
« Il n’est pas juste question de vibration suscitée par une esthétisation de soi ou de l’objet (et dieu sait à quel point la vibration ou les vibrations d’une histoire, d’un récit, sont d’importance, parce qu’elle ne s’oublie pas, elle est de nature transformationnelle), il est question d’aller au-delà du clic clac et d’introduire dans un imaginaire.
– Clic Clac »

« « Lorsqu’on évoque les grands noms de la littérature Africaine, il est souvent question d’hommes : Leopold Sedar Senghor, Chinua Achebe, Ahmadou Kourouma, Amadou Hampaté Ba, etc. Mais qu’en est-il des femmes ? Comme le souligne Hugo Bréant dans De la littérature féminine africaine aux écrivaines d’Afrique, parler des écrivaines africaines, c’est généralement mettre en lumière une exceptionnalité.
Bien que moins connue par rapport à ses auteurs masculins, la littérature Africaine possède elle aussi ses grands noms du côté des femmes. Arborant un style et des thématiques différents, ces grandes auteures de la littérature Africaine possèdent néanmoins un point commun : elles brisent les tabous. Elles écrivent, et d’un seul trait tracent l’histoire entière.
Voici le portrait de sept grandes femmes qui ont marqué la littérature africaine.
1 – Mariama Bâ
« Une si longue lettre ». Le titre à lui seul suffit pour décrire l’ampleur de l’impact de ce livre sur la littérature Africaine. Même ceux qui ne l’ont jamais lu le connaissent au moins de nom. Et pour cause, on ne peut échapper à ce livre : il était omniprésent. Un roman culte et saisissant qui constitue pour moi l’un des meilleurs livres de littérature africaine de tous les temps.
Cette œuvre, on la doit à Mariama Bâ. Née à Dakar en 1929, Mariama est confrontée très tôt aux réalités de la vie. Elle perd sa mère alors qu’elle est encore enfant et est alors envoyée chez sa grand mère.
Très douée à l’école et particulièrement en lettres, la petite Bâ enchaîne les bons résultats, décrochant son certificat d’études primaires à 14 ans (l’inscription à l’école n’était pas aussi précoce à l’époque) avant d’intégrer l’école normale de Rufisque d’où elle sortira en 1943 avec son diplôme d’enseignante en poche.
Ce n’est qu’en 1979 que Mariama Bâ décide de dégainer la plume avec « Une si longue lettre ». Véritable ode à la femme Africaine, le livre se présente comme une série de lettres écrites par Ramatoulaye à son amie Aïssatou suite au décès de son mari. Anéantie et esseulée, Ramatoulaye partage ses ressentiments et ses états d’âme tout en brossant le portrait pessimiste d’une société sénégalaise et de la place qu’elle accorde à ses femmes.
Premier roman, premier succès. Le livre cartonne, d’abord au Sénégal puis s’étend dans les autres pays se dotant au passage d’une traduction dans de nombreuses langues. Les prix ne se firent pas attendre longtemps, en 1980, « une si longue lettre » remporte le prix Noma à la foire du livre de Francfort.
Mais Mariama Bâ n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers. Elle trempe une nouvelle fois sa plume et écrit son nouveau roman qu’elle nomme « le chant écarlate« . Le livre paraîtra en Novembre 1981 mais l’auteure n’aura malheureusement pas l’occasion de voir éclore son oeuvre : le 17 Août 1981 à Dakar à l’âge de 52 ans, Mariama Bâ s’éteint des suites d’un cancer.
Sa courte carrière n’aura duré que 2 ans, pourtant l’impact de ses écrits perdure encore aujourd’hui. Fer de lance de la cause féminine engagée dans bon nombre d’associations prônant l’éducation et le droit des femmes, Mariama Bâ est sans conteste l’une des pionnières de la littérature Africaine francophone, inspirant des centaines d’auteures par la suite à prendre la plume pour exprimer leurs idées.
Une école pour fille située sur l’île de Gorée a été nommée en sa mémoire.
2 – Aminata Sow Fall
Aminata Sow Fall est née en 1941 à Saint-Louis. Elle fréquente le lycée Faidherbe puis le lycée Van Vo, aujourd’hui renommé Lamine Gueye avant de se rendre en France où elle prépare une licence de lettres modernes. Elle se marie en 1963 puis rentre au Sénégal où elle y travaillera en tant qu’enseignante.
En 1976, elle publie son premier roman « le revenant« , aux nouvelles éditions Africaines. C’est l’histoire de Bakar, un modeste employé de postes qui, devant la pression de son entourage, s’improvisera détourneur de fond dans la boîte de son employeur.
Mais si le nom d’Aminata Sow Fall n’est pas inconnu à la plupart d’entre nous, c’est bien à cause de son roman paru 3 ans plus tard : « la grève des bàttu« , qui lui a d’ailleurs valu le grand prix littérature d’Afrique noire en 1980. Le bàttu est un mot d’origine Wolof qui désigne cet ustensile qui sert de sébile aux mendiants. Par extension, il désigne les mendiants eux-mêmes.
« La grève des bàttu« , c’est l’histoire d’une révolte, celle des « talibés » face à un homme politique qui souhaite les expulser de la ville. 38 ans après la parution de ce roman, cette thématique est encore d’actualité à quelques détails près.
Aminata Fall a aujourd’hui 76 ans mais sa passion pour l’écriture n’a, elle, pas pris une ride. En 2017, celle qu’Alain Mabanckou considère comme « la plus grande romancière africaine », nous dévoile son dernier chef d’oeuvre en date « L’empire du mensonge ».
De la fondation de la maison d’édition Khoudia au centre international d’études, de recherches et de réactivation sur la littérature, les arts et la culture à Saint-Louis en passant par le Bureau africain pour la défense des libertés de l’écrivain à Dakar, la vie d’Aminata Sow est une lutte perpétuelle pour faire briller cet art qui jusqu’aujourd’hui peine encore à s’émanciper totalement.
La culture est la nourriture la plus noble, elle nous élève au dessus des petits instincts matériels.
Quittons un peu le Sénégal et rendons nous à Douala, au Cameroun.
3 – Calixthe Beyala
C’est dans cette ville que naquit en 1961, Calixthe Beyala, d’un père Bamiléké et d’une mère Béti. Les parents de Calixthe se séparent peu après sa naissance, comme Mariama Bâ, son éducation est alors confiée à sa grand-mère.
Elle connaîtra une enfance difficile marquée par la pauvreté, sa sœur aînée étant la seule à pourvoir aux besoins de la famille. Calixthe arrive tout de même à poursuivre sa scolarité jusqu’à l’âge de 17 ans où elle immigre en France et décroche son baccalauréat G2, se mariant au passage. Elle se lance ensuite dans des études de gestion et de lettres.
Son premier livre, « C’est le soleil qui m’a brûlée« , est publié en 1987. C’est le début d’une grande carrière.
Calixthe Beyala enchaîne alors les prix et les distinctions: Grand prix littéraire d’Afrique Noire en 1993 avec « Maman a un amant« , prix François-Mauriac de l’académie Française ainsi que le prix tropiques pour « Assèze l’Africaine » l’année suivante. Elle décroche en 1996 le Grand prix de l’académie Française avec « Les honneurs perdus » puis deux ans plus tard, le Grand prix de l’UNICEF pour « la petite fille du réverbère ».
En parallèle de sa carrière d’écrivain à succès, Calixthe milita pour la cause des femmes, la Francophonie et les droits des Minorités Visibles à travers le Collectif Egalité dont elle est la porte parole.
Vous verrez : mes mots à moi tressautent et cliquettent comme des chaînes. Des mots qui détonnent, déglinguent, dévissent, culbutent, torturent ! Des mots qui fessent, giflent, cassent et broient ! Que celui qui se sent mal à l’aise passe sa route.
4 – Fatou Diome
Fatou Diome est née en 1968 sur l’île de Niodor au Sénégal. Comme cela semble être la tradition chez les grandes auteures Africaines, Fatou Diome est élevée par sa grand-mère.
Véritable « dissidente », Fatou décide elle même d’aller à l’école, chose peu courante pour l’époque et se passionne pour la littérature francophone.
Cette passion l’amènera naturellement à s’essayer à l’art de l’écriture. En 2001, paraît « La préférence nationale« , un recueil composé de six nouvelles qui marque l’entrée de Fatou Diome dans le cercle des auteurs.
C’est en 2003 qu’elle accède à la notoriété internationale avec son premier roman, « Le ventre de l’Atlantique » qui aborde l’épineux problème de l’émigration.
Le livre remporte le prix des hémisphères Chantal Lapicque la même année puis reçoit deux ans plus tard, le LiBeraturpreis, un prix décerné chaque année par un comité de lectrices à une écrivaine originaire d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique Latine. Elle publiera ensuite plusieurs écrits tels que « Ketala » en 2006, « celles qui attendent » en 2010 ou encore « Marianne porte plainte » en 2017.
Fatou Diome est également connue pour son engagement et son franc-parler sur les plateaux télévisés comme lors de l’émission « Ce soir où jamais » consacrée aux migrants ou encore pour ses altercations avec la présidente du Front National, Marine le Pen.
« On voit les pauvres qui se déplacent, on ne voit pas les riches qui pillent nos pays »
Chimamanda Ngozi Achidie est sans doute l’un des phénomènes littéraires africains de ces dernières années.
Née en 1977 à Enugu au Nigéria, Chimamanda quitte son pays à l’âge de 19 ans pour rejoindre celui de l’oncle Ben. Elle intègre l’université Drexel de Philadelphie puis l’Eastern Connecticut State University où elle poursuit des études en communication et sciences politiques. Elle est titulaire d’un Master en création littéraire et d’un M.A (maîtrise des arts) d’études Africaines.
Son premier contact avec le monde de la littérature se fait en 2003 à travers « L’hibiscus pourpre« , un roman encensé par la critique et lauréat du Commonwealth Writers’ Prize en 2005.
Mais le succès ne s’arrête pas là pour Chimamanda. Trois ans plus tard est publié « L’autre moitié du soleil« , un roman à l’histoire poignante traitant de la guerre du Biafra qui remportera l’Orange Prize for Fiction l’année suivante.
Son roman « Americanah » paru en 2013 et lauréat du National Book Critics Circle Fiction award sera adapté au cinéma avec Lupita Nyong’o dans le rôle principal.
Aujourd’hui, la notorieté de Chimamanda Ngozi Adichie dépasse le cadre du livre. Féministe engagée, elle est l’auteure de la fameuse phrase « Nous devrions tous être féministes », prononcé en 2012 lors d’une conférence TED qui sera reprise par des millions de personnes à travers le monde dont des célébrités telles que Beyoncé et Rihanna.
Je veux être qui je suis, sans avoir à me conformer à des modèles, à ce que la societé, voudrait que je sois.
6- Ken Bugul
« Personne n’en veut », c’est le surnom qu’a choisi Marietou Mbaye pour signer ses œuvres. Née en 1947 dans le Ndoucoumane, Ken Bugul est une romancière sénégalaise dont la carrière débute avec une trilogie aux allures d’autobiographie : « Le baobab fou » en 1984 puis « cendres et braises » et « riwan ou le chemin de sable » respectivement en 1994 et 1999.
Ce dernier roman qui conclut cette trilogie lui vaudra une reconnaissance mondiale en remportant le prestigieux Grand prix littéraire d’Afrique Noire de 1999.
La bibliographie de Ken Bugul est à l’image de son parcours qu’illustre parfaitement son pseudo : un parcours chaotique parsemé de douleurs et de désillusions.
Oui car la vie de Ken Bugul n’a pas été toute rose : un père aveugle âgé de 85 ans à sa naissance, une mère qui l’abandonne alors qu’elle a cinq ans, un premier mariage cauchemardesque en France et un an et demi à traîner dans la rue, pour ne citer que ceux-là.
Et c’est ce qui rend cette auteure si exceptionnelle : elle a toujours su se relever de ses chutes.
« La vie, c’est une bonne dose de folie et beaucoup d’humilité. La folie n’est pas négative. Elle permet de se libérer. L’humilité est essentielle. Être humble, c’est être attentif au monde, à ce qui nous entoure. Et garder tous ses sens en éveil. »
7- Leonora Miano
Leonora Miano, née le 12 Mars 1973 à Douala, est une écrivaine camerounaise au parcours atypique.
Elle « fait mal » dès le début avec son premier livre « l’intérieur de la nuit » qui est très bien accueilli par la critique et qui rafle à lui seul six prix dont le « prix du premier roman de femme » en 2006 et le « prix de l’excellence camerounaise » en 2007.
Preuve que ce n’était pas le coup du hasard, son second roman « contours du jour qui vient » remporte le célèbre prix goncourt des lycéens.
Daniel S. Larangé, chercheur et enseignant pluridisplicinaire français, qualifiera le style de Leonora Miano de littérature « afropéenne » du fait de la particularité de l’auteure à juxtaposer les deux cultures.
Très engagée, Miano remporte le prix Fémina en 2013, prix attribué chaque année par un jury exclusivement féminin, pour son roman « La saison de l’ombre » et qui traite, à travers un récit poignant et saisissant, du début de la traite des noirs.
« Le souci principal en Afrique est celui d’une conscience de soi dégradée suite à la Traite négrière ».Leonora Miano »
– Imho Tep. (pour Irawo, est le média des talents africains. Notre mission est d’inspirer les jeunes Africains à débloquer leurs talents et à réaliser leurs rêves.) »
– « De la littérature féminine africaine » : « Des écrivaines d’Afrique réellement invisibles »

Rédigés en 2006 à l’initiative d’une association rwandaise de rescapés, dans une perspective testimoniale et de catharsis psychologique, ces témoignages d’enfants devenus entre-temps des jeunes hommes et des jeunes femmes, racontent en trois scansions chronologiques souvent subverties ce que fut leur expérience du génocide, de la « vie d’avant » puis de la « vie d’après ». Leurs mots, le cruel réalisme des scènes décrites, la puissance des affects exprimés, livrent à l’historien une entrée incomparable dans les subjectivités survivantes et permettent, aussi, d’investir le discours et la gestuelle meurtrière de ceux qui éradiquèrent à jamais leur monde de l’enfance.
Le livre tente une écriture de l’histoire du génocide des Tutsi à hauteur d’enfant. Il donne à voir et à entendre l’expression singulière d’une expérience collective, au plus près des mots des enfants, au plus près du grain de la source. Tentative historiographique qui est aussi une mise à l’épreuve affective et morale pour l’historienne face à une source saturée de violence et de douleur. Loin des postulats abstraits sur l’« indicible », le livre propose une réflexion sur les conditions rendant audibles les récits terribles d’une telle expérience de déréliction au crépuscule de notre tragique XXe siècle.


« Comment construire son identité entre deux espaces, entre deux filiations et faire un pas de côté face à l’héritage douloureux, subi de l’esclavagisme et du colonialisme ? C’est à cet horizon que se frotte la romancière et essayiste Leonora Miano dans son essai Afropea : utopie post-occidentale et post-raciste (Grasset, septembre 2020).
L’Afropéa de Léonora Miano propose à ceux qui s’ancrent dans deux géographies, l’Afrique subsaharienne et l’Europe, de se réinventer, de forger une identité sociale et culturelle choisie et non subie. Ni manifeste ni utopie, son projet est une invitation à prendre la parole pour inventer une représentation de soi.
Je suis née, j’ai grandi en Afrique contrairement aux Afropéens : ils sont dépositaires de cette expérience Européenne, ils ont toujours vécu en situation de minorité, ce qui n’est pas mon cas car j’ai vécu dans un environnement où la couleur de ma peau n’avait aucune signification, ne pouvait être investie d’aucun sens puisque tout le monde avait la même. On n’a pas les mêmes barrières dans la tête quand on vit en situation de majoritaire, ou minoritaire, lorsqu’on ne se voit nulle part. La sensibilité, la façon d’habiter le monde sont différentes. (Leonora Miano)
Si elle ne fait pas elle-même l’expérience de ce double ancrage, c’est pour la génération à venir, notamment pour sa fille que Leonora Miano a entrepris de dessiner les contours de l’identité Afropéenne.
Je ne suis pas une Afropéenne. Je ne suis pas le porte-parole des Afropéens. Mais je me sens concernée par le sujet : j’ai une fille qui est, elle, Afropéenne et son destin me concerne (…). Afropéen c’est une personne européenne par son vécu, sa culture mais qui a des ascendants africains, subsahariens. Cela ne veut pas dire forcément qu’elle entretient une relation profonde avec l’Afrique mais elle reconnait une filiation et décide de mêler les deux pour inventer une nouvelle identité (Leonora Miano)
Au-delà de la Négritude de Senghor, Césaire et Damas, la fabrique de la langue et son « univers mental » d’Afropea entend s’extraire par le haut des structures qui emprisonnent : faire un pas de côté pour penser autrement le rapport à l’autre. Se soustraire à une lecture racialiste du monde, elle-même entretenue, à son corps défendant, par la Négritude. Sorti des rapports de domination qui caractérisent « l’occidentalité », le langage permettrait d’inventer un nouveau mode d’être au monde, à soi, de donner du sens à l’histoire coloniale, à l’esclavage. De se construire une identité en dépit d’elle et non contre elle. »



« Message des éditions Grasset qui me flatte et que je partage pour cette seule raison! Merci à tous pour ce bel accueil:
« #Afropea – Utopie post-occidentale et post-raciste est en librairie depuis hier, et c’est une pluie d’éloges :
« En guide spirituelle, Léonora Miano propose une autre voie, un autre chemin, une utopie politique » @lire.magazine.litteraire
« C’est un nouveau territoire décrit par des mots inédits, un nouvel imaginaire politique où l’Afrique et l’Europe auraient enfin des relations apaisées ». @liberationfr
« Cet essai permet d’aborder, et c’est rare, avec calme et complexité des sujets qui traversent l’actualité depuis qq mois dans le fracas et les décibels de la polémique. » @franceinter
« Un essai percutant » @journal.lacroix » »

Grasset et Fasquelle (@EditionsGrasset) | Twitter
« Dans un essai qui résonne avec une conjoncture politique marquée par le repli identitaire, l’écrivaine appelle à la constitution d’un territoire affranchi du regard occidental, “qui permette aux présences minorées de se manifester pleinement”.
Les parois s’élèvent à une telle vitesse dans le langage politique et médiatique contemporain qu’il en devient labyrinthique. Des discours d’Emmanuel Macron aux colonnes d’un hebdomadaire d’extrême droite (qui l’interviewait en exclusivité il y a quelques mois), on bute sur les mots comme sur des cloisons : “séparatisme”, “communautarisme”, “remplacisme”, “ensauvagement” ou encore “invasion migratoire”. Le succès non démenti des essais d’un polémiste d’extrême droite bien connu en témoigne : la zemmourisation des esprits semble avoir gagné les hautes sphères.
Dire l’humanité
L’écrivaine Léonora Miano le constate avec lucidité et gravité dans son nouvel essai, Afropea : “La nouvelle tendance nationaliste laisse entrevoir, en France, en Europe, un avenir fait de cloisonnements dans le meilleur des cas, d’affrontements dans le pire. (…) Ce à quoi je fais allusion, c’est une situation incendiaire, nul n’étant plus disposé à tendre l’autre joue, ni même la main dans bien des cas. D’ores et déjà, la France implose.”
Car en face du groupe majoritaire aussi, à force d’ostracisation, on s’accroche à une identité pourtant exogène, l’identité noire façonnée par l’Occident, dans un retournement du stigmate qui, par nature, échoue à modifier la vision de l’oppresseur. “L’injure ne change pas de nature lorsqu’elle se porte en diadème”, écrit joliment Léonora Miano, qui plaide pour un affranchissement pur et simple du vocabulaire forgé par la racialisation, pour dire l’humanité […] » –
“Afropea” : l’utopie post-raciste de Léonora Miano, par Mathieu Dejean

« L’impératif est de tracer soi propager de définir ses propres finalités. Quelle parole souhaitons-nous énoncer ? Quels discours voulons-nous même la propager pour donner du sens à nos expériences ? De quels récits enrichir la bibliothèque mondiale pour replacer nos peuples dans la conscience humaine globale ? Si la parole subsaharienne semble encore étouffée, la raison n’est pas à rechercher dans la langue qui en est le véhicule. Cela a d’abord à voir avec la perception de soi.«
– Léonora Miano, L’Impératif transgressif. »
« Les écrits rassemblés dans ce recueil ont été rédigés à des moments différents, pour répondre à des sollicitations extérieures, ou dans le but d’exprimer une pensée sur des questions importantes à mes yeux. Tous m’apparaissent justifier l’intitulé choisi pour l’ouvrage. En effet, il s’est agi pour moi de poser un regard inhabituel sur certains sujets. L’enjeu fut de révéler ou de proposer des approches subsahariennes, méconnues à mon sens. Il fut aussi d’interroger les pratiques, discursives notamment, au sud du Sahara, afin d’améliorer la prise en compte des singularités de cet espace et de soumettre, modestement, un apport épistémologique. A travers des réflexions prenant appui sur la littérature, la langue ou l’écriture de l’histoire, c’est à la réhabilitation de la conscience de soi au sud du Sahara que j’espère contribuer. Les rapports de l’Afrique subsaharienne et de la France ou le traitement réservé, dans l’Hexagone, aux personnes d’ascendance subsaharienne sont bien sûr évoqués. Dans la logique panafricaine qui est la mienne, ces questions participent d’un continuum théorique. L’Afrique subsaharienne est aussi une réalité déterritorialisée, une transversalité identitaire, historique et politique. Comme telle, elle est présente dans les espaces diasporiques. Un des textes de l’ensemble, intitulé Sacrée marginale, semble se détacher un peu des autres. Plus personnel car ancrée dans mon expérience d’auteur en France, il renforce la cohérence de l’ensemble. »
– Avant-propos, L’Impératif transgressif.
« Entière, sans concession, Léonora Miano n’a pas peur de la confrontation ni de déplaire. Cette radicalité est salutaire. Elle nous tend un miroir et nous oblige à nous regarder en toute lucidité. L’image qui nous est renvoyée est peu glorieuse et nous confronte à notre histoire dans ce qu’elle a de plus sombre. Elle nous force à prendre conscience de nos limites et de nos préjugés.
Vous, qui êtes blanc, avez-vous déjà pensé votre blancheur ? Et vous, qui êtes noir, pourquoi vous voyez-vous ainsi ? Pourquoi endosser cette désignation coloniale ?
A partir d’une explication psychologisante de l’invention de la race, Léonora Miano renverse les perspectives habituelles et avance que les esclavagistes ont souhaité se blanchir des « ténèbres » qu’ils déversèrent sur le monde avec la déportation transatlantique d’hommes et de femmes qui jusque-là ne se considéraient ni comme Africains ni comme Noirs.
Dès lors, « le Noir matérialise les ténèbres intérieures de celui qui mutile sa propre humanité en niant celle de l’autre ». »
« Dans ce nouveau recueil de conférences et réflexions inédites, Léonora Miano confronte écriture et connaissance de soi, langue et mémoire. Interrogeant la prégnance du colonialisme dans les lettres françaises et les esprits, elle démontre en quoi la langue est porteuse de conceptions racialisées, qui se transmettent et forgent les imaginaires. Car les imaginaires, politiques et artistiques, collectifs et individuels, restent largement encore à décoloniser.
Elle invite les auteurs subsahariens, les historiens à prendre en charge une nouvelle manière de se raconter afin de replacer l’Afrique au cœur de leurs propres narrations.
« De quels récits enrichir la bibliothèque mondiale pour replacer nos peuples dans la conscience humaine globale ? »
« Détaché de la francophonie héritière du colonialisme au profit d’une « afrophonie » plurielle, et vierge des dominations coloniales, l’impératif transgressif est une proclamation de liberté vis-à-vis de l’assignation à résidence des écrivains subsahariens. En remettant en question le pacte entre la langue et la nation françaises, l’auteure propose une réflexion étayée, chemin faisant, par maints exemples littéraires. Un livre riche en enjeux aussi bien politiques que poétiques. » (Zoé Courtois, Le Monde des livres, 16 juin 2016) »
« […] Ici, Léonora Miano choisit de s’attarder entre autre sur les discours, la mémoire héritée et transmise, les enjeux de représentation et de langues. Elle prend de la hauteur, intellectualise encore un peu plus son point de vue critique. Le titre de l’essai est évocateur : il faut, il est nécessaire, urgent de transgresser.
Oui mais quoi? Les champs académiques, les dogmes et le savoir en place.
« Quels sujets sommes-nous dans nos propres textes? » « Quelle parole souhaitons-nous énoncer? Quels discours voulons-nous propager pour donner du sens à nos expériences? » sont quelques unes des questions posées au travers de cet ensemble de textes visant à proposer « modestement, un apport épistémologique » s’ancrant dans l’espace subsaharien.
L’écrivaine construit des outils théoriques. Elle invente des concepts pour penser et dépasser les idéologies en place : l’Afrophonie plutôt que la francophonie, la Déportation Transatlantique des Subsahariens plutôt que la traite des esclaves.
[…]
Le continent y est, chez elle, pensé dans une logique panafricaine et comme une réalité déterritorialisée. Penser l’Afrique c’est aussi pour Miano penser les diasporas, l’afrodescendance comme une évidente totalité non pas déconnectée des terres d’origines mais au contraire intrinsèquement liée et qu’il est impossible de considérer indépendamment.
En pensant le rapport de l’Afrique au et à son monde, L’impératif transgressif s’inscrit dans les publications du moment comme l’Afrotopia de Felwine Sarr, ou les brillants essais d’Achille Mbembe. Les communications et réflexions qui composent cet ouvrage sont d’ailleurs minutieusement documentées et l’on sent, à la lecture, l’intellectuelle qui se dessine de plus en plus clairement derrière l’écrivaine.
Non pas révolutionnaire mais néanmoins radicale Léonora Miano est ici fidèle à elle-même. Quitte à agacer il ne faut pas avoir peur de mettre des coups de pieds dans la fourmilière, accompagnant par là le constant renouvèlement du monde.
« La société que l’on a connue jusque-là n’est pas donnée comme telle pour l’éternité. […] Il convient donc de s’assurer que les graines germent à nouveau, quelle qu’en soit la manière, et que les champs demeurent fertiles, même s’il faut, pour cela, y mettre le feu. »
[…] »
« […] Que pouvez-vous nous dire de la relation essai/roman dans votre écriture. L’essai, c’est-à-dire une écriture plus réflexive ne se glisse-t-il pas dans le roman, je pense en particulier à Crépuscule du tourment 1 ? Peut-on établir une étanchéité entre écriture fictionnelle et écriture réflexive ?
Il est tout à fait possible – certains diraient souhaitable – d’établir une totale étanchéité entre ces deux types d’écriture. Dans mon cas, les romans étant souvent écrits pour répondre à des questions dont la formulation pourrait donner lieu à la rédaction d’essais, j’assume de ne pas respecter la règle française. Certains de mes romans sont donc réflexifs, voire théoriques, sans pour autant servir à exposer uniquement ma propre pensée. Certains autres ne le sont pas, lorsqu’il s’est agi de montrer plus que de comprendre. Ceux-ci ont été peu nombreux jusqu’ici. Après Crépuscule du tourment II et la résolution de problèmes intimes, je pense entrer dans un nouveau cycle d’écriture, obéissant à d’autres nécessités. La dimension théorique devrait s’estomper quelque peu. Toutefois, les textes des auteurs subsahariens étant lus comme des témoignages la plupart du temps, il serait étonnant que l’on constate une évolution dans l’approche critique.
Je n’ai pas encore produit d’essai à proprement parler. Mes livres entrant dans cette catégorie rassemblent des réflexions éparses, des conférences que j’ai voulu rendre publiques. J’aime avant tout écrire de la fiction, refaire le monde. Il y a malgré tout un ou deux sujets sur lesquels je pense écrire des essais, le roman ne pouvant les prendre en charge de façon satisfaisante.
[…]
Le renouvellement du vocabulaire est urgent pour faire évoluer notre pensée sur un grand nombre de sujets. Les termes auxquels nous sommes accoutumés incarcèrent notre imagination et nous empêchent d’aborder l’autre versant de l’Histoire. Nous restons piégés dans le monde conçu par une Europe en marche vers l’occidentalité, vocable dont je me sers pour qualifier l’ensauvagement de ce qui allait devenir l’Occident. Nous le savons tous, l’ouest ne se situe pas au même endroit en fonction de la région du monde où l’on se trouve. L’Occident n’est donc pas un espace mais un système qui s’est mis en place lorsque l’Europe, devenue conquérante, a fait le choix de fonder ses rapports avec le reste de l’humanité sur la prédation. Il faut bien un mot pour parler de ce processus qui comprend la racialisation. Afrophonie dépasse la dimension linguistique pour parler de la manière dont les discours afros pourraient être réunis et mis en dialogue. Le mot n’est peut-être pas très heureux, mais il est lisible, évocateur.
Je n’ai pas créé le terme « blanchité », mais le reprends volontiers à mon compte tant il est évident qu’il ne s’agit pas de la blancheur… Les mots « blanc » et « noir », dans leur acception racialisée, ne font pas référence à la couleur des personnes, mais à des conditions politiques. Pour endosser le mot « noir », qui n’était pas une désignation amicale loin de là et qui revêt une signification négative dans bien des cultures subsahariennes, il importe de l’investir de contenus transcendant la racialisation. J’avoue d’ailleurs prôner son dépassement et ne l’employer que pour marquer mon attachement aux populations afrodescendantes vivant dans des sociétés racialisées et l’importance à mes yeux de l’Histoire qui a créé la catégorie politique visée par le mot.
Donc oui, tout changement de route nécessite un changement de mot. Le temps ne peut assainir une terminologie lestée de tant d’horreurs. Le retournement de l’injure que pratiquent beaucoup les Afros d’où qu’ils soient – c’est un trait culturel et non racial – ne suffit pas à neutraliser ce vocabulaire. Cette habitude est certes une marque de résilience, mais elle demeure problématique. C’est un peu comme bâtir sa maison en se servant uniquement de matériaux trouvés dans une décharge publique. Tout ne peut pas être récupéré. Il faut du neuf.
[…]
Vous défendez, à juste titre, les cultures ancestrales rendues silencieuses en partie : vous souhaitez qu’elles retrouvent les éléments dynamiques qui furent les leurs de façon réelle et non folklorique. J’ai beaucoup pensé, en lisant vos développements sur « Mémoire des mondes oubliés » dans L’Impératif transgressif à un écrivain algérien, Mouloud Mammeri (on célèbre le centenaire de sa naissance) : « Désormais toute différence que nous effaçons – par quelque moyen que ce soit – est un crime absolu : rien ne la remplacera jamais plus et sa mort accroît le risque de mort pour les autres […] On ne ressuscite pas les horizons perdus. Ce qu’il faut c’est définir les horizons nouveaux […] Car le problème n’est plus désormais celui des seuls « autres », confrontés au risque de leur disparition et en tant qu’autres. Il est celui de la conjonction des porteurs de différences, qui pour une fois ne chercheraient pas à les résoudre par la réduction, car la réduction est porteuse de mort pour tous : les réduits bien sûr, mais aussi les réducteurs. Quand une tribu australienne abdique par le fait d’une violence concrète et symbolique, ce ne sont pas les Maoris qui sont diminués, c’est l’humanité tout entière qui subit une irréparable perte ».
Je crois profondément ce qui est écrit là et n’aurais pu mieux le dire. La violence faite à l’autre est toujours faite à soi-même. Sa disparition, si elle se produit, retire quelque chose à ceux qui l’ont causée. L’humanité est fragilisée. Définir des horizons nouveaux nécessite que tous soient associés à cette définition. Certains ne vont pas déterminer pour tous la direction à suivre. Or, cette tentation existe, on le voit bien.
[…]
Une question qu’on vous a souvent posée, sans aucun doute, est celle du rôle de la musique dans votre écriture romanesque ou théâtrale : pourriez-vous nous en parler ?
J’ai beaucoup eu recours à des formes empruntées à la musique – de jazz – en raison de ma frustration. Si j’avais pu exercer le métier de chanteuse, j’aurais sans doute écrit différemment.
Quoi qu’il en soit, c’est la musique qui m’a fourni les éléments qui me manquaient pour créer une esthétique personnelle, singulière. Elle influence la structuration des textes, mais aussi le phrasé des personnages.
A mon avis, bien des auteurs procèdent ainsi sans avoir les mêmes références. Un roman se compose, de toute façon.
[…]
La littérature : luxe ou nécessité ? Peut-on instituer, dans l’espace qu’elle crée, un savoir ?
J’imagine qu’on peut dire les deux quand il est possible d’en vivre, ou simplement de prendre la parole de cette façon. Ce n’est pas donné à tous, cela reste un privilège.
Pour moi, écrire a d’abord été une nécessité. Il fallait trouver le moyen de survivre à des événements traumatisants. J’ai donc produit, pendant assez longtemps, une littérature habitée par la rage d’une fillette ne pouvant exprimer sa douleur. Je l’ai dit, les romans parlent de leur auteur. Je n’ai pas été entendue, on a attribué à l’Afrique une violence qui était d’abord mienne.
Dans l’espace créé par la littérature, j’ai énormément appris, en tant que lectrice, sur l’humanité. En tant qu’auteur aussi, à travers les réflexions et la capacité à se projeter dans des expériences diverses. C’est en écrivant que je comprends les choses. Écrire m’a permis de me connaître profondément. Il y a dans cette activité une dimension métaphysique, mystique même. La connaissance acquise n’est pas toujours de l’ordre du savoir intellectuel.
[…] »
– Christiane Chaulet Achour, Le grand entretien : Léonora Miano, Littératures partagées (2/4)

