

Comment se situer, comment se définir lorsquʹon est à la fois européen et dʹorigine africaine? Faut-il, dʹailleurs, se définir dʹune manière particulière? Lʹécrivaine Léonora Miano propose dans son essai « Afropea » (Ed. Grasset) une « utopie post-occidentale et post-raciste » qui permet aux afrodescendants de se voir avec leurs propres yeux, de se libérer de la charge raciale. Elle est lʹinvitée de Tribu. »













Par Grégoire Souchay




« Dans ses derniers textes, le philosophe Gilles Deleuze évoque l’«installation progressive et dispersée d’un régime de domination» des individus et des populations, qu’il nomme «société de contrôle». Deleuze emprunte le terme de «contrôle» à l’écrivain William Burroughs mais s’appuie pour formuler son idée sur les travaux de Michel Foucault consacrés aux « sociétés disciplinaires». Dans ces dernières, que Foucault situe aux XVIIIe et XIXe siècles et dont il fixe l’apogée au début du XXe, l’individu ne cesse de passer d’un «milieu d’enfermement» à l’autre : la famille, l’école, l’armée, l’usine, l’hôpital, la prison… Toutes ces institutions, dont la prison et l’usine sont les modèles privilégiés, sont autant de dispositifs propices à la surveillance, au quadrillage, à la maîtrise des individus constitués en «corps» (démographique, politique, salarial, etc.) dociles, insérés dans des «moules». Le développement des sociétés disciplinaires correspond à l’essor du capitalisme industriel, que Deleuze définit comme un capitalisme «à concentration, pour la production, et de propriété», qui «érige donc l’usine en milieu d’enfermement».
Or, selon Deleuze, nous assistons à une crise généralisée de ces milieux d’enfermement, concomitante de la transformation du capitalisme industriel en capitalisme «dispersif», de surproduction, «c’est-à-dire pour la vente ou pour le marché», où «l’usine cède la place à l’entreprise». Ce nouveau type d’organisation, qui s’appuie sur l’évolution technique et le développement des technologies de l’information et de la communication, semble garantir une plus grande marge de manœuvre aux individus, des espaces-temps plus ouverts et flexibles, davantage de mobilité, mais en apparence seulement. Car, contrairement aux dispositifs disciplinaires, qui procèdent par la coercition et la concentration des corps, le mouvement et la liberté de circulation sont les conditions nécessaires à l’exercice d’un pouvoir qui opère désormais par «contrôle continu» de tous les aspects de l’existence et par «communication instantanée».
L’entreprise, fondée sur une idéologie et un mode de fonctionnement spécifiques – la «rivalité inexpiable comme saine émulation» –, y joue un rôle central, et le marketing, qui permet d’influencer les consommateurs, de fabriquer des comportements et de formater les esprits au moyen de techniques toujours plus affinées, est «maintenant l’instrument du contrôle social».
Ces sociétés, celles des ordinateurs, des dispositifs informatiques de télésurveillance et de la cybernétique, n’ont pas encore aboli les précédentes, souligne Deleuze. Mais elles émergent à la faveur de la décomposition des institutions disciplinaires en procédés plus souples et plus insidieux d’assujettissement. Et face «aux formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et bienveillant».
Olivier Pironet »
– Gilles Deleuze (1925-1995)




« Un terme inacceptable, peu importe le contexte… ou une censure qui menace la liberté académique? Droit-inc en a discuté avec deux profs de droit…
Les jours passent, mais la controverse ne s’estompe pas, à l’Université d’Ottawa.
Quelques semaines après que la professeure Verushka Lieutenant-Duval a été suspendue pour avoir prononcé le mot en « n » dans un cadre académique (elle a utilisé ce mot pour illustrer notamment comment les Noirs se sont réappropriés ce terme), le débat fait encore rage, notamment dans le milieu universitaire.
Droit-inc a parlé à deux profs de droit qui ont des opinions diamétralement opposées sur le sujet.
Louis-Philippe Lampron est professeur titulaire à la Faculté de droit de l’Université Laval. Il enseigne notamment les droits et libertés de la personne.
Amissi Manirabona est professeur agrégé à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il est spécialisé en droit pénal, et enseigne notamment un nouveau cours sur le droit des victimes.
Droit-inc : Que pensez-vous de toute cette histoire?
Louis-Philippe Lampron : Il y a beaucoup de choses qui ont été dites et écrites, et c’est important de faire preuve de nuances.
Évidemment, c’est un terme très chargé, il n’est pas du tout question, ici, de se réclamer de la possibilité d’insulter, en se servant de ce terme-là, des membres de groupes racisés.
