l’auteur de l’infraction ne reste pas impuni ».

En d’autres mots, si le vice se punit pour lui-même[2] (punitur quia peccatum[3]), si le fondement de la pénalité est moral – quia peccatum est (Kant 1853, 248), que la loi pénale est un impératif catégorique (Kant 1853, 127), que c’est dans le locus justi qu’il faille chercher l’éthique (plutôt que dans le locus conducibilis) (Kant 1853, 248), il n’en reste pas moins que la pensée kantienne n’exclut pas quelques considérations conséquentialistes : punitur quia peccatum est, et ne peccetur (le délinquant/criminel est puni parce qu’il a péché[4], et afin qu’il ne pèche plus[5]), mais aussi que la peine juridique soit une garantie légale protégeant d’un état d’injustice, c’est-à-dire de l’état de nature (la loi de la force ou de la violence dans les relations humaines). »


« Joris van Gorkom has published numerous articles on Immanuel Kant, Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Philippe Lacoue-Labarthe, and Jean-Luc Nancy. At the moment, he is working on Kant’s racial thinking and on the topic of evil. He recently spoke with JHI Blog editor Luna Sarti about his article “Immanuel Kant on Race Mixing: The Gypsies, the Black Portuguese, and the Jews on St. Thomas,” which has appeared in the most recent issue (81.3, July 2020) of the Journal of the History of Ideas.

Luna Sarti: In your article, you describe how Immanuel Kant’s “unsettling endorsement of racial hierarchies” was inseparable from his commitment to defend monogenism as a theory accounting for the origin of the human species. Monogenism is often associated with both the Christian creation myth espoused in the Bible and scientific racism. Can you describe what kind of monogenism Kant defended, particularly in relation to the growing tendency in 18th-century natural sciences to view humans as one species among other organisms?

Joris van Gorkom: References to the Christian tradition are also present in Kant’s views on monogenesis but, unsurprisingly, he did not want to base his conception of the physiological unity of mankind on a religious foundation. If we don’t consider polygenic theories and the idea that multiple local creations would explain human differences, one can say that there were two dominant scientific views on the unity of species. The first relied heavily on a principle that had often been associated with the famous French naturalist Georges-Louis Leclerc de Buffon: a species is a group of animals that can produce fertile offspring. The great advantage of this rule was that a specific unity resulted from organic nature itself. The other position was more interested in morphological characteristics: the unity of species had to be determined on the basis of the appearance of organisms. Kant defended the first position, probably because of its law-like character. It seemed to abandon all contingencies in the determination or formation of a species

However, Kant must have noticed that there were good reasons to question this principle. Buffon had already expressed some doubts regarding this rule, for he had observed exceptional cases where two organisms that allegedly belonged to different species were able to have fertile offspring. Not all mules are infertile. Kant ignored these reservations, and some of his contemporaries who would adopt important aspects of his racial theory were just as uncritical regarding this principle. But this does not mean that Kant’s racial theory had eventually gained popularity because of his reliance on Buffon’s rule. The position of Johann Friedrich Blumenbach is also important in this regard. He not only managed to popularize Kant’s concept of race, but also had a clear interest in a more morphological comprehension of the notion of species. Thus, he thought that the invariable inheritance of racial characteristics did not demand Buffon’s interfertility criterion for the determination of the unity of a species. And yet, he adopted Kant’s notion of race as of the late 1790s.

LS: You describe how Kant relied on three cases that he viewed as examples of “race mixing” to argue for a natural history of humans that was unaffected by empirical complexities and that could support a theory of knowledge based on “knowing in advance what to look for.” Recently, in debates on networks of knowledge such as the Republic of Letters, scholarly research has demonstrated how exclusion from access to empirical knowledge on a broad scale might influence the decision to support theories that could bypass not only the complexity of the world but also the perception of European absurd claims of universalism. Could Kant’s position be linked to a similar sense of uneasiness with the limits of (his own) knowledge?

JvG: It seems to me that Kant’s case is a little bit different or at least more complex. Access to certain sources of information must have been more difficult than it is today, but the point that I try to make in my article is that Kant had enough opportunities to come to a different opinion of non-white populations. Too often Kant insisted on his ideas when others questioned his notion of invariable racial traits or his disturbing conceptualization of race. What is even more problematic and needs to be stressed is that Kant was not merely a passive recipient of information. This becomes very clear in his emphasis on race instead of language in the study of the Romani people. Although others were studying their origin on the basis of their language, Kant expressly wanted to shift the focus to skin color. He encouraged his contemporaries to view them as belonging to a certain race. Others who expressed very questionable opinions about the Romani people also searched for possibilities for them to integrate in European communities. Their solutions were often morally reprehensible, but for Kant this attempted integration marked an impossible task. Since the Romani people should, according to Kant, be categorized as a non-white race, one could not reasonably expect them to integrate into European societies. Even when Kant’s colleague Johann Daniel Metzger expressed his concern about this racialization of the Romani people, Kant held on to this view.

And Kant was to a certain extent successful in shifting the attention of contemporaries to his notion of race. Although there are some studies that deal with Kant’s views on the Romani people, they primarily focus on the influence of others on his work. However, these studies often ignore Kant’s impact on his contemporaries. So, to come back to the question, the study of Kant’s racism should not focus merely on certain limitations of his knowledge. He had access to other views, and others certainly expressed their doubts about the consequences of his racial theory. However, he not only insisted on his views but managed to shape the ideas of others. Their study of Kant allowed them to express their questionable views of, for instance, the Romani people in terms of race.  

LS: Most debates on the origin and diversity of the human species as reported in the article reveal that the concept of climate had a crucial role in theories accounting for variance in elements of human physiology. You describe how Kant opposed the view that external conditions had a role in shaping human characteristics. Can you comment on Kant’s understanding of climate, particularly in relation to the newly forming disciplinary boundaries that characterized the separation between biological and cultural approaches to human history? In other words, was Kant’s climate a set of material or cultural conditions—or both?

JvG: Kant indeed objected to the idea that climatic conditions alone accounted for human differences. But this does not mean that he saw no role for the climate in his ideas on race. His view was more nuanced. A specific climate did not bring about a certain racial trait but formed, he argued, the occasion for the development of predetermined possibilities in an organism. He believed that the first human beings had the conditions to adapt to the climate in which they lived. But, according to Kant, this adaptability ceased as soon as human beings developed their racial characteristics. And since Kant distinguished four different climates (humid cold, dry cold, humid heat, and dry heat), he thought that there had to be four races. This allowed him to account for an essential aspect of his concept of race: that a racial trait is invariable. Kant thought that once a race formed, it could not be altered by climate, diet, ways of life, or other “artificial modifications”. In Kant’s view, the only possibility left for changing racial traits was thus intermixture.

Accordingly, in the context of his racial theory, Kant considered the climate primarily as a set of material conditions. However, in his view, the climate had consequences for the moral, cultural, and mental characteristics of people. For instance, he believed that laziness was a racial trait associated with climates and thus one could not expect it to change. Thus, he also linked the idea of racial differences to that of a racial hierarchy. The assumption of a hierarchy was not new, but Kant provided a new explanation for it. His racial theory allowed him to argue that nature itself determined racial differences and a racial hierarchy.  

One aspect that I want to stress in this regard is the following: many contemporary readers of Kant think that in his late work he (radically) changed his view on racial hierarchy. He supposedly abandoned his opposition to what he called “race mixing.” He allegedly opposed slavery. However, there is no support for these interpretations. Kant never explicitly and unambiguously objected to the institution of slavery as such. He never explicitly retracted his earlier views on what he perceived as “the dangers of race mixing.” In fact, as I try to show in the article, Kant influenced the views of contemporaries on race. He even explicitly endorsed the work of one of the main advocates of his theory, Christoph Girtanner, without expressing any reservations about the adoption of his own disquieting theorization of race. »

Joris van Gorkom on Racial Hierarchies in Kant’s Thought

« Selon Kant, «les Nègres sont situés bien plus bas» que les Blancs

Dans son influente thèse de 1776, De l’Unité du genre humain et de ses variétés, Johann Friedrich Blumenbach postule cinq divisions de l’humanité, en commençant par les «Caucasiens». Un cadre qui évoluera en théories de la différence raciale, développées pour résoudre la quadrature d’un cercle conceptuel. Si les droits naturels sont universels –si tout le monde possède la capacité de raisonner–, comment dès lors expliquer l’esclavage des Africains ou des «sauvages» des Amériques, qui ne semblent pas agir ni raisonner comme des Européens blancs? Réponse: par leur infériorité biologique, conformément à de telles classifications raciales.

Emmanuel Kant esquissera une hiérarchie raciale encore plus formalisée dans son œuvre anthropologique. «Dans les pays chaudsécrit Kantles hommes mûrissent plus vite à tous égards, mais ils n’atteignent pas la perfection des zones tempérées. L’humanité atteint la plus grande perfection dans la race des Blancs. Les Indiens jaunes ont déjà moins de talent. Les Nègres sont situés bien plus bas.» Ailleurs, Kant affirme que les Blancs «possèdent toutes les impulsions de la nature dans les affects et les passions, tous les talents, toutes les dispositions à la culture et à la civilisation et peuvent aussi promptement obéir que gouverner. Ils sont les seuls avançant toujours à la perfection». On ne peut pas simplement séparer cette théorisation raciale de la philosophie morale pour laquelle Kant est acclamé, puisque, comme le souligne Emmanuel Eze, elle représente une partie substantielle de la carrière du philosophe. Dans The Color of Reason: The Idea of ‘Race’ in Kant’s Anthropology [La couleur de la raison: l’idée de «race» dans l’anthropologie de Kant], Eze écrit:

«La position de Kant sur l’importance de la couleur de la peau non seulement comme codification mais comme preuve de la codification de la supériorité ou de l’infériorité rationnelle se fait jour dans un commentaire qu’il fait concernant la capacité de raisonnement d’une personne “noire”. Au moment d’évaluer une déclaration énoncée par un Africain, Kant la rejette et ajoute: “Cet homme était tout à fait noir de la tête aux pieds, ce qui prouve manifestement que ces propos étaient stupides”. Dès lors, on ne peut pas avancer que la couleur de peau n’était pour Kant qu’une caractéristique physique. C’était bien plutôt la marque d’une qualité morale permanente et immuable».