« « Turbulentes ! Des Africaines en avance sur leur temps … » . C’est le titre d’un essai qui paraît aux éditions Présence africaine, à Paris, et qui retrace le parcours de femmes africaines pionnières. En effet, chacune dans son domaine a exercé la première une profession jusque-là réservée aux hommes, notamment magistrate, institutrice, médecin, maire. Dans un monde d’Afrique coloniale farouchement masculin, ces femmes ont essuyé des critiques et fait sauter des préjugés. Originaire de l’actuel Bénin, l’auteure Géraldine Faladé est arrivée en France il y a 73 ans exactement. Elle est aujourd’hui âgée de 85 ans.«


« DIPESH CHAKRABARTY A JOHANNESBURG
Dipesh Chakrabarty est l’une des grandes figures du monde intellectuel contemporain. D’origine indienne, il enseigne au Département d’histoire de l’université de Chicago et a obtenu en 2014 le Prix Arnold Toynbee. Comme beaucoup d’intellectuels du Sud global dont le poids sur la scene mondiale va croissant, il est malheureusement a peine connu dans le monde franco-francais et ses dépendances francophones.
Membre de la fameuse école historiographique des « subaltern studies » (etudes subalternes), il s’est fait remarquer a la fin des années 1990 lorsqu’il a publie PROVINCIALIZING EUROPE (Provincialiser l’Europe) auprès des presses de l’université de Princeton. Cet ouvrage extrêmement sophistique, que maints pourfendeurs patentes des « etudes postcoloniales » et autres adeptes de « lois sur le séparatisme » n’ont manifestement pas lu, a été traduit en français il y a quelques années.
Quelques années plus tard, Dipesh a publie un retentissant article, « The Climate of History », dans la prestigieuse revue CRITICAL INQUIRY. Ce texte annonçait, entre autres, la fin de la separation entre l’histoire sociale et l’histoire géologique. Il a, peut-être plus que n’importe quel autre texte recent, marque de son influence les débats concernant l’Anthropocene dans les sciences humaines récentes.
Je l’ai affirme a plusieurs reprises, je ne suis pas un « théoricien du postcolonialisme », mais je n’ai rien contre le postcolonialisme. Dipesh Chakrabarty, par contre, en est un et il se revendique volontiers de ce courant. Son oeuvre, passionnante, montre a souhait a quel point ce courant de pensée est indispensable a la comprehension de notre monde global.
Il interviendra au Witwatersrand Institute for Social and Economic Research (WISER) a Johannesburg la semaine prochaine lors d’un Webinar auquel vous etes cordialement invites.
Pour tous ceux et toutes celles qui aiment frequenter les « fetes de l’esprit », vous ne le regretterez point. »



« Kant’s 1798 view on race mixing did not differ from his previously expressed views. He reemphasized that the natural aim of racial intermixing was assimilation (Verschmelzung) and not diversification. Although Kant believed that the mixing of varieties within a race could lead to an infinite number of differences (« in both their bodily and mental traits »), he believed race mixing to be different, leading to the elimination of racial differences. This does not mean that Kant had restructured the role of race within his natural teleology (as Kleingeld claims). In Kant’s view, race mixing did not lead to a greater diversity of bodily and mental traits. As Larrimore shows, pragmatic anthropology was concerned with the question about what man makes of himself and not merely insofar as he was subjected to a play of nature. Subsequently, Larrimore concludes that race mixing was from Kant’s pragmatically anthropological perspective « a threat to the human future, closing down rather than opening up possibilities.
‘Assimilation’ of races was to be avoided not for ‘natural’ but for ‘pragmatic’ reasons. » The pragmatic anthropologist suggested that the loss of racial predispositions blocked future possibilities for mankind because this practice led to the melding together of racial traits. As Larrimore astutely observed, the claim (maintained by Lettow, Kleingeld, Zhavoronkov, and Salinov) that assimilation was for Kant part of nature’s design « collapses the distinction between physiological and pragmatic anthropology. »
Kant’s opposition to race mixing was not limited to skin color or other physiological traits, but also concerned racial predispositions. During his 1792 lectures on physical geography, he reportedly declared: « In Mexico, the Spaniards did well not to mix with the Americans; otherwise they would have completely degraded their own race. »
We do not find evidence to support the claim that Kant retracted his opposition to race mixing or dismissed his own (or Girtanner’s) disquieting moral characterizations of nonwhite races. We even saw that Girtanner found in Kant’s racialization of gypsies a way to ground ideas that he had expressed earlier. Kant offered Girtanner more than the theoretical framework for his natural historical ideas; Girtanner was equally as interested in Kant’s explanation of the inferiority of non-white races. »
– Immanuel Kant on Race Mixing:The Gypsies, the Black Portuguese, and the Jews on St. Thomas




« Contrairement à Edward Saïd, Homi Bhabha ou Gayatri Spivak, je ne suis pas un théoricien du postcolonialisme, encore moins l’un des grands prêtres de la pensée dite décoloniale et dont l’essentiel des thèses, tout comme au zénith de la théorie de la dépendance (ou de ce que l’on appelait alors « le développement du sous-développement »), nous viennent d’Amérique Latine. Des subaltern studies (un important courant de pensée historiographique né en Inde dans les années 1980), je n’en ai entendu parler qu’au début des années 1990, lorsque je me suis établi aux États-Unis après des études à l’université de Paris I-Panthéon Sorbonne et à Sciences-Po.
C’est vrai, j’ai publié en 2000 un essai intitulé De la postcolonie, une réflexion avant tout d’ordre esthétique qui tirait son inspiration de l’écriture romanesque et de la musique africaine de la fin du XXe siècle[1]. Passé sous silence en France, l’essai fut rapidement traduit en anglais et connut un remarquable succès aux États-Unis et dans les mondes anglo-saxons où il est devenu un classique[2].
Les « études postcoloniales » n’en constituaient pas l’objet. En vérité, il s’agissait d’une contribution à la critique de la tyrannie et de l’autoritarisme, ces facettes souvent inavouées et longtemps réprimées de notre modernité tardive.
J’interrogeais en particulier la manière dont les formations sociales issues de la colonisation s’efforcèrent, alors que les politiques néolibérales d’austérité accentuaient leur crise de légitimité, de forger un style de commandement hybride et baroque, marqué par la prédation des corps, une violence carnavalesque et une relation symbiotique entre dominants et dominés.
À ces formations et à ce style de commandement, je donnais le nom de postcolonie, un terme inventé de toute pièce, qui jusqu’à ce jour, du moins à ma connaissance, n’existe d’ailleurs dans aucun dictionnaire français.
Ne me reconnaissant guère dans ces mouvements d’idées, je n’ai par ailleurs aucune raison de leur être hostile. À quoi cela servirait-il ? Comme tant d’autres courants issus d’autres traditions intellectuelles à diverses périodes de notre histoire, je les considère comme faisant partie des archives du Tout Monde, une part désormais ineradicable de nos multiples héritages, que ceux-ci soient assumes ou non. Ailleurs et dans le reste du monde d’expression française, beaucoup l’ont au demeurant compris. Pourquoi priveraient-ils, alors que le nouveau siècle s’ouvre sur un déplacement historique majeur ?
L’Europe, en effet, « ne constitue plus le centre du monde même si elle en est toujours un acteur relativement décisif » [3].
Pour avancer dans la nuit qui nous guette, ne vaut-il pas mieux rester éveillé, prêt éventuellement à accueillir l’inattendu, voire ce qui, à première vue, nous désoriente et nous déroute?
Hélas, telle n’est manifestement pas la sensibilité de l’époque. La preuve ? À peu près tous les deux ou trois mois, le public lettré d’expression française dans les quatre coins du monde est convié à un curieux sabbat au cours duquel des sacrificateurs auto-désignés procèdent à l’immolation rituelle non point d’un bélier, d’un agneau ou de tout autre bouc émissaire, mais de ces courants de pensée, auxquels il convient d’ajouter les études de genre ou de la race, et de leurs dévots supposés. Cela fera bientôt vingt ans que dure le manège et rien, en l’état actuel des choses, ne semble devoir l’arrêter. À y regarder de près, cette offrande à l’on ne sait quel dieu a toutes les apparences d’une tentative d’idéicide.
Il faut la qualifier d’idéicide dans la mesure où ce dont on cherche à empêcher la dissémination et ce dont on réclame à cors et à cris l’extirpation, ce sont des idées, quitte à blesser au passage ceux et celles qui les portent.
Dans la langue des nouveaux sacrificateurs, plusieurs épithètes et sobriquets servent à typifier ces courants juges nocifs, et dont beaucoup, apparemment, redoutent ouvertement l’emprise sur les esprits et sur les institutions. « Obsédés de la race », « racistes anti-blancs », « bonimenteurs » en sont quelques-uns, sans doute pas les plus fleuris, d’une longue et scabreuse flopée.
Que dire des multiples autres désignations, les unes plus sexistes que les autres, dont la fonction est, manifestement, de jeter le discrédit sur des pratiques et des univers cognitifs dont on ne sait pas grand chose, dont au fond on n’a cure (“féminisme radical, groupusculaire, vindicatif et victimaire”), ou que l’on réduit à une affaire de petits sous (vulgaire “business”), voire à une oiseuse et bruyante distraction (un simple “carnaval”) ?
Toutes ces épithètes, insultes et caricatures et tous ces sobriquets ont en commun une chose. Ils cherchent vainement à éloigner un spectre et à conjurer la terreur que ne cesse de provoquer un hideux fétiche mal acquis et mal dissimule, le colonial ou, ou, plus précisément, la colonialité, ses généalogies, ses structures et ses conséquences dans le présent. L’interminable campagne de stigmatisation et de dénigrement, et dans certaines circonstances d’intimidation pure et simple n’a, quant à elle, strictement rien d’un débat académique. Souvent menée à coup d’injures, ses véritables significations se trouvent ailleurs, et c’est sur ce dont elle est le symptôme (et non sur l’objet stigmatise) qu’il convient donc de se pencher.
Cette campagne de dénigrement est passée par plusieurs étapes. Au début des années 1990, très peu ayant pris la peine de s’informer, de lire les textes majeurs, de les traduire en français ou de les étudier sérieusement dans leur langue d’origine, ce ne furent que condescendance et indifférence, sarcasmes et quolibets, à quoi l’on ajoutait, de temps à autre, la traditionnelle dose de mépris. Ignorance, suffisance et arrogance ne parvenant guère à endiguer la vague, l’on passa au début des années 2000 au procès en illégitimité. Désormais, le temps est au combat frontal. Pour masquer la bêtise récurrente, l’on n’hésite plus à recourir aux injures ou à vilipender ce au sujet de quoi l’on ne sait strictement rien ou si peu. Du coup, ceux et celles d’entre nous qui s’attendaient à une véritable joute intellectuelle en sont pour leurs frais.
Car, à aucune de ces étapes, la raison n’aura avancé d’un seul pas. Au contraire, les approximations et raccourcis se multipliant, la pieuvre de l’ignorance et de la veulerie continue d’étendre au loin ses tentacules, recouvrant d’un assourdissant brouhaha les voix de ceux et celles, en vérité très peu nombreux, qui ont effectivement pris la peine de lire et d’étudier les dits courants de pensée afin d’en saisir le lexique, les méthodes, les énoncés exacts et leur impact réel ou supposé sur la compréhension de notre monde.
Comment expliquer autrement la confusion ambiante, entre ceux qui font semblant d’oublier d’où eux-mêmes parlent, et ces autres qui ne cessent de bégayer, de se mêler les pieds, de mélanger les noms, les dates, les lieux, les catégories et les arguments, de prendre le postcolonial pour le décolonial, le décolonial pour le racisme anti-blanc, la communauté pour le communautarisme (le vieux nouveau chiffon rouge), le racisme pour la race et l’étranger pour l’ennemi de l’universel ?
On le voit bien, nous sommes face à un cas de toxicose aigüe, du genre qui affecte les vieilles nations impérialistes lorsque, le deuil n’ayant vraiment jamais été fait de la colonie, sonne l’heure de la nostalgie et de la mélancolie. Hier, en effet, il s’agissait d’accaparer le monde au profit de quelques-uns. Telle était la définition, en dernière instance, du colonialisme.
Dans un comique retournement de l’histoire, tout se passe comme si le monde qu’hier l’on croyait s’être accaparé cherchait aujourd’hui à nous dévorer de l’intérieur.
La forteresse serait donc assiégée et prise d’assaut. D’où la panique. La bunkerisation. La volonté d’expurgation, l’irrépressible désir de violence en réponse au défi de la planétarisation du monde, ce vieux nouveau programme culturel européen.
À coup d’exhortations, d’appels répétés à la vigilance, à la dénonciation, à l’excommunication, voire à la répression bureaucratico-administrative, des personnages de diverses obédiences se sont donc mis à crier en chœur au loup. En ces temps où les plus forts se prennent pour des victimes, des gens qui ont tous pignon sur la place publique, dans les médias et dans les grandes institutions académiques et culturelles de la République, sans compter les grandes revues et les grandes maisons d’édition, se mettent soudain à pleurnicher. Afin de protéger de juteuses rentes de situation et de continuer de vivre et d’opérer dans une chambre d’échos, ils n’hésitent plus à en appeler à davantage de brutalité contre leurs propres collègues, voire leurs subordonnés sur lesquels ils veulent voir s’abattre la lourde main de l’État.
Ravis de se retrouver entre soi, n’ont-ils pas pris l’habitude, des années durant, de pérorer sans interruption ni réplique à longueur de saisons ?
La communauté des nouveaux sacrificateurs se définit par son œcuménisme.
L’on y retrouve, pêle-mêle, ceux pour qui la perte de l’Empire (et en particulier celle de l’Algérie française) fut une catastrophe, des marxistes dogmatiques pour lesquels la lutte des classes (et la question sociale) constitue le dernier mot de l’histoire, des anciens de la Gauche prolétarienne passés avec armes et bagages au néolibéralisme, des catéchistes de la laïcité défenseurs modèle républicain policier et autoritaire tout content d’éborgner à la pelle, des épiciers et pontificateurs de l’universalisme abstrait, des apologètes autoproclamés des valeurs de l’Occident ou encore de l’identité catholique de la France, des nostalgiques et orphelins de la culture classique, des lecteurs de Maurras et de Mao confondus, des tenants de l’antiaméricanisme de gauche comme de droite, des croisés anti-postmodernistes et adversaires de ce qu’ils nomment dédaigneusement la « pensée 68 », des fémonationalistes prêtes à reprendre le flambeau, à savoir le vieux « fardeau de l’homme blanc », et la foule des sans noms aux yeux desquels toute “personne de couleur” est par définition un “communautariste” qui s’ignore.
Mais de quoi ont-ils donc peur ? Qu’est-ce qui dans le discours post- ou décolonial ou les études de genre les traumatise tant, se demandent le prix Renaudot Alain Mabanckou et le critique américain Dominic Thomas dans une tribune récente. Il faut élargir l’interrogation et se poser la question de savoir quelle est cette figure de la panique et du traumatisme qui, subrepticement, s’empare du sujet apeuré et le pousse à hurler avec la foule et à ne plus s’exprimer que sur le mode du bégaiement, dans la langue de l’injure et en bordure de la diffamation? En d’autres termes, de quoi cette panique et la façon dont elle se manifeste sont-elles le symptôme ?
[…]
Capacité de vérité
Les vieilles nations ont en effet leurs façons d’inventer des moulins à vent. Quand elles jouent à se faire peur, il faut se méfier car c’est généralement dans le but de commettre un sinistre forfait aux dépens de plus faible qu’elles. On connait l’antienne. Les dominés seraient responsables de la violence qui s’abat sur eux.
De cette violence, les puissants ne seraient guère responsables puisqu’ils ne l’exerceraient jamais que malgré eux, a contrecœur, et souvent pour le bien même de ceux à qui elle est infligée puisqu’en fin de compte, il s’agirait de les protéger contre leurs mauvais instincts.
Une telle violence ne serait donc pas criminelle. Relevant à la fois du don et de la miséricorde, elle serait éminemment civilisatrice.
La vérité, on s’en doute, est ailleurs. À la faveur du tournant autoritaire et néoconservateur d’une très large portion de la scène intellectuelle et culturelle française, beaucoup, de nos jours, ne veulent pas entendre parler du passé colonial. Ils prétendent que ce passé a été « globalement positif » (ce pour quoi les ex-colonisés devraient leur être reconnaissants), ou alors qu’il est cliniquement mort (pourquoi, des lors, le remettre en scène ?). Ils clament qu’en tout état de cause, ils n’en sont guère responsables, et que de toutes les façons, seul importe le présent.
Ce pieux mensonge n’est pas seulement partagé par les milieux populaires supposément séduits par l’idéologie de la préférence nationale. Il est alimenté par des élites désireuses, elles aussi, de bénéficier de la rente de l’autochtonie. À titre d’exemple, ce présentisme radical (typique de la vulgate néolibérale) est l’un des fondements idéologiques de la politique africaine d’Emmanuel Macron : « Moi j’appartiens à une génération qui n’est pas celle de la colonisation, proclame-t-il fièrement. Le continent africain est un continent jeune. Les trois quarts [des habitants] de votre pays [la Côte d’Ivoire] n’ont jamais connu la colonisation. »
Dans sa vision du monde, le colonialisme, évènement à géométrie variable, fut tantôt un “crime contre l’humanité” (sa déclaration à Alger) et tantôt une “erreur”, une “faute de la République” (sa déclaration à Abidjan). Recourant volontiers à la ficelle générationnelle, il fait semblant de croire que le présent n’est jamais le produit du passé, ou encore que le rapport de l’un à l’autre est strictement de l’ordre de l’aléatoire. Il semble bien que pour lui, le passé colonial en tant que tel n’est pas passible de critique (tâche inutile). Il est inéluctablement voué à l’oubli. Et contrairement à ce que nous apprirent aussi bien son maître Paul Ricœur que les meilleurs des nôtres, il ne croit pas qu’il existe quelque relation que ce soit entre la mémoire et l’imagination[1].
Le fait pour une génération d’être née après un évènement traumatique scellerait nécessairement l’innocence de cette génération, autorisant dès lors le déni de responsabilité à l’égard de l’histoire dont elle est, par ailleurs, structurellement l’héritière.
On a beau expliquer que
le meilleur de la pensée postcoloniale ne considère la colonisation ni comme une structure immuable et a-historique, ni comme une entité abstraite, mais comme un processus complexe d’invention à la fois de frontières et d’intervalles, de zones de passage et d’espaces interstitiels ou de transit, rien n’y fait.
On a beau affirmer que parallèlement, cette pensée fait valoir, à juste titre, que l’un des résultats de la colonisation fut l’institution, sur une échelle planétaire, de rapports de subalternité entre les puissances coloniales d’une part, et d’autre part des entités humaines qui auparavant jouissaient d’une relative autonomie, voire étaient indépendantes. Là n’est apparemment pas la question.
La bête à cornes et la saison des poisons
Puisqu’en vérité il ne s’agit pas d’un débat académique, il faut donc prendre le taureau par les cornes.
Le tournant autoritaire et néoconservateur de la pensée française coïncide avec la réactivation du mythe de la supériorité occidentale et la redistribution de la haine sur une échelle planétaire.
La guerre apparaissant dans ce contexte comme le sacrement de cette nouvelle époque, celle du brutalisme.
Exploitant à sa manière tout l’arc des émotions et passions populaires, la nébuleuse des sacrificateurs contribue à entretenir le fantasme d’une France débarrassée des créations de l’esprit venues de l’étranger et de la pensée des Autres, ces symboles par excellence de l’Ailleurs, de ceux-la auxquels nous ne pouvons guère nous identifier, et que l’on doit, dans tous les cas, empêcher de se glisser dans nos formes de vie, puisqu’ils finiront tôt ou tard par nous empoisonner.
Le risque d’empoisonnement se trouve donc au cœur de la panique actuelle. Haïr viscéralement ce que l’on ne connait pas, ce dont on a cure ou ce à l’égard duquel l’on n’éprouve qu’indifférence est notre nouvelle passion, la passion pour les poisons de tout genre.
Celle-ci est la conséquence d’une lecture ultra-pessimiste du moment contemporain marqué, entre autres, par la redéfinition de l’étranger en tant que porteur de risques mortels (les idées y compris) contre lesquels il faut à tout prix se prémunir.
Le statut polémique qu’occupe l’étranger et ses idées dans l’imaginaire et le champ français et européen des affects n’incite guère à l’optimisme.
L’hostilité à l’égard des courants de pensée post- et décoloniaux et des critiques du féminisme civilisationnel participe d’une nouvelle forme de “commissariat”, le commissariat pour la “protection du mode de penser européen” (à supposer qu’une telle curiosité existe), le pendant du portefeuille pour “la protection du mode de vie européen” concocté récemment par l’Union Européenne elle-même.
Cette hostilité est le complément philosophique et culturel du désir renouvelé de la frontière. Elle va de pair avec la réactivation des techniques de séparation et de sélection généralement associées à toute institution frontalière.
Loin d’être à la repentance, l’ère est plutôt à la bonne conscience. À travers la colonisation, les puissances européennes cherchaient à créer le monde sinon à leur image, du moins à leur profit. « Rude et laborieuse race de mécaniciens, d’agriculteurs, de constructeurs de ponts » et de statues (dirait Nietzsche), les colons ne purent finalement accomplir que de grossiers travaux.
Mais ils étaient armés d’une poignée de certitudes que la décolonisation n’a guère effacées et dont on peut constater la résurgence et les mutations dans les conditions contemporaines.
La première était la foi absolue en la force. Les plus forts ordonnaient, dictaient, agençaient, commandaient, et donnaient forme au reste du troupeau humain.
La deuxième, toute nietzschéenne, était que la vie même était avant tout volonté de puissance et instinct de conservation.
La troisième était la conviction selon laquelle les colonisés représentaient des formes morbides et dégénérées de l’homme, corps obscurs en attente de secours et qui réclamaient de l’aide.
Quant à la passion de commander, elle se nourrissait du sentiment de supériorité à l’égard de ceux dont l’unique tâche était d’obéir et de se laisser instruire.
S’y ajoutait l’intime certitude que la colonisation était un sublime acte de charité et de bienfaisance pour lequel les colonisés devaient éternellement témoigner de sentiments de gratitude, d’attachement et de fidélité.
Ce complexe idéo-symbolique sert de fondement à ce qui passe pour la bonne conscience européenne et à son fantasme-maître, le fantasme de l’innocence. Cette bonne conscience a toujours consisté en un mélange d’indifférence, de volonté de ne pas savoir et de pulsion de brutalité, notamment à l’encontre des non-parents. Elle a toujours consisté à vouloir n’être coupable de rien, la revendication d’un irénique état d’innocence qui trahit paradoxalement la peur de la vérité. Cette fuite permanente dans l’irénisme, cet attachement viscéral à un état illusoire d’innocence aura chaque fois poussé une certaine Europe à toujours vouloir nier ses crimes.
Elle repose paradoxalement sur la conviction selon laquelle les instincts de haine, d’envie, de cupidité et de domination font partie de la vie, et qu’il ne saurait donc y avoir de morale valable pour tous, les forts comme les faibles.
L’homme supérieur ne saurait être condamné sur la base de la morale du faible. Et, puisqu’il existe une hiérarchie entre les hommes, il devrait en exister entre les morales.
Aux yeux des contempteurs des pensées minoritaires, la critique du passé colonial ne sert à rien, sinon à déviriliser l’Europe, à la dévitaliser et à en alanguir la volonté, c’est-a-dire la capacité de brutalisation.
Telle est la bête à cornes. Nietzsche disait qu’elle a toujours exercé le plus grand attrait sur l’Europe. Cet attrait ne s’est guère affadi. Bien au contraire, il est en pleine résurgence. Ceci étant, c’est son procès qu’il faut urgemment intenter si le monde tout entier doit redevenir le sol commun de toute l’humanité.
La pensée critique d’expression française se trouve à un véritable tournant. Si, comme l’explique la philosophe Nadia Yala Kisukidi, la colonisation a signifié l’accaparement du monde et du sol commun par quelques-uns pour le profit de quelques-uns, alors la décolonisation exige de « rendre à chaque partie du monde la possibilité de faire monde ».
C’est à cette égale possibilité de faire monde que s’opposent les caporaux “du mode de penser européen”.
Ils sont convaincus que de la liquidation des pensées venues d’Ailleurs dépend la survie de ce mode de penser. Ils ne veulent ni faire monde avec d’autres, ni habiter un monde commun.
Ainsi que je l’écrivais dans Critique de la raison nègre en 2013:
« l’Europe ne constitue plus le centre de gravité du monde. Tel est en effet l’événement ou, en tous cas, l’expérience fondamentale de notre âge. Et, s’agissant d’en mesurer toutes les implications et d’en tirer toutes les conséquences, nous n’en sommes justement qu’au début. Pour le reste, que cette révélation nous soit donnée dans la joie, qu’elle suscite l’étonnement ou qu’elle nous plonge plutôt dans l’ennui, une chose est certaine : ce déclassement ouvre de nouvelles possibilités – mais est aussi porteur de dangers – pour la pensée critique » [5].
Dans le cas de la pensée critique d’expression française, ces dangers seront mortels si la raison défaite, l’intimidation, l’injure et la diffamation l’emportent sur la parole accueillante et dédiée à la seule tâche qui, aujourd’hui, vaut véritablement la peine, à savoir la réparation du monde et la réconciliation entre tous ses habitants, humains et non-humains.

« Les afriques n’ont rien à prouver ou démontrer à l’occident et aux ailleurs que sont les autres, la post-colonialité commence dans le refus de s’inscrire dans le discours rhétorique ou même intellectuel de la preuve de leur appartenance à l’humanité – c’est-à-dire de peuples et d’individus civilisés. Les afriques n’ont pas à faire la démonstration à quiconque de leur nature civilisée et moderne, de leur intelligence, de leur richesse (culturelle, humaniste, philosophique, etc.). Comme l’autre disait : un tigre ne proclame pas, ne revendique pas, sa tigritude, il bondit et dévore sa proie. C’est avec beaucoup de plaisir que je constate que les mouvements intellectuels africains contemporains se font de façon à se décentrer de l’occident, à ne pas s’assujettir au regard occidental, à ne même plus lui parler en tant que tel, à l’ignorer bonnement. L’occident est mort, et je ne crois même pas qu’il s’en rende vraiment compte.
Coincé dans de vieilles querelles (et dans de vieilles idées qui n’en finissent plus d’être discutaillées), incapable de résoudre les problèmes que pose les fonctionnement de ses civilisations, encore et toujours d’une arrogance qui masque mal le fait qu’intuitivement sans doute il saisit qu’il est totalement dépassé et est passé, l’occident est de plus en plus autant intellectuellement parlant que culturellement politiquement socialement individuellement à bout de souffle si l’on s’efforce d’être généreux ou complètement obsolète si l’on est plus rigoureux. L’occident n’impressionne plus, et le pire c’est qu’il ne s’impressionne plus lui-même.
Les foyers de la fécondité contemporaine qu’elle soit intellectuelle, culturelle, politique, sociale, individuelle, sont en dehors de l’occident. Ce sont les ailleurs qui sont entrain de penser le contemporain, de le définir, de le construire, et de l’imprégner de leur riche diversité. Ces ailleurs sont africains, sud-américains, asiatiques, indiens, océaniques, et autochtones quand on a la curiosité d’errer dans ces mondes-là.
Et ce qui est frappant de voir aujourd’hui ce sont les résistances occidentales non seulement dans le fait de reconnaître qu’il n’est plus le centre de l’imaginaire, du savant, de l’humanité, mais aussi ces résistances dans le fait d’intégrer toutes les fécondités venues d’ailleurs. Chez les jeunes d’aujourd’hui comme chez les vieux, le retour des murs, des frontières, les mentalités rétrogrades du colon et les attitudes de stigmatisation paternaliste et les réflexes de la supériorité condescendante ne sont au fond que les dernières résistances d’un corps et d’un esprit à l’agonie. Comme je le disais à une personne dernièrement : faut le laisser crever de sa belle mort. Cela n’intéresse plus personne, nous sommes déjà ailleurs.
Ces derniers mois, j’ai assisté à des rencontres extrêmement stimulantes, de jeunes individus des suds, des autochtonies, pour réfléchir sur le contemporain et inventer voire réinventer des futures inclusifs et justes. J’ai pris conscience durant ces rencontres à quel point les mondes actuels pensés selon les références occidentales étaient l’ancien monde. Des réflexions s’émancipant des grandes théories occidentales, citant des auteurs des suds pensant ou ayant pensés en dehors de l’univers occidental et sans jamais s’y référer ou en re-signifiant les concepts tels que la « rationalité » la « modernité » le « féminisme » la « justice » la « politique » etc. à partir des productions hors occidentales dénuées de toutes références à l’occident. Je crois que l’un des avantages de mettre l’occident hors circuit est un salutaire retour à nos propres fondamentaux (nous qui venons des ailleurs) ou une nécessaire réappropriation par les jeunes que nous sommes de tout l’héritage de nos propres anciens et aînés. Nous n’avons pas à essayer de montrer ou démontrer qu’ils ont du mérite ou qu’ils n’ont pas démérité, nous n’avons pas à le faire pour quiconque, et ce que j’ai remarqué c’est que c’était une question non seulement que nous ne nous posions pas comme si elle était insignifiante non-pertinente ou appartenant à l’ancien monde mais aussi qu’elle n’était pour nous absolument rien.
Nous ne recherchons pas ou plus à être crédibles aux yeux de l’occident, nous avons déjà fait la démonstration de nos capacités et nous l’avons fait selon les règles de l’occident et de façon telle que cela est loin d’être rien du tout. Nous ne recherchons pas ou plus à être d’une quelconque légitimité ou acceptabilité aux yeux de l’occident, la véritable question est : quelle est encore la légitimité et l’acceptabilité de l’occident pour nous ? Nous avons étudié l’occident, nous l’avons fait avec sérieux et beaucoup d’intérêt, nous l’avons fait en le respectant et en pénétrant sa complexité et en le voyant dans ses fragilités, et nous en sommes arrivés à la grande constatation faite par nos anciens et nos aînés : l’occident est un mythe enchanteur qui se raconte de belles histoires, mais pour les restes de l’humanité, au fond, en fait, cela fait un moment que tout ça est passé de mode.
C’est pourquoi en s’inscrivant dans ce constat nous ne nous posons pas certaines questions à l’instar de savoir si les ailleurs sont « modernes », « crédibles », « humains », etc., qui sont des injonctions à un conformisme occidental et des présomptions d’infériorité. Ce sont des armes du pouvoir et de la domination. Comme d’autres jeunes, je refuse donc d’y répondre, voilà le premier acte de la dignité comme réappropriation de moi-même. Voilà le premier acte de résistance postcoloniale et d’opposition à un impérialisme occidental de la justification du sens et de la signification de soi. L’occident trouvera toujours un truc à (re)dire, c’est son fort (et désormais son problème), il a besoin de (se) parler pour se rassurer et maintenir sa stature en abaissant ou vilipendant les ailleurs. Et il aime s’entendre beaucoup parler autant que se voir. Alors, respectueusement, je fais partie de cette génération qui ne lui gâchera pas (tout) ce plaisir. L’occident trouvera toujours des larbins de service, depuis frantz fanon on le sait cela est pour lui d’une certaine utilité voire une utilité certaine. L’occident ne cessera de relever et de toujours souligner avec beaucoup de misérabilisme les absurdités des ailleurs, il forcera comme à l’accoutumée le trait, il y aura encore la sempiternelle barbarie des ailleurs au-delà même de leurs inhumanités, il y aura encore la perpétuelle posture de sauveur de l’humanité, il y aura encore beaucoup trop d’intrusions de toutes sortes dans les affaires des ailleurs et toujours une volonté affirmée d’être propriétaire de leurs destinées, etc.
Mais, en fait, pour plusieurs individus de ma génération, comme pour nos anciens et nos aînés, cela nous indiffère ces représentations et elles nous laisseront de marbre tout autant que d’une façon comme d’une autre pour ce qui est des volontés de s’approprier nos destinées nous ripostons et riposterons proportionnellement aux violences de telles volontés. Cela n’est que justice.
Ces derniers mois, je me suis rendu compte qu’il se passe quelque chose de fondamental dans les afriques, les suds, les ailleurs qu’ils soient sud-américains, asiatiques, océaniques, indiens, autochtones, etc. Une certaine révolution, de l’ombre, multiforme et plurielle, anonyme, et quelques fois relativement souterraine. Elle se voit en sortant des lumières (de l’occident ou autres), elle s’entend en écoutant par d’autres médiums les voix et sonorités des ailleurs, elle redéfinit le monde et invente voire re-invente un monde comme on l’a rarement vu et connu. »

« La kyriarchie est un concept sociologique décrivant un système social ou un ensemble de systèmes sociaux construits autour de la domination, de l’oppression et de la soumission. Le concept a été inventé par Elisabeth Schüssler Fiorenza en 1992 pour décrire sa théorie des systèmes de domination et de soumission interconnectés. dans lesquels un individu peut être opprimé dans certaines situations et privilégié dans d’autres. C’est une extension intersectionnelle du concept de patriarcat, allant par-delà le genre. La kyriarchie englobe le sexisme, le racisme, l’homophobie, le classisme, l’injustice économique, le postcolonialisme, le militarisme, l’ethnocentrisme, l’anthropocentrisme, le spécisme et d’autres formes de hiérarchies dominantes où la subordination d’une personne ou d’un groupe est institutionnalisée. »