Le débat porte sur la liberté académique. La réaction de l’Université d’Ottawa, qui a suspendu la professeure Lieutenant-Duval suite à la dénonciation par des étudiants de l’emploi de ce terme-là dans un contexte académique… Ça se trouve à être une atteinte à la liberté que devraient avoir les profs – tant qu’ils respectent, évidemment, l’obligation qu’ils ont de garder un climat de confiance dans la classe – d’aborder tous les sujets, même les sujets controversés, en appelant un chat un chat, dans un contexte où on fait la part des choses…
Les termes, même si parfois, ils peuvent être utilisés comme des insultes, il faut être capable de les nommer pour pouvoir décrire une réalité qu’on ne partage pas. Et ensuite, réussir à en débattre.
À mon sens, la voie de la sagesse, c’est celle qui est exprimée notamment par Myrlande Pierre, de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse : c’est un terme qui est évidemment très chargé, qui peut heurter les sensibilités, donc qui devrait être utilisé le moins possible, mais qui ne peut pas être frappé d’un interdit. Enfin, pas à l’intérieur de la salle de classe, et certainement pas dans le contexte de débat universitaire.
C’est un débat qui est à la fois passionnant et inquiétant. Je suis très sensible à l’enjeu de la liberté académique, et à la possibilité que des profs, s’ils ne jouissent pas de l’appui de leur institution, hésitent de plus en plus à aborder des sujets controversés. Ce terme-là est un exemple, mais il y en a une pléthore d’autres, et si on n’est plus capable de débattre sereinement et en toute bonne foi à l’université, parce qu’on prête des intentions aux personnes qui utilisent des termes s’ils ne font pas partie du bon groupe, à mon sens, il y a un risque très important de dérapage, et surtout de stérilisation du discours.
À mon sens, la sensibilité ne peut jamais être le critère permettant de déterminer la limite à la liberté d’expression. Il faut qu’on prenne le contexte en considération. C’est la même chose pour un litige en diffamation, ce serait la même chose pour un litige qui impliquerait une insulte discriminatoire – il y en a beaucoup qui sont portés devant le Tribunal des droits de la personne… L’interdiction pure et simple d’un mot, sans tenir compte du contexte, m’apparaît extrêmement dangereuse, en ce qui concerne le respect de la liberté académique.
Amissi Manirabona : Ça me désole. Les gens parlent, ils condamnent l’université, parlent de la liberté d’expression et de la liberté académique… Tous ces principes sont de bons principes. Mais il y aussi une question de dignité, là-dedans. On ne peut pas juste appliquer les principes de façon aveugle.
Il est question de dignité humaine. Le mot est quand même un mot controversé, à l’origine de beaucoup maux. Et je pense que pour reconnaître la dignité humaine, on devrait pas le prononcer… Même si en principe, aucun mot ne devrait être tabou, surtout à l’université.
Mais par respect, je crois que tenir compte du fait que ce mot-là choque plusieurs, ce n’est pas trop demandé.
Le N-Word a longtemps servi à déshumaniser les Noirs, et que cela devrait interpeller, pour éviter la double victimisation.
Les victimes souffrent. On a souffert. Et on sait comment l’esclavagisme, c’est quand même un crime contre l’humanité, et ça se transmet de génération en génération. On a des gens qui souffrent des séquelles de ces actes-là. Il faut qu’on les aide à guérir, au lieu de remuer le fer dans la plaie.
Ensuite, je dois dire que j’ai parlé avec des gens près du dossier, j’ai échangé avec une étudiante qui était dans le cours. La professeure a utilisé le mot pour une première fois. Après le cours, une étudiante lui a dit que l’utilisation de ce mot peut choquer, et lui a demandé si possible de ne plus l’utiliser. La prof est revenue en classe en disant: « c’est un mot qui peut choquer certains, pourquoi vous ne voulez pas qu’on l’utilise? » Elle l’a répété des dizaines de fois en classe. Les gens ne savent pas ça, parce qu’ils ne veulent pas écouter les étudiants qui ont été affectés par ces paroles-là.
On part de principes auxquels j’adhère aussi… mais qui ne devraient pas aveugles à la dignité humaine. On est comme à l’intersection de deux principes. Et même la Cour suprême, elle est pour l’application des principes, mais de façon contextualisée, pas de façon aveugle.
Les gens font maintenant de la politique autour de ça, ce qui est malheureux. Il y en a qui règlent des comptes, il y en a qui s’insultent.