Dans les années 1990, le réexamen par Eze de l’œuvre de Kant suscitera un flot de recherches et de discussions –parfois négatives, parfois positives. Quoi qu’il en soit, on peut légitimement avancer que la théorie raciale de Kant importe pour notre compréhension de l’histoire de la race. Sur ce point, le philosophe Robert Bernasconi n’y va pas par quatre chemins«[Kant] aura fourni la première définition scientifique de la race; il l’a défendue quand elle était contestée, et il a observé son adoption par les principaux spécialistes des variétés humaines de l’époque».

Locke accorde aux propriétaires un «pouvoir et une autorité absolus» sur leurs esclaves

John Locke précède Kant, mais son œuvre montre aussi toute l’influence de la pensée raciale moderne. Dans The Contradictions of Racism: Locke, Slavery and the Two Treatises [Les contradictions du racisme: Locke, l’esclavage et le Traité de gouvernement civil], Bernasconi et Anika Maaza Mann présentent ce géant de la philosophie libérale comme l’architecte de l’esclavage d’inspiration raciste qui se mettra en place dans les colonies américaines au milieu du XVIIe siècle. À une époque où la conversion religieuse peut épargner à un Africain ou à un Amérindien une servitude permanente, Locke rédige un article des Constitutions fondamentales de la Caroline –le document régissant la colonie qui allait devenir la Caroline du Nord et la Caroline du Sud– stipulant qu’il «sera permis aux esclaves, de même qu’aux autres, de se ranger à la religion qui leur paraîtra la meilleure. Mais ceci n’exemptera point l’esclave de l’obéissance civile qu’il doit à son maître». Locke modifiera une clause de la constitution pour accorder aux propriétaires un «pouvoir et une autorité absolus» (et non plus seulement une «autorité absolue») sur leurs esclaves, ce qui leur donne toute latitude pour les traiter à leur guise.

Il est vrai que dans son Traité du gouvernement civil, Locke se présente comme un adversaire de «l’esclavage». Sauf que cet «esclavage» désigne la domination politique d’un monarque absolu. Dans le second traité, Locke fournit une justification de l’esclavage à la suite d’une guerre, en utilisant la même rhétorique du «pouvoir absolu» qui accorde aux propriétaires un pouvoir de vie et de mort sur leurs esclaves. Bien que son argument ne corresponde pas à l’esclavage héréditaire qui s’organise à l’époque chez les Américains, il sert néanmoins à justifier la pratique. Pour Bernasconi et Mann, le Locke du Traité doit être lu en dialogue avec le Locke des Constitutions fondamentales, et ne peut être isolé de son rôle d’administrateur colonial et d’investisseur dans la traite négrière. Ce Locke, estiment les auteurs, doit être compris comme préoccupé principalement par «la liberté et la prospérité des Anglais, sans s’émouvoir qu’elles soient acquises aux dépens des Africains».

On peut avancer un argument similaire au sujet des Amérindiens. Dans sa Contre-histoire du libéralisme, Domenico Losurdo souligne comment «le second traité fait constamment référence au “Sauvage des Indes” vaquant “insolent et dangereux” dans les bois ou les “déserts de l’Amérique”». Pour Locke, «Dieu a donné la terre aux hommes en commun: mais, puisqu’il la leur a aussi donnée pour les plus grands avantages, et pour les plus grandes commodités de la vie qu’ils en puissent retirer, on ne saurait supposer et croire qu’il entend que la terre demeure toujours commune et sans culture». Dans le contexte de la colonisation anglaise, c’est un argument justifiant le vol.

Mentionnons que ce point de vue est contesté. De récentes recherches remettent en question cette vision de Locke –en la situant dans un contexte plus large rendant le philosophe moins tolérant à l’égard de l’esclavage qu’il n’y paraît. Mais parce qu’il fut l’un des penseurs les plus lus de son époque, son œuvre influencera de fait les propriétaires d’esclaves, y compris l’auteur de la Déclaration d’Indépendance, Thomas Jefferson et ceux de la Constitution, pour qui l’esclavage racial et l’expropriation des peuples natifs étaient compatibles avec les droits naturels et le gouvernement représentatif. Des décennies plus tard, John C. Calhoun, de Caroline du Sud, se référera à Locke dans sa défense des libertés individuelles et ses attaques contre les «gouvernements absolus» qui transforment «les gouvernés» en «esclaves des gouvernants». Bien évidemment, la cause que défendait Calhoun était l’esclavage. »

Les idées des Lumières ont façonné les questions de race et de suprématie blanche : Comment les Lumières ont créé la pensée raciste contemporaine et pourquoi nous ne devons pas le passer sous silence., par Jamelle Bouie — Traduit par Peggy Sastre

« Les écrits de Kant sur les races humaines sont émaillés de caractérisations et de jugements qui heurtent notre sensibilité contemporaine. Il ne faut pas pour autant s’abstenir de toute analyse. Est-ce à dire que l’on trouve dans ces textes un authentique « racisme théorique » ?

Cette accusation de racisme n’a pas vraiment d’objet à une époque où les modalités d’une pensée non raciste étaient en cours d’élaboration. Seule une analyse dépassionnée des thèses raciologiques de Kant peut rendre justice à la doctrine kantienne et cet ouvrage entend montrer la tension d’une pensée articulée autour d’un centre de gravité à la fois géographique et spirituel, l’Europe, peuplée d’hommes blancs. »

Les races humaines selon Kant

de Raphaël Lagier

« Le discours de haine : « Je suis », cri phobique d’une identité de soi insaisissable

Il n’est pas utile de remonter jusqu’à Mathusalem pour retracer les premières expressions de la haine de l’Autre comme une négation de sa dignité et de son unicité. Du fratricide[116] biblique de Caïn[117][118] au récent marché lybien aux esclaves Africains subsahariens en passant par cet ancêtre de l’Homme (post)moderne[119][120] qu’est le singe kubrickien[121] assoiffé de pouvoir et de domination tuant son congénère avec un os, haïr semble être le propre de la personne. Détester et vouloir l’anéantissement de l’Étranger – cet ennemi symbolique mythique ou réel – le naturel en chaque individu. Cela explique sans doute toutes les odes à l’amour (fraternel et universel) – inspirées par le premier crime haineux – dont la nature incantatoire se comprend comme le fait de vouloir conjurer le Mal (en nous). De nos jours, l’Homme (post)moderne se dit civilisé et amoureux de Lui-même[122][123]Il n’utilise plus un os pour fracasser le crâne de son semblable, mais Il poste un message ou un commentaire nauséeux sur les réseaux sociaux[124]Il appuie sur le « J’aime » comme un pouce approbateur du propos xénophobe ou raciste, Il met des cœurs rouges sur une publication photographique dans laquelle l’intolérance pixelisée est criarde, Il partage sur son profil réseau social les prises de position enflammées haineuses de chroniqueurs et autres influenceurs médiatiques[125] drapés de cette conscience patriotique très ethnicisée, Il rejoint dans la rue les groupuscules identitaires revendicatifs vindicatifs contestataires battant le pavé (marchant contre les « Eux autres », contre la dictature de la pensée unique ou le fascisme de la bien-pensance) et n’hésitant pas quelques fois à faire la salut hitlérien. Les mots pour balles, les mots pour machettes, mais toujours la parole qui tue d’une façon comme d’une autre[126][127].

Le civilisé d’aujourd’hui, c’est monsieur Tout-le-monde, en colère, angoissé, phobique ; en quête de sens dans un monde contemporain tumultueux aux rapides et disruptives mutations permanentes, un monde qui semble lui échapper ou qu’il n’a pas l’impression de pouvoir saisir et contrôler ; pris dans l’espace anxiogène d’une intériorité vidée de repères identificatoires ou saturée de sens renversés bouleversés brouillés, et qui afin de s’en sortir ou de le supporter réactive le soi historique culturel ethnique[128] rassurant puisque immuable familier (avec tout son puissant sentiment de nostalgie et d’idéal passéiste onirique crucial à la revivification du soi – être ou se sentir vivant). Une réactivation qui se met forcement en opposition de l’Autre – incarnation de cette nouvelle réalité inconnue insaisissable que la simple existence impose la coexistence, c’est-à-dire une rencontre transformationnelle de laquelle jaillit nécessairement des identités métamorphosées et incertaines. L’incertitude identitaire comme une ignorance d’avenir, et l’ignorance d’avenir comme une anticipation de l’éventuelle disparition du soi historique culturel ethnique. M. Tout-le-monde nie ainsi l’Autre pour préserver dans sa pureté ce soi originel auquel il est accoutumé, qu’il idéalise, qu’il fantasme. M. Tout-le-monde va en croisade contre l’Autre afin de protéger ce construit identitaire – ce bunker dans lequel il s’abrite, dans lequel il se sent Lui, chez lui. Vivant. Ou encore en vie.

Dès lors, le verbe (oralement formulé ou écrit) résonne telle une survie identitaire. Également, il est le canal qui véhicule la souffrance[129] ou le tourment narcissique identitaire[130]. Il est le moyen de faire entendre une phobie de l’Autre comprise non pas comme une crainte irrationnelle hystérique ou excessivement émotive de ce « Je » en dehors de soi, mais peut-être davantage comme une rationalité qu’il est difficile de raisonner et qui est une volonté très affirmée de ce soi chéri de rester inchangé face à l’inéluctable mue résultante des interactions (interpersonnelles et inter-groupales) qu’oblige le partage du champ d’expérience qu’est l’existence[131]. Une mue dont M. Tout-le-monde ignore les conséquences sur ce sens identitaire qu’est le soi historique culturel ethnique.

D’un autre côté, ce verbe est aussi à l’instar du singe kubrickien usant de son os une conquête et une préservation du pouvoir, l’os du primate étant désormais dans la compétition politique une arme (un outil de guerre) – au-delà de la sincérité ou non des convictions affichées – au service de ce but ultime. Dès lors, l’aryanisme dans discours politique ou l’aryanisation du discours politique est un prétexte, un cynisme contestable certes, mais d’une efficacité indéniable. La preuve, la montée des extrêmes-droites en Europe[132][133], l’alignement des partis politiques[134] dits traditionnels (gauche[135][136][137] et droite) sur les revendications populistes et nationalistes (la mise en commun d’un lexique politique identitaire, l’adoption de politiques similaires, etc.)[138].