« Lorsque l’on consacre du temps à quelque chose, c’est en premier lieu parce que cela nous prend par les / aux tripes. Le temps ne rend pas les choses fascinantes, il les amplifie ou tout au moins renforce – d’une façon comme d’une autre – un certain état initial de fascination. Si l’on consacre de l’énergie, de l’esprit, du cœur, de l’âme à quelque chose c’est parce que du premier coup l’on a vu (ou ´senti’ ou ‘ressenti’) quelque chose de particulier qui vaille la peine d’y orienter et d’y consacrer notre attention.
Dès que vu, le temps ne rend jamais beau le laid, ne transforme pas l’insipide en captivant, le rien en tout, etc. Etc.
Le temps, sauf re-questionnement critique, ne change rien, fondamentalement, pour nous, à l’affaire. Nous sommes déjà sans indifférence : fascinés, intéressés, captivés, passionnés même, obsédés quelques fois ou trop obsédés et cela trop souvent voire trop longtemps, par la chose – objet singulier de notre attention.
Le temps amplifie ou renforce cette attention en solidifiant (ou en cristallisant) la fascination – et même lorsque nous croyons, pensons, être passés à autre chose; même quand nous en sommes convaincus. Nous trouvons des objets de substitution à notre fascination de la chose si singulière. Mais, cela est vain, l’on revient toujours à l’original et à son authenticité. La chose. Le temps ne change effectivement rien à l’affaire.
Je ne consacre pas mon temps à regarder les choses pour qu’elles deviennent passionnantes, fascinantes, ou que sais-je encore, je donne de mon temps aux choses qui m’apparaissent dans l’immédiateté du premier contact, la vue, comme valant une certaine importance ou ayant une certaine valeur.
Je donne de mon temps à m’intéresser à leur complexité qui intuitivement (dans son entendement vulgaire d’initialement) m’intéresse et me captive, et le temps passant conforte mes intuitions (ou mon ‘senti’ voire mon ‘ressenti’) et les rend encore plus indispensables à ma vue et à mon regard, à mon esprit et à mon âme, et pour dire les choses sentimentalement parlant à mon cœur.
Si cela n’est le cas, il importe de s’interroger sur ce que l’on est en tant que personne, c’est-à-dire plonger dans notre intériorité, repenser nous-mêmes en questionnement critique. C’est-à-dire s’interroger sur notre vue de la chose à partir de laquelle nous avons construit un sens initial d’elle. Ce questionnement critique est la source même de toute re-signification de la chose dès lors re-vue, ou vue finalement adéquatement.
[…]
Dès lors, si quelque chose te fascine, te passionne, t’attire, te rend amoureux ou amoureuse d’elle, ce n’est pas seulement du fait du temps ou du temps consacré à son observation, c’est parce que dès le départ tu en as une certaine connaissance naïve (intuitive) qui elle ne saurait être produite totalement en dehors de ta propre histoire, de ta propre biographie. On ne s’intéresse pas à n’importe quoi, à tout, et le temps ne fait rien à l’affaire.
Ce qui nous intéresse l’est déjà dès le premier abord, le premier rapport, la première vue (et non pas forcément le premier regard, la vue et le regard peuvent cependant coïncider dès le premier contact).
La vue de quelque chose dit captation (attention porté sur un étant – regard sur – dans une idée analogue de celle heideggerienne de l’étant, ‘étant’ ici est simplement l’expression tangible ou manifeste de l’être – le fameux ‘là’ comme ‘être concret’) et rétention (traduction interprétation signification dans un sens d’évènement tel que pensé par de certeau notamment – cf. Dosse, F. (2015).
Différents éléments peuvent rentrer en jeu dans la présence phénoménologique de cette chose à l’instar de l’esthétique par exemple ou du charisme voire de l’intensité, la sensibilité ou la sentimentalité, le culturel, le symbolique, la morale, etc., mais si l’on s’y intéresse vraiment (en s’émancipant de ces éléments superficiels) c’est parce que l’on croit connaitre ladite chose. Et cette connaissance naïve manifeste davantage d’une certaine proximité avec la chose.
Cette dernière, nous la voyons dès le premier abord non plus comme un lointain (dans le sens ricoeurien de lointain), mais comme presque un semblable ou du moins comme dépourvue réellement d’étrangeté. Il y a là de la résonance.
Cela explique ainsi – en partie je crois – pourquoi tout ne nous intéresse pas et que nous ne nous intéressons pas à tout. Le temps, ou les restes, encore une fois, ne change rien à l’affaire.
Mais comme souvent avec moi, je suis sans doute incroyablement à côté de la plaque. Très loin d’ailleurs. Bref, au fond, je ne vois rien. Et tu t’étonnes que je ne dise rien. »

Depuis le premier jour
Depuis le premier moment
L’amour des couilles qui pendent
Dans une même appât-rance
Moi chatte plaintive affamée
De rondouillard
En passant
Par toutes mes détestations
Causées par la disparition
Entretenues par la trace
Le spectral le fantômal
Disparition détestations obsession(s)
De ces couilles en or-dinaire de l’air du temps
Ces couilles et leur absence de regard
Leur indifférence de chair et d’esprit
De cœur surtout
Depuis le premier jour
Et tous les autres de toutes mes frustrations
Qui miaulent en mineur majeur variations
Depuis le premier regard
Ces couilles qui m’obsèdent me décèdent
Me ressuscitent me délivrent
Miaou
Je suis une chatte qui miaule
P’tite chatte
Gros minou
Miaou
Je veux ton sperme dans ma bouche
Miaou prédateur
Je veux tes couilles
Dans ma boue-che
Qu’elles éteignent mes p’tits feux
Comme tant d’autres avant
Comme celles qui viendront
Qu’elles allument mes grands feux
Comme tant d’autres avant
Comme celles qui viendront
Sur le bout de ma langue pendante
Je veux ton sperme et tes couilles dans ma boue-che
Ces couilles de chien sale
Pleines
Comme il faut
Alléluia »

« Si Albert aimait beaucoup la littérature, c’était loin d’être réciproque. Non pas qu’il n’en fût point digne, la littérature n’étant dédaigneuse qu’envers les malotrus qui prétendent à coups de vulgarités comme autant d’impostures en être les immortels représentants, mais simplement qu’il n’avait aucun talent pour l’écriture, donc celui de faire corps et âme avec les mots.
Il le savait, Albert, que la littérature ne consistait uniquement à calligraphier de belles lettres, à tenter de les remplir d’émotions de la même nature dans des phrases majestueuses, à faire quelques bons traits, à aligner de façon proustienne ou balzacienne plusieurs élans vertigineux, à vomir sur un espace anxiogène – ce désert éburnéen qu’est la feuille blanche – tout ce que les tripes ont, à peindre des tableaux d’un réel inconcevable ; elle allait au-delà de ça. Pour l’écrire, Albert aurait aimé avoir un peu de cet esprit sensible captant et déchiffrant l’essence, le substantifique, celui qui ne s’apprend pas, celui qui n’est nulle part ailleurs qu’à l’intérieur de soi et enfermé dans la réalité à la fois immédiate et sibylline. Mais Albert, lecteur omnivore intempérant, intelligent à souhait, érudit comme Wikipédia, ou comme un parisien pur jus attablé au Café de Flore, ne l’avait juste pas.
Albert était un insensible né. Hiémal tel un increvable mois de janvier québécois. Recouvert d’un épais manteau de placidité lequel étouffait, précisément détraquait, un petit cœur mécanique. Il avait parfois essayé de feindre le soleil sous les tropiques, mais à chaque fois autour de lui c’était toujours la même histoire, la mort par hypothermie. Et il en était indifférent.
Il avait lu et étudié les plus grands écrivains, clamé les vers des géants et écrit sur les monstres sacrés, mais il n’y parvenait toujours pas. Personne ne lui avait dit que la littérature se vivait d’abord et le reste venait après. Ou pas. Mais ça c’était assez rare. Pour être honnête, certains avaient tenté comme ils pouvaient de le lui faire comprendre, il se disait que faire entendre passion à Albert revenait à parler à un rideau de fer, les paroles ricochaient sur la paroi, étaient certaines fois prises tel un acte d’agression, et plaçaient le monde dans une situation quasi apocalyptique. Avec Albert, on marchait sur des œufs, ou sur le trottoir-patinoire montréalais négligé par des cols bleus rancuniers et boudeurs parce que personne dans l’opinion publique n’avait rien à cirer de leur revendication salariale. Le temps passant, Albert fût laissé à lui-même. Nul n’avait eu le courage de faire tomber le mur, aucune âme ne s’était sacrifiée pour lever le rideau. Albert abandonné à son sort, à sa nature. Albert solitaire. Albert foutu.
La littérature était quant à elle restée de marbre face à ses assauts incessants, des torchons oubliés dans les tiroirs de la maison familiale tombée en décrépitude, des manuscrits volumineux sans intérêt imitant les chefs d’œuvre, des poèmes à l’académisme parfait et inanimés, inertes, sans vie. Des essais, nucléaires, d’une grande intellectualité qui rasaient tout à leur passage, y compris toute trace de singularité, des débuts érecteurs d’histoires géniales qui débandaient la page suivante sans que l’on ne sache si cela était dû à une sorte de panne d’inspiration, d’excitation ou à une éjaculation précoce. La littérature n’aimait pas Albert. Et lui était persuadé du contraire. Un peu comme un macho présomptueux se croyant dieu du sexe alors que ses partenaires s’emmerdaient fermement en baisant. Sauf qu’avec Albert, la littérature s’était toujours abstenue de le laisser venir dans son lit. Tout était dans sa tête.
Il passait bien à la télévision Albert, les experts le trouvaient télégénique, cela signifiait qu’il était moins chiant quand on coupait le son. C’est pourquoi les magazines féminins se l’arrachaient, sur le papier glacé sa gueule d’ange luciférien séduisait tant de mémères. Le « plus sexy des critiques littéraires », le sex symbol aux formules lapidaires terrorisant le gotha d’écrivains nullissimes que se transmettaient comme une maladie vénérienne les maisons d’édition ayant pignon sur rue, plaisait aussi beaucoup aux groupies adulescentes qui le regardaient la plupart du temps faire le show (bien naturellement sans le son) sur Youtape. « Quel bel homme ! » mouillaient-elles. Albert, un plaisir incontestable. Le monde médiatique voyait en lui un gage de rentabilité, les journalistes chroniqueuses se l’envoyaient dans les backstages, les journalistes chroniqueurs l’envoyaient intérieurement paître, et l’audimat en redemandait. Tout le monde était fou d’Albert. Les académiciens qu’il avait enterré d’un trait d’esprit tranchant, des écrivaillons prétentieux qu’il avait défroqué sans trop y penser, des artistes qu’il avait criblé de fléchettes presque vaudou, des goncourtisans et autres goncourtisés qu’il avait banni d’une répudiation royale, de ceux qui lui avaient promis de lui faire la peau et qu’il méprisait par un délicat « bande de jouisseurs de la sous-merde », tout et tous étaient fous d’Albert. Sauf la littérature.
Pourtant Albert avait intégré, excellent cartésien qu’il était, dans son cerveau les paramètres du succès contemporain : beaucoup de salive, de poussière comme des cendres, un mélange boueux et un savant dosage d’excessivité qui demandait étonnamment une grande originalité. Des bastonnades cathodiques, des pornographies de l’indécence, de l’impensable connerie puante comme il faut et au-delà de l’insupportable (oui de l’insupportable), ce qu’il était nécessaire pour assouvir la soif irrépressible de voyeurisme qui animait les spectateurs bêleux et bêtifiés. Il avait su approfondir davantage le vide comme une tête sur les épaules de toute une génération perdue et orpheline, remplir le trou, d’air, par énormément de rien. Elle ne jurait que par lui. Albert le Grand, chevelure bhlienne, chemise ouverte montrant une poitrine pubescente, regard gris comme les nuages, la mâchoire ferme comme ses poings, le verbe ciseleur, était magnifique. Sauf qu’il écrivait avec ses pieds, et cela avait le chic d’énerver la littérature.
Nul ne sut ce qu’il s’était passé, était-ce une énième évolution de l’espèce qui avait mal viré, un darwinisme cauchemardesque, un tripatouillage génétique de la science folle, ou un tour vicelard de ces dieux pervers de l’Olympe ? Les théories les plus farfelues furent proposées et elles comprenaient tellement d’anomalies – pour reprendre l’expression chère à Thomas Samuel Kuhn – qu’elles finirent par faire pschitt ! en empruntant l’onomatopée chiraquienne. Les Nobel s’étaient avancé, tous s’étaient fracassés la tronche devant le mystère de ce nouvel ordre qu’était Albert Ier. L’homme du « Marchez-vous les uns sur les autres, comme je vous ai marché dessus », Grand Prix de l’Académie française. L’auteur des « Histoires de vierges qui ont pris des rides vaginales », prix Pulitzer de la nouvelle. Le philosophe-marcheur du « Marchisme sur autrui est un humanisme », Goncourt d’une rentrée littéraire blanche et sèche. L’anglophile du « Gode Saves The Queen », vainqueur du The Man Booker Prize l’année de l’adoption de l’anglais comme seconde langue nationale de la République française, juste après l’arabe. Le prochain Nobel de la littérature boycotté par la littérature. Albert premier du nom était à la fois aussi fascinant que l’hypothèse de Riemann et aussi insoluble que le problème P = NP, ou la question de savoir s’il existe un nombre parfait qui soit impair. Vous voyez le type de bonhomme. Et malgré cela, la littérature n’était pas trop emballée. »
– Albert


« « Enfant, je m’imaginais le désert comme une immense mer de sel et de soleil, sans vagues. Un jour, j’irais vers ces espaces. Mon oncle m’y emmènerait-il en camionnette ? Non. Les larmes lui coulaient sur les joues, et il disait : “Il ne reste plus rien. Le silence a rongé les maisons.” Et puis ces histoires, tels des mirages, ont fini par se dissiper, laissant place à l’Histoire. Il y eut un temps doré où les mineurs extrayaient le salpêtre et où cet engrais partait vers l’Europe. Le salpêtre, il y en avait tant que le Chili aurait parfaitement pu s’appeler ainsi : Salpêtre. Même s’il n’y avait pas un seul arbre sur la place de ces villages, le travail attirait les hommes, qui abandonnaient leurs familles dans le Sud, dans la région des lacs et des longues ombres végétales, des pluies et de la boue, des pommes et des copihues.
Des années plus tard, à Santiago, lorsqu’on me demandait où j’étais né et que je répondais Antofagasta, inévitablement, on m’administrait une vigoureuse tape sur le dos. “T’es du Nord, toi”, souriait-on. C’est ainsi que j’ai appris qu’au Chili être “du Nord” voulait dire qu’on venait du désert. S’être endurci dans un climat rude, d’une aridité extrême. Et avoir appris dès l’enfance à supporter l’adversité, à mépriser la mort et les ornements, les beaux discours et la pompe. » – L’appel de l’absolu silence, Antonio Skármeta. »


« Le féminisme, un argumentaire plus politique que réellement féministe? L’interrogation n’est pas entièrement saugrenue. Surtout lorsque ce féminisme-là sert à valoriser des thèses teintées d’un certain totalitarisme idéologique.
Le féminisme ne se résume pas à un bout de tissu, ni à une nudité, encore moins à une opposition obsessionnelle et ultraciste à l’homme. Exigeant à demi mots son émasculation ou au mieux sa mise en esclavage, sa disparition.
On pourrait ôter à une femme musulmane son vêtement, mais on ne la convaincra pas pour autant de se sentir libre et l’égale de l’homme tel que l’on le voudrait. A moins de croire qu’il faudrait l’éduquer selon les codes purement arbitraires de sa propre acceptation du féminisme. Dans ce cas, le féminisme achèverait sa mutation totalitariste. A bien y réfléchir, ce serait cohérent.
Le féminisme, c’est la liberté. Et la liberté n’est pas une dictature. Toutes les femmes devraient s’épanouir comme elles le sentent, le conçoivent, et le vivent. »


« J’ai un sexe, il est un pénis, je suis donc un homme, ce qui est absolument artificiel, cela est totalement inexact. Un pénis, un élément de ma composition physiologique ou même biologique, il n’est rien d’autre qu’une différentiation qui ne dit rien de plus que la différence (une particulière propriété ou simplement une particularité) par rapport à quelque chose d’autre (qui est tout autre). Si je suis un homme, c’est parce que c’est un construit que j’ai intégré, c’est-à-dire que la différence dite « naturelle » a été signifiée, traduite, déplacée ou inscrite dans une catégorie qui est (comme la signification, la traduction, le déplacement, l’inscription) le produit de l’esprit humain. Ce qui implique une construction avec des sens sur lesquels en tant que sujet je n’ai pas d’abord eu à discutailler (le sujet libre est avant tout et originellement un sujet passif, comme je l’ai souvent dit le « pourquoi » de l’enfant qui ingurgite des sens et significations – savoirs et connaissances – que l’on pourrait qualifier d’institutionnels ou de traditionnels – voire les régimes de vérité en vigueur dans la communauté dans laquelle il grandit – est le premier acte de la liberté car le « pourquoi? » possède une dimension critique).
Au fil de mes expériences, j’ai pu remettre en question cette « vérité » (remise en question produit de mon expérience de la diversité qui dit véritablement des expériences plurielles radicales qui peuvent être celles de ma confrontation avec d’objets multiples comme les arts, les littératures, les sciences, les rencontres humaines, les voyages dans les ailleurs, etc.), et peut-être j’ai amendé cette construction (produit de la mobilisation du « logos », du « mythos », des « rationalités », des « croyances », etc.) afin qu’elle réponde à mes propres besoins de tous ordres (psychologique, culturel, social, politique, etc.), donc j’ai reconstruit le construit, sans nécessairement que cette sorte de normativité vaille pour tous, elle m’est d’abord personnelle et ainsi particulièrement subjective.
En ce sens, des gènes X Y Z et Etc. ne me définissent pas en tant que sens et significations, en tant que « réalité », sans toutefois qu’ils ne puissent jamais sans doute avoir une quelconque influence ou incidence sur l’espace des possibles qui s’offre à moi. Je ne suis donc pas un homme, je suis un être humain (ce qui veut dire aussi que cette qualification n’est que le produit d’une traduction, d’une compréhension, d’une interprétation, etc., puisque elle est la résultante d’un double processus de réflexions sur l’hominisation – soit la réflexion sur le processus évolutif biologique – et sur l’humanisation – soit le processus de réflexion propre à l’évolution culturelle de l’homo sapiens en particulier : donc « être humain » n’est que la résultante de ce double processus de réflexion et veut dire en fait « hominoïde humanisé »).
Aucun gène, aucune biologie, aucune espèce de « logos », aucune sorte de « mythos », aucune rationalité, aucune croyance, aucune affirmation « scientifique » ou « intellectuelle » (« religieuse », « culturelle », « politique », etc.) ne pourra jamais me l’enlever. On pourrait me trancher la queue, que cela ne m’empêchera pas de revendiquer une identité genrée (ou non) ou sexuelle (ou non) qui découle de ma définition de moi-même (issue d’une négociation relative avec une diversité d’identifications ou d’influences, etc.), on pourrait m’émasculer que cela ne changera rien de cette « vérité » de ma personne en tant qu’être humain avec ses orientations et ses préférences de toutes sortes. « Homme » (ou « femme ») est simplement une construction issue d’une traduction (autant linguistique, culturelle, socio-politique, idéologique, etc.) de la différence « naturelle ». Est-ce si difficile à comprendre et à intégrer ? « Être humain » ou « humain » n’est rien qu’une construction, est-ce si compliqué à saisir?
La différence n’a pas en soi de sens, l’on est toujours différent par rapport à quelque chose d’autre et ce quelque chose ne veut rien dire en soi ou n’a aucune importance substantielle que lorsque l’on est capable de lui attribuer un sens et/ou une signification, voire une valeur (symbolique en l’occurrence). La différence n’est donc (au-delà de l’observation ou du constat de la phénoménalité de la chose ou du moi empirique, dans ses caractéristiques ou ses propriétés qui ne le sont que parce que nous les évaluons par rapport à quelque chose de dissemblable, dans une forme d’externalité référentielle toujours) que la prise de conscience ou l’intégration de la traduction de ce qui n’est pas semblable ou de l’absence de ressemblance. J’ai un pénis, je suis un homme, j’ai un pénis donc je suis un homme : cela n’a aucun sens, et cela tout petit enfant pourrait le confirmer. A un moment donné, il faudrait arrêter les arguties inutiles et autres byzantinismes stériles.
J’ai un pénis, et alors ? Suis-je un « mâle » ? Dans certaines cultures, on ne saurait toujours répondre à cette question, car cette différence ne renvoie pas à la même acceptation (définitoire, catégorielle, essentialiste, etc.) pour tous. Ai-je besoin d’aller (séjourner) au fin fond de l’amazonie ou dans une tribu amérindienne pour démontrer ou prouver ceci ? Non, simplement aller (séjourner) au fin fond de sa propre réflexivité, qui est un mouvement critique sur son identité (etc.). D’aller séjourner en moi, de me confronter aux sempiternelles mais jamais définitivement répondues du : qui suis-je ? Que suis-je ? Le sais-tu davantage que moi ? Et moi le sais-je davantage que toi ?
Tout ça pour dire : à un moment donné, faut arrêter le délire de cette inflation d’injonction présomptueuse péremptoire intellectuellement masturbatoire et autoritariste (bien plus que simplement autoritaire, « autoritariste » comme associé à fasciste et totalitariste) sur le « Je » (des autres).
D’où vient le « mâle », la « femelle », qui en a décidé ainsi, pourquoi, en quoi est-ce une dénomination ou une catégorisation (sémantique morale politique etc.) universelle ? Celui-là ou celle-là, je l’emmerde, pour qui se prend-t-il ? Pour qui se prend-t-il de venir me dire que je ne pourrais pas choisir qui/que je suis ? Un scientifique ? Un intellectuel ? Dois-je ici faire une thèse sur cette posture invalidée et mise à nu par nos transformations/évolutions de la connaissance et du savoir ? Par la diversité culturelle des savoirs et des connaissances ?
On me dira, mon propos est rhétorique, et oui c’est exact et puis quoi ? Quel intellectualisme ou « savanterisme » n’a pas une part de rhétorique ? Quel intuellectual-hystérisme ou « savantisme » n’a pas une part de jargon, de blabla boursouflé, de syntaxe branlante, ou que sais-je encore ? Cela a-t-il empêché l’esprit de saisir la substantifique moëlle du propos ? La rhétorique est une facilité comme argument d’élimination du fond d’un propos, l’accusation de « sophistiscisme » (faudrait encore savoir de quoi on parle dans ce « sophisticus logicus circus » véritable foutoir) est irrecevable quand la réfutation n’est pas une question de fond (de faiblesse du fond), la méthodologie est une facilité réfutatoire quand le fond peut être sauvegardé (surtout s’il a un apport heuristique), trop de mauvaise foi dans le discours scientifique et trop d’idéologie ou de politique trop de guerre (d’égo, de frustration, de complexe, ou de batailles de chapelles paradigmatiques et doctrinales) voire d’élitisme pour dire trop de conneries qui à eux seuls permettent de disqualifier définitivement toute « vérité ».
En fait, ce matin, en fumant ma clope matinale, je me suis dit que la « science » comme mon pénis ne veut rien dire. Il faudrait urgemment remplacer « science » par un signe de ponctuation : « ? » voilà qui serait approprié, exact, pertinent, honnête. Cela n’est pas nouveau, dans les ailleurs, dans les réalités ailleurs, cela est mathusalem.
Ce matin, en buvant mon café corsé et en tirant une clope, je me suis dit que nous arrivons à un moment de notre histoire globale où il est plus qu’urgent de sortir du vieux monde et d’embrasser le nouveau monde, celui qui assume son « ? » comme un espace de possible jamais circonscrit. On ne révolutionne rien dans le consensus mais en dehors (copernic en est l’exemple-type), on ne révolutionne rien en résolvant des énigmes mais en s’affranchissant des énigmes car la révolution des savoirs et des connaissances est d’abord un dépassement des irrésolutions de l’entre-soi qui tournent toujours en rond (très souvent un entre-soi phagocyté par des relations de l’inimitié, de la prétention, de dogmatisme, de fondamentalisme, de chapelles doctrinales, de carrière universitaire ou intellectuelle, de prestige universitaire ou intellectuelle, etc.). On ne remet pas en cause l’ordre établi seulement en pointant ses insuffisances (car cela serait simplement réaliser un progrès plus ou moins ordinaire) mais en proposant un autre (satisfaisant, disruptif, suffisant, etc.) dépassant les insuffisances de l’ancien (c’est aller au-delà du progrès ordinaire, c’est pousser plus loin le progrès subtil). Notre contemporanéité est un ordre de progrès ordinaire dans le meilleur des cas, un progrès subtil mais ô combien limité ou insignifiant dans la réalité.
Je suis rhétorique, je suis un enfant d’une tradition orale, une oralité un peu comme socrate qui n’a jamais pondu le moindre livre ou essai (etc.) et qui maniait très bien l’art rhétorique et le logos (d’après l’apologie écrite par son discipline platon, dont nous ne saurons jamais avec certitude absolue la part de « vérité » attribuable à son maître socrate et la part de platon). La rhétorique est dans mes gènes ou dans mon artificiel voire mon construit (les débatteurs intello-académiques rayeront les mentions inutiles, ce qui ne m’empêchera pas de leur démontrer qu’ils ont tort). Je ne m’en excuserai jamais, comme je n’ai pas vu beaucoup d’excuses de tous « ces grands illustres » pullulant dans la « bibliothèque savante » qui sont ad nauseam cités partout (sans toujours que cela soit pertinent ou même indispensable). Je suis rhétorique, celui qui n’est pas content se mouche. Je suis sans doute sophiste, comme tous les « non-sophistes » autoproclamés qui racontent simplement n’importe quoi (comme j’ai souvent essayé de le montrer ici dans les « varia« ), à la différence que je n’ai la prétention de rien (c’est-à-dire je veux simplement comprendre, et de ce fait pouvoir agir profondément, substantiellement, dans les limites de mes modestes capacités).
Je suis rhétorique, petit-fils d’une griot, je ne renierai pas cet héritage, je ne me renierai jamais. Autant que je ne saurais nier le pénis qui est mien, ou qui je crois ou ce que je crois être. Et je ne transférai jamais à qui que ce soit, ni à aucun autoritarisme (qu’il soit social, culturel, naturaliste, intellectuel, académique, politique, etc.) le pouvoir de me définir, donc de me faire renoncer à ce qui constitue de façon substantielle un des éléments de mon « Je », de mon « Soi », de mon « Moi », etc. Personne.
Je suis mythos et une variante de logos, je suis muntu, etc. Je suis un pénis, pas un homme mais un être humain. Pas besoin de la verbosité de la littérature scientifique, de ces masturbations de l’entre-soi, ces guerres imbéciles, ces critiques pas toujours fondées ou nécessaires, etc., pour me définir. A un moment donné, il importe que le « ? » qu’est la science arrête de se prendre pour ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire un « ! », la science c’est un « ? » qui sous-entend un « … » comme une suite à venir (avenir) sans lequel il n’est rien (ou il n’est plus ce qu’il veut / prétend vouloir / prétend être). Et même, je te dirai il pourrait continuer, personnellement, en buvant mon café et en fumant ma clope, je suis passé au « ? », le nouveau monde. Avec mon pénis, qui ne veut rien dire. »

« La petite saveur du dépouillement, doux effeuillage de puérilités encombrantes, j’ôte ma peau et je l’accroche dans un placard rempli de mes nombreux manteaux.
Me voici nu d’artifices. J’ai déposé ma bouche dans un bocal, et ma parole est au froid dans un réfrigérateur. Tout juste à côté des sentiments, des émotions, congelés.
Je n’ai plus d’yeux pour contempler le néant si bien rempli du monde.
Mes yeux sont passés à la broyeuse, et mon regard pétrifié s’est fait prisonnier du miroir de la Méduse.
Me voici comme je suis, émasculé de toute virilité, me voici avec le rien qui me compose, à partir duquel est né le chaos. Mon chaos.
Je laisse tomber la chair, et mon bain acide fait fondre mes os. Je m’efface entier. »

« Patricia dans mon lit n’était pas une évidence. La séduire fût comme faire le siège d’une ville imprenable. Le siège de Candie. Exigeant en tout. Le premier souci fût sans conteste celui de la langue. Si le Québec est francophone, si la langue officielle est le français, il n’en demeure pas moins que Molière et tout le tralala dans la vie quotidienne est un verbe inconnu au bataillon. Les Québécois parlent québécois. Le québécois est un dialecte vernaculaire incompréhensible pour toute personne dont la langue est le français. « Tsé, le français de France, le français international, c’est niaiseux, icitte on parle québécois, pas de niaisage, criss, les mots à cinq cents on s’en criss, ostie, ça se peut-tu de nous faire chier avec ses maudites règles qui nous mettent en maudit, tabarnak, ça juste aucun bon sens d’être cave de même, voyons donc ! » Le tout dans un hurlement d’orignal. Le québécois ne se parle pas à un niveau auditif raisonnable, il faut y mettre du panache, car le Québécois souffre de surdité congénitale, il n’est pas impossible que ce soit atavique au vu du degré de consanguinité que l’on retrouve dans les arbres généalogiques. « Hein ?! » De sur-di-té con-gé-ni-tale. « C’est quoi çâa ?! » Comprends-tu ? « Pantoute ! J’ai de la misère avec ton accent, coudonc ça se peux-tu que tu aies de la misère avec ton articulation toé ?! » Po-ssi-ble. « Misère, ça doit être çâa ! »
Séduire Patricia c’était prendre des cours intensifs en parler québécois, apprendre ses subtilités et adopter ses grossièretés, en d’autres mots laisser Patricia « mettre sa langue dans ma bouche ». La formule est celle d’un de mes anciens profs de communication marketing à l’université, développée pour la campagne du Petit Robert, finalement pas retenue par le client – on peut comprendre pourquoi.
« Mets ta langue dans ma bouche », je n’aurais pu la séduire autrement. Patricia ne devait pas m’entendre comme un « eux autres », mais comme quelqu’un « d’icitte ». Séduire Patricia, c’était donner l’impression de maîtriser son langage, afin que la « connexion » se fasse sans encombre. Comprendre que pour être le fun à ses yeux revenait à trouver drôle ses jokes, forcément plates pour moi. Souscrire à une police d’assurance contre la surdité au cas où l’écouter me rendrait totalement Beethoven, et ne pas s’attendre à une quelconque forme de réciprocité.
Le Québécois avec ou sans majuscule n’a pas une propension naturelle à se mettre dans les bobettes de l’autre, a une difficulté avec le métissage même s’il le trouve cute chez le voisin. A cet effet, il n’est pas exceptionnel d’entendre une post-adolescente un peu conne sur les bords dire que « Jamais je ne sortirai avec une minorité », et de préciser sans vraiment qu’on le lui demande son attrait pour « le chocolat blanc » au visuel luciférien et crade d’un type différent, d’écouter une adulescente presque trentenaire revendiquer sa préférence pour les « nous autres », et d’avoir dans la même phrase un « mais je ne suis pas rat-ciste » – Tsé, on s’en fout-tu et on ne veut pas le savoir.
Le Québécois en général avec ou sans minuscule est ouvert tant que l’on s’assimile à lui, qu’on lui ressemble, ou que l’on le laisse inchangé. Patricia était l’héritière d’une longue tradition historique. Pour l’assujettir, j’ai dû lui faire oublier ma couleur chocolat foncé, mon accent pas « québécois », nettoyer à fond mon vocabulaire « français de France », gommer mes manières trop « gentry » – en l’invitant au McDo du coin tout en lui faisant payer sa part de la facture. Coucher avec elle sans tendresse et sans érotisme pour convenir à une définition correcte du verbe fourrer, l’embrasser sans y mettre ma langue parce que frencher c’est d’abord donner des becs comme les poules picorent. Reproduire chaque scène d’un film pornographique cheap afin de lui donner l’impression qu’elle était hot et bonne – la traiter comme une chienne, en doggystyle, l’écouter aboyer et mimer la jouissance d’une femme fontaine saisie en gros plan. Elle me l’a avoué ce matin « Bééé, tsé, des fois, j’oublie que t’es Noir », « Ah ouin ?! », « Ouinnn, je ne sais pas comment c’est possible ». Je parle québécois et je baise comme un Québécois. Patricia, affalée dans mes draps comme un phoque bronzant sur la banquise, était conquise. »
« A cet effet, je crois que les gens, comme moi, ont perdu, quelque part dans youporn et autres, la manière simple directe et claire de dire comme gainsbourg (un peu gainsbarre) balança à whitney houston : I want to fuck you. Pas compliqué. Auquel je répondrai sans doute : T’es rasé(e) au moins? Et ensuite : T’es anal-logique? Parce que faut dire, j’aime – si tu ne l’avais pas encore saisi (depuis tout ce temps) – être dans la merde, remuer la merde, m’enfoncer dans la merde. Et si jamais la personne me répond : Ouais, bien sûr, j’aime aussi tout avaler, et je suis anulingue! Là coup de foutre direct. Fuck me, right now. Tu vois, il suffit juste de dire : I want to fuck you. Cela nous éviterait tant de guerre(s). »