Un journaliste a même parlé de « petits fauves déchaînés » pour parler des étudiants qui ont dénoncé… L’incident malheureux a créé une opportunité pour certains de se défouler et de déverser leur venin. Mais ça n’aurait pas dû être comme ça.
M. Lampron, que répondez-vous à ceux qui disent que c’est un mot qui peut réveiller certains traumatismes, et donc, qu’on devrait le remplacer par « mot en n »?
L.-P. L. : Je suis très sensible à l’argument. Évidemment, n’étant pas membre d’un groupe racisé, je peux essayer de faire preuve d’empathie et de me mettre dans leurs souliers… mais au-delà de ça, il est clair que le fait de se sentir heurté ou offensé par des paroles, dans un contexte où il n’y a pas intention d’injurier, qu’on est dans un contexte de respect, mais qu’on nomme des réalités qui sont problématiques, des réalités violentes… Si on parle de droit humanitaire, notamment, il va falloir qu’on les décrive, les crimes contre l’Humanité, les génocides… Ça va nécessairement heurter les gens. Moi, juste de lire sur ces enjeux-là, il y a des moments où j’ai du mal à dormir la nuit.
La sensibilité et le fait de se sentir offensé par l’emploi d’un terme, alors que la personne qui l’emploie n’a aucune intention malveillante – et là, on ne parle pas d’une maladresse, on parle de la description d’une situation X,Y,Z – ça semble extrêmement problématique, et à mon sens, je m’inscris en faux.
Je fais preuve d’empathie, bien sûr. Moi, ça ne m’est jamais arrivé qu’on aie cette discussion-là dans ma classe, mais si ça devait m’arriver, il est fort possible que, par empathie, je ne l’utilise plus, ce terme-là.
Maintenant, je pense qu’on ne peut pas frapper aucun mot d’interdit à l’intérieur de l’université – un interdit pur et simple… Le terme dont il est question ici, qui serait raciste en lui-même, ne m’apparaît pas faire de sens. Une insensibilité manifestée par un professeur face, par exemple, à des groupes qui s’estiment heurtés, ça, on pourrait avoir un débat. Mais ce n’est absolument pas ça qui s’est produit dans le cas de la professeure Lieutenant-Duval, et c’est ce qui fait à mon sens la réaction de l’Université d’Ottawa quelque chose d’aussi problématique.
Dieu sait que c’est la place, à l’université, pour plonger très loin dans des sujets controversés, et d’essayer de retourner toutes les pierres, pour être capable de faire sens… C’est uniquement au bout de ce processus qu’on est capable d’arriver à un résultat qui tient la route. Et ça, ça présume de deux choses : de la bonne foi de tous les interlocuteurs – autant celui qui mène le cours que ceux qui le reçoivent, et on ne peut pas commencer à remettre toujours en cause l’emploi des termes et la bonne foi – et l’autre, c’est vraiment fondamental, c’est que l’université a la responsabilité de prendre fait et cause pour les professeurs, de les défendre dans l’exercice de leur liberté académique. À mon sens, c’est l’inverse qui s’est produit, ici.
M. Manirabona, vous croyez qu’il ne faudrait jamais prononcer ce mot?
A.M. : Si on le fait, il faut le remplacer, parce que le mot est très symbolique, il représente la violence. Si on ne sait pas, si c’est par accident, et qu’une personne vous le rappelle… essayez de comprendre, au moins. Quand on est informé que ça blesse, ne pas le dire me semble une chose qui n’est pas une exigence énorme.
La semaine dernière, j’ai abordé dans mon cours sur les droits des victimes ce qui est arrivé à Joliette. Il y a des étudiants autochtones, dans mon cours… Et à un certain moment, j’ai dit : « on arrête ici, pour ne pas réveiller beaucoup d’émotions, parce qu’il y a des choses sensibles ».
Il ne faut pas remuer le couteau dans la plaie des gens, si on sent que la pression monte… c’est une responsabilité qu’on a.
Il faut qu’on mesure la température de la classe. Par les interventions des étudiants, on est capable de le sentir, et de passer rapidement à autre chose. C’est une question de compréhension, d’être ouvert à l’égard de la souffrance, de la détresse de l’autre, c’est une façon humaine d’avancer sans blesser personne.