Dans cet espace de la parole identitaire où finalement à quelques détails près tout le monde est d’accord, les voix dissidentes se trouvent non pas dans les appareils politiques principaux ou dans les structures médiatiques dominantes, mais dans la société civile (nationale et internationale) qui voit émerger cette espèce de variante inattendue de l’Homo Sapiens : le « Bisounours »[139][140]. Individu idéaliste ayant l’outrecuidance dans le monde contemporain hobbesien, huntingtonien, d’invasions Barbares[141], de regarder l’Autre comme une opportunité d’un monde meilleur. Tandis que l’Identitaire envers l’Autre dit la présomption de culpabilité, le Bisounours rappelle la présomption d’innocence (c’est-à-dire le préjugé en faveur de la non-culpabilité, celui du regard et de la parole qui ne prononcent pas la condamnation ou l’inverse avant la prise de connaissance de l’Autre). Présomption d’innocence qui est consacrée par le droit international[142] ainsi que par l’État de droit à travers des textes juridiques nationaux[143] dont l’évocation de certains d’entre eux tels que l’Habeas corpus (1679), le Bill of rights (1689), la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789), la Déclaration des droits (1791) ressuscite dans l’imaginaire collectif et la mémoire historique le combat de l’être humain pour la dignité et la liberté.

Ce sont tous ces différents aspects du discours de haine qui sont abordés dans cette première partie.

 

Le discours de haine ou le bunker de l’identité de soi face au monde Étranger

« Le monde est aux prises avec une montée en force sans précédent des discours « déshumanisants » depuis les années 1930, y compris de la part de démocraties jouant un rôle de premier plan […] »[144].  Le verbe de haine domine le discours politique, la rhétorique xénophobe est désormais une banalité dans le débat public, l’opinion raciste dans la conversation privée n’étonne plus (voire ne choque plus), et dans les forums dématérialisés que sont les Internets[145] la quasi norme[146] est le pugilat haineux dans lequel la liberté d’expression va jusqu’à souhaiter la mort d’un nouveau-né accusé d’être un futur terroriste parce que sa mère porte un voile et son père une barbe[147] (et bien évidemment il n’est pas un hipster[148]).

Dire sa haine de l’Autre ne semble plus connaître de frontières. Ce n’est plus une affaire de classes sociales (prolétaire[149] contre bourgeois, bourgeois contre artistocrate), d’analphabètes contre lettrés, de cosmopolite[150] habitant les villes-monde (ou les métropoles mondiales[151]) contre ruraux (considérés comme hors temps, hors champ, de la modernité), de peuple contre l’élite[152], le discours haineux est aujourd’hui sans étiquette d’appartenance, tout le monde ou presque s’y met[153]. Si un tel discours est aisément reconnaissable entre autres choses par sa stigmatisation et sa chosification de l’Autre, il n’est pas toujours aussi évident que ça de reconnaître son signifiant au-delà de la négation d’Autrui. Que signifie ce discours de haine de la part d’individus qui souvent n’ont jamais eu accès (fréquenter ou côtoyer) à cet Autre vomi ? Que veut dire cette parole d’apartheid de la part de personnes instruites et en contact avec cet Autre ethniquement culturellement historiquement différent ? Que devrait-on comprendre par le « Nous autres » érigeant le mur de séparation d’avec le « Eux autres » qui prolifère dans le discours du politique ?

 

L’identité de soi dans un monde sans identité et avec toutes les identités

Durant la guerre froide, identifier le monde relevait d’un exercice relativement facile : il était bipolaire (l’Union soviétique d’un côté et l’Amérique de l’autre, deux systèmes politiques irréconciliables). Il offrait malgré ses antagonismes un sens compréhensible selon l’adhésion à un récit idéologique ou à l’autre. La vérité du monde était plus ou moins manichéenne. L’individu s’identifiait d’abord par sa proximité avec l’un ou l’autre des systèmes, l’ennemi était prévisible, la guerre symétrique.

Depuis les années 1990, contrairement à l’espérance de Fukuyama, le monde n’est pas unipolaire, le libéralisme ne connaît pas une acceptation sans heurts, sans remise en question, et ne semble pas être à même durablement de résoudre toutes ses contradictions. Le néolibéralisme subit des rejets de plus en plus virulents, ramenant paradoxalement à la vie la pensée marxiste-léniniste – jadis vite enterrée avec la chute de l’Union soviétique, la conversion de la Chine au libre-marché, l’isolement de l’ilot cubain – et nourrissant les revendications anarchistes. La culture yankee est omniprésente sans qu’elle n’empêche l’émergence de contre-cultures ou d’appropriations culturelles divergentes de la doxa américaine. L’Amérique – Nation occidentale première de la post-bipolarité – triomphante de l’Union soviétique n’est pas maître et centre de l’univers, elle fait face à des acteurs étatiques, internationaux, privés et publics, dont les influences sur les politiques mondiales est significative. La direction des affaires mondiales est régie par plusieurs pôles de pouvoir, ce qui exige un certain degré de concertation et d’harmonisation entre des puissances étatiques tentant de maintenir un équilibre dans les rapports de force. Concertation nécessaire afin de présenter un front commun face aux enjeux majeurs contemporains tels que l’environnement et le terrorisme. Le monde est une polycentralité, l’ordre mondial polymorphe. L’Amérique n’est pas le récit idéologique, culturel, politique, le sens unique et universellement partagé. Un tel récit ou un tel sens n’existe pas.

D’autant plus que la mondialisation vendue par le libéralisme comme un rapprochement des peuples, une manière de mettre fin à cet isolement terreau du nationalisme, a fait prendre conscience à ces différents peuples qu’ils n’étaient ni seuls au monde ni forcement compatibles. La mondialisation a eu l’effet de grossir les différences ou comme le dirait Huntington les fractures civilisationnelles. Avec le progrès technologique dans l’information et la communication, l’aspect instantané de la connexion sans filtre avec les Ailleurs et les mondes des Autres, a autant permis la réduction de la représentation fantasmatique de l’Étranger en le montrant dans sa nudité, autant ce progrès a sans une préalable contextualisation socio-culturelle offert des réalités simplifiées, favorisé ainsi des interprétations évaluatives comparatives simplistes.

D’autre part, en l’absence d’une sorte de Grand Satan comme l’était l’Union soviétique ou l’Amérique selon le camp auquel l’individu appartenait, l’Ennemi – puisqu’il en faut un – est un monstre à plusieurs têtes : islamo-terroriste, islamo-gauchiste, americano-impérialiste, americano-occidental, americano-libéral, americano-néolibéral, néolibéral-occidentaliste, gauchiste-totalitariste, gauchiste-archaïque, migrant-réfugié, l’Arabe, le musulman, le chrétien, le Noir, le Chinois, l’autre ethnie, le Pauvre, le Riche, etc. L’hydre de Lerne est une complexification du Mal. Une élasticité du Mal. Chacun de ses visages servant de repoussoir de l’Autre dans les chapelles nationales communautaires et idéologiques. C’est dans ce monde sans identité commune partageable fédératrice, dans ce monde mouvant de toutes les identités (conflictuelles), que l’Homo Novus[154] qu’est l’Homme (post)moderne évolue.

L’Homme (post)moderne est comme le monde[155] auquel il appartient une « identité sans nom, sur le fil du « rien » » [156], alternant d’une réalité à une autre, quittant une identité éphémère pour une autre, sur la grande scène qu’est la Comédie humaine[157] c’est une théâtralisation permanente de ce soi exhibitionniste aux masques interchangeables, habile dans les identités corsaires – celles disponibles et accessibles qu’il pille pour la satisfaction de besoins immédiats, davantage en mode de re-tribalisation mcluhanienne[158] que dans une dynamique d’universalisation de soi, à la fois singulier en tant que « Je » et commun disparate par sa « pluri-appartenance » qui est une artificialité et une superficialité aux sens contradictoires, incohérents, disharmonieux, le laissant aphone ou sans capacité de répondre clairement, précisément, devant la question « Qui es-tu? » Cet Homme avec « plusieurs âmes collectives, de celle de sa race, de sa classe, de sa communauté confessionnelle, de son État, etc. »[159] habitant son intériorité au fond se cherche. La quête a quelque chose de diogénique, le « Je cherche l’Homme » remplacé par le « Je me cherche » sans la lampe et plongé dans une complète obscurité. Il est au diapason avec le monde sans identité et de toutes les identités.

Ainsi, se définir dans un tel monde indéfinissable, est pour le sujet « Je »[160] (post)moderne[161] une tâche herculéenne ou un périple ulysséen[162] à l’impossible réalisation. Jamais sans doute le « Connais-toi toi-même » socratique n’aura résonné dans le sujet pensant contemporain autant qu’en ces temps (post)modernes comme une malédiction[163]. A la question du « Qui es-tu? », le « Je » répond par le « Ce que je suis », ce qui n’est pas seulement une réponse à côté, un évitement, un aveu de son impuissance à une véritable introspection – ce voyage presque initiatique dans soi, c’est une réponse hors sujet. A la différence du « Qui » impliquant de se plonger dans une sorte de huis-clos intérieur et exigeant que le « Je » s’interroge sur sa composition – de quoi il est constitué, le « Que » est un rattachement à une catégorie extérieure déjà établie – une qualification catégorielle (« Je suis Noir »). Dès lors, le « Qui es-tu? », une invitation à dire un signifiant de l’être qui le rend absolument unique vis-à-vis de l’Autre (qu’il soit de la même coloration culturelle historique sociale ou ethnique), à produire un sens spécifique – nécessairement plurivoque[164] – faisant de lui un Irremplaçable, un Singulier, dans la Communauté des Egos[165], est substitué par le « Qu’es-tu » qui transpose le sujet banalisé relativisé quasi anonyme dans la Communauté des Égaux[166][167] – ou ayant cette prétention. C’est ce « Ce que je suis » communautariste et sans autonomie réelle du « Je » qui s’entend dans le « Nous autres » empreint de solidarisme groupal et indifférencié[168]. Cette espèce de « soi groupal » – proposant une identité prêt-à-porter – n’est pas simplement un agrégat des Singuliers partageant une définition commune – définition qui supposerait une construction à partir de sens individuels tel un syncrétisme une fusion une synthèse des « Je » dans une globalité demeurant hétérogène, mais d’abord une dissolution du soi – par essence atomiste – dans un Tout collectif préfabriqué et homogène. Dissolution aussi comme la renonciation de ce soi non-cartésien[169] à son intrinsèque différenciation émancipatrice mettant fin à cette solitude[170][171] que crée la conscience de soi en tant que reconnaissance de son unicité, le « Je » n’est plus un sujet libre, à part, il appartient dorénavant à une tribu qui délimite les frontières tels des murs isolants la séparant des autres. Il a troqué contre son sentiment d’insécurité face à la complexité d’un soi éclaté difficilement compréhensible et au monde aux sens brouillés ou aux identités mutantes, la liberté de sa voix singulière. Il a échangé pour un sécuritaire « Nous autres » qui simplifie bien des choses, l’angoisse[172] d’une identité insaisissable. Le « Je » n’est plus un loup solitaire, il a rejoint la meute – cette « foule solitaire » [173], il est la meute.