« Hier, Axelle m’a ouvert la porte habillée d’une robe nocturne à la soie très élégante, elle avait le sourire tracé par de délicats coups de pinceau à la peinture rouge, rouge à lèvres comme des pétales de fleur, lèvres comme une rose qui s’entrouvrent doucement aux premières caresses de l’aube, aube virginale aux teintes pastel comme ses boucles d’oreilles, une chevelure rousse tombant le long de son cou mince comme des chutes de selfoss en islande et descendant jusqu’au bas de son dos dans un mouvement si gracieux, aussi gracieux que les contours de son visage qui dégage toujours cette espèce de félinité désarçonnant, Axelle m’a ouvert la porte et elle m’a simplement dit : « Baise-moi ».
Fauve et proie. Cela ferait un bon titre de roman, d’œuvre cinématographique, d’un porno amateur.
Le roman s’écrirait en trois chapitres. Le premier parlerait du baiser un peu rodinien de corps entremêlés bien plus que seulement enlacés qui se dégusteraient comme si après ça c’était la fin du monde, la fin des temps. Dans ce chapitre, il n’y aurait pas vraiment d’érotisme, mais beaucoup de romantisme, des touchers de sculpteurs qui palperaient la matière, l’exploreraient par tous les sens, l’écouteraient afin de mieux la saisir et de mieux faire ressortir toute son essence, jaillissement de presque rien, et jouissance pour l’esprit ébranlé par tant de beauté. Le premier chapitre ne parlerait que de ça.
Le second s’attarderait sur les corps nus d’amants magrittiens qui se sont voilés la face pour se découvrir autrement, les nudités imparfaites qui sont si singulières mélangées se pénétrant par toutes les ouvertures, nudités dans la lumière timide d’une nuit décente sans éclats artificiels sans vacarmes assourdissants, nudités englouties dans le silence d’un moment bercé par le sentimental mood d’un john coltrane et duke ellington aussi poétique qu’une musique rimbaldienne, nudités allant et venant entre les reins de l’une et de l’autre dans un mouvement dirigé par gainsbourg à la baguette birkin, nudités en quête de l’autre dans un lit sans draps sur une chaise accueillante sur une table tolérante du poids des amants imbriqués l’un dans l’autre comme des ombres siamoises, nudités qui se meurent dans un souffle brûlant, il n’en restera plus que des cendres.
Le troisième chapitre relaterait les cendres qui n’ont vu aucun phénix y prendre son envol, il parlerait du regard de différentes couleurs échangé par l’un par l’autre dans une conversation sans mots, il décrirait les caresses des mains de ces sculpteurs qui dans un langage inaudible parlent de matière à matière d’esprit à esprit d’âme à âme. Et à la fin, Axelle dormirait seule.
Fauve et proie. L’œuvre cinématographique commencerait sur un plan serré, un visage aux yeux bleus d’un éclat feu, un visage laiteux aux lèvres écarlates, des yeux bleus sur fond roux, un sourire joconde au mystère comme des voies insondables. L’image fixe serait une photographie prise par un œil frappé par la foudre, le coup de foudre brûlerait la rétine, l’œil ne verrait plus rien d’autre, durant toute la durée de la projection. Puis, suivrait cet autre plan concentré sur les mouvements du félin se déplaçant silhouette improbable sur un plancher en bois comme il ne s’en fait plus dans les appartements d’une ville ayant perdue définitivement tout goût esthétique.
La caméra suivrait l’ombre du félin à travers le couloir menant à une chambre décorée d’une façon si minimaliste que le vide apparent ne serait qu’illusoire puisque rempli de toute la substance de la personnalité de la maîtresse des lieux.
La caméra s’accrocherait aux pas de chatte de la silhouette qui ouvriraient le chemin vers l’extase à l’autre ombre présente, elle tournerait son regard vers elle, saisirait son entrejambe déformé par un renflement disant toute la raideur de son excitation, elle s’en détournerait pour tomber sur le coccyx modeste, coccyx du félin en rien vertueux, encore moins platonique, mais si indécemment généreux en promesses.
La caméra ferait un plan large sur cette chambre alcôve aux ambiances jazziques comme des murmures d’un silence qui sait parler, elle balayerait l’espace fluide comme un désert, charmant comme un désert, aux imaginaires qui ne se montrent pas mais qui sont là présents forts et vibrants, la caméra dirait l’indicible avec cette justesse et cette sensibilité que seul le silence oui le silence sait exprimer.
La caméra fixerait les amants d’un soir entrain d’ôter leurs masques et leurs costumes, elle baisserait les yeux devant leurs nudités, parce que ce moment intime d’offrande ne saurait être montré, car depuis la nuit des temps cela est sagesse intemporelle : l’image trahit. Et lorsque la caméra ouvrirait les yeux, ce serait pour fixer dans un plan serré, Axelle endormie.
Fauve et proie. Le porno amateur débuterait par un silence qui verrait deux langues affamées l’une de l’autre se dévorer dans un appétit gargantuesque, des bouches cannibales pour tartares, « Mange-moé » crue, Axelle implorerait l’esclave de la libérer de sa chair afin qu’elle puisse se sentir jamais comme avant : vivante.
Le porno amateur montrerait la bouche exécutante et aux ordres croquer chaque bout de son corps, des seins modestes mais si délicieux, des reins semblables à un nu couché de modigliani parcourus par une langue un peu matisse et beaucoup picasso qui gommerait les contours divins pour y redessiner l’imperfection sublime rendant Axelle irréelle.
Irréelle Axelle sous les coups de langue comme des coups de pinceau aux couleurs pastel d’un artiste sans talent et en pleine frénésie libertarienne. Axelle la bouche ouverte lâchant des cris d’une sonorité obscène se mêleraient au sentimental mood de coltrane et de ellington, et le bruit de ses fesses de son vagin fluides – doux frou-frou rimbaldien – rendraient le chef d’œuvre jazzique encore plus « Out of this world ».
Le porno amateur montrerait des anciens amas de chair se livrer à une copulation indigne de toute béatification vaticane, de la sueur des larmes et du sang, churchill loin de l’église et des paroles saintes ferait un signe de croix en signe d’amen. »

« Rencard. Nan. On dira « préliminaires ». Dorothée ne cherche pas l’amour, je n’ai pas le cœur à jouer les princes charmants, tous les deux avons nos raisons de ne vouloir qu’une partie de baise dans les règles de la chose. Pour dire, de la façon la plus perverse et crasse possible, aux antipodes du classicisme assommant dont les clercs et autres ensoutanés nous ont vanté les mérites. On ne baise qu’une fois, comme dit le YOLO – You Only Live Once. Alors pourquoi se faire chier. Dorothée a été très claire là-dessus : « Je veux de la bite. Une belle bite. T’as une belle bite ? » Je réponds invariablement à cette question et à celles qui en sont des déclinaisons par la même phrase : « Oh, tu sais, je n’ai pas les mêmes critères esthétiques que les autres… » Et d’ajouter à la suite de l’autre question qui ne se fait jamais attendre – « As-tu une grosse queue ? T’sé comme il se raconte sur les Noirs… » : « La vérité est empirique… »
Dorothée ne m’a pas demandé ce que cela signifiait, elle a de la culture en masse, c’est donc avec une certaine aisance que nous sommes quittés de la taille et de la beauté de ma verge à la philosophie de Quine en passant par la pensée de Mill et de Husserl pour finir sur celle de Frege. Bien évidemment, j’ai bandé comme un cheval tout le long, il a fallu sortir du mouroir starbucksien pour que la transparente Dorothée daigne par un détour cul-cul ou bite-bite montrer que son cerveau est la partie la plus aphrodisiaque de sa personne. Je la regardais et je voyais Lacan discourir sur la vérité et le sens en pissant sur la religion.
Lacan portait un legging qui vu de face laissait entrevoir le vide absolument exquis entre ses cuisses et des lèvres barbies aux traits rigoureusement harmonieux, qui de dos présentait de manière optimale le p’tit cul « tout à fait acceptable » schwartzwaldien. De plus, Lacan a une paire de seins qui n’a pas l’aspect inquiétant, menaçant, des bazookas à la mode. De visu, l’un de ses seins tiendrait impeccablement dans la paume de ma main. C’est pour moi important d’avoir véritablement les choses en main. D’avoir en main comme dirait Mélissa – l’autre Québécoise de souche dans mon animalerie de pure race – « de quoi de solide », je dirais de fin et délicat, et non point d’outrancier, de débordant, d’encombrant.
D’où mon étonnement devant toutes ces poitrines excessives passées sur le billard, ou naturellement explosives, qui rendent de nos jours totalement gaga les mâles et femelles. En même temps, la mode est à la grosseur, au gigantisme, à l’incommensurabilité, à l’énormité, à la macrosomie fécale – non pas fœtale, mais fécale. Gros cul, grosses boules, grosse bite, grosses lèvres, gros compte en banque, gros égo, grosse maison, grosse caisse, grosse dépression, grosse crise existentielle, grosse angoisse, gros délire, grosse déception, grosse envie, etc. C’est la fureur de la grosseur. Pas du gros cœur par contre, ni gros tout court, faut pas déconner. Dans ce monde macrothropophage, j’ai des exigences lilliputiennes, ce qui fait de moi une personne clairement hors du temps, un personnage bizarroïde vivant dans la quatrième dimension. Cela me convient plutôt bien. Allez savoir pourquoi.
Dorothée, je l’ai rencontrée dans la rue. Non ce n’est pas une prostituée. Juste une fille qui avait la jupe soulevée par le vent et dont le string bleu irradiait – en reprenant George Sand dans ses Légendes rustiques – de fabulosité et de merveillosité universelle. Je venais de laisser Viviana grimper dans un des cercueils roulant de Montréal que des personnes un peu malhonnêtes appellent « autobus ». Je suis allé vers elle et je lui ai dit qu’elle avait eu une bonne idée de porter une culotte ce matin-là en sortant de chez elle. Le pire aurait été de voir une sans-culotte déshabillée par le souffle printanier très coquin. Elle a apprécié le culot. J’étais chanceux, je venais de sortir vivant d’un ascenseur datant des années 1930. Elle m’a dit « Dorothée », j’ai répondu « Dave », elle a fait « Daveee… Hum… C’est assez cute… » Mouais. Comme un nourrisson tout grassouillet. Je ne l’ai pas dit. J’ai souri. Puis, finalement, peu de temps après nous étions au Starbucks, la jupe avait cédé la place au legging.
Dorothée m’a raconté ce matin après notre nuit de chevauchées walkyriennes sous la direction de Wagner que lorsque je l’ai abordée elle a tout de suite vu que je n’étais pas un pervers. Du moins selon son expression « Un en-manque de sexe ». Je ne puais pas le désespoir. Et que je n’étais pas gros. Du moins toujours selon son expression « Pas un gros plein de soupe », elle a ajouté « Désolé, ça a l’air assez superficiel comme ça, que veux-tu je suis superficielle ! » J’ai répondu « Tant mieux. » Que voulez-vous que je vous dise, la superficialité rules the world, du politique à l’hyperbourgeoisie en passant par le précariat et autres aristocraties. Tout le monde est superficiel. Tout le monde dans la grande comédie humaine veut avoir la performance la plus superficielle possible, et briller aux yeux de putains d’insignifiants. Et tout le monde réclame du real. Ou se réclame du real. Ou de la profondeur. Alors quand Dorothée s’assume dans sa superficialité, je suis sous le charme, elle est authentique, d’une vérité incontestable, d’un sens cohérent. J’ai bandé, et elle s’est occupée du reste.
Durant les ébats, elle m’a demandé de la traiter de salope. Je n’en ai pas été capable. Le féministe en moi. Je l’ai traitée de chienne et de cochonne. C’était plus respectueux. Elle l’a apprécié. « Tu es vraiment féministe ?! » « Je ne sais pas… Possible… » « Tu es ou tu n’es pas ! Pourquoi tu compliques toujours tout ?! » Dorothée voulait savoir si elle se faisait culbuter par un féministe avec une paire de couilles comme Hillary ou par un vagin avec un pénis comme les lutteuses de l’UFC ou tous ces gros bras qui saturent les salles de sport. Insatisfaite par mon silence, elle a remis son legging et à claquer la porte. La scène est assez surréaliste, j’en conviens. Mais c’est Montréal. Les gens y sont spécialement créatifs et imaginatifs. Vous ne savez jamais sur quel Salvador Dali névrosé vous tomberez, ou avec quelle version Lars Von Trier vous êtes entrain de vous saouler la gueule. Entre Melacholia, Antichrist, Nymphomaniac, et Dogville. Vous ne savez jamais à quel moment les gens vont vous faire une scène qui vaudra tous les Oscars. Dorothée m’a envoyé un message sur le réseau social bleu. « On se revoit quand ? » J’ai écrit « La semaine prochaine, les prochains jours sont très chargés pour moi ». Cette fin de semaine, ma programmation est : Jenny Alba & The Law of Sin, Melissa Sparrow & The Pirate of the Carribean, Marie-Ève Blondie & The Harddest Part. Une playlist honnête qui change des escroqueries du Billboard.
Il y a quelques minutes, Dorothée m’a envoyé un autre message sur le réseau social lapis : « Dis, qu’est-ce t’apprécie chez moi lol ». « Ton cerveau quand il porte un legging ». Après un moment de flottement, elle a repondu : « Ah okkk », « Tu aimes les leggings ??? » J’ai dit : « J’aime les filles qui portent des leggings ». Elle a posé la question évidente : « Pourquoi ??? » J’ai déposé mon Tolstoï : « Parce que c’est montrer en couvrant, c’est se dévoiler en jouant avec les limites, c’est provocateur tout en laissant planer le doute, c’est susciter la sensualité sans être seulement dans la vulgarité, c’est la séduction et le jeu qui lui est propre, ce n’est pas de la pornographie, et la pornographie ce n’est pas mon truc. J’ignore si je suis clair ? » « Oui, c’est tout à fait acceptable ! lol » Dorothée, une vraie connasse.
Il y a quelques secondes, Dorothée a changé de photo de profil. Elle est transparente et banale. Une transparence et une banalité en legging, c’est déjà ça. J’appuie sur « J’aime ». »
– Legging



« Comme le souligne Guillebaud (1991), cette toute-puissance, gouvernée par personne (ou « bien moins contrôlée de l’intérieur qu’on ne l’imagine ») s’exerçant, au début des années 1990, en plein vide politique qui se médiatisait, se heurtait à une critique forte des intellectuels – ces derniers revendiquant « avec hauteur tel ou tel territoire perdu » tout en guignant « du coin de l’œil l’accès au petit écran ». Des universitaires – qui exigent l’élaboration d’un discours scientifique sérieux et rigoureux à partir d’une méthodologie satisfaisante – « résistent mal à l’envie de bâcler un livre en trois semaines pour profiter d’une opportunité médiatique ». Critique forte des politiciens et des dirigeants d’entreprise pour qui les médias sont souvent des « sottises de journaleux » « mais s’empressent de sacrifier aux lois du spectacle dès que la demande leur en est faite ». Critique forte des diplomates regrettant « sur un ton navré l’irresponsabilité d’un scoop mais chaque voyage officiel mobilise prioritairement un charter de journalistes ». Critique forte de la politisation des médias « mais [une politisation] au degré zéro », ceux-ci « littéralement saisis par l’argent ». Un débat public, passionné, passionnel, aux opinions virulentes et aux attitudes contradictoires voire paradoxales des uns et des autres, dans lequel s’observait finalement pour Guillebaud (1991, 59) une « confusion généralisée » « au milieu de lamentations générales ». Débat public semblable à une « empoignade » ayant un côté « scène de ménage » dans laquelle il était peu évident en fin de compte de distinguer qui était effectivement la victime, qui était réellement le bourreau (Guillebaud 1991).
En réalité, les médias comme le notait Guillebaud fascinent tout autant qu’ils irritent, ils sont courtisés en même temps fustigés, et la « crise des médias » – sujet d’un sempiternel rabâchage – est au fond « un serpent de mer mais qui se mord la queue ». Le sujet « médias » généralement « favorise plus la polémique et le ressentiment que l’analyse à froid » ; les médias, avec leur « imperium solitaire et maladroit », agissant sans indifférence et ne laissant personne indifférent. Des « médias ivres d’eux-mêmes » et « affolés à mesure » dont « la tâche qui leur est assignée, en effet, n’est pas seulement au-dessus de leur force, elle est intrinsèquement ridicule ». La « crise des médias » « ne saurait être ramenée à une conjoncture malheureuse, à la médiocrité d’une époque ou aux conséquences de la privatisation ratée de l’audiovisuel », elle « marque tout à la fois un changement de nature et un malaise de la démocratie représentative elle-même », elle « désigne un vide bien plus béant encore que celui qui résulterait d’une panne de la pensée ou d’un effacement provisoire des intellectuels ». La crise des médias est ainsi la manifestation d’une crise bien plus profonde : celle de la démocratie elle-même. Celle avec « des institutions malades comme la justice ou l’enseignement, à des relais politiques comme le parlement, à des structures d’encadrement comme les syndicats ou les partis […] ». Les médias étant « sommés, mine de rien, […] » de pallier cet état voire de « se substituer » à ces institutions et espaces de la démocratie représentative en déliquescence, c’est en quoi cette tâche est « ridicule ».
La crise des médias est également celle des « passions menteuses » qui gouvernent « donc très largement toute réflexion » sur ladite crise, il convient pour Guillebaud de s’efforcer « dès à présent, à plus de calme » et « de distance », malgré « l’urgence » de la question (qui se posait déjà au début des années 1990 et dont on peut retracer l’existence dès les premières manifestations du phénomène « médias » dans les sociétés modernes ou les sociétés issues de la démocratie moderne). Il convient aussi pour Guillebaud d’avoir conscience (et de l’accepter) que dans cette crise des médias, autant que dans la crise de la démocratie, « tout demeure provisoire et approximatif » ; qu’il faille peut-être « risquer, ici et là, quelques coups de pioche en profondeur ». C’est dans cette idée que je construis et je me penche sur cette question de la crise des médias indissociable de celle de la démocratie (précisément une crise qui illustre d’une « régression de cette démocratie pacifique et éclairée qu’on pouvait espérer voir prospérer avant la fin du siècle [XXe siècle] dans les pays industrialisés »).
[…]
Dans le cas des médias, sa problématique par rapport à la démocratie – précisément à la formation de l’opinion du citoyen – se comprend dans cette perspective dès lors comme l’exercice d’une trop grande influence sur l’être (le citoyen) qui voit l’opportunité de médiation significativement neutralisée par à la fois l’affaiblissement de la binarité et par le renforcement de la rétention. Lorsqu’il est entendu que les médias exercent de l’influence (idéologique en l’occurrence), dans ce second sens d’influence, ce n’est pas parce qu’ils dictent aux citoyens ce qu’ils doivent penser ou le leur imposent mais c’est parce qu’ils tendent à neutraliser l’opportunité de médiation du citoyen en affaiblissant la binarité propre à l’information et en renforçant la rétention d’une information à la binarité affaiblie.
De tout ce qu’il précède, en quittant un moment les questions de l’influence, du pouvoir ou de pouvoir, en m’intéressant quelque peu à l’information même, je me risquerais à la suite de Charaudeau (2011, 43-48) à dire que non seulement « il n’y a pas de ‘degré zéro’ de l’information » mais qu’il n’y a jamais de degré zéro de l’information. Le degré zéro est « entendu comme dépouillé de tout implicite et de toute valeur de croyance », et lorsque l’on parle du degré zéro de l’information on fait référence à « ce que l’on appelle une information purement factuelle » à l’instar de celles qui « se trouvent dans les pages pratiques des quotidiens : les programmes de cinéma, de théâtre et autres manifestation culturelles ; les pharmacies de garde, les diverses annonces immobilières, d’emploi, etc. ».
Les informations à caractère explicatif « ne peuvent également prétendre à une sorte de degré zéro qui résiderait dans son caractère d’unicité : c’est la seule explication qui vaille. Car l’information n’échappe pas à cet autre paradoxe qui veut que chaque fois qu’une explication est donnée, on soit en mesure de soumettre celle-ci à un autre ‘pourquoi’, dans une chaîne infinie d’interrogations, toute explication ayant ‘sa part d’ombre’ ». Si je considère, moins prudemment que Charaudeau, qu’il n’y a jamais de degré zéro de l’information c’est simplement parce qu’une information n’est (du point de vue du producteur) jamais que factuelle, elle est toujours un sens transmis / communiqué autant qu’elle est une mise en récit de faits qui donne à la présentation des faits une dimension narrative (en m’appuyant sur l’ouvrage de Tétu publié en 2018 et titré Le Récit médiatique et le Temps, mais aussi sur le compte-rendu dudit ouvrage par Noyer dans l’article « Tétu Jean-François : Le récit médiatique et le temps, Accélérations, formes, ruptures » paru dans la revue Études de communication en 2019 – volume 1, numéro 52, pp. 231-236). On ne met jamais en récit pour rien et en dehors de tout (Ricoeur – dont la pensée sur le sujet est formulé dans l’ouvrage de Tétu – l’a théorisé pertinemment : « c’est le récit qui construit qui construit notre expérience temporelle et le rend proprement humain »). Autrement dit, présenter des faits, communiquer des faits, faire savoir quelque chose (à quelqu’un), c’est avant tout raconter une histoire. Et si l’on raconte une histoire, on doit bien être animé de quelque motivation, on doit bien avoir une idée des effets recherchés en produisant cette histoire et en la communiquant, on doit bien vouloir influencer (d’une façon comme d’une autre) ou avoir conscience de l’influence sur l’autre cible de notre communication.
Je m’explique, concrètement. Les programmes de cinéma comme informations factuelles peuvent être une mise en récit d’une histoire particulière : je veux que tu prennes connaissance qu’à 20h sur ma chaîne de télévision, je vais diffuser le film Le Père Noël est une ordure, et je voudrais que tu aies la curiosité de le regarder puisqu’il fait partie de ma programmation dont je te fais prendre connaissance (je t’en informe), je te fais la promesse qu’il te divertira – déjà tu noteras que le titre du film est original, si cela a pu piquer ta curiosité j’espère que tu la partageras avec le maximum de personnes et que vous serez nombreux à être devant l’écran au moment de la diffusion. Cette histoire particulière peut être toute autre, elle n’en reste pas moins qu’elle est une histoire, un récit, un sens transmis, communiqué. Les pharmacies ne produisent pas de simples informations factuelles, elles signalent une présence, une disponibilité, et un ensemble de récits qui peuvent avoir une teneur commerciale et s’inscrire dans une dynamique de séduction, d’attraction, de confiance, de la clientèle ou du public. On peut observer autant de récits, d’histoires, de dynamiques dans toutes les informations dites factuelles. Dès lors, le factuel est toujours un discours. Le discours est une narration. Et la narration est foncièrement une mise en scène.
Du point du vue des médias d’information, comme le souligne Charaudeau (2011, 43-48) : « Les événements qui surgissent dans l’espace public ne peuvent être rapportés de manière exclusivement factuelle du fait de la nécessité de mettre l’information en scène de façon à intéresser le plus grand nombre de citoyens, sans pour autant en maîtriser les effets. Aussi les médias ont-ils recours à plusieurs types de discours pour arriver à leur fin ».
Discours informatif (transmission du savoir) « joue en quelque sorte un rôle de plaque tournante » de différents types de discours : discours propagandiste (pour séduire et persuader la cible), discours scientifique (articulé autour de la problématique de la preuve : par la désignation et la figuration à l’instar des témoignages, du constat, du récit de reconstitution ; discours inscrit dans un « programme de raisonnement » ou démonstratif qui fait généralement une plus grande part à la technicité, à la spécialisation du savoir), discours didactique (articulé autour de l’activité d’explication, qui comme dirait Charaudeau est contrairement à un discours purement scientifique dans son sens de démonstratif est « une explicitation explicitante », c’est un discours de vulgarisation et « la vulgarisation est par définition déformante » car selon Charaudeau elle « dépend de la cible que construit le sujet qui raconte ou explique » – on ne produit pas le même discours informatif didactique selon que l’on s’adresse à très large public qu’à un public ‘intellectuel’ ‘cultivé’ ou de ‘passionnés’, « le savoir qui est à l’origine de l’information devra être transformé, voire déformé, pour paraître accessible »).
La « vulgarisation, dans les médias, ce n’est pas seulement chercher à ‘expliquer simplement’, comme il est souvent dit dans les écoles de journalisme », parce « expliquer simplement » c’est « utiliser des catégories de pensée les plus communes à l’ensemble d’une population : des schèmes de raisonnement simples, voire simplistes, des savoirs largement partagés (lieux communs, stéréotypes) qui ont peu à voir avec ce qui a présidé à l’explication de départ, technique ou spécialisé » (Charaudeau 2011, 43-48). « Plus une explication produite par un expert est précise et détaillée, s’inscrivant dans une réflexion systémique, moins elle est communicable et exploitable en dehors du champ d’intelligibilité qui l’a produite » (Charaudeau 2011, 43-48). « Mais, en plus, la vulgarisation médiatique est constamment traversée par une visée de captation, et ceci a pour conséquence d’en faire une vulgarisation dramatisée. De ce point de vue, on peut dire que les médias trichent chaque fois qu’ils présentent une explication comme le décodage simplifié d’une vérité cachée qui, par l’effet magique de la vulgarisation, deviendrait accessible à tous et du même coup serait la même pour tous » (Charaudeau 2011, 43-48).
De tout ceci, il est possible de conclure que tout factuel est un discours s’inscrivant dans un type de discours, mais aussi que tous les types de discours (propagandiste ou de persuasion ou de séduction, démonstratif ou scientifique, didactique ou explicatif ou de vulgarisation) présentés précédemment « intègrent d’une façon ou d’une autre une part d’activité informative ».
Par exemple, qui veut séduire ou persuader doit produire une information explicative ou démonstrative, il ne fait ainsi que jamais simplement informer (dans le sens de faire savoir). On pourrait même trouver que parler d’information est déjà en soi exclure un degré zéro de l’information puisqu’informer veut dire faire savoir quelque chose (à quelqu’un destinataire) ce qui sous-entend faire sens et avoir du sens. Et qui dit faire sens parle à la fois de l’explicite et sa communication.
Et qui dit avoir du sens parle à la fois de l’explicite et sa traduction. Implicite et explicite sont siamois dans le discours. Le discours informatif est dans cette perspective indissociable d’un imaginaire du savoir autant comme le note Charaudeau « avec l’imaginaire du pouvoir ».
[…]
La surinterprétation est de la sorte une inexactitude par rapport à cette réalité originelle sans toutefois qu’elle à force de partage voire grâce au convaincant ou à la persuasion ne produise des effets de vérité (qui naturalisent la nouvelle réalité). Cette analyse de la surinterprétation permet de voir mais surtout de comprendre dans une autre perspective la notion de « désinformation » (désinformer entendu dans mon propos comme action de faire savoir l’inexact produit d’une manipulation abusive de la trace dans l’intention d’exercer de l’influence par rapport à un but spécifique), ou de voir que la frontière est tenue entre sur-interpréter et désinformer (quand la surinterprétation est communiquée, médiatique et médiatisée).
La désinformation en tant que surinterprétation (de la présence ou de l’absence de l’être) est l’élaboration d’une nouvelle réalité, une réalité alternative, celle-ci lorsqu’elle est produite par les médias tend à se substituer à celle qu’une ordinaire (dans le sens de rigoureuse) interprétation de la trace comme présence de l’être établit comme réalité originelle. Il s’agit donc moins de la fabrication de la trace (à partir de l’inexistant) que de la surinterprétation de la trace en dehors de sa réalité originelle comme ce fût notamment le cas des fameuses couveuses irakiennes ou de la fable médiatique des armes irakienne de destruction massive.
Dans ces deux exemples, les médias n’ont pas fabriqué la trace, ils l’ont recueillie à partir plus ou moins des éléments matériels des communicants du pouvoir politique, ils l’ont non pas interprété (car cela leur aurait demandé un traitement rigoureux de tels éléments qui aurait construit une réalité originelle toute autre que celle proposée par leurs sources) mais ils l’ont surinterprétée (en la déplaçant de sa réalité originelle vers une réalité narrative conforme au vouloir des communicants du pouvoir politique). Ils ont surinterprété la présence de l’être (les éléments matériels comme tels et non comme ils se pourraient qu’ils soient par rapport à ce que l’on croit ou que l’on veut croire) et en même temps l’absence de l’être (les éléments matériels ne permettant pas manifestement de valider indépendamment de l’interprétation des communicants politiques la réalité à laquelle ils sont associés).
Le propre de la surinterprétation dans les médias ayant pignon sur rue ou considérés comme figures d’autorité médiatique est l’usage du conditionnel : il se pourrait, il serait, il devrait, etc. Le conditionnel comble l’écart entre la présence de l’être dans sa réalité originelle que l’on saisit après un traitement rigoureux et une traduction rigoureuse et l’absence de l’être comme réalité originelle mais surtout le conditionnel permet de déplacer cet être dans une réalité alternative, artificielle à partir de laquelle la trace mise en récit peut permettre de communiquer une histoire (en ce sens, il est possible de saisir l’expression connue qui dit qu’il ne faille jamais laisser les faits empêcher les professionnels médiatiques de raconter une bonne histoire).
Ceux qui sont informés ne relèvent pas toujours ce conditionnel ou ne sont pas toujours en mesure d’identifier l’interprétation et la surinterprétation, ou quelquefois l’identifie mais la tienne pour vérité parce qu’entre autres choses elle vient renforcer une connaissance, une conviction, un présupposé.
Les médias dit professionnels (ou ceux qui sont qualifiés de grands médias) quand ils s’adonnent à la désinformation généralement favorisent ou choisissent la surinterprétation au détriment de l’interprétation (tandis que ceux qui sont qualifiés de faux médias favorisent ou choisissent la fabrication pure et simple de la trace, comme les grands médias font de la manipulation abusive de la trace). Le factuel surinterprété (donc déplacé) relève en fait principalement de l’imaginaire du savoir.
L’imaginaire comme le remarque Warnier (cité par Chatzimasoura dans son article « Danser les yeux fermés » paru en 2009 dans la revue Corps) est « une capacité que nous avons de produire des images nouvelles, à partir du lexique des objets offerts aux sens » d’autant plus que comme le notait Baudrillard (également cité par Chatzimasoura) « le réel n’a jamais intéressé personne » puisqu’il est « le lieu du désenchantement », or seuls « nous absorbent les signes vides, insensés, absurdes, elliptiques, sans références », l’esprit humain étant « irrésistiblement envoûté par la place laissée vide par le sens ».
La conjugaison de cet imaginaire dans le cas des médias dit professionnels se fait généralement au conditionnel. Lorsque l’on use du conditionnel notamment, on cesse d’interpréter ou de traduire (dans une relative exactitude quelque chose), on surinterprète et on communique l’inexactitude. Or, la formation de l’opinion libre et éclairée du citoyen se fait aussi à partir de cette inexactitude communiquée.
[…]
En tant que technologie (imprimé), le journal papier a façonné et façonne encore le mode des activités et relations humaines, il a déterminé et détermine encore les relations humaines par des changements d’échelle. Depuis la révolution Gutenberg semblable à celle copernicienne (en termes de représentation), l’imprimé a transformé notre rapport à la connaissance et au savoir – par conséquent, notre rapport à nous-mêmes (individualité) sans parler des modifications apportées à nos environnements, nos cultures, nos existences sociales ; bref, nos manières de faire et nos manières d’être. C’est dans cet ordre de choses que McLuhan – 1964, 45-48 souligne que « tous les médias ont ce pouvoir d’imposer à quiconque n’est pas sur ses gardes les postulats sur lesquels ils reposent » et ce n’est pas « au niveau des idées et des concepts que la technologie a ses effets ; ce sont les rapports des sens et les modèles de perception qu’elle change petit à petit et sans rencontrer la moindre résistance »).
Comme le note : Charaudeau (2011, 29-42) : « Qu’il s’agisse de savoirs de connaissance ou de croyance, la question est implicitement posée est celle du rapport de perception-construction que l’être humain entretient avec le réel ». Nos représentations « en tant qu’elles construisent une organisation du réel à travers des images qui sont elles-mêmes portées par du discours ou d’autres manifestations comportementales des individus vivant en société, sont incluses dans le réel, voire sont données pour le réel lui-même. » Nos représentations sont le produit de la pratique des échanges sociaux, de la fabrication du discours de justification de tels échanges qui construisent un système de valeurs, et ce dernier est érigé en norme de référence (Charaudeau 2011, 29-42).
La représentation que nous avons du journal papier (donc des médias) est celle du droit d’informer et de s’informer qui sont pour nous indissociables de la démocratisation du savoir et de la connaissance, mais aussi indissociable d’une vie démocratiquement effective. Un double droit qui est constitutif de la conceptualisation moderne de la liberté. Une liberté dont il a été déduit un certain nombre de droits (droit de la liberté de la presse, droit d’expression et d’opinion, droit de s’informer, droit d’information, etc.) et d’exigences (la transparence, l’indépendance) mais aussi autour de laquelle il a été construit une éthique :
les faits ne doivent pas être secondaires accessoires ou marginaux par rapport à l’histoire racontée ou que l’on veut raconter,
les faits ne doivent pas être manipulés abusivement,
les faits ne doivent pas être instrumentalisés.
Nous attachons une certaine importance à cette liberté – valeur consubstantielle à nos sociétés démocratiques.
C’est également dans cette perspective que la crise des médias peut être vue comme fondamentalement une crise de la liberté (Rebillard, F. & Loicq, M. (2013). Pluralisme de l’information et media diversity: Un état des lieux international. De Boeck Supérieur.). Cette crise de la liberté ne peut se comprendre pleinement que si elle est saisie aussi comme crise de la confiance (des acteurs médiatiques vis-à-vis des autres pouvoirs publics et privés, des citoyens vis-à-vis des acteurs médiatiques). La confiance du maintien d’une relative autonomie de tels acteurs par rapport à la fois aux « exigences du marché » (Guillebaud 1991, 62), aux pouvoirs publics (gouvernement, etc.), aux pouvoirs privés (propriétaires des médias, etc.), et de leur capacité de production d’un discours d’information marqué de distanciation par rapport au triple triomphe de notre contemporanéité :
le triomphe de l’instant (de la séquence) soutenu par le triomphe de l’image, le triomphe de la circulation circulaire de l’information (et le triomphe de la répétition), le triomphe du haletant et de la vitesse de communication (« ce triomphe définitif du direct » modifiant « les modes de l’information », la « victoire de l’instant, du ‘fait brut’, de l’émotif bredouillant » qui illustre du « recul subséquent de l’analyse, de la mise en perspective, de l’examen critique » – Guillebaud 1991, 61) – le triomphe de l’instant comme une perte du qualitatif mais aussi comme manifestation dans bien des cas d’une « information sans mémoire ni examen ultérieur, fondée sur l’amnésie récidivante » (Guillebaud 1991, 61) autant que de la prédominance d’une information de l’approximatif ou approximative, de la supposition ou du conditionnel, de la « petite phrase » (Guillebaud 1991, 62), du psychodrame, de la tension et du duel, de la polémique et de la « politisation du commentaire » sans parler du « déluge de commentaires à chaud » (Guillebaud 1991, 62) ;
le triomphe du marché (de « la tyrannie du marché ») qui se manifeste dans « la course à l’audience et la dictature de l’audimat » exprimant une « perversion fondamentale » – c’est-à-dire « le souci mercantile » devenu désormais « prioritaire » puisqu’il est question de « vendre » à la fois des publics (ciblés) aux annonceurs et l’information aux publics – ceci n’étant pas sans conséquences sur la qualité de l’information (Guillebaud 1991, 62). Le triomphe du marché est inhérent (indifféremment de la privatisation ou non des médias) à « la transformation radicale [dans son sens premier qui est en profondeur] du capitalisme sous l’effet des révolutions conservatrices américaines et britanniques du tout début des années [1980] » (Guillebaud 1991, 63). C’est de ce moment singulier de notre contemporanéité que date « la fétichisation du marché, le recul de l’État, la toute puissance de la bourse et de la finance, la légitimation du profit à court terme et de la spéculation » mais aussi de l’instauration d’une norme idéalisée du fric et du « culte de la réussite financière ». Les médias publics sont désormais sommés de s’y assujettir, de montrer qu’ils sont aussi des machines à fric et de la réussite financière que les médias privés. Dans notre contemporanéité, les médias publics et privés, en général, ont reussi leur convergence vers cette nouvelle donne dont les effets sont : le partage d’une même tonalité (ou d’une même mise en récit), l’effacement des différences d’un média à un autre (puisque tous ou presque se sont conformés à cette nouvelle norme), la banalisation des styles, la priorité donnée aux unes attrape-tout et au sujets vendeurs, la quête éperdue de l’électorat infidèle et déloyal (pour dire fluctuant, nomade) bien que « minoritaire « « fait la différence aux yeux des publicitaires », la « capitulation devant les effets de mode », le « recul subséquent du suivi de l’information et de la cohérence éditoriale, etc. » Dans les médias privés comme dans les médias publics c’est le triomphe des « gagneurs » et celui de « l’opprobre jeté sur les vaincus ou les malchanceux » avec une part significative de la « modification subtile du langage, puissance occulte de l’air du temps… » (Guillebaud 1991, 63). L’une des conséquences principales de ce triomphe du marché dans le discours d’information est « une altération du statut même de la vérité journalistique». Une vérité fragile, souventefois incapable ou sans volonté de « démêler le vrai du faux », de dire le vrai d’une information « sans qu’il y ait beaucoup d’instances d’appel ». Ainsi, dans cette nouvelle configuration, ou ce nouveau « catéchisme implicite » « sera confusément tenue pour ‘vrai’ une information qui ‘trouve un marché’, tandis que seront frappées de suspicion les ‘vérités’ invendables » (Guillebaud 1991, 63). Et cette « nouvelle loi d’airain » identifiée par Guillebaud au début des années 1990, selon lui, « est bel et bien à l’œuvre dans tous les médias ». Le marché préférant à l’époque (comme peut-être aujourd’hui) « des informations péremptoires à la probité du doute ». Le marché répondant « bien mieux au manichéisme sommaire qu’aux réflexions circonspectes ». Le marché applaudissant « spontanément au récit anecdotique » et boudant « l’analyse ». Le marché réclamant « sans cesse des ‘produits nouveaux’ et [se fichant] comme d’une guigne du suivi de l’information. Le marché privilégiant « la personnalisation romanesque de l’actualité et [récusant] l’explication argumentée ». Le marché pour Guillebaud à son époque « est définitivement sans complexe, sans scrupule, et sans mémoire ». Les médias (anciens et de notre contemporanéité) aussi. Ainsi, « le souci de la clientèle et l’obligation de ‘vendre’ ne datent pas d’hier », de nos jours comme à l’époque de l’analyse de Guillebaud « on peut avancer que l’information » ne conserve plus « un statut opportunément ambigu » puisqu’il s’est « outrageusement simplifié » en devenant « marchandise » produite par l’esprit souvent tenté par « l’instrumentalisation marchande ». De telle sorte que « l’information tend à n’obéir qu’à une seule vérité : celle du marché ». Il est dans notre contemporanéité, de façon générale, cet idéal du philosophe Péguy formulé au début du XXe siècle, en opposition de ce qu’il qualifiait de la « presse pourrie » : « Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ; dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste » (Guillebaud 1991, 64).
le triomphe du spectacle (du dérapage médiatique, de l’émotif, du théâtral, de la prédominance de la mise en scène) dans la couverture médiatique afin de rencontrer un marché, ou comme le formule Guillebaud (1991, 64) : « l’information doit accepter d’enfiler l’habit de lumière, de sacrifier au Rimmel, aux plumes et aux paillettes du grand spectacle ». C’est dans cette perspective que s’observe un abus de la mise en scène de l’information, la construction de la fiction afin de « distribuer de l’émotion, du suspense, du rêve, du bien et du mal clairement départagés (ce qui est rarement dans la ‘vraie vie’) ». L’information désormais (ou plus aujourd’hui qu’autrefois) « s’aligne sur le modèle de la fiction ou du jeu, le débat politique participe de la rencontre sportive ou du cirque dont il copie d’ailleurs les flonflons dans son générique, etc. » Les médias d’information sont dans une vision globale de notre contemporanéité (qui était déjà celle de Guillebaud) le triomphe des « règles contraignantes du spectacle » qui elles sont « consubstantiellement » « peu compatibles avec les exigences propres à l’information ». Les médias d’information sont devenus des « western » dont la « mise en scène » inclut « l’aimable collaboration des services de propagande ». Une mise en scène produisant « ad nauseum un spectacle déréalisé ». Beaucoup donc de spectacle dans les médias d’information, de caricature, de surinterprétation, de « récit coloré », de calembours, évoluant sans cesse dans « le sens d’une simplification » « acrrue et d’une mise en scène toujours plus envahissante », la substance « et c’est euphémisme » qui se perd en cours de route ou qui « a été perdu en cours de route ».
C’est dans le double constat des triomphes du marché et du spectacle que s’illustre sur bien des aspects de la radicalisation des médias. Radicalisation comme changements profonds de leur nature. Et une telle radicalisation suggère une forme de corruption. En effet, c’est dans les triomphes du marché et du spectacle que l’on peut entre autres choses observer la continuité des corruptions d’hier dans le monde des médias d’aujourd’hui.
La corruption dans les médias n’est pas « un phénomène nouveau » (tout en restant dans le monde occidental médiatique un sujet délicat), elle peut prendre diverses formes (de promesse), des plus vulgaires (une enveloppe brune par exemple) aux plus subtiles (promotions professionnelles par exemple) voire une menace (la mise au placard ou le simple licenciement par exemple). De fait, les « journalistes achetés, journaux contrôlés par des lobbies ou des maîtres chanteurs, échottiers mirobolants et cyniques » ne sont pas étrangers aux médias (anciens et nouveaux).
Ce qui semble l’être en revanche c’est l’impression (qui reste une impression) d’une certaine généralisation et qui s’exprime dans l’accusation de plus en plus populaire de « médias pourris » ou du « tous pourris ». Et c’est cette impression de corruption ou de collaborationnisme des médias (avec les pouvoirs dominants – socio-politiques et privés) que l’on peut saisir dans la crise de confiance envers les médias, la crise de confiance dira-t-on médiatique du citoyen des sociétés dites démocratiques.
Dans notre contemporanéité, les frontières entre communication, publicité, marketing, propagande, mésinformation et désinformation, sont fluctuantes ou tout au moins semblent poreuses. Les stratégies de manipulation abusive sont de moins en moins archaïques (ou grossières) et deviennent de plus en plus sophistiquées.
Entre la communication pure et simple et l’information, la grande courtoisie et la brosse à reliure, le professionnalisme performant et l’exigence de résultats (économiques ou de rentabilité économique de la performance), la confraternité du monde médiatique ou de solidarité dans la « nomenklatura politico-médiatique » (en empruntant à Mitterand la formule) et l’indépendance journalistique, englués dans les connivences et les sympathies « empressées qui habillent de sourires déculpabilisants une corruption new look », les médias contemporains comme ceux du début des années 1990 souffrent à la fois d’un déficit de respectabilité et d’un déficit de crédibilité, dans des sociétés démocratiques en perte de respectabilité et de crédibilité à cause d’institutions de plus en plus en perte de légitimité et en gain d’autoritarisme.
Si les médias d’information de nos jours revendiquent leur autonomie face aux pouvoirs dominants, manifestant par quelques scandales et autres révélations de leur non-domestication par de tels pouvoirs, il serait possible en regardant froidement à qui profite vraiment le crime (la révélation, le scandale) d’envisager que le cœur même des pouvoirs dominants n’est pas atteint et qu’au contraire ces scandales et autres révélations s’inscrivent dans les différentes guerres de clans que se livrent entre eux – dans l’intramuros feutré – de tels pouvoirs dominants bien plus qu’une remise en cause radicale de ces derniers. L’information n’étant qu’une arme comme une autre (à l’instar du droit tel que l’analyse Israël dans son ouvrage L’arme du droit en 2009) dans les relations de pouvoirs, dans les situations de pouvoirs.
Cela pourrait expliquer aussi le fait que les grandes fortunes de notre contemporanéité démocratique sont propriétaires des médias d’information ou le deviennent de plus en plus. Informer n’étant plus dès lors ce qu’il s’entend ou s’entendait dans son sens commun – c’est-à-dire faire savoir quelque chose, mais au fond et en réalité faire la guerre à quelque chose. Et s’informer, aussi. »