Je ne crois pas qu’on remette en cause les acquis qu’on a en matière de liberté d’expression – ça n’a rien à voir. Il s’agit seulement de regarder si c’est approprié, avec l’interlocuteur, de continuer à utiliser un mot…
C’est gênant de savoir que parmi les étudiants de ta classe, il y en a qui souffrent. On a une responsabilité : que tout le monde se sente bien en classe. Il faut prendre des précautions. On dit souvent que la liberté d’une personne finit là où la liberté de l’autre commence…
Surtout, ici, au Canada, un pays d’immigration, où les gens viennent de plusieurs pays où il s’est passé des horreurs. Il faut avancer avec précaution pour ne pas choquer les uns et les autres. C’est vraiment ce que je fais dans mes cours. »
– Le mot en « n » : censure ou respect de la sensibilité?, par Camille Laurin-Desjardins






« Émaillé de tragédies, notre présent bruisse de polémiques, de proférations de certitudes et de fins de non recevoir, alors que nous ne voudrions d’abord entendre que le silence. Celui du respect pour ceux qui ont souffert, mais aussi celui qui accompagne l’écoute de l’autre, et les actes. C’est cette respiration que nous trouvons dans l’Utopie post-occidentale et post raciste que nous propose Léonora Miano dans son essai paru chez Grasset ce mois de septembre 2020. Afropea, c’est l’histoire d’une relation. Celle d’abord qu’entretiennent les européens d’ascendance africaine avec le lieu où ils se réalisent ou tentent de se réaliser : l’Europe et en particulier la France. Comme toute utopie en marche elle est une projection de ce que pourrait devenir l’humanité si l’on déconstruisait ce qui la gangrène pour mettre fin au ressentiment et se projeter vers la construction d’une nouvelle façon d’être au monde, à l’autre et à soi.
« Voir des deux côtés le dessous des cartes, parler le langage des deux parties, se tenir à l’endroit où elles ne cessent de se toucher, être une instance médiatrice. La tentation victimaire est rapidement congédiée. L’impératif d’assainir la relation étant la condition de sa propre viabilité, Afropea ne peut se contenter de distribuer le blâme. L’identité afropéenne est frontalière, si l’on entend ce terme dans son acceptation subsaharienne ancienne qui fait de la frontière le lieu de la rencontre, de l’échange, plus que celui de la séparation. L’altérité existe mais elle se présente aussi comme une opportunité. Le conflit, lorsqu’il affleure, trouve sa résolution dans la nécessité d’épargner à chacun l’humiliation. Ne pas verser à terre la face de l’autre, comme le dirait le bon sens subsaharien. Car il faudra bien faire quelque chose de cette Europe qui s’atrophie l’âme en refusant encore de révéler ce qui est entré en elle et ne la quittera plus, ce qui l’a changée pour toujours lorsqu’elle s’est approchée des autres. Asséner un coup, caresser, c’est encore toucher. Le corps n’évacue pas la mémoire du contact. Les postures politiques les plus affirmées n’y changeront rien, on ne quitte pas ce qui est à l’intérieur de soi. Cela vaut pour les uns et pour les autres. »1
Pour en arriver là, le chemin est long mais Léonora Miano connaît les rouages de l’utopie et son pouvoir de changer les choses. Ses lecteurs retrouveront certaines idées émergentes dont l’auteure avait vérifié la pertinence dans sa puissante utopie littéraire, Rouge Impératrice, parue chez Grasset en 2019. Il s’agit d’abord de déconstruire ce qui gangrène la relation. Il ne faut donc pas espérer trouver l’apaisement à la lecture de Afropea mais plutôt cette intranquillité, ce doute nécessaire à la déconstruction de son propre système de pensée. Celui-ci se découvre aliéné par la période coloniale et ses conséquences culturelles et politiques selon cette façon d’être au monde violente et dominatrice qui sera ici nommée « occidentalité ». On prendra alors quelques claques salutaires devant l’évidence des faits exposés. Léonora Miano procède ensuite à l’identification des « urgences » qu’il s’agit de résoudre pour contrer la pensée raciste en France et poser les bases d’un nouveau rapport au monde. Enfin, l’auteure termine par des propositions concrètes reposant sur des initiatives afropéennes existantes ou à construire.
L’une des urgences que Léonora Miano pose sans concession est la réparation que la France doit apporter au traumatisme de l’esclavage. Il faut nommer le crime contre l’humanité pour ce qu’il est : « déportation subsaharienne » pour qu’il n’y ait pas de degré dans le traitement des crimes contre l’humanité. Et surtout, il faut mettre fin aux façons de traiter le crime qui sont encore des moyens détournés de s’arroger une puissance. Consciemment ou non, le français d’ascendance européenne, héritier du système esclavagiste et colonisateur se pourfend de l’effort de reconnaître au pays la responsabilité d’avoir versé « le sang et les larmes ». C’est encore le français, d’ascendance européenne qui se donne le droit de dire l’Histoire selon sa propre grille de lecture dans une vision victimisante de l’autre. « Cependant, les abolitions de l’esclavage sont au premier chef l’aboutissement des luttes constantes des opprimés, ce que le discours français a encore trop tendance à éluder. »2. ll y a t-il une voie alors dira l’outragé de bonne foi qui pense œuvrer pour la décolonisation des esprits ? Léonora Miano propose de décaler le regard. Il faut considérer son frère en humanité comme un étonnement, comme celui ou celle qu’on ne peut pas saisir3. Et le laisser se dire lui-même.On n’essaye pas de devancer les désirs de celui qu’on respecte. On écoute simplement et humblement ce qu’il demande.