L’identité de soi face à l’Autre infernal

De l’autre côté, ce « Nous autres » offre un abri identitaire rassurant dans un monde comme susmentionné où l’Enfer reste les Autres, puisqu’ils sont vus dans une nudité sans contextualisation ou sans mise en perspective, sans nuances, ils sont reconnus par la violence de leur présence à l’instar de coutumes ou de pratiques culturelles contrastant avec ce familier du « Soi groupal » ainsi menacé, des vagues migratoires que sont tous ces inconnus déversés sur les terres ancestrales[174], des actes de terrorisme religieux interprétés comme une guerre de civilisations, d’accommodements (dé)raisonnables perçus comme une volonté de dénaturer le « Ici, chez nous » – lieu d’appropriation et espace exclusif du « Nous autres ».

Ainsi le « Ici, chez nous » est un espace entouré de fils barbelés, sur lequel veillent les anciens et nouveaux chiens de garde[175]. C’est la fermeture à l’Autre qui tente de préserver la pureté de l’identité de Soi groupal[176] déterminée à partir d’un passé figé mythifié et canonisé, celui de la mémoire collective[177] qui rend vivant le roman mémoriel[178][179], celui au récit traditionnaliste dans lequel pullulent des héros ayant le même visage et la même substance symbolique que le groupe identitaire majoritaire[180] – récit qui demande une attitude de loyauté ainsi qu’un serment d’allégeance. C’est dans cet ordre d’idée qu’il faudrait sans doute comprendre la philosophie assimilationniste[181] et intégrationniste[182] comme l’exigence du Soi groupal dominant de la désintégration identitaire de l’Autre (absorbé) afin d’être possiblement vu, dépouillé de sa dangerosité, comme un être avec (« Nous ») qu’un être contre (« Nous »). Un être avec (« Nous ») n’allant pas jusqu’à sa considération comme un « Nous »; l’Autre désintégré au-delà de l’acculturation primaire, dont on s’est assuré la loyauté, annihilé ou désamorcé, demeure un national d’une origine qui pointe l’Ailleurs[183] et une coloration ethnoculturelle[184] qui montre l’impureté (le non-de souche), donc l’appartenance à une citoyenneté de seconde zone. Il est au mieux un sous-« Nous » ou pire un « Eux autres » à la périphérie, ghettoïsé, plus ou moins compatible avec le « Nous ». Tenu à distance. Loin.

L’Autre infernal est un existant qui déclare la guerre, ou qui insinue le conflit. Dès lors, devant cette présence problématique qui questionne à la fois le « Qui es-tu? » chez lui et le « Qui sommes-nous? » du Soi groupal, en l’absence d’une connaissance de l’Autre rendant toute réponse définitive ou finie[185] réductrice obsolète ou peu pertinente, en l’absence d’une connaissance – même embryonnaire – de soi (d’une réflexion critique sur le soi individuel[186]) permettant la confiance en son unicité, c’est le reflexe de rejet de l’Autre comme une mise à distance qui devient l’expression de la protection identitaire – territoire du nationalisme. Rejeter d’abord, puis nier le droit de l’Autre à exister parce que malgré sa mise à l’écart, son exclusion, l’édification des murs, la simple conscience de son existence inhérente à la conscience de soi est une source d’angoisse.

 

L’identité de soi chez le sujet angoissé, insécurisé, terrifié : entre ignorances de soi, de l’Autre, d’avenir et cri munchien

Freud l’a déjà théorisé, le Moi n’est pas maître chez lui – « cavalier qui suit son cheval qui suit lui-même son herbe », le Moi est un dominé affrontant une tension interne irréductible[187]. Il ne peut prétendre à l’absolue connaissance de soi telle que l’ordonne l’inscription gravée à l’entrée du temple de Delphes. Le Moi est à cet effet un maudit qui à l’instar de Sisyphe tente de porter sa croix jusqu’au sommet d’une libération définitive – ce qui bien entendu n’arrive jamais. Cet état constitutif du « Je »[188] en tant qu’ombre et lumière, projet permanemment en construction ou inachevé, transformé par sa mise en relation avec l’en-dehors-de-soi qu’est le monde extérieur, en découverte et de découverte, fait en sorte que toute affirmation contraire qui clôture l’identité de soi comme une immuabilité aux frontières nettes[189] est une fumisterie.

Se définir ne revient pas à ériger des barrières, à jeter l’ancre dans un port d’attache, à faire le portrait de son nombril, mais à identifier les données subjectives habitant dans notre intériorité. Données qui participent de la construction de notre sensibilité – du sentiment d’être soi. Une identification régit par des stratégies d’intégration, d’évaluation critique, de dépendance par l’influence de l’Autre et des objets signifiants (le nom, la profession, les groupes d’appartenance, etc.) et d’indépendance (la conscience que l’on puisse perdre l’Autre ou ces objets signifiants sans autant cesser d’être, l’autonomie du sujet oscillant entre la proximité du « avec quelque chose » et l’éloignement réflexif introspectif – acte s’il en est de liberté), de mise en branle de notre structure cognitive aux fins d’abord de compréhension de soi (le « pourquoi ») et ensuite d’interprétation de soi (le « comment »). Se définir, va au-delà d’une catégorisation raciale, ethnoculturelle, sociale, de genre – le « Ce que je suis », pour descendre dans les tréfonds de cet intime qui sans ignorer sa catégorisation en tant que « Ce que » s’écoute dans le tumulte des sens intérieurs et révèle progressivement au sujet la complexe composition de sa singularité, saisie intuitivement ou avec beaucoup plus de rationalité. C’est comme le dirait Daubigny conférer au Moi individuel, au « Je » singulier, une signification plus subjectivement personnelle[190]. Une identification de soi relativement bouillonne brouillonne ou en quelques proportions d’une plus grande netteté, stabilité, sans être fixe. Un « Je suis comme je suis » prévertien :

Je suis faite comme ça

Quand j’ai envie de rire

Oui je ris aux éclats

J’aime celui qui m’aime

Est-ce ma faute à moi

Si ce n’est pas le même

Que j’aime à chaque fois

Je suis comme je suis

Je suis faite comme ça

Que voulez-vous de plus

Que voulez-vous de moi […]

Et puis après

Qu’est-ce que ça peut vous faire

Je suis comme je suis

Je plais à qui je plais

Qu’est-ce que ça peut vous faire […]

– Jacques Prévert. Paroles. Folio, Paris, 2016, 256 pages

Or, nous l’avons vu, se définir ainsi pour l’Homme (post)moderne –  schizoïde tel que diagnostiqué par Jaccard[191] en 1975, promenant « autour du monde sa névrose », ses « angoisses et sa grande solitude », « sujet très individualisé » et au fond « peu socialisé », qui est en tout temps à la poursuite de « l’image fallacieuse du bonheur confondue avec celle de la sécurité », dans un monde anxiogène de tous les possibles c’est-à-dire de tous les dangers et de toutes les distractions, un monde « sans alternative » véritable – est une difficulté, une incapacité à établir avec plus ou moins de précision ou de clarté les contours de ce « Je » contemporain. L’Homme (post)moderne est semblable à la communauté à laquelle il appartient, « aliéné et aliénant », allant se réfugier dans le Soi groupal afin de retrouver une individualité écrite à l’avance romancée faussée altérée illusoire – un sentiment de soi en étant hors de soi ou en intériorisant un soi étranger rassurant.

Sur un plan moins atomiste, ce Moi individuel transféré à un Moi collectif ou dissout dans le Soi groupal ne résout pas le problème, puisqu’un tel Moi métamorphosé en Nous n’est pas plus que sa version individuelle « Maître chez lui ». Le « Maître chez nous » est ainsi frappé par la même malédiction sisyphéenne, pour dire de l’impossibilité de produire un sens identitaire absolu imperméable. Le « Nous autres » bien qu’il s’en revendique n’est pas un bocal, un isolement sûr, cet effort est vain. C’est sans doute cette situation qui explique son attitude de ville assiégée, consciente que sa position dans le moyen et le long terme est intenable, qu’à un moment comme à un autre, elle n’échappera pas à l’envahissement l’avalement la dévoration. Historiquement, l’évolution de tout groupe s’est faite par la perte et le gain. On perd quelque chose, on gagne quelque chose. C’est le propre de la mutation, du progrès, de la modernité. La pureté en tant qu’immuabilité et virginité est un mythe. Dès lors, devant cette fatalité historique, l’alternative à la résistance qui va en croisade ou qui creuse des tranchées, érige des murailles, c’est peut-être la médiation et la négociation, mais surtout la prise de conscience comme nous l’avons montré précédemment que l’on peut perdre des aspects d’appartenance sans se perdre soi, sans cesser d’être – encore faut-il comme souligné antérieurement parvenir à s’identifier autrement que par des artificialités identitaires.

Ainsi, dans le monde contemporain, l’Homme (post)moderne est un angoissé, insécurisé, terrifié. Le « Qui suis-je? » est un cri phobique[192] qui dit son ignorance de soi ou sa relative méconnaissance de soi. De l’autre côté, il dit aussi la non-accessibilité à l’intériorité de l’Autre, celui dont la présence révélée par la conscience de soi et qui lui impose la coexistence est comme l’extériorité anxiogène[193]. Double ignorance à laquelle s’ajoute l’ignorance d’avenir qu’est l’imprévisible résultat de sa rencontre avec cette extériorité. Une telle rencontre ne pouvant ne pas avoir lieu, parce ce que tributaire de la reconnaissance de l’Autre comme un « Je » hors de soi partageant le même champ d’expérience – l’existence – que soi oblige dès lors une mise en relation – processus de socialisation – dans laquelle s’élabore des interactions comme autant d’influences sur le soi. Les relations sociales sont le produit de cette rencontre. Intrinsèquement transformationnelles. Le « Qui suis-je? » est donc un devenir dont la prochaine mutation est incertaine en termes de définition, or cette absence de clarté ou de prévisibilité chez le sujet (post)moderne déjà angoissé, insécurisé, terrifié est une panique identitaire qui s’entend comme un cri munchien.