« « Fruit d’un travail patient et rigoureux entrepris depuis plusieurs années, Michel Lemay décortique d’une manière chirurgicale, à l’aide de nombreux exemples concrets, bien choisis et documentés, d’ici ou d’ailleurs, récents ou plus lointains, les fréquentes dérives journalistiques qui, selon lui, finissent par avoir des effets très pervers sur notre vie démocratique. Il mentionne, entre autres, les atteintes nombreuses et injustifiées à la réputation des individus ou des entreprises, à la perte de crédibilité des journalistes et des médias, de même que les distorsions importantes dans l’information diffusée et accessible limitant la capacité du grand public de se faire une opinion éclairée sur plusieurs évènements et enjeux de nos sociétés.
Une des grandes réussites de ce livre sera de rendre accessible à un public beaucoup plus large, des débats autrefois réservés aux chercheurs et spécialistes des grandes facultés universitaires de journalisme et de communication occidentales.
Alors pourquoi ce relatif silence public autour de la publication de ce livre, tant du côté des professionnels en relations publiques que des journalistes?
En effet, à l’exception de quelques interventions de Stéphane Baillargeon (Le Devoir), de Marie-Claude Ducas (Journal de Montréal) ou de Michel Désautels (Première chaîne Radio) dans les médias, ou de la chronique du collègue Mathieu Sauvé dans le blogue Zone franche, à ce jour, peu de médias ont couvert et peu de relationnistes ont commenté publiquement cet essai qui devrait pourtant susciter un débat vigoureux et salutaire au sein même de nos deux professions, mais aussi entre les artisans des deux métiers.
Est-ce parce que la démonstration, par sa rigueur, est difficilement contestable et que les journalistes se sentent mal à l’aise de traiter du sujet ou d’en discuter parce que trop déstabilisante? Le récent congrès de la FPJQ n’aurait il pas constitué une occasion rêvée d’inviter l’auteur pour en débattre?
Est-ce parce que les relationnistes, dont plusieurs partagent sûrement le point de vue de l’auteur derrière des portes closes, hésitent à dévoiler le leur ou d’en discuter publiquement, de crainte de nuire à leurs propres relations avec les journalistes dans le cadre de leurs activités professionnelles au nom de leurs clients, de leurs institutions ou de leurs entreprises? N’est-il pas un peu kamikaze, ce Lemay, d’attaquer ainsi si durement celles et ceux avec qui il doit travailler quotidiennement afin de diffuser de l’information et gérer la réputation de sa propre organisation? A-t-il bien mesuré la capacité du 4e pouvoir toujours se sortir de situations délicates et de retourner continuellement la situation contre ses éventuels détracteurs?
Il a fallu, en effet, une bonne dose de courage et de détermination à Michel Lemay pour poursuivre cette aventure jusqu’à sa conclusion alors qu’il oeuvre toujours dans le métier et côtoie régulièrement les professionnels des médias dans le cadre de son travail.
Il faut souligner aussi la grande ouverture de son employeur qui lui aura permis de publier ce livre alors que son contenu aborde directement et avec force détails un évènement médiatique majeur survenu dans l’entreprise (le vol. 236 d’Air Transat avec le commandant Piché aux commandes) que l’auteur utilise abondamment pour illustrer une panoplie de failles déontologiques chez plusieurs membres de la presse qui ont couvert ce dossier.
Évidemment, la majorité des journalistes exercent cette exigeante profession avec beaucoup de professionnalisme. L’auteur ne manque pas de le souligner d’ailleurs. De plus, les accrocs déontologiques n’appartiennent pas qu’aux professionnels des médias dans cette relation délicate entre eux et nous. Les journalistes s’en donnent régulièrement à coeur joie au sujet de ce qu’ils estiment êtres des dérapages de relationnistes ou des opérations de « relations publiques » comme si rien de plus épouvantable et pernicieux n’existait sur terre! D’ailleurs un essai québécois de qualité tout aussi dévastateur pour notre profession, pourrait surement être publié, si un jour un journaliste y mettait la même rigueur, la même énergie et le même courage que Lemay.
L’auteur de Vortex en conviendrait surement, mais là n’était pas son propos et l’on ne peut le lui reprocher.
Quelqu’un d’autre s’en chargera peut-être et si c’est le cas, il faudra en tenir compte et l’analyser avec ouverture d’esprit et sans complaisance.
En attenant, il est essentiel que le propos de Vortex, cet essai de grande qualité, soit l’objet de la plus grande diffusion possible et que les questions qu’il soulève soient débattues publiquement.
La qualité de l’information transmise au public en dépend. »
– Vortex: ce livre que l’on voudrait oublier le plus vite possible? »

« Le psychologue William James, frère du romancier Henry, écrivit un essai à ce propos en 1897.
Dans cet écrit, il soutenait que les personnes, plutôt que de rester dans le doute et dans l’inquiétude, ont le droit de s’agripper à toute foi qu’ils ne savent pas impossible.
Je ne peux pas croire que mes cinquante centimes soient cent dollars, simplement parce qu’il m’est impossible d’agir comme s’ils l’étaient. Si par contre l’idée me faisait du bien, et n’était pas incompatible avec la pratique, j’aurais toutes les raisons de la soutenir.
Beaucoup de ses contemporaines critiquèrent James pour cette étrange théorie de la rationalité. Aujourd’hui, nous savons qu’il a saisi intuitivement des aspects importants de notre façon de penser.
[…]
Pour donner de la valeur aux faits, pour qu’ils comptent vraiment, nous avons besoin de les interpréter, de les faire ressortir du décor.
Même une histoire inventée peut nous servir à comprendre, par l’absurde, un événement. »



« Selon les mots d’Annette Simmons, le rapport complexe entre les faits et les histoires se résume ainsi :
« Les gens ne veulent plus d’information. Ils en ont par-dessus la tête des informations. Les gens veulent une foi. C’est la foi qui fait bouger les montagnes, pas les faits. Les faits ne produisent pas la foi. La foi a besoin d’une histoire qui puisse la soutenir – une histoire riche de significations et capable d’inspirer confiance. »
Ces quelques lignes sont le virus en éprouvette de la fièvre narrative.
Si aujourd’hui les histoires sont à la mode, c’est parce que les soi-disant experts du storytelling ont su vendre, avec des arguments similaires, leurs cours de rien aux ménagères et aux bouchers.
Mais qu’est-ce qui différencie une posture inacceptable comme celle-ci, où les histoires ne servent qu’à convaincre, de ce que j’ai cherché à illustrer jusqu’ici ?
La réponse est dans le mot foi.
Les gens veulent la foi s’ils n’ont rien de mieux pour interpréter le monde.
William James ne justifiait le désir de croire que lorsque le doute empêcherait un choix quelconque.
C’est une erreur de penser que les faits tous seuls puissent renverser les doutes. Mais c’est une erreur aussi grossière de penser que la foi serait la seule force capable de le faire.
Les gourous et les prédicateurs de l’ère numérique nous mettent en garde tous les jours contre les risques d’une overdose informative.
Ils en veulent pour preuves les mille milliards de pages cherchées sur la toile dans les six mille derniers jours, ou d’autres données équivalentes.
Toutefois, une grande différence existe entre overdose et abondance.
Je peux avoir une cave pleine de vin (abondance) sans forcément le boire d’un seul coup (overdose).
Et puis il y a des substances qui ne connaissent pas de surdose : l’air, les caresses, les biscuits de ma tante.
Il y a quatre siècles, avec la diffusion de la presse, l’Occident fut confronté à une étape analogue, quand il passa du manque de livres à leur propagation massive.
Geronimo Squarciafico écrivit en 1477 que
« l’abondance de livres rend les hommes moins studieux, détruit la mémoire et affaiblit leur cerveau en le dispensant d’un dur travail ».
Aujourd’hui, personne ne se hasarderait à dire qu’une librairie bien fournie ou une grande bibliothèque ouverte au public sont un poison pour la pensée. Il s’agit d’un genre de richesse qu’on s’est habitués à gérer.
[…] »

« La proposition a une vague saveur luddiste :
quelqu’un d’autre nous a appris que le contrôle de la machine est beaucoup mieux que sa destruction.
Il faut apprendre à l’utiliser, donner et prendre des leçons de conduite. Étudier ensemble son entretien, en prendre soin.
Si une contre-narration existe, elle ne sera pas une pierre dans l’engrenage. Elle ne sera pas un démenti enfilé dans les histoires d’autrui, avec pour seul effet de les raconter à nouveau. La machine mythologique nous aidera à la construire, et les pierres de la rivière en seront la matière première.
La seule alternative pour ne pas subir une histoire est de raconter mille histoires alternatives.
[…]
Le monde est petit, mais dense comme une fractale. Pour ne pas aller à la dérive, nous cherchons à être des personnes bien informées.
Nous nous gavons d’informations, pour nous retrouver avec plus de questions qu’avant et très peu de réponses, trop froides pour conforter le cœur.
Alors nous simplifions tout, pour nous abandonner à une foi : une réalité de complaisance, facile à manier, capable d’enterrer le tumulte.
Et il pourrait n’y avoir rien de mal dans ce désir de croire,
si l’on ne courait pas le risque de voir notre foi être la réalité de complaisance de quelqu’un d’autre,le résultat d’une Hypnopédie.
Une bonne histoire, bien racontée, est suffisante à cacher le piège. Mais une bonne histoire, bien racontée, peut également être l’antidote dont nous avons besoin.
Premièrement, parce que
lorsqu’il s’agit de narration, notre cerveau est plus enclin à la complexité.
Ainsi, pour comprendre, nous ne sommes pas obligés de comprimer. Beaucoup de doutes survivent et la foi s’éloigne.
Deuxièmement parce que
les faits ne nous touchent pas s’ils sont des corps inanimés. Mais les histoires, elles, sont des machines à transfuser le sang, elles sont des dispositifs à activer les émotions.
Troisièmement parce que
les faits ne coulent pas à pic, s’il y a une intrigue qui les garde amarrés.
Quatrièmement parce que
nous avons besoin de lire le monde avec la profondeur et l’espace que nous réservons aux romans.
Tout l’enjeu est de comprendre comment nous pouvons y arriver.
Comment nous pouvons écrire des romans de transformation qui pourraient traduire les faits en histoires ou, pour mieux le dire, qui pourraient transformer le récit stéréotypé des faits en un récit significatif, et qui pourraient faire émerger un gué, entre fiction et réalité, entre compréhension et compression.
[…] » »

« In this introduction to the special issue on decolonizing African Studies, we discuss some of the epicolonial dynamics that characterize much of higher education and knowledge production in, of, with, and for Africa. Decolonizing, we argue, is best understood as a verb that entails a political and normative ethic and practice of resistance and intentional undoing – unlearning and dismantling unjust practices, assumptions, and institutions – as well as persistent positive action to create and build alternative spaces and ways of knowing. We present four dimesions of decolonizing work: structural, epistemic, personal, and relational, which are entangled and equally necessary. We offer the Black Academic Caucus at the University of Cape Town as an example of how these dimensions can come to life, and introduce the contributions in this special issue (the first of a two-part series) that illuminate other sites and dimensions of decolonizing.
What does it mean to decolonize African Studies?
This special issue on decolonizing is a convergence of critical scholarship, theoretical inquiry, and empirical research committed to questioning and redressing inequality in Africa and African Studies. It signals one of many steps in a collective effort to examine how knowledge and power have been defined and denied through academic practice. We approach decolonizing as a verb, and as a subject of study, a methodological and epistemic orientation, and theory and practice (praxis) of research and teaching. Decolonizing entails a political and normative ethic and practice of resistance and intentional undoing – unlearning and dismantling unjust practices, assumptions, and institutions – as well as persistent positive action to create and build alternative spaces, networks, and ways of knowing that transcend our epicolonial inheritance. The term epicolonial borrows the prefix ‘epi’ (above, on top of, or over) to refer to the features of coloniality that pervade and supersede systems and relations of power. 2 Epicolonial dynamics are phenomena for which the cause may or may not be directly traced to legacies or histories of overt or observed colonial encounters, but in which power relations and outcomes are recognizably colonial (Marks 2020). Thus, calls for decolonizing correspond with understandings of colonialism and coloniality 3 that go beyond historical dates and figures. Colonialism and coloniality can be defined teleologically: the subjugation and subjection of people, societies, and experiences for the purposes of accumulating knowledge, wealth, and power that serve, directly or indirectly, white Western hegemony.
The first and last question of decolonial work is whom does it serve and what (or whom) does it centre? If the answer in African Studies is not black (Black) 4 , African, and Afro-Diasporic people and possibilities for radical autonomy and freedom, it is not decolonial. This demands that we ask disruptive and provocative questions that lead to action, not merely to self-referential hand-wringing or performative wokeness. How do our institutions – be they universities, professional networks, or publishing forums – reinforce unequal access to power, opportunities, and knowledge? What information, interpretations, voices, and experiences qualify as ‘expert’? Universities trade in the creation and formulation of a form of expertise that often asks us to abandon other ways of knowing, sensing, and expressing information. The power to curate and bestow qualifications thus makes the ivory tower a uniquely powerful place of editing and excluding knowledge. Decolonizing means interrogating why we read some texts but not others, and truly confronting the knowledge they represent and the knowledge they elide. But, it also goes further, calling on us to reconfigure academic accountability and authority, so that it derives from mutuality and rigorous plurality, rather than top-down hierarchies of social and professional exclusion.
Student-led protests throughout South Africa, from 2015 as #RhodesMustFall and into 2016 as #FeesMustFall, focused attention on some of the structural inequalities built into higher education systems. The movement echoed and expanded into Europe. Students at University College London had previously launched a 2014 campaign called ‘Why is my curriculum white?’ that inspired ongoing student-led initiatives across the UK. Historian Safia Aidid launched a transnational debate on #CadaanStudies criticizing the erasure of Somali scholars alongside a preponderance and dominance of white academics building careers around Somali politics. And student-driven reckonings around slavery-related wealth and violence legacies multiplied across U.S. and Ivy League universities. At Georgetown, students led a successful reparations campaign for descendants of 272 enslaved persons the University sold in 1838 – 30 years after the abolition of the transatlantic slave trade. More than mere hashtags, these movements and moments reflect long-standing contestations over power, agency, and influence in the study of African and Diasporic issues, politics, and people. They build on traditions of global anti-colonial solidarity, including coordinated campaigns like the anti-Apartheid strikes and ‘sit-ins’ in universities worldwide in the 1980s. They also underscore the leadership of students – the perennial next generation of scholars – in stretching our moral imaginations and generating new opportunities for intellectual accountability in academe. They demand that we, as scholars of African issues and contexts, confront representation, legitimacy, and accountability in our classrooms and in our research, not only when protests break out, but as part of our daily work. In this introduction, we focus our attention on four dimensions of decolonizing work and illustrate how, as scholars, we can contribute in practical and meaningful ways to the decolonial turn through the example of the Black Academic Caucus (BAC) at the University of Cape Town (UCT). BAC is a collective of scholars that understands blackness as colour and consciousness, rooted in an African and Afro-Diasporic experience as a lens through which to see, think, and act in the world. This positioning embodies the idea of African Studies and a decolonial orientation to the politics of location, representation, and praxis.
The duty to decolonize our scholarship and teaching arises from our definition of African Studies. African Studies refers to transdisciplinary knowledge production concerning Africa or Africans. This includes scholarship in, by, with, for, of, on, and from Africa and Africans (Ratele et al. 2018). This inclusive definition centres Africa and African people, processes, and phenomena not to exceptionalize studies concerning Africa, but rather to contextualize and specify that knowledge. This vision of African Studies thus rests on normative commitments about the purposes and possibilities of knowledge created in/of/with/for the continent. Decolonizing is a project to free and redeem the heart of African theory-making and theory-building across diverse epistemic and disciplinary domains. To paraphrase Ratele et al. in their work on African psychology: our definition of African Studies situates Africa and Africans at the centre of African Studies; it centres Africa as a home for theory-making, and Africans as theory-builders (2018). Still, African Studies, as an Afro-centric multidisciplinary scholarly community, is often entrapped and entangled in systems of oppression. The essays in this collection attend to these dynamics, while focusing on a future African Studies built by decolonizing. »
– Shose Kessi , Zoe Marks & Elelwani Ramugondo (2020) Decolonizing African Studies, Critical African Studies, 12:3, 271-282

« Biocultural diversity is the expression of the bountiful potential of life on earth. It’s what gives vitality and resilience to this planet — our home — and sustains the life systems that sustain us. It’s a precious gift to be cherished and nurtured for the future of all life — us included.
And yet, we carelessly squander this invaluable gift. Life in urban environments has fostered a profound disconnect from the natural world and the loss of the “biocultural link.” Global economic, political, and social forces are rapidly eroding the health of the world’s ecosystems and cultures, and are silencing the voices of the world’s languages.
The very fabric of life in nature and culture is coming unraveled, leaving our biocultural world increasingly fragile and the outlook for humans and all other species increasingly uncertain.
It’s a “converging extinction crisis” of the diversity of life in all its forms. But life is not expendable. We are foolishly cutting the grass under our own feet.
Busy with our everyday lives and caught up in our daily pursuits, we may be tempted to brush off this troubling thought. Or we may hastily conclude it’s something happening to someone else somewhere else, in some remote place “out there,” and of no consequence to us “here.” But that’s not so. Nobody is immune to the impact of biocultural diversity loss.
We’re all affected, no matter who we are and where and how we live, so we all have a responsibility to act. »



« Clans, clubs, nations, castes, empires : partout les humains inventent des «communautés imaginaires ». Elles s’appuient sur des frontières symboliques et s’alimentent de récits d’origine, de héros fondateurs et de signes d’appartenance.
Les animaux sociaux comme les loups vivent en petites communautés d’une dizaine d’individus sur un territoire qu’ils marquent de leurs odeurs. Avec les humains apparaissent de nouveaux territoires, imaginaires, qui rassemblent des communautés plus larges en clans, tribus, ethnies, nations, communautés de croyants, etc., dont les frontières sont des constructions mentales.
Pour Émile Durkheim, le père de la sociologie française, la fondation des sociétés reposait sur le totémisme, forme la plus archaïque de religion. Le cas des Aborigènes d’Australie lui paraissait le plus proche des origines de l’humanité, d’où le grand récit des fondations qu’il propose dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Mais nul doute qu’à ses yeux, ce scénario des origines était destiné à se rejouer sans cesse au cours de l’histoire. Le cas australien révélait à l’état le plus simple un mécanisme universel de l’histoire humaine. Les hommes n’ont de cesse de se rassembler autour de grands idéaux : Dieu, la patrie, les utopies, ou simplement des rêves partagés de gloire.
É. Durkheim savait que les religions en déclin, qui avaient été jusque-là le ciment social, moral et idéologique des sociétés traditionnelles, devaient être remplacées par d’autres idéaux collectifs. « Il n’est pas à craindre que jamais les cieux se dépeuplent d’une manière définitive ; car c’est nous-mêmes qui les peuplons. Ce que nous y projetons, ce sont des images agrandies de nous-mêmes. Et tant qu’il y aura des sociétés humaines, elles tireront de leur sein de grands idéaux dont les hommes se feront les serviteurs. » Ces lignes ont été écrites en 1912. Ce qui s’est passé par la suite a confirmé ses vues. La guerre a provoqué l’union sacrée autour de la patrie. Puis sont venues les nouvelles utopies (communisme, fascisme), qui ont joué le rôle de religions séculières», rassemblant les masses autour de nouvelles idoles et de nouveaux idéaux. Nul doute que si É. Durkheim assistait aujourd’hui aux grandes messes sportives de notre époque, il y verrait la réactivation d’un même scénario d’« effervescence créatrice » autour de nouveaux dieux. Et à la fin des Formes élémentaires de la vie religieuse , il annonçait sur un ton prophétique : « Un jour viendra où nos sociétés connaîtront à nouveau des heures d’effervescence créatrice au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront, de nouvelles formules se dégageront qui serviront, pendant un temps, de guide à l’humanité. »
Pères fondateurs et grands récits
La fondation des nations, des partis politiques, des sectes, des clubs sportifs et autres groupements de toutes sortes emprunte au même fonds anthropologique. Des clans aborigènes aux nations modernes, l’histoire semble toujours se répéter.
Or, de quoi se nourrissent ces nouvelles communautés idéales, si ce n’est d’imaginaires et de symboles ? Pour marquer leur appartenance à une même communauté, partout les hommes puisent dans un stock de formules assez limité : récits mythiques de fondation, légendes et récits héroïques entretenant une mémoire collective, modèles et idoles que l’on vénère, frontières imaginaires traçant les frontières entre soi et les autres ; le tout concrétisé par des symboles (drapeaux et emblèmes), des rites d’entrée (baptêmes et initiations), des cérémonies collectives (messes et rassemblements).
L’idéal communautaire commence par un récit des origines. Y apparaissent des « ancêtres » et des « pères fondateurs ». Les Ngarinyins du nord-ouest de l’Australie racontent que leur territoire leur a été donné par des ancêtres mythiques, les munnumburra wongai (« gardiennes de la Loi »). Les juifs, les musulmans et les catholiques ont également leur récit d’origine avec leurs pères fondateurs ; de même pour la Chine et l’Amérique, la sociologie ou la psychanalyse…
Les récits de fondation se poursuivent généralement par une série d’épisodes marquants formés de combats épiques, d’épopées héroïques et de figures légendaires. Cette galerie de hauts faits et de héros emblématiques entretient une mémoire collective. L’histoire de France, le Mahabharata, la Bible, la mythologie australienne ou l’épopée des Chicago Bulls…, chaque peuple ou club a son grand récit.
Historiens et anthropologues ont longuement analysé ces idéologies nationales avec leurs mythes nationaux et leurs « lieux de mémoire », où l’on vient célébrer et réactivé l’unité du groupe. Nos lieux de mémoire sont les monuments aux morts, les bâtiments publics et les plaques commémoratives. Chez les Ngarinyins d’Australie, ils sont composés de peintures rupestres que l’on vient régulièrement revisiter et rafraîchir lors de cérémonies collectives. Elles marquent la prise de possession d’un espace par une tribu et forment le ciment de leur « communauté imaginée ».
L’imaginaire des communautés rime ensuite avec « esprit de corps ». La tendance communautaire est de concevoir les membres comme les éléments d’un superorganisme, d’où un recours fréquent à la métaphore de la famille pour désigner le groupe. L’entreprise se veut une « grande famille », la religion rassemble des « frères », la « mère patrie » nourrissant ses « enfants ». Les Aborigènes d’Australie qui appartiennent à un même clan se désignent entre eux comme « frères » ou « sœurs ».
Pas de société sans conscience collective !
Pour tracer les contours d’une communauté, il lui faut aussi des frontières. Elles visent à établir une ligne de démarcation entre « eux » et « nous ». Elles peuvent être géographiques, professionnelles, religieuses, linguistiques, disciplinaires… Dans tous les cas, elles dessinent des territoires imaginaires qui tracent arbitrairement les frontières entre pays, professions ou disciplines scientifiques (le nom, la carte d’identité, le diplôme, la « peau » chez les Aborigènes…).
Enfin, rien ne vaut des ennemis pour souder les groupes. L’idéologie fusionnelle joue à plein lorsque la communauté se sent menacée. Il s’agit alors de « faire corps » et de pratiquer « l’union sacrée ». La psychanalyse des groupes s’est particulièrement intéressée à cet aspect de l’« imaginaire groupal ». Le psychanalyste anglais Wilfred Bion (du Tavistock Institute), l’un des fondateurs de la psychanalyse des groupes, a décrit certains des « schèmes organisateurs » qui forment le ciment psychique des groupes. Parmi ces schèmes, il y a la dépendance envers un leader divinisé qui protège et sert de modèle identificatoire. Mais il y a également « l’appariement », qui correspond au désir de partager une même communauté d’espoir. Cet appariement est réactivé face à un ennemi extérieur qui menace le groupe. Rappelons-nous : après les attentats du 11 septembre 2001, un élan de ferveur nationaliste s’est emparé de la société américaine. On a brandi les drapeaux, prié en commun, fait bloc autour du président, vu tout à coup comme un leader charismatique.
L’imaginaire des communautés humaines s’entretient à travers une série d’actes symboliques : les signes de ralliement – emblèmes, fanions, étendards, totems, drapeaux, tatouages, armoiries, mascottes, insignes, etc. À cela s’ajoutent des rites de passage qui tracent les frontières entre ceux du dedans et du dehors (baptême, bizutage, intronisation, diplôme, initiation…). La communauté organise enfin des rassemblements collectifs (par exemple les messes et autres cérémonies), où l’on se retrouve tous ensemble, où l’on partage un repas, chante, danse et se quitte les larmes aux yeux en se promettant de se revoir bientôt.
De l’Islam aux Templiers, de la franc-maçonnerie au nationalisme hindou, les imaginaires de groupe se ressemblent à s’y méprendre. En décrire un, c’est les décrire tous.
C’est ici qu’É. Durkheim et les anthropologues, Sigmund Freud et les psychanalystes ont compris quelque chose d’essentiel sur la formation des sociétés. Il n’est pas de grands groupes humains sans l’existence d’un imaginaire commun, d’une conscience collective, d’un ensemble d’idéaux.
Cette idée somme toute commune a été reprise par toute une série d’auteurs, de Cornelius Castoriadis à Régis Debray, de René Kaës à Benedict Anderson.
La fonction des imaginaires collectifs n’est pas simplement de prolonger les communautés qui lui préexistent. Ils en sont l’un des facteurs constitutifs. Le territoire des loups est à l’échelle d’une meute et s’appuie sur des odeurs et reconnaissances directes entre individus. Les communautés plus larges ont besoin d’autres repères symboliques, d’autres signes de reconnaissance. Les loups sont unis par des liens organiques, les hommes par des liens psychiques. Ils permettent de créer des relations à une échelle plus large. Ils permettent de former des clans, tribus, ethnies, nations, communautés de croyants, corporations, syndicats, partis, associations et autres clubs de supporters.
À LIRE : L’Institution imaginaire de la société – Cornelius Castoriadis, 1975, Seuil, coll. «Points essais», 1999.
L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme – Benedict Anderson, 1996, rééd. La Découverte, 2006. »
– Dortier, J. (2007). Le fondement imaginaire des sociétés. Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, 9(12), 8.