L’une des caractéristiques du cri munchien est sa déformation de la réalité, le réel est un ensemble d’ondes de choc, presque des vagues déferlantes. Le sujet dénature ce qui est hors de lui, ce qui a pour effet d’augmenter l’angoisse. D’amplifier la crise phobique. La phobie identitaire contrairement à la perception d’irrationalité est une angoisse structurée – qui vient d’une source identifiable ou de sources identifiables et qui s’est construite à partir d’un développement précis, une logique, un rationnel. Comme nous l’avons souligné précédemment, l’angoisse pour le sujet (post)moderne est provoquée par l’imminence du danger – l’Autre, inquiétude métaphysique aussi née de la mise en relation avec l’extériorité; cette peur a ses raisons, ses intentions, que la raison peut difficilement raisonner. Cette phobie, cette angoisse, cette peur, hurle dans le porte-voix qu’est le discours de haine.

 

Le discours de haine : le verbe de la survie et de la croisade identitaires »

La haine

« Les termes vérité, justice et réconciliation occupent aujourd’hui une place importante dans le vocabulaire mobilisé pour cadrer les rapports entre les États des Amériques et les populations qu’ils ont historiquement marginalisées. Enjeu de luttes politiques, la définition de ces mots a une portée juridique et des incidences sur les mesures de réparation envisagées, mais elle soulève aussi, fondamentalement, la question de la manière dont est construit le récit d’une histoire commune capable de dire la violence d’une société. Fruit d’un dialogue entre des chercheurs et chercheuses, des défenseurs et défenseuses des droits de la personne et des membres d’organisations de femmes et d’Autochtones de plusieurs pays des Amériques, cet ouvrage fait état des débats sur les politiques de vérités sur les crimes et violations des droits dans le contexte des dictatures du Cône Sud, des guerres civiles en Amérique latine et des pensionnats autochtones en Amérique du Nord. Les différentes contributions analysent en particulier les enjeux liés aux politiques de mémoire des exactions, la manière dont sont comprises les conditions de non-répétition de ces violences et des mesures visant le rétablissement de la dignité des victimes. »

Devoir de mémoire. Perspectives sociales et théoriques sur la vérité, la justice et la réconciliation dans les Amériques, de Martin Hébert

« Une victime (présumée) pose fondamentalement une question (de reconnaissance) directe à un tiers (par exemple une institution, un public, à des proches, etc.) et à un violateur (désigné) : me vois-tu ? Une question (de reconnaissance) qui laisse comprendre que la victime voudrait que l’on la voie non pas premièrement comme une victime (par l’octroi du statut de victime) mais avant tout (comme un préalable à l’octroi même du statut de victime) en tant qu’une personne ayant subie l’emprise (domination) injustifiée du pouvoir d’autrui ou le mépris (déconsidération, dévalorisation) injustifié de sa puissance d’agir. Ce tort subi (le préjudice) n’en est un que parce qu’il a constitué un abus de pouvoir (le crime) de la part d’autrui – le violateur. 

[…]

La Règle d’or, c’est-à-dire : ‘ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse’. Dans une formalisation hobbesienne, il est question de ‘ne pas faire à autrui ce que l’on jugerait déraisonnable qu’autrui nous fasse’. Dans une formalisation kantienne, il s’agira de ‘toujours agir de telle façon que le sujet traite l’humanité dans sa propre personne et dans celle d’autrui, non pas seulement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin en soi’. L’on retrouve dans la pensée confucéenne ou en terres d’islam (ou arabo-persique, dans les afriques, les amériques, les asies) une formalisation similaire de cette éthique minimale de la vie sociale. Cette éthique minimale module les différentes conceptualisations de pratiques et mœurs culturelles constitutives du vivre-ensemble (y compris donc autant dans les sociétés dites barbares selon une discutable taxonomie des sociétés ou des cultures que – par opposition / contraste – dans les sociétés dites civilisées).

[…]

Cette commune représentation symbolique oriente les pratiques et les attitudes des individus (de façon présente et future) tout en incarnant une désirabilité d’idéal. C’est cette idée de la personne humaine comme à la fois une sacralité, une dignité, une désirabilité, un idéal, une vérité (même) qui est transmise à travers un ensemble de mécanismes inhérents à la notion de culture que sont par exemple : l’éducation (du citoyen ou de la citoyenne) impérative à l’effectivité des amitiés civiques et à l’intégration par les individus des civilités, l’instruction (de soi) dans laquelle s’acquiert notamment le sens critique et dans laquelle se développe l’intelligence et se façonne les goûts et autres sensibilités de tous ordres, les rites et autres cérémonies de partage revivifiant (revitalisant) permanemment des liens d’attachement et de solidarité (à la fois intra-groupaux et inter-groupaux), etc.

[…]

Ce qui s’observe c’est une culture de l’impunité qui n’est ‘culture’ que dans la réalité 2/ de la notion même de culture, c’est-à-dire une formulation d’un droit (par exemple de propriété, de possession, d’abuser d’un bien – en l’occurrence la femme). Abuser, dans le sens juridique en droit des biens, de abusus qui signifie le droit de disposer ou de jouir librement de quelque chose qui est considéré tel son bien. Mais aussi, dans cette réalité (2/), une exigence d’être (par exemple de supériorité par rapport à autrui – toujours ici la femme – ou une exigence d’être propriétaire, possesseur d’un bien – le corps de la femme par exemple) qui légitime une (relative) absence de sanction (négative) et de châtiment (externe).

[…]

Cette vision de la culture de l’impunité pourrait en effet être appliquée au racisme par exemple. Il n’y a ainsi pas de ‘culture du racisme’ qu’il y a une ‘culture de l’impunité du racisme’. Précisément, une impunité des actes, pratiques plus ou moins institutionnalisées / naturalisées, acceptations plus ou moins générales, des formulations de l’être, des membres d’un endogroupe, répréhensibles parce que transgressant l’universelle et la quasi intemporelle Règle d’or et incompatibles avec la représentation symbolique que les individus ont / se font d’eux-mêmes en tant que personnes humaines – c’est-à-dire dignité humaine.

[…]

Et cet abus de pouvoir a placé la victime dans une position d’infériorité (qui elle dit une relation de pouvoir asymétrique entre la victime et le violateur). S’il y a abus de pouvoir, c’est parce qu’il existe une norme prescriptive (qu’elle soit légale, morale, culturelle, politique, etc.) qui proscrit un tel abus de pouvoir – pour dire, la norme circonscrit clairement (au-delà même de l’interdit) les limites des puissances d’agir des uns et des autres (leur autonomie de la volonté) dans leur relation de pouvoir (ainsi la norme impatronise en quelque sorte une tempérance du vouloir des uns et des autres).

La norme prescriptive établit effectivement une acceptabilité et une inacceptabilité, enjoint (de façon autoritaire) à une conformité, impose une discipline des comportements et des attitudes, et elle est soutenue par un régime efficient de sanctions favorisant son caractère coercitif. Et sans cet ensemble d’éléments, le vivre-ensemble serait impossible et la société ingouvernable (cela serait la loi de la jungle, du plus fort, bref l’état de nature).

De la sorte, la question de reconnaissance posée par la victime au tiers est – en ce sens avec l’octroi du statut de victime – aussi une réclamation du respect de la norme prescriptive et de l’application du régime de sanctions qui la soutient. Cette question est donc plus profondément une demande de dénonciation d’un abus de pouvoir et de condamnation du tort causé par celui-ci à la victime (à cet effet, c’est une question portant également sur la reconnaissance de son préjudice).

La réponse à la question posée par la victime est pour elle un attendu d’attestation (attester, c’est-à-dire dans son sens ricoeurien : une approbation mutuelle de l’assertion que chacun fait de ses pouvoirs et ses non-pouvoirs, ainsi cette approbation mutuelle introduit l’altérité dans le soi – ce qui implique que chacun inclut nécessairement autrui parmi ses proches, il y a dès lors ici en raison de cette altérité un impossible lointain – lointain toujours dans son sens ricoeurien, et même si cet autrui désapprouve notre assertion). Mais, cette réponse est soumise à l’appréciation (subjective, objective) du tiers, cette dernière peut varier selon l’identité du tiers ou être assujettie aux dispositions (le vouloir faire ou ne pas faire / l’aptitude à faire ou ne pas faire) du tiers à qui la question s’adresse ou du tiers qui pense devoir ou pouvoir lui répondre.

Dès lors, le me vois-tu ? adressé à une institution (la justice ou la police par exemple) peut ne pas recevoir la même réponse (du fait par exemple du respect – ou non – des critères d’objectivité, de la conformité aux contraintes de preuves, de normes légales ou institutionnelles, d’impartialité, d’équité, etc.) que lorsqu’il est adressé à un public (par exemple à cause de la diversité ou la multitude des subjectivités constitutive de public), des ami(e)s ou à des membres de son groupe (voire de sa communauté d’appartenance) qui peuvent prendre position au nom d’un principe de solidarité ou de loyauté, à des sympathisants ou à des adversaires – qui peuvent prendre position au nom d’un principe d’adhésion ou au nom d’un principe d’opposition de camps voire de clans, etc.

Dans tous les cas, la réponse sera soit un ‘Je te vois’ soit un ‘Je ne te vois pas’ (qui manifeste dépendamment de son contenu d’un déni de reconnaissance, d’un rejet / refus de reconnaissance, ou d’une méconnaissance – soit le fait de faire endosser à autrui une identité qui n’est pas la sienne ou qu’elle n’est pas celle qu’elle veut faire attester par autrui).