« Ludwig Wittgenstein is one of the most widely read philosophers of the twentieth century. But the books in which his philosophy was published – with the exception of his early work Tractatus Logico-Philosophicus – were posthumously edited from the writings he left to posterity. How did his 20,000 pages of philosophical writing become published volumes? Using extensive archival material, this Element reconstructs and examines the way in which Wittgenstein’s writings were edited over more than fifty years, and shows how the published volumes tell a thrilling story of philosophical inheritance. The discussion ranges over the conflicts between the editors, their deviations from Wittgenstein’s manuscripts, other scholarly issues which arose, and also the shared philosophical tradition of the editors, which animated their desire to be faithful to Wittgenstein and to make his writings both available and accessible. The Element can thus be read as a companion to all of Wittgenstein’s published works of philosophy. »



« Une conversation n’est pas une juxtaposition d’opinions (partisanes ou idéologiques ou de perceptions, d’émotions, de besoins, de recherches de satisfactions plurielles, etc.) comme une énonciation de ‘je’ monologiques ou bien encore une conversion voire une communion des subjectivités en communication réduite ainsi à une fonction proprement énonciative – phatique (cf. à cet effet le remarquable ouvrage de Milon, A. (1999). L’Art de la conversation. Presses Universitaires de France).
Le cas échéant, converser n’a aucun sens, puisque dans converser il est avant tout question fondamentalement, d’après moi, de dialogisme (externe) et de dialogisation intérieure (tel que pensée par Bakhtin), de dialogue d’un type socratique (« dialogue socratique a pour principe d’après lui que la vérité n’est pas le fait d’un seul homme, mais se construit grâce à l’interrelation dialogale : la vérité « naît entre les hommes qui la cherchent ensemble, dans le processus de leur communication dialogique » (Poétique de Dostoïevski, p. 155) » – Claire Stolz).
Dès lors, le dialogisme est selon moi un échange de réalités (sémantiques ou autres) qui fragilisent la bunkerisation de soi (la fameuse cage de faraday si j’ose l’analogie) en s’exposant véritablement à autre chose (aux ‘nuisances’ ‘véridiques’ de l’extériorité) que la vérité issue de son soi et en intégrant (cela ne signifie guère approuvée mais cela est nécessairement transformationnel de l’ignorance d’une réalité autre – ou de la confirmation d’un savoir) la vérité de cet autre soi en dehors de son soi (l’Autre comme je le dirais).
Pour le dire plus clairement, la conversation n’est pas la diffusion de sens, de significations, de tous les univers de soi dans l’espace de l’intersubjectivité. Dans la conversation, il y a un déplacement des univers subjectifs les uns vers les autres qui se découvrent, tentent de se comprendre, de construire – dans une perspective téléologique de l’être-avec à partir de l’être-au-monde et de l’être-ensemble (d’inspiration heideggerienne mais davantage ici analysé sous l’angle de collaboration ou de copropritation – [Nancy, J. (2007). L’être-avec de l’être-là. Cahiers philosophiques, 111(3), 66-78.]), de l’être-en-commun (c’est-à-dire au-delà de l’être-avec et l’être-au-monde : « la communauté au sens minimal de l’« être-avec » d’un Je et d’un Tu. Et pourtant, une relation dyadique directe et horizontale aussi minimale entre deux êtres ne suffit pas à « faire société » ; elle ne suffit même pas, si l’on suit Simmel [1999 (1908)], à maintenir un Nous car l’interdépendance uniquement personnelle qu’elle implique n’aboutit pas à une structure « supraindividuelle » qui se développerait au-delà de l’identité particulière de ses constituants. En effet, un véritable Nous est nécessairement « triadique » : il relie les individus qui le composent par l’intermédiaire de leur rattachement à des « tiers » communs, que ce soit une règle, un objet, une tierce personne ou simplement la représentation du Nous qu’ils constituent ou croient constituer [Simmel, 1999 (1908)] ; Kaufmann, 2010]. Le tiers substitue à la relation immédiate, à la « ligne droite » qui lie A et B la relation médiate, « la ligne brisée » qui leur vient de leur rapport commun à C [Simmel, 1991]. Cette forme indirecte de relation peut rompre la réciprocité immédiate de l’ajustement intersubjectif des êtres qu’elle relie – si tant est que celle-ci existe – en les englobant dans une unité plus vaste. Mais cette forme de relation indirecte peut aussi rapprocher des êtres qui n’ont pas de contact direct ou qui sont d’emblée séparés par des « cassures » [Simmel, 1999 (1908)]. – Kaufmann, L. (2016). La « ligne brisée » : ontologie relationnelle, réalisme social et imagination morale. Revue du MAUSS, 47(1), 105-128.).
De la sorte, Autrui, et le mot (qui ici dans mon propos est un tiers commun – « A word is a bridge thrown between myself and another » comme le dirait Volosinov), deviennent (en reprenant Tournier – Michel Tournier, Vendredi et les limbes du Pacifique, 1967) la « « pièce maîtresse de mon univers. »
Et le tout, dans ma conceptualisation, presque dans une grammaire optative d’un type ricoeurien (comme convocation de l’impossible dans le champ du possible) – c’est-à-dire la construction / constitution, de façon impérative, sans doute difficile, souvent à partir du tragique, d’un même univers de références et de compréhension se fondant sur les précisions de sens d’éléments, le lexique et autres, constitutifs – de l’interrelation dialogale (et dans le champ socio-politique du débat raisonnable).
C’est peut-être, selon moi, dans cette dimension qu’il faille rapprocher cette conceptualisation de la conversation d’avec celle de Godo (Godo, E. (2014). 5. La quête d’authenticité. Dans : , E. Godo, La conversation: Une utopie de l’éphémère (pp. 69-77) Presses Universitaires de France.) : « La conversation est semblable au jeu, un jeu aux règles tacites, évolutives, mais au moyen duquel une œuvre commune se construit, une expérience achevable, esquisse de totalité, qui peut emprunter des voies inconnues mais qui se présente comme un refuge où l’homme parcellarisé peut se donner un semblant de reconstitution. À travers le jeu de la conversation, l’individu crée un espace intermédiaire où il tente d’échapper à la sensation d’écartèlement qui est l’une des composantes les plus éprouvantes de la condition de l’homme moderne. Si l’on considère, avec Winnicott, que le jeu est une sphère mixte, sise entre la réalité intérieure et la réalité extérieure, dans laquelle il est possible à la fois d’exprimer ses émotions et de faire l’épreuve du réel, la conversation se présente comme un point d’articulation où nous élaborons un mode d’être, de parler et d’agir par lequel nous tâchons d’échapper à la dichotomie de la vie subjective et de l’appartenance au monde. En nous consacrant à nos conversations, nous sommes semblables à l’enfant qui, se plongeant dans le jeu, acquiert paradoxalement la faculté de concilier la réalité du dedans et celle du dehors. Certes, rien ne nous garantit que, dans ce jeu, nous ne cédions à la tentation d’étouffer les appels complexes et diffus du dedans, que nous finissions par les taire ou que nous nous efforcions de les rendre conformes aux attentes du monde extérieur. Ce polissage est hautement nécessaire pour socialiser les parts de la vie intérieure qui doivent l’être. Mais il a ses limites : la perte de sincérité vis-à-vis de soi-même, la soumission de la vie intérieure à des formes exogènes, appauvries, la dépossession de soi. On se souvient peut-être qu’à la question posée par la revue Minotaure en 1933 : « Quelle a été la rencontre capitale de votre vie ? », le poète Pierre Reverdy avait répondu : « La seule, capitale et trop évidemment nécessaire, dont l’importance s’aggrave au fur et à mesure de sa persistance dans le temps – celle que j’ai cru faire de moi-même, avec qui je n’en aurai fini jamais. » Chez le poète, la rencontre avec soi se fait au risque consenti d’une rupture du contrat social. La poétique de la conversation quant à elle nous rappelle que l’individu peut se frayer un chemin jusqu’à lui-même sans pour autant mettre en péril le lien qui l’unit à ses semblables. La conversation fait appel à cette part innée de socialité que nous opposons à nos tentations de désespoir, de renoncement à notre foi en l’homme. À la voix hobbesienne qui nous fait penser que l’homme est un incurable loup pour l’homme, nos conversations répondent par une musique qui adoucit les mœurs. En nous tournant vers nos semblables, nous nous évertuons à faire mentir le pessimisme : nous nous construisons des horizons, des possibilités de monde où la rencontre avec l’autre peut avoir lieu. Contre toutes les voix intérieures qui voudraient nous convaincre qu’il n’y a rien à tirer de bon de cette créature d’épouvante qu’est l’homme, nous donnons une chance d’expression à cette bonté naturelle dont parlait Rousseau ou à ces sentiments sociaux innés que peignait Shaftesbury. L’individu repère en lui-même une capacité de sympathie par laquelle il peut se mettre imaginairement à la place d’autrui. La subjectivité se découvre presqu’île, reliée, ouverte. »
De la sorte, certaines conversations sont superficielles (en anglais on dira ‘chat’ – une discussion dans son sens de causerie voire de papotage ou simplement entre deux personnes un ‘bavardage’), car bien qu’elles consistent en des déplacements d’un univers de soi à un autre n’arrivent pas à s’imprégner de la profondeur des sens du réel des subjectivités en présence – des subjectivités n’arrivant pas à quitter leur presqu’île car sans voie/voix réelle d’ouverture sur l’en-dehors de soi, d’intégration véritable de l’en-dehors de soi, ainsi à produire un effet transformationnel voire un progrès de connaissance réelle puisque chacune des subjectivités y (res)sortant indemnes (comme elles sont venues).
Dès lors, elles ne sont pas des conversations mais des effleurements, ou des safaris, ou des exotismes, des ‘je t’ai entendu mais je ne t’ai pas vraiment écouté’ (car cela soit ne m’intéresse pas soit je trouve cela inconsistant voire insignifiant, peu important, etc.) ou des batailles dans les guerres intersubjectives que chacun et chacune se livrent avec les autres : guerre de la raison ou de la rationalité, des croyances, des morales, des egos, des x y z et autres etc.
Une (véritable) conversation (politique en l’occurrence) produit nécessairement des amendements des sens du réel. Tu ne peux demeurer une presqu’île fermée sur elle-même. Tu ne peux ignorer et ne pas avoir vraiment intégré dans ton univers ma vérité, tu ne peux ne pas avoir voulu t’exposer à ma vérité, réciproquement.
L’intégration dit en soi une modification substantielle de l’avant ou du ante (Godo dirait : « L’individualité n’est jamais fixée une fois pour toutes ni acquise : elle a besoin d’être réactivée par la rencontre, l’action, l’échange. La conversation participe à cette redynamisation périodique de l’individualité : le moi du sujet s’y éprouve, sous le regard de l’autre, comme une question, un qui suis-je ? apportant sa part de réponses mais en attente constante d’addenda, de rectifications, de verdicts. » – Godo, , E. (2014). 5. La quête d’authenticité. Dans : , E. Godo, La conversation: Une utopie de l’éphémère (pp. 69-77). Presses Universitaires de France.) »


Volume 34 – Special Issue 3 – Fall 2020
« This essay explores the possibility of universal values. Universal values do not exist as Platonic ideals nor do they exist in clearly defined lists of rules or laws. Rather, universal ethical claims are constructed through the actions of individual political leaders, scholars, and activists. This essay explores how such normative constructions take place. It uses an initiative undertaken by the UN Office of Drugs and Crime to further education around corruption as an example of how such universal values come into existence. The initiative focused on developing teaching materials for higher education. The essay focuses on two particular modules, both their content and the process by which they were written. »




« Le chercheur qui vise à présent à expliquer ce qu’il en est du désir de l’homme et de la morale qu’il se donne ne pourra, de même, se contenter de récolter les rêves ou les fantasmes qu’il observe, sachant que ses propres désirs interfèrent avec ceux dont il prétend rendre compte. Aussi ne devra-t-il pas simplement se montrer, tout comme le sociologue, d’une méfiance extrême par rapport à l’ordre établi qui, en l’occurrence, tend à imposer socialement une certaine façon de se comporter moralement. Il devra également se révéler d’une très grande vigilance par rapport à sa propre façon de faire jouer son désir. Le psychanalyste, par exemple, spécialiste de ces questions, devra mettre en suspens d’une certaine façon sa propre manière d’articuler son désir s’il veut mettre à jour la façon dont un homme, quel qu’il soit, s’arrange de cette problématique. Le pourra-t-il véritablement ? Pas plus, en fait, que le sociologue, car il est un être de désir au même titre que le sociologue est un être social. Cependant, il s’imposera d’abord à lui-même une psychanalyse qui lui permettra, non pas d’évacuer toute la dimension désirante qui le meut, pas plus du reste que de pouvoir prétendre la maîtriser, mais d’être en mesure de prendre malgré tout une certaine distance jugée nécessaire.
Ces questions ont été abordées classiquement, dans l’histoire du mouvement psychanalytique, à travers les notions de « transfert » et de « contre-transfert ». Elles se complexifient du fait que le psychanalyste est en même temps un « thérapeute », ayant affaire à la souffrance de l’autre, et un théoricien plus ou moins affirmé. Tel était le cas, bien évidemment, du fondateur de la psychanalyse, mais également – parmi bien d’autres – de Jacques Lacan : hommes de métier, ces deux personnages-là ont en même temps produit un imposant corpus théorique. Or, Lacan a depuis fort longtemps, non seulement compris l’enjeu de la circularité anthropologique dans le cadre de sa discipline, mais essayé d’en tirer des conséquences théoriques et pratiques. Dès le début de ses séminaires, il enseignera que, contrairement à ce qu’on pourrait spontanément croire en fonction de ce qu’on aurait retenu de l’œuvre de Freud, la résistance ne vient pas d’abord de l’analysant, mais de l’analyste. C’est à cette même occasion, d’ailleurs, qu’il essaie de faire saisir à ceux qui l’écoutent qu’il ne faut pas trop vite comprendre, car il s’agit, de manière générale, de ne pas projeter en l’autre ses propres processus. Lacan pousse l’analyste à exiger de lui-même qu’il interroge constamment son propre désir.
Que veut l’analyste ? Que veut-il à son analysant, certes, mais surtout que veut-il à propos de son analysant, c’est-à-dire comment fait-il fonctionner sa propre problématique désirante en écho à ce que lui livre l’analysant ? Si l’on se situe dans une perspective explicative, il ne suffit pas de prendre acte du désir de l’analysant, il faut l’inscrire dans un réseau de relations qui le rendra intelligible. Cependant, si l’objet réel de la psychanalyse est ce qui permet à tel homme de découvrir le sens de son comportement, il faudra au psychanalyste, pour plagier les formulations concernant la sociologie, se donner les moyens de remonter au principe même de ce qui fonde le désir de l’homme, saisi bien évidemment dans sa particularité. La démarche est décisive. Qu’est-ce qui permet à l’homme de se conférer cet autre type d’énergie propre qui l’amène à constamment transformer son désir en jouant sur lui-même ? Comment est-il amené à convoiter des « choses » et à les poser précisément comme désirables, d’une manière par ailleurs toujours singulière ? Comment l’homme produit-il de la morale ou de l’éthique ? À partir de quels processus, sans qu’il en ait conscience, formalise-t-il son désir de manière spécifiquement humaine ? La psychanalyse contemporaine vise précisément à se donner les moyens de répondre à ces questions.
Si l’on se penche, enfin, du côté du langage et de la logique, le même type de raisonnement vaudra et une démarche du même ordre sera requise du chercheur. Il ne pourra se contenter de collecter des corpus langagiers ou de décrire des opérations logiques, sachant que sa propre capacité à parler et à rendre logique le monde sont en œuvre dans le temps même où il prétend en rendre compte. Le linguiste, notamment, a d’abord eu toutes les peines du monde à se départir d’une vision normative qui le conduisait à n’accepter comme langage que le « bon » langage, celui qui était jugé seul valable. Une telle démarche prescriptive allait totalement à l’encontre d’une visée scientifique. Le linguiste a ensuite longtemps soutenu que son objet était la langue c’est-à-dire l’usage social qui est fait du langage à fin de communication (il continue souvent de le soutenir). Depuis, l’étude du langage s’est profondément diversifiée et ce sont donc des sciences du langage qui ont pris universitairement la relève de la linguistique : des points de vue différents sur le langage cohabitent en fin de compte aujourd’hui, rendant improbable une réflexion générale sur les études qui lui sont consacrées et leurs méthodes. Il reste que le chercheur dans un tel domaine, comme dans le champ de la logique, devra se méfier des mots ou des catégories logiques qu’il utilise.
Il sera d’autant plus impossible au chercheur de mettre ici en suspens son propre langage qu’il constitue, nous le savons, le moyen même à travers lequel il théorise. Il n’en devra pas moins demeurer vigilant. Il saisira d’abord les faits qu’il se donne pour but d’expliquer en les inscrivant, lui aussi, dans un réseau de relations qui les rendra à ses yeux intelligibles. Ensuite et surtout, s’il s’agit pour lui de mettre à jour ce qui permet à l’homme de conférer une valeur grammaticale à n’importe lequel de ses messages, il faudra qu’il se donne les moyens de remonter au principe même de ce qui fonde la grammaticalité de ses énoncés. Une telle démarche se révèle là encore capitale. Qu’est-ce qui permet à l’homme de se doter d’un dynamisme particulier qui le conduit à sans cesse remanier son propos à travers de la reformulation ? Comment est-il amené à formuler grammaticalement le monde qui l’entoure et à poser précisément comme dicibles les objets qu’il vise à désigner, quels qu’ils soient et quelles que soient les circonstances dans lesquelles il s’y confronte ? Comment, en bref, l’homme élabore-t-il à travers le langage du sens conceptuel ? À partir de quels processus, sans qu’ils émergent pour autant à sa conscience, formaliset-il son dire, de telle sorte qu’il soit le seul être vivant sur terre à parler ?
En fin de compte, qu’il s’agisse du social, de la morale, du langage ou encore de la technique dont nous n’avons pas ici parlé, il ne peut s’agir, pour le chercheur s’inscrivant dans le champ des sciences humaines, de désanthropomorphiser son approche, la circularité anthropologique étant au contraire à assumer pleinement. En revanche, il serait possible de soutenir qu’il lui faut constamment se « désillusionner » et, si l’on peut dire, « déréaliser » son entreprise (lui ôter toute forme de réalisme) pour prétendre à une réelle objectivation. Cela consiste d’abord à se méfier des apparences, à son niveau comme dans n’importe quel domaine de recherche scientifique : il faut absolument être en mesure de se dégager de la simple description et s’interdire dès lors de tirer des lois générales à partir de l’observable brut. Cela revient, ensuite, à abandonner l’idée d’une quelconque transparence du sujet observé à son propre fonctionnement et, d’une manière plus générale, d’une transparence à soi-même.
Enfin, cela implique de se donner les moyens de remonter du phénomène à sa cause et surtout, dans le domaine particulier des sciences humaines, de comprendre à quel niveau de réalité elle se situe par rapport à lui. »
– Quentel, J. (2007). Circularité et objectivité. Dans : , J. Quentel, Les fondements des sciences humaines (pp. 61-80). ERES
« THE SPYMASTERS « is an examination of why intelligence fails and succeeds, and the type of leaders that are necessary for the job, as well as what might befall the nation if they are not up to the task.«
A review of Chris Whipple’s new book from Scribner Books«

« Double agents, covert operations, moles, dead drops, deep-sixed tapes, election meddling, secret identities, enhanced interrogation, brush passes, assassinations — when it comes to spy work, there is no shortage of bizarre and misshapen determinants that capture one’s imagination. And if these things are happening, what else is going on? The possibilities seem endless, especially in Chris Whipple’s The Spymasters.
If you’re an American, The Spymasters is required reading. Chris Whipple’s book provides a chronological report (although, with plenty of intrigues) of the Central Intelligence Agency’s (CIA) history, providing an insider look at how the agency has operated and shaped events since its founding. Through interviews with key contributors, Whipple showcases the humans which make up the agency — sometimes overly ambitious or biased, sometimes brave and highly principled these individuals emerge flawed yet, also, merely people trying to work hard at their jobs. The picture crafted is hardly one of a deep state, which is a narrative peddled by the forty-fifth president. What the reader comes away with is a clear understanding of how the agency works and the important role that the CIA director (DCIA, formerly DCI) and the president have in utilizing its functions. In its simplest end, Whipple’s book is a lesson in understanding an arm of the U.S. government, providing an additional lens for the electorate to be informed.
While the introduction states that a formal history is not his goal, and that the judgments of the book are his own, Whipple uses unprecedented primary sources — including nearly every living CIA director, other CIA employees, presidents, and directors of national intelligence — to patch together a narrative that is both colorful and comprehensive. He details each president and all of their CIA directors since the inception of the agency in 1947. Through his telling, he hopes to answer specific questions, such as “what is the proper relationship between the director and the president?” As a result, at its most complex, the book is an examination of why intelligence fails and succeeds, and the type of leaders that are necessary for the job, as well as what might befall the nation if they are not up to the task.
Whipple demonstrates that when it comes to people of power, few have been more impactful on United States history than DCIs. Part of what makes this true is how closely the director works with the president. The director of the agency is appointed by the president and is nearly always involved in briefing the president on intelligence matters, as well as deploying covert missions that range from developing assets in foreign governments to spreading propaganda and anti-communism/anti-terrorism campaigns. The DCIs’ inextricable linkage to the White House is precisely what puts them at the center of large-scale historical events such as arming the mujahideen rebels who would become Al Qaeda.
The CIA’s wide-reaching influence and unassailable partnership with the White House are masked by the politics of Washington, where “there are only two things…policy successes and intelligence failures.” The truth is that there remains a blurry line between the CIA’s charter and the policies (which is a nice all-encompassing word for vendettas, biases, dogma, self-preservation, or partisan maneuvers) that the president implements. What that means is that the agency is subject to an interminable ethical puzzle, where the conflict of interest between political and intelligence-driven decisions are under the discretion of whoever is director but most often completely decided by the president. Here lies a paradox, which runs through the chapters of Whipple’s book — how can the leader of an organization whose modus operandi is to keep secrets, lie, deceive, and sometimes kill (it’s now technically illegal to kill a foreign leader since the 1981 Executive Order 12333, which didn’t stop Trump’s authorized killing of Iranian General Qassim Suleimani) at the request of the president, also be a defender of morality and truth? In a long history of presidential folly, the director has had to sustain honest and ethical stands that run counter to the orders of their superior — the commander in chief. Whipple’s book outlines many of these situations including, ignoring (sometimes) John F. Kennedy’s consistent demands to assassinate Fidel Castro, conducting a report for Lyndon Johnson that called “the domino theory” unfounded, or refusing to prevent the investigation into Watergate. However, in other circumstances, directors failed to speak truth to the power of the Oval Office, lying for the president’s interests, such as when director George Tenet fabricated weapons of mass destruction. Whipple makes it obvious to the reader, that is, the stakes for navigating this puzzle couldn’t be higher.
There is no end to the insight that Whipple’s book provides about the history and workings of American policy. Amongst the most enlightening bits in The Spymasters is the mention of the assassination attempt on President George H. W. Bush in 1993, during a visit to Kuwait. The plot was none other than Sadam Hussein’s, and it adds another layer to George Jr.’s fixation on war with Iraq. Equally revelatory was the fact that the United States’ drone program is not operated by the military. It is the CIA who is positioned to operate covertly outside of war zones, and the DCIA gives the go-ahead seconds before a Predator unleashes a Hellfire missile toward a target.
The reader of this book grasps how much power and responsibility the CIA directors have. After all, they fight terrorism, conduct covert operations, influence policy and interests around the globe, have piles of information at their disposal — including what motivates the President — and have killing machines at their fingertips. All of this is to ask, what happens when career CIA analysts believe that the president is an asset to Putin, who has tried to influence American elections and undermine democracy? What happens when the CIA has to remove their mole inside the Kremlin, with access to Putin, for fear that the president will, inadvertently or not, get him executed? What happens if the DCIA is loyal to the president, regardless of what the intelligence says? Frightening? Wait until you read The Spymasters. »
– Why Intelligence Fails and Succeeds in “The Spymasters”
A review of Chris Whipple’s new book, « The Spymasters. » by KEITH CONTORNO


« For many years, studies of peasants and pastoralists have run in parallel, creating mutual blind-spots. This article argues that, despite contrasting research traditions and conceptual framings, there are many commonalities. The classic problematics of agrarian studies – around production, accumulation and politics – apply as much to pastoralists as they do to peasants. Processes of social differentiation and class formation, the role of wage labour and questions around mobilisation and politics are consistently relevant. However, a reflection on a large literature on pastoralism across nine world regions reveals that there are nevertheless some important contrasts with classic representations of a settled peasantry. These are: living with and off uncertainty; mobility to respond to variability; flexible land control and new forms of tenure; dynamic social formations; collective social relations for a new moral economy; engaging with complex markets and a new politics for a transforming world. The article concludes by arguing that, under contemporary conditions, these are all important for understanding settled agrarian systems too, as today pastoralists and peasants face many of the same challenges. These seven themes, the article argues, offer a new set of lenses for examining pastoral and peasant settings alike, helping to expand perspectives in agrarian studies. »
– Pastoralists and peasants: perspectives on agrarian change

« Luna Sarti: In your article, you describe how Immanuel Kant’s “unsettling endorsement of racial hierarchies” was inseparable from his commitment to defend monogenism as a theory accounting for the origin of the human species. Monogenism is often associated with both the Christian creation myth espoused in the Bible and scientific racism. Can you describe what kind of monogenism Kant defended, particularly in relation to the growing tendency in 18th-century natural sciences to view humans as one species among other organisms?
Joris van Gorkom: References to the Christian tradition are also present in Kant’s views on monogenesis but, unsurprisingly, he did not want to base his conception of the physiological unity of mankind on a religious foundation. If we don’t consider polygenic theories and the idea that multiple local creations would explain human differences, one can say that there were two dominant scientific views on the unity of species. The first relied heavily on a principle that had often been associated with the famous French naturalist Georges-Louis Leclerc de Buffon: a species is a group of animals that can produce fertile offspring. The great advantage of this rule was that a specific unity resulted from organic nature itself. The other position was more interested in morphological characteristics: the unity of species had to be determined on the basis of the appearance of organisms. Kant defended the first position, probably because of its law-like character. It seemed to abandon all contingencies in the determination or formation of a species.
However, Kant must have noticed that there were good reasons to question this principle. Buffon had already expressed some doubts regarding this rule, for he had observed exceptional cases where two organisms that allegedly belonged to different species were able to have fertile offspring. Not all mules are infertile. Kant ignored these reservations, and some of his contemporaries who would adopt important aspects of his racial theory were just as uncritical regarding this principle. But this does not mean that Kant’s racial theory had eventually gained popularity because of his reliance on Buffon’s rule. The position of Johann Friedrich Blumenbach is also important in this regard. He not only managed to popularize Kant’s concept of race, but also had a clear interest in a more morphological comprehension of the notion of species. Thus, he thought that the invariable inheritance of racial characteristics did not demand Buffon’s interfertility criterion for the determination of the unity of a species. And yet, he adopted Kant’s notion of race as of the late 1790s.
LS: You describe how Kant relied on three cases that he viewed as examples of “race mixing” to argue for a natural history of humans that was unaffected by empirical complexities and that could support a theory of knowledge based on “knowing in advance what to look for.” Recently, in debates on networks of knowledge such as the Republic of Letters, scholarly research has demonstrated how exclusion from access to empirical knowledge on a broad scale might influence the decision to support theories that could bypass not only the complexity of the world but also the perception of European absurd claims of universalism. Could Kant’s position be linked to a similar sense of uneasiness with the limits of (his own) knowledge?
JvG: It seems to me that Kant’s case is a little bit different or at least more complex. Access to certain sources of information must have been more difficult than it is today, but the point that I try to make in my article is that Kant had enough opportunities to come to a different opinion of non-white populations. Too often Kant insisted on his ideas when others questioned his notion of invariable racial traits or his disturbing conceptualization of race. What is even more problematic and needs to be stressed is that Kant was not merely a passive recipient of information. This becomes very clear in his emphasis on race instead of language in the study of the Romani people. Although others were studying their origin on the basis of their language, Kant expressly wanted to shift the focus to skin color. He encouraged his contemporaries to view them as belonging to a certain race. Others who expressed very questionable opinions about the Romani people also searched for possibilities for them to integrate in European communities. Their solutions were often morally reprehensible, but for Kant this attempted integration marked an impossible task. Since the Romani people should, according to Kant, be categorized as a non-white race, one could not reasonably expect them to integrate into European societies. Even when Kant’s colleague Johann Daniel Metzger expressed his concern about this racialization of the Romani people, Kant held on to this view.
And Kant was to a certain extent successful in shifting the attention of contemporaries to his notion of race. Although there are some studies that deal with Kant’s views on the Romani people, they primarily focus on the influence of others on his work. However, these studies often ignore Kant’s impact on his contemporaries. So, to come back to the question, the study of Kant’s racism should not focus merely on certain limitations of his knowledge. He had access to other views, and others certainly expressed their doubts about the consequences of his racial theory. However, he not only insisted on his views but managed to shape the ideas of others. Their study of Kant allowed them to express their questionable views of, for instance, the Romani people in terms of race.
LS: Most debates on the origin and diversity of the human species as reported in the article reveal that the concept of climate had a crucial role in theories accounting for variance in elements of human physiology. You describe how Kant opposed the view that external conditions had a role in shaping human characteristics. Can you comment on Kant’s understanding of climate, particularly in relation to the newly forming disciplinary boundaries that characterized the separation between biological and cultural approaches to human history? In other words, was Kant’s climate a set of material or cultural conditions—or both?
JvG: Kant indeed objected to the idea that climatic conditions alone accounted for human differences. But this does not mean that he saw no role for the climate in his ideas on race. His view was more nuanced. A specific climate did not bring about a certain racial trait but formed, he argued, the occasion for the development of predetermined possibilities in an organism. He believed that the first human beings had the conditions to adapt to the climate in which they lived. But, according to Kant, this adaptability ceased as soon as human beings developed their racial characteristics. And since Kant distinguished four different climates (humid cold, dry cold, humid heat, and dry heat), he thought that there had to be four races. This allowed him to account for an essential aspect of his concept of race: that a racial trait is invariable. Kant thought that once a race formed, it could not be altered by climate, diet, ways of life, or other “artificial modifications”. In Kant’s view, the only possibility left for changing racial traits was thus intermixture.
Accordingly, in the context of his racial theory, Kant considered the climate primarily as a set of material conditions. However, in his view, the climate had consequences for the moral, cultural, and mental characteristics of people. For instance, he believed that laziness was a racial trait associated with climates and thus one could not expect it to change. Thus, he also linked the idea of racial differences to that of a racial hierarchy. The assumption of a hierarchy was not new, but Kant provided a new explanation for it. His racial theory allowed him to argue that nature itself determined racial differences and a racial hierarchy.
One aspect that I want to stress in this regard is the following: many contemporary readers of Kant think that in his late work he (radically) changed his view on racial hierarchy. He supposedly abandoned his opposition to what he called “race mixing.” He allegedly opposed slavery. However, there is no support for these interpretations. Kant never explicitly and unambiguously objected to the institution of slavery as such. He never explicitly retracted his earlier views on what he perceived as “the dangers of race mixing.” In fact, as I try to show in the article, Kant influenced the views of contemporaries on race. He even explicitly endorsed the work of one of the main advocates of his theory, Christoph Girtanner, without expressing any reservations about the adoption of his own disquieting theorization of race. »

« L’identité entre le sujet et l’objet demeure par conséquent cruciale. Le sujet-chercheur ne déchiffre pas une intelligibilité immanente, il la construit en choisissant entre de multiples systèmes de référence et des points de vue disparates. Si toute reconstruction est un choix, la pluralité des interprétations sur un même ensemble est inévitable. Mais pour autant que la spécificité de la perspective adoptée ne soit pas dissimulée ou présentée comme une généralité, l’impartialité et l’arbitraire se trouvent conjurés. Il n’en reste pas moins que ces reconstructions partielles d’une réalité globale dérivent d’un système de concepts que nous pouvons éventuellement justifier mais guère vérifier, ainsi que de représentations variables à tout jamais. Comprendre objectivement le sens subjectif des conduites sociales signifie élire hypothétiquement un sens parmi d’autres également possibles.
La connaissance ainsi acquise modifie à la fois les caractéristiques de l’objet et le sujet interprétant. Ces interprétations multiples d’un même ensemble, ou mieux : embrassant l’ensemble d’un certain point de vue, nous permettent de dégager les questions que ces ensembles expriment, sans pour autant pouvoir en faire la somme. Ces mêmes questions font l’objet d’interprétations ultérieures et s’intègrent dans de nouvelles constructions. C’est pourquoi il est pertinent de parler d’un progrès dans l’élaboration scientifique des disciplines sociales.
La diversité de questions, la diversité de méthodes, les compréhensions successives et multiples, la pluralité de plans de référence et bien d’autres spécificités privent les sciences humaines de théories déductives, mais non de la possibilité de justifier rationnellement leurs théories au moyen de normes intersubjectivement reconnues. Ce dernier point est de la plus grande importance. Toutes les sciences humaines disposent de modèles discursifs de validation des normes grâce auxquels elle parviennent à élaborer des théories, à les critiquer, à les justifier et parfois même (c’est le cas en économie) à en démontrer le caractère probable. Le langage, les méthodes, les problèmes, les théories des sciences humaines constituent un corpus autour duquel s’est bâti un consensus, voire un paradigme au sens de Kuhn (1990). Ni le consensus ni le paradigme ne sont arbitraires. Ils sont contestables, ils sont critiquables, ils peuvent être changés pour être à nouveau acceptés par tous, du moins provisoirement.
Les théories des sciences humaines ne démontrent rien, mais elles sont des outils puissants pour étayer la subjectivité de manière objectivement valable. Ce sont des schématisations, au sens de Grize, permettant de rationaliser certains contenus et certaines représentations. Par diverses opérations de construction et de cohésion, les schématisations deviennent acceptables et recevables. Il est évident que la validité d’une représentation est toujours susceptible d’être corrigée, que la cohérence et la justesse d’une construction ne constituent pas un état absolu et définitif, que l’erreur est une part de l’intelligibilité. Et pourtant, grâce à ces efforts permanents d’approximation et de schématisation, les sciences humaines construisent un savoir basé sur la logique du sens commun, sur la logique naturelle, sur la logique de l’argumentation.
Les sciences humaines n’atteindront jamais l’objectivité absolue ; elles ont cependant su abandonner la subjectivité pure. Les sciences humaines ne sont pas en mesure de reconnaître des faits objectifs en soi, mais elles parviennent à établir des relations solides entre tout ce qui, dans les conduites humaines, est représentable, ou seulement partiellement représentable.
Dirais-je pour conclure que par delà les tensions entre le sujet connaissant et l’objet à connaître, par delà le pluralisme des interprétations, des situations paraissant marquées par le subjectivisme et le relativisme, par delà le fait que nos disciplines dépendent exclusivement de la logique de l’argumentation, il y a, dans les sciences humaines, une objectivité. Elle porte sur la validité des représentations. Je ne peux rien dire ici de la validité de cette validité. C’est un problème fort complexe que seule la philosophie des sciences est à même d’aborder. Raison de plus pour souhaiter une collaboration plus étroite entre les sciences humaines et la philosophie. »
– Busino, G. (1992). XIV. L’objectivité dans les sciences humaines. Dans : , G. Busino, La sociologie sens dessus dessous (pp. 259-265). Librairie Droz.

« Ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu, cela soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de puissance. Avec l’inconnu, c’est le danger, l’inquiétude, le souci qui apparaissent – le premier mouvement instinctif vise à éliminer ces pénibles dispositions. Premier principe : n’importe quelle explication vaut mieux que pas d’explication du tout.
Comme au fond il ne s’agit que d’un désir de se débarrasser d’explications angoissantes, on ne se montre pas très exigeant sur les moyens de les chasser : la première idée par laquelle l’inconnu se révèle connu fait tant de bien qu’on la « tient pour vraie ». La preuve du plaisir (ou de l’efficacité) comme critère de la vérité… Ainsi, l’instinct de causalité est provoqué et excité par le sentiment de crainte. Aussi souvent que possible le « pourquoi ? » ne doit pas tant donner la cause pour elle-même qu’une certaine sorte de cause : une cause rassurante, qui délivre et soulage.
Un des grands intérêts de l’approche de l’empirisme logique est de sembler échapper à ce genre de critique. Ainsi Hempel rappelle que le but de la science est de « produire une conception du monde qui s’appuie, de façon claire et logique, sur l’expérience et qui puisse donc être soumise à des tests objectifs ». Il n’est donc pas de produire des explications au sens traditionnel, au sens où l’entend encore Nietzsche. Par là, on comprend que la science contemporaine a non seulement des raisons mais peut-être aussi un intérêt pour aller, comme elle le fait souvent, dans le sens de l’antiréalisme.
Le but de l’explication scientifique n’est pas de créer en nous le sentiment que les phénomènes de la nature nous sont proches et familiers. […] Le but de l’explication scientifique et, en particulier, de l’explication théorique n’est pas de susciter ce genre de compréhension intuitive et hautement subjective. Il est d’apporter une forme objective d’intellection qui s’obtient en unifiant systématiquement les phénomènes et en les faisant apparaître comme des manifestations de structures et de processus sous-jacents communs, qui obéissent à des principes déterminés, testables, fondamentaux.
Si, pour rendre ainsi compte des phénomènes, on peut utiliser des termes qui présentent certaines analogies avec des phénomènes familiers, alors, tant mieux. Autrement, la science n’hésitera pas à expliquer aussi le familier en le réduisant à ce qui n’est pas familier, à l’aide de concepts et de principes de type nouveau qui peuvent, au premier abord, répugner à notre intuition.
On conçoit ainsi que les épistémologies antiréalistes du XXe siècle soient aussi une stratégie intellectuelle visant à exonérer la science et spécifiquement les théories scientifiques des accusations d’impureté ou de tromperie nées des philosophies du soupçon du XIXe siècle.
[…]
Le résultat des opérations d’un expérimentateur […] n’est point la constatation d’un groupe de faits concrets ; c’est l’énoncé d’un jugement reliant entre elles certaines notions abstraites, symboliques, dont les théories seules établissent la correspondance avec les faits réellement observés.
Or, cette correspondance elle-même, ce qu’il appelle d’abord une « transformation », Duhem la conçoit finalement aussi sur le modèle de la « traduction » entre langues. Ce qui révèle que l’hypothèse de l’homogénéité linguistique, ou tout au moins symbolique, se porte jusqu’aux faits d’expérience, comme chez Mach. »
– Varenne, F. (2012). Partie 1. Théorie et réalité. Dans : , F. Varenne, Théorie, réalité, modèle: Epistémologie des théories et des modèles face au réalisme dans les sciences (pp. 27-129). Editions Matériologiques.

« D’autres textes, il est vrai, semblent assigner au discours en tant que tel une fonction non seulement signifiante, mais dévoilante. « Le langage, s’il ne manifeste pas (ἐὰν μὴ δηλοῖ), n’accomplira pas sa fonction propre », affirme Aristote dans la Rhétorique.
De même, de ce qu’Aristote désigne la proposition par le terme d’ἀπόφανσις, on a cru pouvoir conclure qu’il attribuait au discours une fonction « apophantique », c’est-à-dire révélatrice : ἀποφαίνεσθαι, ce serait rendre manifeste dans le sens d’un « laisser-voir dévoilant » de ce sur quoi porte le discours.
Mais, sur ce second point, il faut noter que l’expression ἀπόφανσις ne désigne pas n’importe quelle espèce de discours, mais seulement celui qui, divisant et composant, est susceptible de vrai et de faux : ainsi la prière est un discours, mais ce n’est pas une proposition, car elle n’est ni vraie ni fausse. La fonction apophantique n’appartient donc pas au discours en général, mais au discours judicatif, car celui-là seul fait voir ce que les choses sont et qu’elles sont ce qu’elles sont ; celui-là seul, comme on l’a vu, entretient avec les choses qu’il exprime un rapport qui n’est pas seulement de signification, mais de ressemblance.
[…]
Et lorsqu’il arrive à Aristote d’employer le même mot pour exprimer la fonction du discours humain en général, peut-être faut-il se souvenir que δηλοῦν signifie bien faire voir, mais au sens de : désigner, montrer du doigt. Tel est bien en effet le rôle obvie du langage, moins préoccupé d’exprimer ce que sont les choses que de les désigner, de les reconnaître, plus soucieux au fond de distinction que de clarté : or il n’est pas toujours besoin de connaître clairement l’essence d’une chose pour la distinguer des autres. Et l’on pourrait dire du langage en général ce qu’Aristote dit de ce genre de définitions qu’il appelle dialectiques, c’est-à-dire seulement verbales, mais dont l’emploi suffit pour fonder un dialogue cohérent (puisqu’elles nous assurent qu’en employant le même mot que notre interlocuteur, nous parlons bien en fait de la même chose) : une telle définition n’est, dit-il, « ni tout à fait obscure ni tout à fait exacte ».
C’est sur ce rapport ambigu entre le langage et les choses qu’insiste le plus souvent Aristote, beaucoup plus que sur un prétendu « dévoilement » de celles-ci par celui-là. Certes, en se fiant aux mots, on est sûr de ne pas manquer entièrement la vérité des choses : le seul fait que les hommes en usent, et en usent efficacement, prouve à lui seul que les mots remplissent bien leur fonction désignative. Par là s’explique la confiance qu’Aristote savant semble accorder aux classifications de la langue populaire : le succès d’une désignation consacrée par l’usage est l’indice que cette désignation n’est pas arbitraire et qu’à l’unicité du nom doit correspondre l’unité d’une espèce ou d’un genre . Par là s’explique aussi le recours fréquent d’Aristote aux étymologies (ce qu’il appelle « prendre les mots comme indices »).
Mais ces arguments n’ont de valeur que dialectique, au sens où ce mot s’oppose à physique : l’expérience des hommes, telle qu’elle se communique dans leur dialogue et se codifie dans leur langage, est une approximation, mais une approximation seulement, de ce que nous apprendra la science de la nature des choses. Le langage ouvre une voie, une direction de recherche : il indique de quel côté les choses sont à chercher ; mais il ne va jamais jusqu’à elles.
[…]
Mais on pourrait objecter que cette impuissance du discours à aller jusqu’aux choses en elles-mêmes, c’est-à-dire dans leur singularité, tient moins à l’essence du langage qu’à la condition de l’homme parlant. De fait, nous sommes ici dans un domaine qui semble relever davantage de l’anthropologie que d’une théorie du langage, et l’on pourrait concevoir une sorte de déontologie de la parole qui remédierait à l’usage trop complaisant qu’en font les hommes. Par opposition, on pourrait concevoir une forme plus qu’humaine du discours, qui échapperait aux limitations du langage humain : tel était le logos héraclitéen et, d’une façon générale, présocratique.
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Dans un autre domaine, celui de l’éthique et de la politique, Aristote notera l’infirmité inhérente à toute loi écrite, qui est universelle, alors que les actions humaines, qu’elle prétend régir, sont de l’ordre du particulier. L’ambiguïté est donc la contrepartie inévitable de l’universalité des mots, conséquence elle-même de la disproportion entre l’infinité des choses singulières et le caractère nécessairement fini des ressources du langage .
On comprend donc qu’Aristote rêve parfois d’échapper aux pièges du langage et semble reprendre à son compte l’exigence socratique ou platonicienne d’une recherche qui « partirait des choses elles-mêmes bien plutôt que des noms ».
« L’erreur, dit-il, se produit plus facilement quand nous examinons un problème avec d’autres personnes que quand nous l’examinons par nous-mêmes ; car l’examen qui se poursuit avec autrui se fait par le moyen des discours, tandis que l’examen personnel se fait autant, sinon plus, par la considération de la chose elle-même (δι’αὐτοῦ τοῦ πράγματος). » Mais ailleurs, nous l’avons vu, Aristote reconnaît que la recherche personnelle elle-même n’échappe pas à la condition dialectique de toute recherche, s’il est vrai qu’elle consiste à « se faire des objections à soi-même » . Certes, on pourrait rappeler, en sens inverse, les passages où Aristote parle d’une ressemblance immédiate entre les états de l’âme et les choses ; mais cette ressemblance passive reste vaine, parce qu’inconsciente, tant qu’elle reste inexprimée. A cette ressemblance immédiate la pensée réfléchie substituera la ressemblance exercée dans le jugement et exprimée dans la proposition. Mais ce mouvement qui s’élève de l’assimilation passive à l’adéquation réfléchie passe nécessairement par la médiation du discours, puisque « les choses n’apparaissent pas par elles-mêmes » .
La pensée de l’être sera donc d’abord une parole sur l’être, c’est-à-dire, au sens le plus fort du terme, une onto-logie ; mais s’il est vrai, en dépit des sophistes, qu’il n’y a pas de ressemblance immédiate — qu’elle soit naturelle ou conventionnelle — entre le λόγος et l’ὄν, il faudra bien analyser ce rapport ambigu, cette présence absente, ce lien et cette distance qui unissent et séparent à la fois le langage et les choses.
Nous nous servons des noms à la place des choses, et cependant il n’y a pas ressemblance complète entre les noms et les choses : telles sont, dans leur limitation réciproque, les deux affirmations liminaires d’une théorie véritable du langage. Le premier de ces principes ne fait que traduire notre pratique spontanée du langage. Mais ne pas corriger cette première affirmation par la seconde, c’est « n’avoir aucune expérience de la façon dont les noms exercent leur puissance (δύναμις) » .
[…]
Dire que le mot « homme » signifie la réalité homme, c’est à la fois affirmer une certaine identité (qui autorise la substitution de l’un à l’autre) et une certaine distance, qui fait que la substitution ne sera valable que sous certaines conditions : ce sont ces conditions qu’Aristote s’attachera à préciser, en particulier dans les Réfutations sophistiques.
Le problème serait aisément résolu si l’on pouvait établir une correspondance biunivoque entre les choses et les mots. Mais nous avons vu que cette correspondance était impossible, puisque les choses sont infinies, alors que les mots sont en nombre limité : « Il est par suite inévitable que plusieurs choses soient signifiées… par un seul et même nom. »
On voit par là qu’un même mot signifie nécessairement une pluralité de choses et que l’équivocité (ce qu’Aristote appellera l’homonymie), loin d’être un simple accident du langage, en apparaît d’abord comme le vice essentiel. Mais cette conséquence doit être elle-même corrigée : car si un même mot signifie tour à tour telle et telle chose, comment s’entendre dans la discussion ? « Si l’on ne posait pas de limites et qu’on prétendît qu’un même mot signifiât une infinité de choses, il est évident qu’il n’y aurait plus de langage. En effet, ne pas signifier une chose une, c’est ne rien signifier du tout, et, si les noms ne signifiaient rien, en même temps serait ruiné tout dialogue entre les hommes et même, en vérité, avec soi-même. » Si donc l’analyse du langage nous a mis en garde contre l’équivocité inévitable des mots, la réalité de la communication nous amène au contraire à voir dans l’univocité la règle, puisque sans elle toute compréhension serait à la rigueur impossible. De ce dernier point de vue, l’exigence de signification se confond avec l’exigence d’unité dans la signification. Mais alors comment concilier cette unité de signification avec la pluralité des signifiés ? Une seule voie est ouverte à Aristote : distinguer entre le signifié ultime, qui est multiple et à la rigueur infini (puisque le langage signifie en dernière analyse les individus) et la signification, qui est ce à travers quoi le signifié est visé et qui se confondra, comme nous le verrons, avec l’essence. Cette distinction n’est jamais chez lui explicite, mais elle ressort de la comparaison entre deux séries de ses remarques : autre chose est de dire que le même mot « signifie plusieurs choses » (πλείω σημαίνειν) , autre chose qu’il « a plusieurs significations » (πολλαχώς λέγεσθαι ou σημαίνει ).
Dans le premier cas, l’accusatif indique qu’il s’agit du quid de la signification ; dans le second, l’adverbe indique qu’il s’agit du comment de la signification. -— La première sorte d’équivocité est dans l’ordre : rien ne peut faire que l’universel cheval ne signifie, en dernière analyse, une pluralité indéfinie de chevaux individuels ; et pourtant le mot cheval, dans la mesure où il traduit un universel, n’a qu’une seule signification. Au contraire, qu’un mot puisse avoir plusieurs significations (par exemple, que le mot chien, suivant l’exemple célèbre, puisse signifier à la fois le Chien, constellation céleste, et le chien, animal aboyant), c’est là une anomalie qui risque d’être fatale à la vertu signifiante du langage : car, comme le dit fortement le texte du livre Γ, si la signification d’un mot n’est pas une, il n’a pas de signification du tout.
Il y a donc deux équivocités : l’une, naturelle et inévitable, qui consiste dans la pluralité des signifiés, l’autre accidentelle, qui est la pluralité des significations.
C’est l’analyse de ce second type d’équivocité qui va donner à Aristote l’occasion d’apporter une contribution décisive à la théorie de la signification. C’est sur la pluralité des significations d’un mot que s’appuient la plupart, du moins les plus redoutables, des arguments sophistiques. Le paralogisme, au sens strict du terme, consiste en effet à prendre le même mot dans des acceptions différentes au cours d’un même raisonnement ; on donne ainsi l’illusion de signifier quelque chose, alors qu’on ne signifie rien, puisqu’on donne plusieurs significations à un même mot : l’homonymie n’est que l’apparence de la signification, et c’est pourquoi elle est le fondement de cette sagesse apparente qu’est la sophistique.
Distinguer les significations multiples d’un même mot, telle sera, à l’inverse, la première tâche — l’on pourrait même dire : l’unique tâche — de celui qui voudra dénoncer les illusions sophistiques. En effet, seule la distinction des significations nous permettra de discerner, derrière le mot prononcé par l’interlocuteur, l’intention qui l’anime au moment où il le prononce et par suite la chose qu’il prétend à ce moment précis signifier. Telle est l’importance qu’Aristote, dans un passage remarquable des Topiques, assigne à cette méthode : « Il est utile d’avoir examiné le nombre des significations multiples d’un terme (τὸ μὲν ποσαχῶς λέγεται), tant pour la clarté de la discussion (car on peut mieux connaître ce qu’on soutient, une fois qu’a été mise en lumière la diversité de ses significations), qu’en vue de nous assurer que nos raisonnement s’appliquent à la chose elle-même et non pas seulement à son nom. Faute, en effet, de voir clairement en combien de sens un terme se prend, il peut se faire que celui qui répond, comme celui qui interroge, ne dirigent pas leur esprit vers la même chose (μὴ ἐπὶ ταὐτὸν τόν τε ἀποκρινόμενον καὶ τὸν ἐρωτῶντα φέρειν τὴν διάνοιαν). Au contraire, une fois qu’on a mis en lumière les différents sens d’un terme et qu’on sait sur lequel d’entre eux l’interlocuteur dirige son esprit en posant son assertion, celui qui interroge paraîtrait ridicule de ne pas appliquer son argument à ce sens-là . »
Dire qu’un mot a plusieurs significations, c’est dissocier par là même le mot et ses significations, c’est reconnaître que le mot n’a pas de valeur par lui-même, mais seulement par le sens que nous lui donnons. Plus précisément, la valeur signifiante n’est pas inhérente au mot lui-même, mais dépend de l’intention qui l’anime. Le langage n’est plus ce champ clos sur lequel prétendaient nous attirer les sophistes et d’où ils nous interdisaient ensuite de sortir. Le langage, institution humaine, renvoie d’un côté aux intentions humaines qui l’animent, de l’autre aux choses vers lesquelles ces intentions « se portent » : en disant que le langage est signifiant, on ne fait rien d’autre que reconnaître cette double référence.
Mais s’il en est ainsi, on ne peut pas dissocier ce que l’on dit de ce que l’on pense, puisque c’est ce qu’on pense qui donne un sens à ce qu’on dit. C’est pourquoi, dans les Réfutations sophistiques, Aristote va repousser la distinction, faussement accréditée par les sophistes, entre les arguments de mot et les arguments de pensée : « Il n’y a pas entre les arguments la différence que certains prétendent y trouver quand ils disent que les uns s’adressent au nom (πρὸς τοὔνομα) et les autres à la pensée elle-même (πρὸς τὴν διάνοιαν) . » Ou plutôt tout argument est à la fois de mot et de pensée, suivant le point de vue sous lequel on l’énonce ou on le reçoit : « Le fait de s’adresser à la pensée ne réside pas dans l’argument lui-même, mais dans l’attitude du répondant à l’égard des points qu’il concède (οὐ … ἐν τῷ λόγῳ …, ἀλλ᾿ ἐν τῷ τὸν ἀποκρινόμενον ἔχειν πως πρὸς τὰ δεδομένα). »
Tout est donc affaire d’attitude ou, pourrait-on dire, d’intention. Suivant que l’intention se porte vers le mot ou, à travers lui, vers la chose ou l’idée signifiée, on aura affaire à l’un ou l’autre type d’argument, alors même que la lettre de l’argument reste la même. Finalement, il n’y a à proprement parler d’argument de mot que là où l’on joue sur l’ambiguïté d’un terme ; car un tel argument n’a de réalité que si l’on s’en tient aux mots et que l’on s’abstienne de discerner, derrière son unicité illusoire, la pluralité de ses sens. « Si, les mots ayant plusieurs sens, on supposait (c’est-à-dire à la fois celui qui interroge et celui qui est interrogé) qu’ils n’en ont qu’un seul…, peut-on dire que cette discussion s’adresse à la pensée de celui qui est questionné ? » Et Aristote cite à ce propos un exemple, dont ce n’est peut-être pas un hasard qu’il soit emprunté au domaine de l’ontologie : « Il peut se faire, par exemple, que l’être et l’un aient plusieurs sens et que pourtant celui qui répond réponde, et celui qui interroge interroge, en supposant qu’il n’y a qu’un seul sens, et l’argument a pour objet de conclure que tout est un. »
Un tel argument n’aura de valeur que si nous méconnaissons la pluralité des significations de l’être et de l’un. Mais ne pas reconnaître cette pluralité, ce n’est même pas penser faussement, c’est ne rien penser du tout : si nous affirmons ou laissons dire, par exemple, que tout est un parce que l’être est un et que tout est être, nous nous sommes laissés guider par l’identité des signes, mais notre intention n’a pas pu suivre notre langage, pour cette raison que le mot un (et, qui plus est ici, la copule être) sont pris successivement dans des acceptions différentes. D’une façon générale, un paralogisme ne peut être pris pour un syllogisme que dans la mesure où l’on s’en tient à l’identité du signe sans discerner la pluralité des significations.
La distinction des significations sera donc la méthode universelle de réfutation des sophismes. Ceux-ci reposent sur l’ambiguïté, qui n’est, nous l’avons vu, que l’apparence de la signification ; dénoncer l’ambiguïté, ce sera supprimer parla même l’apparence sophistique : « On résout les arguments qui sont de véritables raisonnements en les détruisant, et ceux qui sont seulement apparents en faisant des distinctions (τῶν λόγων τοὺς μὲν συλλελογισμένους ἀνελόντα, τοὺς δὲ φαινομένους διελόντα λύειν) ».
On mesurera l’importance philosophique de cette méthode si l’on songe que l’homonymie est le procédé systématique des mauvais philosophes, de ces gens qui, tel Empédocle, « n’ont rien à dire et font cependant semblant de dire quelque chose » . Avec Aristote, le logos cesse d’avoir la force contraignante qu’il possédait aux yeux des sophistes ; car le langage ne vaut que ce que vaut l’intention qui l’anime, et ce qui le prouve, c’est que des intentions multiples peuvent se cacher derrière un discours apparemment un. C’est pourquoi, dans son jugement sur les philosophes du passé, Aristote ne s’en tiendra jamais aux mots, mais derrière la lettre il recherchera l’esprit, la διάνοια, qui seule peut donner un sens au logos .
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Car on ne parle jamais « pour parler », mais pour dire quelque chose ; on ne peut concevoir de discours qui ne soit ou du moins ne se veuille signifiant. Tel est le principe de toute argumentation anti-sophistique : les sophistes s’enferment et veulent enfermer leurs adversaires dans le langage, persuadés qu’ils sont que le langage ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même ; mais Aristote découvre que le langage signifie, c’est-à-dire qu’à travers lui une intention humaine se dirige vers les choses. Il n’y a donc pas d’arguments qui seraient seulement des arguments de mots, et auxquels on serait tenu de ne répondre que par des mots ; tout argument, même de mot, révèle quelque intention (même inconsciente), et c’est sur le plan des intentions qu’il peut et doit être réfuté.
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Seulement, qu’est-ce qui nous garantit que tel mot conserve une signification une ? Plus précisément, puisqu’il n’est qu’un « son » par lui-même et que sa signification lui vient de l’intention humaine qui l’anime, comment des intentions multiples (à commencer par la mienne et celle de mon interlocuteur) vont-elles s’entendre pour l’imposition d’un même sens ? Dira-t-on que l’unité de la signification se fonde sur l’universalité d’une convention ? Certes, nous avons vu Aristote, avec sa notion du σύμδολον, insister sur le caractère « conventionnel » de la signification des mots. Mais il voulait manifester par là qu’ils n’étaient pas naturellement signifiants et que leur sens ne pouvait provenir que de quelque intention signifiante : il ne niait pas pour autant que cette intention pût être universelle. Le recours à la « convention » n’exclut donc pas l’universalité de la convention, mais il ne l’explique pas pour autant : le conventionnel n’est jamais universel que par accident, non par essence. Dès lors, dans l’hypothèse « conventionaliste », qui expliquerait par la seule convention la vertu signifiante des mots, ce serait un miracle permanent que le langage ait un sens, c’est-à-dire un seul sens. Aristote ne peut donc en rester là : si les intentions humaines, comme l’expérience le prouve, se répondent dans le dialogue, il faut que ce soit sur un terrain qui fonde objectivement la permanence de leur rencontre. Cette unité objective, qui fonde l’unité de la signification des mots, est ce qu’Aristote appelle l’essence (οὐσία) ou encore la quiddité, le ce que c’est (τὸ τί ἐστι). « Par signification unique, j’entends ceci : si homme signifie telle chose et si quelque être est homme, telle chose sera l’essence de l’homme (τὸ ἀνθρώπῳ εἶναι) . » Autrement dit, ce qui garantit que le mot homme a une signification unique est en même temps ce qui fait que tout homme est homme, à savoir sa quiddité d’animal raisonnable ou d’« animal bipède » .
Dire que le mot homme signifie quelque chose, c’est-à-dire une seule chose, c’est dire que dans tout homme, ce qui fait qu’il est homme et que nous l’appelons ainsi, c’est toujours une seule et même essence. La permanence de l’essence est ainsi présupposée comme le fondement de l’unité du sens : c’est parce que les choses ont une essence que les mots ont un sens.
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L’expérience de la distance, éprouvée pour la première fois dans la polémique contre les sophistes, est donc le véritable point de départ de la philosophie aristotélicienne du langage ; distance entre le langage et la pensée, dont il n’est que l’instrument imparfait et toujours révocable ; distance entre le langage et l’être, comme en témoigne, malgré Antisthène, la possibilité de la contradiction et de l’erreur. Avec Aristote, l’étonnant n’est plus que l’on puisse mentir ou se tromper, mais bien qu’un langage qui repose sur des conventions humaines puisse signifier l’être. L’expérience fondamentale de la distance est alors corrigée par le fait, non moins incontestable, de la communication. C’est toujours là qu’en revient en dernier recours Aristote : rien ne prédisposait les mots à être signifiants ; mais « s’ils ne signifiaient rien, en même temps serait ruiné tout dialogue entre les hommes et même, en vérité, avec soi-même » . De même, l’analyse la plus superficielle du langage bute sur le fait de l’équivocité : comment des mots en nombre limité peuvent-ils signifier des choses infinies en nombre ? Et pourtant il faut bien que l’univocité des mots soit la règle et l’équivocité l’exception, car sans cela tout dialogue serait impossible. Or le dialogue est possible entre les hommes, puisqu’il existe ; c’est donc que les mots ont un sens, c’est-à-dire un seul sens.
Si l’expérience de la distance, en séparant le λόγος.de l’ὄν, semblait décourager tout projet d’une ontologie, l’expérience de la communication va en réintroduire l’exigence. Si les hommes s’entendent, il faut bien un fondement de leur entente, un lieu où leurs intentions se rencontrent : ce lieu, c’est ce que le livre Γ de la Métaphysique appelle l’être (τὸ εἶναι) ou l’essence (ἡ οὐσία). Si les hommes communiquent, ils communiquent dans l’être. Quelles que soient sa nature profonde, son essence (si la question de l’essence de l’être peut avoir un sens), l’être est d’abord supposé par le philosophe comme l’horizon objectif de la communication. En ce sens, tout langage, non en tant que tel, mais dans la mesure où il est compris par l’autre , est déjà une ontologie : non pas un discours immédiat sur l’être, comme le voulait Antisthène, encore moins un être lui-même, comme le croyait Gorgias, mais un discours qui ne peut être compris que si l’être est supposé comme le fondement même de sa compréhension. De ce point de vue, l’être n’est autre que l’unité de ces intentions humaines qui se répondent dans le dialogue : terrain toujours présupposé et qui n’est jamais explicite, sans quoi le discours serait achevé et le dialogue inutile.
L’ontologie comme discours total sur l’être se confond donc avec le discours en général : elle est une tâche par essence infinie, puisqu’elle n’aurait d’autre fin que la fin du dialogue entre les hommes. Mais une ontologie comme science peut se fixer d’abord une tâche plus modeste et réalisable dans son principe : établir l’ensemble des conditions a priori qui permettent aux hommes de communiquer par le langage. De même que chaque science s’appuie sur des principes ou axiomes, qui délimitent les conditions de son extension et de sa validité, de même le discours en général présuppose des axiomes communs (comme le principe de contradiction), dont l’ontologie serait le système, constituant par là ce qu’on pourrait appeler, sans sortir exagérément du vocabulaire même d’Aristote, une axiomatique de la communication.
La théorie aristotélicienne du langage présuppose donc une ontologie. Mais inversement l’ontologie ne peut faire abstraction du langage, et cela non seulement pour cette raison générale que toute science a besoin de mots pour s’exprimer, mais pour une raison qui lui est propre : ici le langage n’est pas seulement nécessaire à l’expression de l’objet, mais aussi à sa constitution. Alors que le discours rencontre son objet sous l’aspect de tel ou tel être déterminé qui existe indépendamment de son expression, l’homme n’aurait jamais songé à poser l’existence de l’être en tant qu’être si ce n’est comme horizon toujours présupposé de la communication. Si le discours n’entretient plus un rapport immédiat avec l’être, comme pour les sophistes, du moins — et pour cette raison même — est-il médiation obligée vers l’être en tant qu’être et la seule occasion de son surgissement. Le besoin d’une ontologie ne serait jamais apparu sans l’étonnement du philosophe devant le discours humain : étonnement dont les paradoxes sophistiques auront été la première et involontaire sollicitation.
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Ces considérations, auxquelles nous a conduits une analyse des textes aristotéliciens sur le langage et, en particulier, de l’usage aristotélicien de la notion de signification, ne prétendent pas anticiper sur le contenu même de l’ontologie aristotélicienne, mais montrer seulement comment a pu naître chez Aristote, et non chez ses prédécesseurs, le projet d’une ontologie comme science autonome. L’analyse du langage, reconnu comme signifiant, nous a fait dépasser le plan « objectif » des mots, le seul que connaissaient les sophistes, vers le plan, toujours problématique parce que « subjectif », des intentions. Mais l’accord, ou du moins la rencontre de celles-ci dans la réalité humaine du dialogue, nous a amenés à présupposer comme lieu de cette rencontre une nouvelle objectivité, qui est celle de l’être. L’objectivité du discours, que mettait en danger la subjectivité de l’intention (qui, considérée isolément, risquait d’apparaître comme convention) est finalement restaurée au nom de l’intersubjectivité du dialogue.
Le projet d’une ontologie apparaît donc lié chez Aristote à une réflexion, implicite, mais toujours présente, sur la communication. Ce caractère d’emblée anthropologique du projet aristotélicien suffirait à le distinguer de tous les discours prétentieux, mais finalement « balbutiants », de ses prédécesseurs sur l’être : leur tort commun a été de vouloir rechercher les éléments (στοιχεῖα) de l’être avant de distinguer les différentes significations de la parole humaine sur l’être. Mais l’anthropologie, on le verra, n’exclut pas la rigueur : l’analyse aristotélicienne des significations de l’être, en se substituant à la vieille spéculation « physique » sur les éléments, va enfin lever l’ambiguïté fondamentale qui avait empêché jusqu’alors tous les discours sur l’être d’être autre chose que des « bégaiements » .
La multiplicité des significations de l’être : le problème
La réfutation des paralogismes sophistiques a amené Aristote à admettre, comme fondement de la communication entre les hommes, l’existence d’unités objectives de signification, qu’il appelle des essences. Inversement, si l’on suivait le raisonnement des sophistes, il faudrait admettre qu’il n’y a pas d’essences et que tout est accident. Ou encore : si une théorie de la signification conduit à une ontologie de l’essence, une théorie — ou plutôt une pratique — de l’équivocité conduit à ce qui apparaît d’abord comme une ontologie de l’accident, mais se dénoncera bientôt comme la négation même de toute ontologie. Ainsi l’absurdité d’une ontologie qui réduirait l’être à l’accident va-t-elle confirmer a contrario le résultat des analyses de la signification.
Qu’arriverait-il, en effet, si un nom pouvait avoir plusieurs significations (rapport que, jusqu’à plus ample analyse, nous désignerons du terme courant d’équivocité) ? On pourrait, certes, attribuer encore ce nom à une chose : ainsi pourrait-on dire que Socrate est homme ; mais le mot homme, ayant par hypothèse plusieurs significations, ne signifierait pas seulement l’essence de l’homme, mais aussi l’essence du non-homme ou plutôt la non-essence de l’homme. Dire que Socrate est homme impliquerait alors que Socrate est homme et non-homme. […]
Mais on n’échappe à la contradiction qu’en faisant d’homme un attribut de Socrate parmi d’autres et non la désignation de son essence. Dans la perspective de l’équivocité, homme ne peut signifier l’essence de l’homme (car l’essence est une et alors la signification serait une aussi), mais signifie seulement quelque chose de Socrate. La pratique sophistique du langage empêche donc de privilégier quelque attribut que ce soit : nous ne pouvons dire d’aucun qu’il exprime l’essence de la chose, car l’essence est unique, alors que l’attribution est ad libitum. On voit la différence entre un langage attributif, c’est-à-dire finalement adventice et allusif, et un langage significatif : sur le plan de l’attribution, il est légitime de dire qu’une chose est ceci et non-ceci ; mais sur le plan de la signification, il y aurait là une contradiction. « Signifier l’essence d’une chose, c’est signifier que rien d’autre n’est l’essence de cette chose. » L’unité de la signification exprime et suppose l’incompatibilité des essences . Inversement, dans la perspective de l’équivocité, il n’y a plus que des attributs ou, comme le dit ici Aristote, des accidents (συμβεβηκότα), c’est-à-dire des déterminations qui peuvent appartenir à une chose, mais aussi ne pas lui appartenir, et sont donc en nombre indéterminé.
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Telle sera l’originalité de la méthode d’Aristote : échapper aux contradictions d’une physique de l’être (dont le complément obligé est une conception non moins « physique » du non-être) par une analyse des significations de l’être, à quoi se réduira finalement l’ontologie. Celle-ci n’apparaîtra donc jamais chez lui comme le Deus ex machina qui vient fonder, contre les Sophistes ou les Mégariques, la possibilité du discours humain : car c’est là inverser l’ordre naturel, s’il est vrai que l’ontologie ne peut se constituer qu’à travers le discours humain, dont elle accompagne, plus qu’elle ne l’abrège ou ne l’éclaire, le cheminement laborieux et incertain. Le « long détour » du platonisme ne nous dispense donc pas de revenir aux apories mégariques sur la prédication. Mais ce détour n’était pas une digression, puisque la critique de l’« ontologie » platonicienne nous a détournés de la voie qu’il fallait ne pas suivre. Les apories mégariques — ainsi que les apories en général, quand elles sont fondées — ne sont pas le signe, comme l’a cru Platon, d’une ignorance de l’ontologie ; mais elles manifestent des difficultés qui sont par elles-mêmes ontologiques, puisqu’elles concernent au premier chef le discours humain sur l’être : c’est donc sur leur propre terrain qu’il faut s’attacher à les résoudre. C’est de cette réflexion sur les apories que naîtra l’ontologie aristotélicienne ; bien plus, s’il est vrai que « la solution des apories » est par elle-même « découverte » , on pourra dire que la science aristotélicienne de l’être en tant qu’être n’est autre que le système générai de la solution des apories.
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Dire que le Bien peut s’attribuer sur le mode de l’agir, de la qualité, de la quantité, du temps, c’est reconnaître — telle est du moins ici l’intention avouée d’Aristote — qu’il n’y a rien de commun entre l’action bonne, la perfection qualitative, la juste mesure et le temps opportun : ils ne sont pas les espèces d’un même genre, qui serait leur essence, ou du moins le fondement commun de leurs essences respectives ; ce qui veut dire encore que le Bien en tant que Bien (c’est-à-dire un Bien qui ne serait pas envisagé selon telle ou telle catégorie particulière) n’est pas un genre, que le Bien en tant que Bien n’a pas d’essence. Et s’il en est ainsi, c’est parce que les catégories de l’être ne sont pas les espèces du genre être, c’est-à-dire encore parce que l’être en tant qu’être n’est pas un genre et qu’il n’a pas d’essence. Si ce qui autorise la synonymie est l’appartenance à un même genre, la possession d’une même essence, l’homonymie de l’être comme celle du bien impliquent la privation d’une telle communauté d’essence.
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On ne peut s’empêcher alors de remarquer que la doctrine des catégories est ici invoquée pour appuyer une démonstration exactement contraire de celles que nous trouvions, au sujet du bien, dans les Topiques, l’Éthique à Eudème et l’Éthique à Nicomaque. Dans ces derniers textes, il s’agissait de montrer qu’il n’y a pas une science une du Bien, parce que le bien se dit en autant de sens différents que l’être. Ici, au contraire, il s’agit d’établir qu’il y a une science une de l’Un, parce que l’Un comporte autant d’espèces que l’être et que les espèces de l’Un correspondent à celles de l’être. Or, il n’est pas douteux que les « espèces de l’être » de la Métaphysique ne désignent pas autre chose que les significations de l’être des Topiques et des deux Éthiques : le parallélisme même des problèmes montre que, dans les deux cas, il s’agit bien des catégories. La contradiction entre les deux séries de textes est donc flagrante.
Autre difficulté : si nous prenons à la lettre le vocabulaire du livre Γ, il faudra dire, en vertu des définitions des Catégories, que l’être n’est pas un homonyme, mais un synonyme, puisque les espèces auxquelles il s’attribue ont en commun l’appartenance à un même genre. Si les catégories sont les espèces de l’être, la quantité, la qualité, la relation etc., seront dans la même situation par rapport à l’être en tant qu’être que l’homme et le cheval par rapport au genre animal, et il n’y aura donc plus alors d’homonymie.
[…]
Ni attribution ni déduction : aucune démarche du discours scientifique, tel qu’Aristote le décrit dans la première partie de son Organon, ne trouve d’application dans le cas de l’être. Au moment même où il proclame l’existence d’une science de l’être en tant qu’être, Aristote en manifeste paradoxalement l’impossibilité par sa spéculation effective : s’il est vrai que l’être n’est pas un genre et que toute science est science d’un genre, il y a incompatibilité entre l’être et le discours scientifique. On pourrait, certes, se satisfaire de cette conclusion que, si l’être n’est pas un genre, il est plusieurs genres et qu’il n’y a donc pas une science, mais plusieurs sciences, ou, comme le dit parfois Aristote, plusieurs « philosophies » de l’être : sciences de la quantité, de la qualité, de l’action et de la passion, etc. Mais l’exigence d’un discours un sur l’être n’en demeure pas moins présente : la reconnaissance de l’homonymie de l’être n’empêche pas que la question Qu’est-ce que l’être ? ne puisse se satisfaire de réponses fragmentaires ou épisodiques et soit dès lors éternellement renaissante. La dispersion irréductible du discours sur l’être n’empêche pas que l’être soit un dans sa dénomination et qu’il nous invite dès lors à rechercher le sens de sa problématique unité. Par là s’expliquent les apparentes contradictions d’Aristote : l’espoir d’un discours un sur l’être subsiste au moment même où la recherche de l’unité se heurte à l’expérience fondamentale de la dispersion. Bien plus, ces deux aspects sont si peu contradictoires qu’ils ne pourraient subsister l’un sans l’autre : l’idéal d’une science de l’être en tant qu’être empêche la recherche de s’abîmer dans ses échecs ; mais l’infinité même de la recherche empêche l’idée d’une telle science d’être autre chose qu’un idéal. Sans l’expérience de la dispersion et le besoin de la surmonter, une science de l’être en tant qu’être serait inutile (et c’est pourquoi, faute d’une telle expérience, il n’y avait pas de projet ontologique au sens strict chez les prédécesseurs d’Aristote) ; mais sans l’idée de l’unité, telle qu’elle s’exprime dans l’idéal aristotélicien de la science démonstrative, la recherche sur l’être deviendrait impossible.
Seulement, il y a loin de l’idée de la science à la réalité de la recherche. Hegel a été le premier, semble-t-il, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie, à noter cette disproportion entre la théorie aristotélicienne de la science dans les Analytiques et sa spéculation effective dans la Métaphysique. Rien ne ressemble aussi peu à une science, telle qu’Aristote l’entend, que ce qu’il nous a laissé de cette science « universelle parce que première », et qui, en tant que première, devait être « la plus haute de toutes ». On chercherait vainement une seule série de syllogismes dans toute la Métaphysique d’Aristote : remarque qui ne serait sans portée que si l’on attribuait cette absence à un inachèvement accidentel de la spéculation sur l’être. Mais Aristote lui-même présente la science de l’être en tant qu’être comme une science seulement « recherchée » et sans doute « éternellement recherchée » .
Dès lors, l’unité actuelle et peut-être à jamais actuelle du discours sur l’être n’est pas l’unité d’un savoir, mais celle d’une recherche indéfinie. Il n’y a pas et peut-être ne peut-il y avoir une science actuellement une de l’être en tant qu’être. Mais cela ne signifie pas qu’il ne puisse y avoir d’autre type d’unité que la cohérence scientifique. Les difficultés que nous avons rencontrées venaient surtout du fait qu’Aristote ne semblait envisager d’autre unité possible du discours sur l’être que l’unité scientifique. Mais il faut en appeler ici de ses déclarations de principe à sa pratique réelle et, si elle existe, à la théorie de cette pratique. L’Organon nous apprend qu’à côté du discours scientifique, il y a un autre type de discours cohérent : c’est le discours qu’Aristote appelle dialectique. Le moment est maintenant venu de se demander si, à défaut du discours scientifique, qui reste dans ce cas un impossible idéal, le philosophe ne doit pas recourir à la dialectique pour tenter de penser l’être en tant qu’être dans son unité. »
– Aubenque, P. (2013). Chapitre II. Être et langage. Dans : , P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote: Essai sur la problématique aristotélicienne (pp. 94-250). Presses Universitaires de France.