[…]

Le ‘Je te crois’ n’octroie (mécaniquement) pas un statut de victime, il suggère plutôt une validation du contenu d’une assertion. Autrement formulé, je peux croire en la proposition de vérité que tu me présentes ou que tu énonces et qui de ta part est une demande de validation de ma part sans que cette validation demandée et/ou attendue ne me permette de t’octroyer un statut de victime car bien que je valide la véracité de ton dire qu’est l’existence d’un évènement (douloureux, traumatique, etc.) je peux objectivement ne pas être en mesure de qualifier sa cause (l’acte d’autrui à son origine) telle une faute ou tel un abus mais simplement dans le meilleur des cas – subjectivement – une ‘connerie’ / ‘stupidité’ par exemple d’autrui. Je peux également objectivement être en mesure de qualifier sa cause comme une absence de faute ou d’abus tout en validant ton dire comme vrai (dans le sens qu’il s’est réellement passé quelque chose en tant qu’évènement sans que nécessairement je valide la signification ou le sens que tu lui donnes), dans cette situation je peux être compatissant et en l’absence de la faute ou de l’abus ne pas t’octroyer un statut de victime. Comme dubet le dirait toute souffrance, tout mépris d’autrui, toute emprise sur autrui, n’est pas systématiquement une violation des idéaux de justice et les revendications qui en sont le fondement ne sont pas fatalement justes et légitimes.

[…]

Je peux aussi ne pas te croire (invalider le contenu de ton dire soit comme non-confirmation de l’existence de l’événement ou qu’il a eu lieu, soit comme non-acceptation des sens et significations que tu donnes à l’évènement ayant été) et néanmoins t’octroyer un statut de victime parce que j’ai des motivations particulières (par exemple) qui rendent impératives (ou légitimes ou nécessaires) selon moi l’octroi d’un tel statut de victime (qui sera ainsi une présomption). Les motivations d’un tel octroi peuvent être plurielles, en concurrence, en soutien, en complémentarité, etc. Par exemple, je peux, en l’absence du fait de croire le contenu de ton dire, t’octroyer le statut de victime car je considère que sans cet octroi ta dignité humaine, ton pouvoir de dire ou la préservation de celui-ci seront soit annihilés soit fragilisés. Je peux aussi, sans te croire, te voir comme une victime (présumée) par l’octroi d’un tel statut parce que je voudrais que ton dire et son contenu puissent être entendus dans l’espace socio-politique (ou médiatique) – d’autant plus que l’enjeu soulevé par le contenu de ton dire mérite selon moi une attention particulière de la part des pairs de la Cité (pour de multiples raisons : impunité institutionnalisée, brutalité de l’omerta, poids du tabou / injonctions au silence, pesante ou suffocante invisibilité, injustice tolérée, etc.). Je peux ne pas te croire et t’octroyer un statut de victime car j’ai conscience que ton récit de soi pourrait – sans cet octroi – être davantage / possiblement banalisé, minimisé, marginalisé et ne pas recevoir tout le traitement juste qu’il lui est dû comme voix dénonciatrice d’un abus intolérable et comme cri d’une personne infériorisée par un tel abus. Je peux ne pas te croire et t’octroyer un statut de victime pour une si grande diversité de motivations qui n’ont que peu de chose affaire avec ton récit de soi en tant que victime (présumée) mais qui ont tout affaire avec ta personne humaine et la nécessité de la respecter ainsi que de la traiter adéquatement, mais aussi (en soutien, en complémentarité, ou totalement de façon indépendante) la nécessité d’un véritable débat contradictoire (le désaccord raisonnable) sur l’enjeu porté par ton dire et son contenu qui puisse – par son effet de ‘scandale’ (humain notamment) et sa potentialité cathartique – traverser tous les niveaux de la conflictualité politique afin de permettre que les pairs, les individus, les groupes, les communautés, de la Cité, intègrent dans leur soi l’altérité et mettent fin à leur ignorance, se déplacent de leur réalité à la tienne, et au bout de ce ‘scandale’ tiennent la tension entre le partage (assumer leur part de responsabilité en tant que membres la collectivité) et le départage (se distancier des actes collectivement / normativement répréhensibles de quelques uns). Dans cette dernière configuration, ta demande d’attestation par moi de ce que tu demandes d’être (une victime présumée reconnue, une personne humaine reconnue comme ayant subie un tort, un préjudice, présumés, à cause d’un abus de pouvoir notamment – reconnaissance de la présomption de victime) sera traitée comme celle portant sur tout autre chose que la véracité du contenu de ton dire (un traitement conséquentialiste, utilitariste, instrumental, qui ferait de toi davantage un moyen en vue d’atteindre une fin mais pas seulement un moyen – parce que ultimement je voudrais sauvegarder ta dignité humaine [et donc toi comme personne] qui est la véritable fin en soi, au-delà des autres fins poursuivies).

[…]

Avec plus d’attention, on le constate bien, la question (de reconnaissance) posée par la victime à un tiers est beaucoup plus complexe et sensible qu’un ‘Je te crois’ comme une validation de croyance par le tiers de l’assertion (une proposition se présentant comme une vérité – une allégation de vérité) produit par le pouvoir de dire reconnu à la victime. Cette assertion montre ce que fait la victime de son pouvoir de dire : c’est-à-dire ce qu’elle fait de son pouvoir de dire, c’est – dans sa perspective de victime – dire la vérité, un récit de soi pour elle de nature véridique. En réalité, la question posée par la victime n’est pas celle d’une telle validation de croyance, d’une validation par le tiers de son assertion produit de son pouvoir de dire. Et s’il y a validation de quelque chose par le tiers, c’est simplement du pouvoir de dire de la victime, moins du contenu de son dire (de la proposition / allégation de vérité qu’est son assertion).

La question posée par la victime n’est pas celle de la croyance du tiers en la victime – comme validation de la vérité de sa personne ou validation du contenu de son assertion (la vérité telle que présentée de son expérience de l’évènement) – qu’elle est celle de l’octroi d’un statut singulier (celui de victime) qui confirme en premier lieu un tort présumé causé par le violateur désigné et un préjudice présumé subi par la victime, un présumé abus de pouvoir.

Nul besoin à cet égard de valider l’allégation de vérité de la victime pour lui octroyer ce statut singulier qui lui permettra (si elle le souhaite ou si elle en a la possibilité, voire la force) de poursuivre sa quête de reconnaissance de cet abus présumé de pouvoir qu’est le viol au sein d’institutions appropriées (judiciaires, policières par exemple) dont la mission consiste – dans le respect du principe de dignité humaine et celui des critères d’objectivité, d’impartialité, d’équité, (etc.) – à permettre d’abord à chacun (la victime présumée et le violateur désigné) de faire le récit de soi sans faire le récit d’autrui (le témoignage), de communiquer ses assertions, et de réclamer justice (sans toutefois avoir l’absolue assurance d’obtenir justice).

C’est à partir de ces différentes considérations qu’il est possible de mettre en exergue l’inadéquation de la réponse ‘Je te crois’ par rapport au sens profond de la question posée (‘Me vois-tu ?’) par la victime au tiers. Le ‘Je te crois’ est essentiellement de l’ordre de la croyance (du mythos), de la conviction (ou de l’intime conviction), du subjectif, il n’est ni rationnel ni universalisable (encore moins juste ou justice).

La victime n’a pas besoin d’être crue, elle a besoin que l’on lui octroie un statut singulier lui permettant de se mettre sur les chemins ô combien périlleux et difficiles de la guérison (car l’abus de pouvoir est une blessure sociale – sans parler du fait qu’elle est une déchirure psychique) – d’autant plus que l’octroi de ce statut singulier lui donne éventuellement accès à des ressources diverses (soutien psychologique de professionnels, régime de réparation, traitement équitable dans les différentes procédures de justice, etc.), tout autant que cet octroi consacre entre autres choses la juste inscription de son récit de soi singulier (son témoignage en qualité de victime) dans la mémoire sociale (et d’autres mémoires partagées) qui rend impossible l’oubli (l’oubli comme une autre mise à mort de la victime – après celle de sa dignité humaine qu’est le viol – en tant qu’atteinte grave à l’intégrité physique et psychique de la personne humaine et donc la négation ou la fragilisation de sa puissance d’agir). Cet octroi rend également possible la recomposition du cadre symbolique en vigueur dans la Cité par l’introduction de l’événement qu’est le viol qualifié non seulement d’acte inacceptable contraire aux valeurs fondamentales du vivre-ensemble mais aussi identifié comme représentatif du mal intolérable, etc.

Pour dire, ce n’est pas le ‘Je te crois’ qui permet la guérison, mais le ‘Je te vois’ qui est une reconnaissance de la victime en tant qu’une victime, c’est le ‘Je te vois’ qui l’atteste dans ce qu’elle demande véritablement d’être et qui contraint objectivement à la traiter adéquatement. Et du point de vue du tiers, ce ‘Je te vois’ ne contraint pas à une fusion émotionnelle avec la victime ou réduit le risque d’une telle fusion (contrairement au ‘Je te crois’ qui le réalise). Cette non-fusion, à la fois, ne désubjectivise pas la position du tiers, et elle ne lui fait pas perdre la nécessité de la juste distance entre lui la victime présumée et le violateur désigné (la juste distance qui permet à travers un non-engagement subjectif la préservation des différentes présomptions antagonistes – présomption de véracité du dire de la victime présumée et présomption d’innocence du violateur désigné – tout en maintenant un lien de proximité du tiers avec la victime et le violateur via l’introduction de l’altérité dans son soi). »

Croire ou ne pas Croire : Telle n’est pas la Question

« Ainsi, à l’heure dit-on du « Grand remplacement »[48], du déclin[49], ou du grand effacement, où les arguments de l’être-avec[50][51][52] semblent sans effet sur le populisme[53][54], le nationalisme[55], les ethnismes[56], les identitarismes[57][58] et tous les -ismes de l’intolérance prônant l’édification des murs berlinois entre les souchards ou les pure laine et les impurs ou importés, le droit international doit se contenter de réaffirmer les principes fondamentaux, c’est-à-dire «  la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables », de rappeler à ces membres de la famille humaine que « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie » ayant autrefois révoltés «  la conscience de l’humanité »[59] et que le but collectif poursuivi par cette famille humaine reste « un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère »[60]. Le droit international en est aussi réduit à brandir la menace de la sanction devant les risques de dérapages et les cas manifestes[61] d’abus des libertés d’expression et d’opinion[62]. Entre la posture christique et la matraque du Gendarme de Saint-Tropez[63], cette plurivocité du droit international est le sujet de notre seconde partie.

Mais cette plurivocité en tant que parole plurielle est-elle réellement audible face aux appels patriotiques du type « Aux armes citoyens ! » qui demandent à la nation des Originels de « Former les bataillons ! » pour la protéger de ces « féroces soldats » de « cohortes étrangères » venant des Ailleurs pour « Égorger »[64] fils et compagnes ? Le droit international avec ses textes juridiques contraignants face au verbe aussi stigmatisant que déshumanisant[65] du Chef d’État[66] de la « meilleure démocratie du monde »[67], à l’acte de fermeture des portes de l’asile si chère à l’extrême-droite[68] par la « Patrie des droits de l’homme »[69] aux colonnes de migrants-réfugiés sous le prétexte de ne pouvoir accueillir toute la misère du monde[70][71], aux mots politiques rappelant les origines raciales religieuses de la nation comme le fait de signifier aux communautés de citoyens en dehors de ces origines identitaires qu’elles ne sont pas et ne sauraient être des membres à part entière de la famille nationale[72] – qu’elles ne sont que des nationaux de papier[73], ne serait-il au fond qu’un chien (édenté) qui aboie tandis que la caravane de la haine passe sans se sentir véritablement inquiétée ?

[…]

 Seulement, en matière de discours de haine, elle n’est pas aussi aisément présumable que le serait par exemple la notion de crime contre l’humanité. Le discours haineux – considéré dans le cadre de cette réflexion comme le canal ou le médium qu’emprunte les phobies identitaires pour se manifester dans l’espace public – du fait de son arrimage à la liberté d’expression ou d’opinion brouille cette délimitation. À quel moment précisément franchit-on du point de vue du droit international la ligne rouge ?[85] Jusqu’où va la tolérance à la haine ?[86] Quel est le seuil de l’acceptabilité de la haine en droit international ?[87]

D’autant plus qu’en ces temps (post)modernes[88][89], le discours haineux n’est pas une clarté dans le sens qu’il appelle rarement directement au meurtre de l’Autre. Il use de subterfuges lexicaux et d’artifices langagiers ou rhétoriques, prétexte la recherche et la connaissance scientifiques, qui substantiellement chosifient l’Autre ou qui participent de la déconstruction de l’Autre en tant qu’être humain – ce « Je » existant hors de soi. Une chosification comme les exemples historiques l’ont montré est l’étape incontournable avant les crimes de masse. Retirer par le discours toute humanité en l’Autre, le sortir de la famille humaine, avant de l’exterminer. L’Holocauste a aussi commencé par le Mein Kampf, la traite des esclaves le colonialisme par le discours civilisationnel dans lequel l’Autre était le primitif[90] qu’il fallait sauver de sa sauvagerie – obligation morale impérative de le convertir à la modernité (un humanisme impérieux des Lumières)[91], le génocide rwandais par le verbe accusatoire et radiodiffusé, etc. Le discours haineux de nos jours n’ose pas toujours une telle franchise de l’inhumanité, il flirte ou joue avec les limites légales (nationales et internationales), il sort généralement voilé, ou se situe dans une zone grise. Nous examinons les textes juridiques internationaux en tenant compte de ce jeu avec le clair-obscur.

Aussi, nous ne faisons pas un traité philosophique sur la haine, encore moins une théorie générale de la haine dans les politiques mondiales, ni un précis de droit international, définitivement pas une thèse en psychologie ou en anthropologie, en parlant de la haine nous souhaitons étudier non pas les actes à proprement parler tels que suggérés dans les textes juridiques internationaux (crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide, etc.) – ce qui serait une anatomie de l’aboutissant (de tels actes étant les actes finaux d’un processus « tristement familier »[92]), mais le construit et son sens, ses légitimations et ses justifications. Que voudrait signifier le discours des phobies identitaires ? Cette identification de soi par la négation de l’Autre, cette croisade identitaire au nom de la survie identitaire, cet argumentaire de la libre expression et d’opinion comme un acte de résistance face au fascisme de la bien-pensance ou au totalitarisme de la morale bourgeoise[93], cette liberté d’expression qui est une balle mortelle tirée contre l’Autre et cette liberté d’opinion qui tue ?[94]

Comprendre ce qu’il y a derrière le discours haineux, plonger dans l’Ombre, c’est possiblement envisager et s’autoriser une guérison. Certes, le droit international n’a pas vocation à guérir, se faire psychanalyste dans la cure thérapeutique, pratiquer un exorcisme, il n’en demeure pas moins qu’il ne peut (plus) se contenter d’une (facile) posture de vigile de chien de garde ou de chantre de la fraternité universelle. Une telle posture est intenable improductive comme l’illustre la résurgence susmentionnée des phobies identitaires[95] qui témoigne dans une certaine mesure de la déconsidération ou de la dévalorisation d’une telle fonction, du caractère inaudible de son discours de fraternité universelle (ou de son aboiement juridico-moralisateur[96]) dans le brouhaha populiste, ethniste, nationaliste, etc.

Alors quelles solutions envisagées ? Déjà, nous notons que la Déclaration universelle des droits de l’homme suggère au moins un moyen de guérison, qui pourrait se comprendre comme l’instauration d’un dialogue amical, interculturel, ou le renforcement de l’interculturalité dans un processus respectueux des différences, d’interpénétration des imaginaires identitaires[97]. Mais aussi elle offre l’opportunité d’élaborer collectivement une pédagogie internationale de la dignité humaine qui pourrait être une sensibilisation et une éducation (par l’enseignement par exemple) aux droits humains[98]. La Charte de San Francisco n’en fait pas moins lorsqu’il favorise la médiation dans la résolution pacifique des différends et incite sur les modes de résolution de conflits autres que l’affrontement armé[99]. Sur un plan plus juridique, nous réfléchirons à des solutions crédibles pour faire du droit international non pas un droit de l’Amour (d’un type Peace & Love[100][101]) ou un droit Woodstock[102] (du « Faites l’amour et pas la guerre »[103][104]), mais un droit véritablement (à visage) humain contrastant avec la nature impersonnelle (tout au moins sans visage) relativement froide et distante des instruments juridiques internationaux. De l’autre côté, penser à des solutions c’est examiner deux visions d’avenir diamétralement opposées. Une vision qui voudrait qu’il soit possible d’envisager une interprétation restrictive des dispositions juridiques internationales du cadre normatif contemporain protégeant la liberté d’expression et d’opinion, mais cette piste de solution – qui pourrait être légitimement qualifiée de déraisonnable[105] ou de dangereuse[106][107] – se heurte principalement à la suspicion de totalitarisme[108][109]  propre au syndrome orwellien[110] dont l’opinion publique internationale semble-t-il est atteinte[111][112][113][114][115]. Une autre vision voudrait que l’humanité passe de nouveau par les fours crématoires afin qu’elle s’humanise comme il a généralement été le cas après chaque épisode écarlate historique. Un passage obligé qui verrait le droit international mis en joue par un peloton d’exécution composé des combattants de l’identité nationale, un droit international qui trépasserait sous les balles de la tyrannie parlant (comme jadis le nazisme et le soviétisme) au nom du (vrai) peuple. Un droit international achevé par balles donc à cause de son grand amour de la liberté. Ironique et terrifiant. Nous y reviendrons dans la troisième et dernière partie de cette réflexion. »

La haine

« The poet Jericho Brown reminds us to bear witness to the complexity of the human experience, to interrogate the proximity of violence to love, and to look and listen closer so that we might uncover the small truths and surprises in life. His presence is irreverent and magnetic, as the high school students who joined us for this conversation experienced firsthand at the 2018 Geraldine R. Dodge Poetry Festival. And now he’s won the 2020 Pulitzer Prize for Poetry. »

Jericho Brown : Small Truths and Other Surprises

« Over a quarter of a century has passed since Muntu was first published in English, but this landmark examination still provides one of the most in-depth looks at African and neo-African culture. In his insightful study, Janheinz Jahn surveys the whole range of traditional and modern African thought expressed in religion, language, philosophy, literature, art, music and dance. He demonstrates that African culture, far from being doomed to destruction or homogenization under the onslaught of the West, is evolving into a rich and independent civilization that is capable of incorporating those elements of the West that do not threaten its basic values. Muntu (the Bantu word for human ) presents an invaluable insight into the foundations of the unique and vital tapestry of cultures that compromise Africa today. » »

« OVER THE PAST DECADE, Mohamad Junaid has emerged as one of the most eloquent Kashmiri voices in support of self-determination. Born in 1981 in Islamabad—a city in the Kashmir Valley—he was eight years old the year mass protests began to gather steam, and he came of age alongside the resistance. In many ways, it was a traumatizing childhood, lived under the shadow of military checkpoints, stretched out of shape by arbitrary curfews, and permeated with violence. Yet it was also an inspiring, at times electrifying period in which to grow up, as the Kashmiri independence movement grew in strength.

Both these aspects of the Kashmiri experience come together fruitfully in Junaid’s scholarly writings. An anthropologist by training, he has written extensively about the military occupation, paying particular attention to its reconfiguration of time, space, and political subjectivity. Part of the power of his work lies in his ability to explore the human dimension of cold, fossilized concepts like “curfew,” “resistance,” and “counterinsurgency.” In a typical move, he will transition from a description the social dynamics of a stone-pelting protest to a reflection on the ethics of self-determination itself.

Junaid is a professor of anthropology at the Massachusetts College of Liberal Arts. We spoke over Zoom about the history of Kashmiri resistance, from the eighteenth century to today. The following transcript has been edited for length and clarity.

 

Ratik Asokan: It would be good to begin with some historical context. How did Kashmir come under Indian control?

Mohamad Junaid: India annexed Kashmir in 1947. This was part of a broader process by which several princely states on the subcontinent were divvied up between the two newly independent nations, India and Pakistan. As you may know, many princely rulers had no desire to join either country; they would have preferred to retain their independence. This is especially true of Hyderabad, Junagadh, and Kashmir, whose rulers were undecided at the time of the Partition. But they were put under enormous pressure to pick a side by the departing British empire as well as by Indian and Pakistani nationalist leaders.

Hyderabad and Junagarh states had a majority Hindu population but were ruled by Muslim kings. So India could not allow them to remain independent. In Hyderabad, India sent in its army, even though Indian history textbooks term this bloodied invasion a “police action.” In Junagadh, the Congress called for a plebiscite which favored India. In Kashmir, the situation was reversed: it was a Hindu dynasty that was ruling over mostly Muslim subjects.