« Historian Heather Ann Thompson describes mass incarceration in the United States in the late twentieth and early twenty-first centuries as being “without international parallel or historical precedent.” In 2006, for instance, “one in every thirty-one U.S. residents was under some form of correction supervision, such as in prison or jail, or on probation or parole.” Despite this, Thompson asserts, “historians have largely ignored the mass incarceration of the late twentieth century and have not yet begun to sort out its impact on the social, economic, and political evolution of the postwar period.”
People of color have been affected the most, with “African American men experiencing the highest imprisonment rate of all racial groups.” At the turn of the millennium, there were 188,500 more Black men and women in “penal institutions than in institutions of higher learning.”
Thompson draws connections between mass incarceration and the decline of the American labor movement in the last quarter of the twentieth century. Convict labor, largely ended by the mid-twentieth century, has returned. Thirty-six states now grant “private companies complete access to prison labor.” Well-known brands like Starbucks, Walmart, Nike, Victoria’s Secret, Allstate, and many others have leased convict labor in our time.
Thompson argues that the same forces demanding access to unfree labor are also the ones backing “aggressively antilabor” politics. For example, a Texas circuit board maker, an Oregon linen service, a Georgia recycling plant, and Konica’s photocopy repair division all shifted from minimum wage labor or better to convict labor, which pays as little as 25 cents an hour.
Meanwhile, we’ve seen the rise of private prisons, which make money from locking up as many human beings as possible. Mass incarceration thus means “major profits for companies that could provide prison goods and services—items ranging from telephones to tampon and tasers.” Prisons have become a major economic—and political—force in conservative rural areas, where they are often located.
This means that these areas have an electoral advantage because prison populations located within their districts have been counted as part of the total population, even though the prisoners aren’t allowed to vote locally. This has affected state politics in places as different as New York, Colorado, Florida, Texas, and California. Meanwhile, the disenfranchisement of ex-felons, a form of continuing punishment, has given a “small but clear advantage to Republican candidates in every presidential race from 1972 to 2000.”
Thompson doesn’t argue that mass incarceration caused the radical transformations of America during the last quarter of the twentieth century. But this vast lockup has contributed to, and is intimately interwoven with, the present we know. »
– How Mass Incarceration Has Shaped History
A historian argues that it’s time to look at the consequences of locking up millions of people over several decades.


« This work presents results from a working memory task demonstrating that the semantic interpretation of verbal events has an effect on sentence processing. Results demonstrate that committing to a semantic interpretation of an event incurs a processing cost (lower working memory capacity) but that the cognitive system responsible for sentence processing only commits to a certain interpretation when it is forced to do so. These results demonstrate that the semantic interpretation of events has an effect on human cognition (sentence processing) and working memory capacity more broadly.
The current study aims to provide a better understanding of the semantic processing of events, specifically in the domain of telicity, an aspectual property associated with the semantics of events. Although there is a significant amount of work that addresses the issue of event processing (e.g., Bott & Hamm, 2014; De Almeida, 2004; McElree, Traxler, Pickering, Seely, & Jackendoff, 2001; Pickering, McElree, & Traxler, 2005; Philipp, Graf, Kretzschmar, & Primus, 2017; Piñango & Deo, 2016; Pylkkänen & McElree, 2006; Stockall & Husband, 2014), there are still unanswered questions about the exact time course of semantic processing in relation to syntactic processing. The question of the time course of semantic and syntactic processing has been asked, for instance, in work by Frazier and Rayner (1990), who propose two competing hypotheses about the timing of semantic processing: the immediate partial interpretation hypothesis and the immediate complete interpretation hypothesis. Frazier and Rayner (1990) assume that processing difficulty arises from making a semantic commitment to a particular interpretation of the structure that is being processed. According to the immediate complete interpretation hypothesis, the parser1 makes a semantic commitment immediately after each phrase is encountered. In contrast, following the immediate partial interpretation hypothesis, the parser can delay making a semantic commitment until later in the sentence unless doing so would create the need to maintain multiple interpretations for a word, phrase, or a relation, or the structure would not be interpreted at all.2 While the immediate complete interpretation hypothesis predicts strictly deterministic and linear semantic processing, its partial counterpart allows for the time course of semantic processing to deviate from syntactic processing.
To investigate which of the two hypotheses provides better empirical coverage, the present study explored telicity, an aspectual property of linguistic events, by isolating distinct semantic components that contribute to telicity. More precisely, we investigated how and when temporal adverbials with distinct aspectual properties, such as in-X-time and for-X-time, affect the processing of English events.
Background on Telic and Atelic Events
Linguistic events can be characterised based on whether or not the event has terminated (has been completed), yielding the distinction between telic (terminated) and atelic (unspecified with respect to whether the event reached its culmination point) events (Dowty, 1979; Vendler, 1957, 1967).3 In English, the telic interpretation is not determined by a single lexical item. Instead, telicity arises from the verb, its argument(s), temporal adjuncts, and, in some cases, from the pragmatic context (e.g., Dowty, 1979; Giorgi & Pianesi, 2001; Krifka, 1989, 1992, 1998; Pustejovsky, 1991; Tenny, 1987, 1994; Verkuyl, 1972, 1993). That is, telicity is a property of verb phrases (VPs).4 As shown in Example 1, the verb eat is compatible with both telic and atelic interpretations, depending on the internal noun phrase (NP) argument that the verb selects. For example, if the verb selects for a definite NP argument, the VP is interpreted as completed or telic, as in Example 1a, but if the verb selects for an indefinite NP argument, the completion of the event remains unspecified (atelic), as in Example 1b5:
Telic: Peter ate the cookies.
Atelic: Peter ate cookies.
Some verbs are more specific in their lexical semantics. As shown in Example 2, the interpretation of the losing event is telic, irrespective of the type of NP argument that it selects (definite or indefinite NP). The opposite is true for the verb love, which tends to be interpreted as atelic, even if its internal argument is a definite NP (Example 3):
Telic: Peter lost the cookies.
Telic: Peter lost cookies.
Atelic: Peter loved the cookies.
Atelic: Peter loved cookies.
Crucially, some predicates are ambiguous between telic and atelic interpretations, irrespective of the verb’s NP argument (if any), as shown in Example 4:
Telic/Atelic: Peter ironed the clothes.
Telic/Atelic: Susana ran a marathon.
Telic/Atelic: The beer fermented in the barrel.
Moreover, the distinction between telic/atelic interpretations arises with certain temporal adjuncts. As shown in Example 5, the adverbials in-X-time and for-X-time can be used as a test to distinguish between telic and atelic events independent of the lexical semantics of the verbs (Dowty, 1979; Vendler, 1957, 1967):
Telic: Jessica reached the top of the mountain in two hours/*for two hours.
Atelic: Peter ate cookies *in two hours/for two hours.
Importantly, both in-X-time and for-X-time adverbials are compatible with ambiguous predicates, as shown in Example 6, and consequently restrict the interpretation of the event to telic or atelic:
Telic: The boy scrubbed the pots in five minutes.
Atelic: The boy scrubbed the pots for five minutes.
The fact that telicity is not a property of lexical items per se but depends on larger constituents, yet the semantic contribution of telicity may be localized to a single structural element (in the present study, temporal adverbials), provides us with a tool to investigate semantic processing at the sentential level, and in turn, to distinguish between the complete and partial interpretation hypotheses (Frazier & Rayner, 1990). »
– Making Semantic Commitments Can Be Delayed: Evidence From Aspectual Processing
Jitka Bartošová, Cassandra Chapman , Ivona Kučerová, Elisabet Service






« En recourant aux principes de la justice internationale, le continent africain se dote d’outils nouveaux permettant de juger les crimes de masse. Le magistrat sénégalais Souleymane Téliko, juge d’instruction au sein des Chambres africaines extraordinaires (CAE) ayant siégé à Dakar de 2012 à 2017 pour le procès de l’ancien président tchadien Hissène Habré, relate son expérience dans un ouvrage précis agrémenté d’anecdotes (1). La création de cette juridiction — composée de plusieurs chambres, ce qui explique son nom — a marqué «un tournant dans l’évolution de la justice pénale internationale». Pour la première fois, c’est une organisation régionale, l’Union africaine, qui établit un tribunal spécial pour les crimes internationaux commis sur le continent. Au terme d’une sinueuse procédure qui s’étala de janvier 2000 à mai 2016, M. Habré fut condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de torture pour des faits commis alors qu’il dirigeait le Tchad entre 1982 et 1990.
L’affaire était hors normes par la gravité des crimes, le nombre de victimes (des milliers) et celui des plaignants (plusieurs centaines), ainsi que par les problèmes de compétences soulevés : les CAE ont été fondées grâce à un accord entre l’Union africaine et l’un de ses États membres, le Sénégal, où l’ancien chef d’État tchadien s’était réfugié. L’auteur note que le déroulement de la procédure s’est heurté à de nombreux obstacles, comme l’application de l’accord de coopération judiciaire préexistant entre le Sénégal et le Tchad. Les CAE relèvent du principe de «compétence universelle» qui permet à n’importe quel pays de traduire en justice l’auteur de crimes contre l’humanité sans que l’accusé puisse opposer sa nationalité ou arguer que les faits reprochés ont été commis à l’étranger. Même si M. Habré a été condamné, ce cas reste exceptionnel, ce qui incite M. Téliko à souligner que «c’est par l’action conjuguée du renforcement des systèmes judiciaires nationaux, l’amélioration de la coopération judiciaire entre États, la mise en place d’une juridiction pénale permanente et un réajustement de la coopération avec la CPI [Cour pénale internationale] que l’on pourra réprimer, de manière efficace, les crimes internationaux en Afrique».
Juriste et également magistrat, le Camerounais Patrick Badugue étudie la protection judiciaire des droits de l’homme sur le continent (2). Celle-ci dispose de deux instruments qui fonctionnent en étroite collaboration : la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples établie par la charte de Banjul en juin 1981 et la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (la Cour) créée par le Protocole de juin 1998. La première rend des avis sur les cas qui lui sont soumis et organise des campagnes de sensibilisation. Elle peut aussi saisir la Cour, tout comme les États et les organisations non gouvernementales (ONG).
Depuis 2006, date d’entrée en fonction effective de ce mécanisme conjoint, la Cour rend environ deux cents jugements par an. Plus d’un tiers des requêtes ont été déclarées «irrecevables» car n’entrant pas dans le champ de compétences prévu ou insuffisamment étayées. Seuls neuf États africains autorisent leurs ressortissants à porter plainte individuellement devant la Cour. M. Badugue propose une analyse fine de la jurisprudence de cette institution ainsi que des procédures contentieuses et consultatives, notamment au fil de comparaisons avec les systèmes européen, nord-américain et onusien de protection des droits de l’homme. Pour devenir «un bastion puissant» de la lutte pour les libertés fondamentales sur le continent, le mécanisme doit, selon lui, suivre trois pistes : préciser les «valeurs qui sous-tendent l’identité normative africaine»; questionner les «sources africaines des droits de l’homme»; enfin, interroger la «primeur de l’individu sur les valeurs de la société qui le porte».
par Olivier Piot »


« Issues of settler colonialism in Canada are prominent in public discourse in the wake of the 2015 findings by the Truth and Reconciliation Commission. These histories, rooted in legacies of cultural genocide and trauma, disrupt national mythologies of the Canadian state as benevolent and inclusive. Grappling with this moment of reconciliation—and the resistance and resentment entangled in this process—we suggest contemporary artists are leading the way in critically examining these dynamics. In this article we investigate decolonialism as an aesthetic strategy. Focusing on how decolonial aesthetics engages with the discourse of Canadian heritage, we examine the work of contemporary artists Leah Decter, Jacqueline Hoàng Nguyễn, and Caroline Monnet. These artists, all working with archives, communities, and histories located geographically or conceptually at the peripheries of Canada, employ diverse media to engage with heritage objects, concepts, and events, to question settler colonialism in the public realm. Through our analysis of their work, we argue for the ways in which their projects unsettle dominant national histories. We contend that Decter’s, Hoàng Nguyễn’s, and Monnet’s decolonial aesthetics mobilize heritage to unpack the complexities of the Canadian state.
À la suite des résultats de la Commission de vérité et réconciliation de 2015, les questions de colonies de peuplement au Canada sont prééminentes dans le discours public. Ces histoires, enracinées dans des héritages des génocides culturels et de traumatismes, dérangent les mythes nationaux de l’État canadien en tant qu’État bienveillant et inclusif. Étant aux prises avec ce moment de réconciliation – ainsi que la résistance et le ressentiment liés à ce processus – nous suggérons que les artistes contemporains ouvrent le chemin en examinant ces dynamiques de manière critique. Dans cet article, nous examinons le décolonialisme en tant que stratégie esthétique. En mettant l’accent sur la manière dont l’esthétique décoloniale interagit avec le récit de Patrimoine Canada, nous examinons le travail des artistes contemporains Leah Decter, Jacqueline Hoàng Nguyễn et Caroline Monnet. Ces artistes, qui travaillent toutes avec des archives, des communautés et des histoires situées géographiquement et conceptuellement aux périphéries du Canada, utilisent divers médias pour interagir avec des objets, des concepts et des événements patrimoniaux dans le but de mettre en doute les colonies de peuplement dans le domaine public. Par notre analyse de leur travail, nous examinons les manières dont leurs projets dérangent les histoires nationales dominantes. Nous soutenons que les esthétiques décoloniales de Decter, de Hoàng Nguyễn et de Monnet mobilisent le patrimoine pour ouvrir les complexités de l’État canadien. »
– Unsettling Canadian Heritage: Decolonial Aesthetics in Canadian Video and Performance Art

« En cette #JournéeDuChandailOrange, nous reconnaissons les torts que les pensionnats autochtones ont infligés & honorons les personnes qui sont touchées. Unissons-nous dans un esprit de réconciliation & engageons-nous à faire en sorte que les enfants autochtones comptent.
#ChaqueEnfantCompte »

« Princesses, prophétesses, simples citoyennes, de nombreuses africaines se sont impliquées dans la lutte anti-coloniale après les tout premiers contacts entre Européens et Africains jusqu’aux années 60. Voici cinq héroïnes de la lutte contre le colonialisme à découvrir ou à redécouvrir.
Aline Sitoé Diatta, Sénégal (1920-1944)
Originaire de la basse-Casamance, Aline Sitoé Diatta fut l’une des premières résistantes contre la domination française.
Orpheline très jeune, elle a été élevée par son oncle paternel. Quand celui-ci est mort à son tour, elle est partie vivre à Ziginchor où elle a travaillé comme docker puis à Dakar où elle trouva du travail comme domestique chez un colon.
Un jour de 1941, elle entend une voix lui dire d’entrer en résistance contre les colons pour sauver le Sénégal et de retourner en Casamance sous peine de connaître un malheur. Elle choisit tout d’abord d’ignorer cette voix et devient paralysée quatre jours plus tard.
Ce n’est qu’une fois de retour en Casamance, en 1942, que la paralysie disparait même si elle garde en séquelle un léger boitillement.
A cette époque, la France est pleinement engagée dans la deuxième guerre mondiale et demande à ses colonies de contribuer à l’effort de guerre de la métropole. Les autorités françaises au Sénégal ponctionnent la moitié des récoltes de riz de Casamance. Révoltée par cet état de fait, Aline Siloé Diatta dissuade les habitants de sa région de participer à l’effort de guerre et les pousse à refuser l’enrôlement dans l’armée française.
On prête également à celle qui était surnommée « la femme qui était plus qu’un homme » des pouvoirs de guérison et de nombreuses personnes se déplacent pour la voir en pèlerinage afin d’obtenir un miracle. Ce pouvoir spirituel, lui confère également une forte autorité sur la population.
Craignant de possibles troubles dans cette région de Casamance traditionnellement réfractaire au pouvoir colonial, les autorités françaises arrêtent Aline Sitoé Diatta le 8 mai 1943, en même temps que son mari.
Elle est ensuite transférée de prison en prison, au Sénégal, en Gambie puis à Tombouctou au Mali où elle décède finalement du scorbut en mai 1944.
Lalla Fatma N’Soumer, Algérie (1830-1863)
Femme éduquée née dans une famille de lettrés, elle rejoint la résistance kabyle à l’âge de 20 ans.
Prophétesse et stratège, elle est très respectée parmi les combattants. En 1854, elle succède au chef de la résistance Chérif Boubaghla.
Cette même année, elle remporte la bataille du Haut Sebaou, sa première victoire contre les français. Capturée au combat par l’armée française en 1857, elle meurt en prison à l’âge de 33 ans.
Sarraounia Mangou, Niger, XIXe siècle
« Sarraounia » signifie « reine » en langue haoussa. Elle a été chef politique et religieuse présidant depuis Lougou, la capitale aux destinées du royaume Azna, dans le sud-ouest du Niger.
En 1899, elle organise la résistance contre la colonne d’exploration Voulet-Chanoine, réputée l’une des missions les plus meurtrières de la colonisation française en Afrique de l’Ouest.
La Mission Afrique centrale, créée en 1898 et dirigée par les capitaines Paul Voulet et Julien Chanoine, partie de Saint-Louis du Sénégal devait rejoindre le Tchad.
Sur son passage, la mission pille et détruit de nombreux de villages dans les régions traversées. Mais à Lougou, ils rencontrent l’opposition des soldats de la Sarraounia Mangou.
« Dès qu’elle eût quitté Matankari, la Mission se heurta à l’hostilité des villages de Lougou et Tongana, situés à une vingtaine de kilomètres au nord-est de cette ville. Leur résistance acharnée coûta à la Mission 7 000 cartouches, 4 tués et 6 blessés », témoignent les archives de la colonne Voulet-Chanoine.
Kimpa Vita/Dona Beatriz, Congo, (1684 – 2 Juillet 1706)
Jeune fille issue de la noblesse, Dona Beatriz tombe malade en 1704 et prétend être possédée par l’esprit de saint Antoine.
En ce début de 18ème siècle, le royaume du Kongo était divisé par des guerres civiles, son ancienne capitale, São Salvador, abandonnée avec l’arrivée des Portugais au Kongo en 1482.
Dona Beatriz appelle à la reconstruction du royaume et l’émancipation du peuple du Kongo face au colon portugais.
Elle lance une guérilla politico-religieuse. En 1706, elle est capturée par le roi Pedro II et brûlée comme hérétique sur ordre des moines capucins.
Elle aujourd’hui encore très considérée chez plusieurs peuples Kongo (Congo RDC, Congo-Brazzaville ou encore Angola), notamment dans certaines religions locales comme le kimbanguisme.
M’Balia Camara, Guinée (1929 – 18 Février 1955)
Militante politique au sein du RDA, le parti pro-indépendance de Sekou Touré, M’Balia Camara dirige le comité local des femmes de ce parti dans la ville de Tondon, dans le Nord-est du pays.
Membre très active de la contestation contre le délégué colonial local, le chef Almamy David Sylla. Après une altercation, ce dernier attaque M’Balia Camara le 9 février 1955 et la blesse gravement avec son épée alors qu’elle était enceinte.
Elle accouche d’un enfant mort-né le 11 février avant de mourir elle-même une semaine plus tard.
Cette mort tragique suscite une vague d’émotion dans le pays et 10.000 personnes assistent à son enterrement. Son décès renforce le mouvement en faveur de l’indépendance du Pays. »
– Indépendance: ces héroïnes africaines qui ont lutté contre le colonialisme


« The Past Can’t Heal Us – The Dangers of Mandating Memory in the Name of Human Rights
Reviews :
‘Learning from history is an obvious step for post-conflict societies. Yet, enforcing remembrance through a standard trope of techniques and scripted commemorations also presents its own challenges. Lea David walks us through the process of how apparent reconciliation actually might exacerbate conflict and tensions. This is a wonderful book that should be read not just by governments and scholars, but by all those who seek to remember and remedy past wrongs.‘
Miguel Centeno – Princeton University
‘The Past Can’t Heal Us presents a path breaking analysis of the limits of the global standardization of memorialization. The novel comparative analysis discloses ever-expanding fissures in foundational paradigms in Human Rights discourse and practice while grounding fascinating re-conceptualizations of ideology and micro-solidarity. David’s provocatively critical and courageous voice permeates every illuminating chapter. A must read for scholars, students and laypersons alike.’
Carol Kidron – University of Haifa
‘Human rights are often seen as a panacea capable of curbing political extremism and social inequalities. In this wonderful and highly original book, Lea David shows convincingly that enforcing human rights policies in a world dominated by the nation-state model of social organisation is likely to produce the opposite effect: prescribed moral remembrance regularly generates more group animosity. This is an excellent, thoughtful and brave contribution that combines superb analytical skills with the comprehensive and meticulous empirical research.‘
Siniša Malešević – University College Dublin »

« Jussi Kurunmäki and Jani Marjanen, whom many of you will know from CHoC, the HCG, and Concepta Summer Schools, have recently published a book chapter that is not only a fascinating contribution to the study of political concepts and isms/ideologies, but also a timely reflection on politics themselves. In « How Ideology Became Isms: A History of Conceptual Coupling, » they explore the at times confusing entangled history of « politics » and « ideology » by drawing on the history of the concept of « isms » in the late nineteenth and early twentieth centuries.
Or, as Jani himself put it (on Twitter): « Do you know how politicians criticize each other for being ideological and that does not make sense because politics is about ideology? Of all people, politicians SHOULD be ideological. We explain the history of this tension in a new article.«
Jussi Kurunmäki and Jani Marjanen. « How Ideology Became Isms: A History of a Conceptual Coupling. » In Passions, Politics and the Limits of Society, edited by Heikki Haara, Koen Stapelbroek, and Mikko Immanen, 291–318. Berlin, Munich, Boston: Walter De Gruyter, 2020. »



« This article explores the perception of democracy today, at the national and international levels. This perception is rather paradoxical. On the one hand, democracy is celebrated. As such it functions as a benchmark of political legitimacy. On the other hand, it is criticized. The article provides explanations for this state of affairs. Among the explanations put forward in order to account for the criticisms of democracy the article stresses the deepening of economic inequalities and a sense of social alienation that has been growing in recent years among the people that globalization and its associated policies are affecting negatively. For the way forward the article offers suggestions in order to improve the reputation and reality of democracy. In this regard it argues that the possibility to improve democracy, both at the national and international levels, is to a large extent based on making it more inclusive (especially economically speaking) and reflective. »
– The Paradoxical Perception of Contemporary Democracy, and the Question of its Future, by Jean‐Marc Coicaud



« Laura, Johnny m’Hallydayfie d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent comprendre. A l’époque, le succès à poil, signifiait autre chose. S’ouvrir et mettre les tripes sur la table. Aujourd’hui, on a des trip, pour le fun. Et ça ne mène nulle part.
Je prends donc mes tripes et je les dépose sur la table qui porte une montagne de cocaïne. Son éclat est aussi hallucinatoire que la poudreuse hivernale qui recouvre les immenses espaces du vide. Shine bright like a diamond, je me laisse guider par mes narines qui nettoient tout ce bordel. J’ai toujours aimé faire le ménage. Presque un trouble obsessionnel-compulsif.
Hymne à l’amour, je Piaf d’impatience devant la vulgate qui se pare de Diamonds sortis tout droit de l’entre-jambe en or de Rihanna.
Je ne sais pas trop de qui il s’agit. On me crie que je suis bien out of time, coincé entre le Moyen-âge et des poussières.
J’ignore bien des choses des nouvelles Muses de la boue-musicalité contemporaine. Des modes, des flamboyances, de ces multiples concours de porn-talent dont l’un des critères semble t-il est sextape.
J’ignore tout de ces nouvelles Euterpe, des Terpsichore du Billboard, et de toutes celles que l’on célèbrent et assimilent aux Piérides. Je manque de finesse auditive, ce que j’entends ressemble à des oiseaux qui – La Voix cassée – strient le silence et les harmonies antiques. J’ai la surdité de Beethoven. Je me nomme Ludewic. Ceci explique peut-être cela. »