RA: A historically oppressive ruler, correct?

MJ: Yes. It’s important to understand the relations between the ruling dynasty in Kashmir and their subjects. Too often, people discuss Kashmir as if its history began in 1947. But the story is a lot older. In 1846, as part of the Treaty of Amritsar, the British East India Company basically sold the Kashmir Valley for seven and a half million rupees to a mercenary chieftain from Jammu, Gulab Singh. Jammu was then a part of Sikh-ruled Punjab, and Gulab was a vassal. During a crucial battle between the Company forces and the Sikhs, Gulab switched his loyalties to the British, who rewarded him with control over Kashmir. »

A Culture of Resistance : A conversation with Mohamad Junaid

« Le colonialisme est un phénomène qui, s’il plonge ses racines dans une histoire qu’il est impératif de comprendre, est foncièrement contemporain. En effet, les États canadien et québécois sont un héritage direct et vivant des prises de terre et de la capture juridique qui se sont mises en œuvre en Amérique du Nord entre le 17e et le 20e siècle.

L’extractivisme et le racisme qui définissent notre époque ne sont intelligibles que dans ce contexte, et ce sont les cibles que doivent privilégier les efforts politiques de décolonisation.

Après le Roi de France et ses associés commerciaux, c’est l’Empire britannique qui, en 1763, a pris le contrôle des territoires que nous habitons aujourd’hui dans la vallée du Saint-Laurent. L’Empire s’est agrandi, notamment par l’achat de la Terre de Rupert à la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1870, jusqu’à englober le territoire de ce que nous appelons aujourd’hui le Canada, y compris la Province de Québec dans ses frontières actuelles, établies à Londres en 1927.

Cette prise de contrôle s’est faite sur la base du droit de conquête européen, issu du droit canon et cristallisé dans le Jus gentium européen (ancêtre du droit international). Le droit de conquête a permis de soutenir jusqu’à ce jour l’idée que les peuples qui habitaient le continent au moment de cette prise de terre européenne qu’a été la « découverte du Nouveau Monde » ne détenaient pas la souveraineté sur le territoire et qu’ils n’étaient en conséquence pas « maîtres chez eux ». Ce sont ceux que nous appelons aujourd’hui les Autochtones. La Loi constitutionnelle canadienne, dont la première version contemporaine date de 1867, mais qui a des racines jusque dans la Proclamation royale de 1763, est l’héritage direct du droit de conquête.

Cette prise de terre unilatérale a visé à l’époque et vise toujours aujourd’hui (c’est bien ce que nous indiquent les différents jugements de la Cour suprême sur les limites au titre ancestral sur les territoires revendiqués par les Autochtones) l’exploitation maximale des ressources naturelles contenues dans ce territoire : les terres arables, la forêt, le minerai, l’hydro-électricité, l’eau, le tourisme.

L’objectif de la Couronne, autrefois britannique, aujourd’hui canadienne et québécoise, est de permettre aux réseaux d’aventuriers, d’entrepreneurs, de spéculateurs et de politiciens ayant accès aux capitaux et à l’arsenal technologique et militaire requis pour la réalisation d’une telle entreprise, de générer un maximum de valeur sous forme de capital. La valeur extraite dans ce processus (objet d’un travail continu d’extraction, au sens propre et figuré) est en grande partie exportée hors du territoire ainsi usurpé – hier dans les capitales de l’Europe, aujourd’hui un peu partout dans les réseaux financiers globaux.

Le colonialisme d’aujourd’hui

Pour réaliser une telle entreprise, le colonisateur, français puis anglais puis canadien et québécois, a dû nettoyer le territoire (ce que Marx rappelle comme étant la politique anglaise du « clearing of estates »), c’est-à-dire neutraliser tous les obstacles pour laisser place à l’extraction et à la capitalisation de l’ensemble des ressources disponibles, connues et inconnues.

Cela a impliqué le contrôle et l’enfermement des populations qui se trouvent dans les territoires visés, que ce soit par la création de réserves indiennes et de la politique des pensionnats aux 19e et 20e siècles ; que ce soit par la création de la Province of Quebec de 1763, qui a été conçue comme une petite réserve pour les parlant-français vus comme insoumis·es et comme « race » attardée ; ou que ce soit en envoyant l’armée ériger des tentes à la douane de Saint-Bernard-de-Lacolle en 2017 pour contenir les nouveaux et nouvelles arrivant·e·s.

Cela a aussi impliqué l’expropriation intégrale des terres par création des terres du domaine public (qui constituent 90 % du territoire dans le Québec d’aujourd’hui) ; par la signature des traités numérotés avec les peuples autochtones, par lesquels ces derniers ont abdiqué leur titre inhérent au territoire sans possibilité légale de le recouvrir ; par transformation des terres communes en propriété privée à usage exclusif ; par l’émission intensive de droits d’exploitation des ressources naturelles à des compagnies privées (notamment par le biais de l’actuelle Loi sur les mines) ; et par la création et la gestion de frontières et de politiques centralisées de citoyenneté et d’immigration qui permettent à l’État de contrôler de manière exclusive la circulation des biens et des personnes sur le territoire ainsi capturé.

Qui sont les « Québécois-e-s » ?

Dans le but d’installer dans les territoires occupés les populations requises aux fins de cette entreprise d’extraction, les États colonisateurs successifs (le Roi de France, l’Empire britannique, le Canada, le Québec) ont dû assimiler, recruter, contracter, kidnapper, acheter, naturaliser des groupes de personnes expropriées ici comme ailleurs dans le monde, dans les Îles écossaises, dans les campagnes européennes, dans les prisons et les orphelinats du Vieux Monde, en Afrique, dans les Antilles, en Chine, aux Philippines, en Afrique du Nord et ailleurs.

Ce sont les chasseurs, les colons, les engagé·e·s, les domestiques, les esclaves, les salarié·e·s, les immigrant·e·s – tous et toutes, par l’expropriation généralisée de la terre, réduit·e·s à la possession de leur force de travail et soumis·es aux exigences des propriétaires des moyens de production et des gouvernements pour assurer leur subsistance. Si les moyens ont différé et si les conséquences ne sont pas égales pour tous les groupes, il demeure que la « population » qui peuple l’État colonial est produite sous la forme d’une force de travail par la force répressive et par le système de manque programmé que constitue le marché.

À ce titre, qui sont donc les Québécois·es qui se disent « de souche » et qui réclament aujourd’hui le privilège d’usurper les territoires autochtones sur lesquels sont édifiés le Québec et le Canada et maintenant celui de contrôler strictement l’immigration pour limiter l’accès à ce territoire et à ses ressources ? Qui sont ces Québécois·es qui disent avoir le privilège d’exercer les fonctions de l’État colonial ?

En grande majorité, ils et elles sont issu·e·s et font partie de ce grand ensemble des populations déplacées, dépouillées, racisées, domestiquées, mobilisées et mises au travail d’une façon ou d’une autre par l’entreprise coloniale. Ils et elles sont eux aussi produit·e·s sous la forme d’une force de travail aliénée – et se prennent aujourd’hui de manière parfois burlesque, sous une modalité identitaire devenue létale, pour des patron·ne·s d’entreprise coloniale, pour des « maîtres chez eux », pour des ayants droit prioritaires, sans considération pour ce qui les lie de manière intrinsèque, historiquement, à tous les segments de population qui cherchent à survivre dans et malgré l’Empire.

Qu’est-ce que la décolonisation ?

Ces populations requises aux fins de l’entreprise coloniale sont :

LES AUTOCHTONES, à qui on demande de se taire, de disparaître, d’abandonner leurs territoires et leur liberté politique au profit de l’entreprise d’extraction généralisée, à qui on fait comprendre qu’ils et elles doivent s’assimiler ;

LES QUÉBÉCOIS·ES, à qui on exige de fournir le travail requis pour l’extraction en échange d’un salaire déterminé par l’élite économique et politique, qui sont requis·e·s de s’identifier aux intérêts de cette élite et d’accepter leur expropriation historique et réelle en échange d’une chance à la loterie spéculative (devenir soi-même un patron ou une patronne !) et de quelques programmes sociaux ;

LES MIGRANT·E·S, qui sont soumis·es aux contrôles militaires, politiques, culturels et économiques des monopoles de citoyenneté que sont les États pour avoir accès, aux conditions racistes du marché du travail, aux flux de capitaux qui permettent à peine de vivre ;

TOUS et TOUTES ont été dépossédé·e·s des moyens de leur existence (la terre, les savoirs, la liberté politique) par l’histoire coloniale, tous et toutes doivent se plier aux exigences de l’entreprise d’extraction généralisée de l’élite contemporaine pour survivre (accepter un salaire/accepter de s’endetter pour manger, se loger, s’habiller, se soigner, s’éduquer, se divertir, se réfléchir) et tous et toutes ont subi, à différents degrés et à différentes époques, l’assimilation juridique et culturelle qui a permis la justification morale et la légalisation du colonialisme, assurant ainsi sa perpétuité.

Nous vivons certes différemment les conséquences du colonialisme (certain·e·s ont la part belle et au détriment des autres, certain·e·s ont mis la main sur les appareils de capture coloniaux et s’y crispent) – mais nous n’y sommes pas moins collectivement entièrement soumis·e·s.

Se décoloniser, c’est donc se penser ensemble contre la dépossession, l’extractivisme et l’assimilation – c’est cesser de s’identifier aux fins, aux conditions et aux institutions du colonialisme, notamment à la racisation explicite des populations qui produit les identités autochtones, québécoise de souche et immigrantes, puis arriver à se réfléchir en termes de solidarité entre les peuples – autant de dépossédé·e·s dans ce même lieu, dans des histoires que nous pouvons partagées, apprendre, mettre en relation, et en quête d’une vie libre. »

Décolonisation 101

La décolonisation des rapports entre Allochtones et Autochtones exige une grande éthique de la solidarité et un approfondissement important de nos connaissances de la domination coloniale et des violations de droits que vivent les Peuples autochtones, dont le droit à l’autodétermination. Par cette revue, la LDL souhaite contribuer à cette connaissance et alimenter les réflexions sur les différentes avenues possibles de solidarité entre Allochtones et Autochtones.

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