« Il ne faut plus se raconter qu’on fraternise en soumettant les autres. On fraternise en acceptant de les écouter, en acceptant de se transformer, quelque fois en acceptant des sacrifices […] Prenons le déboulonnage des statues comme celle de Colbert. Cette question là, cette demande est faite par des personnes qui sont des descendants d’africains déportés et réduits en esclavage. Ce n’est pas n’importe qui dans le demos français. Ce sont des personnes qui existent parce que ces populations qui ont été constituées par le crime contre l’humanité. Il n’y a pas d’autre population comme ça dans la nation. On leur doit quelque chose de particulier. Donc pour résoudre cette question, au lieu de se dire voici des gens qui ne nous aiment pas et qu‘ils veulent abattre les murs porteurs de la nation. Il faut comprendre au contraire que ce sont des frères qui demandent à leurs frères, de les apaiser. Alors Colbert est le sacrifice. En Afrique on dirait ça. Pour résoudre un conflit, il faut un sacrifice. Ici c’est Colbert. »4
En second lieu, il y a une idée centrale qu’il faut s’approprier absolument pour lire Afropea. Il s’agit du fait que la notion de couleur a uniquement été créée dans le but d’asseoir une domination et de justifier le crime contre l’humanité.
« Si l’Afrique précoloniale s’était attachée à une définition des humains selon la couleur de leur peau, cela aurait forgé une fraternité raciale, laquelle aurait amené à se donner des ennemis communs lors des conquêtes coloniales. Non seulement cela ne produisit-il pas, mais les cas furent légions où l’on n’hésita pas à s’allier aux européens contre d’autres subsahariens. Parce que le voisin, qui ne parlait pas la même langue et nommait différemment la divinité, n’était pas plus noir qu’on ne l’était soi-même. Parce que la parenté se fondait sur d’autres critères.[…] Les désignations Noirs et Africains disent une refondation par la colonisation des infrastructures identitaires au sud du Sahara. Elles n’ont aucune pertinence pour décrire la période précoloniale et ne peuvent permettre une élucidation probante du vécu subsaharien d’autrefois. »5
Il s’agit donc pour les afropéens de chercher d’autres « référents identitaires ». La notion de race confinant au ressentiment légitime mais peu fertile. On se gardera ici de réduire le propos tout en nuance et en complexité de l’auteure. Elle rencontre à travers cet essai différents groupes humains qui vivent différemment leur relation à l’Europe ou à l’africanité, selon leur ascendance, leur vécu, leur expérience. Léonora Miano explore les blocages de chacun d’entre eux et propose des pistes à travers des exemples probants et des initiatives existantes. En interaction avec ces différents groupes les afropéens doivent se saisir de la place qui doit être la leur dans ce pays. Pour Léonora Miano, cela passera par la culture :
« Cela a déjà été souligné, il n’existe pas, en France, de corpus littéraire afropéen. Il est fort peu probable que la cause soit un analphabétisme généralisé. Après m’être entendu dire par mon premier éditeur que les personnages afropéens n’étaient pas universels – les subsahariens l’étaient pourtant – qu’ils n’existaient pas et que continuer à en créer nuirait à ma carrière d’auteur international, j’avoue soupçonner la profession de ne pas faire place à ces textes lorsqu’ils lui parviennent. Parce que l’idée que l’on se fait des personnes d’ascendance subsaharienne les renvoie à une extranéité de fait, il est exigé que leur propos ait à voir avec des ailleurs. »6
Au début de l’essai, une affirmation avait résonné comme une forme de liberté dans laquelle l’auteur semble puiser son rapport apaisé à la France : « On ne savait où me classer. Une part de cette étrangeté se transmettrait à ma fille. Je ne fournissais pas d’efforts pour me rendre saisissable, ayant très tôt pris le parti de ne pas plaire à tous, de ne pouvoir être comprise de tous. »7 C’est peut-être ainsi qu’une des formes de présence au monde des afropéens est à envisager : accepter de déplaire parfois quitte à heurter le « raciste cordial ». En ne restant pas à la place qu’on lui impose. En inventant une nouvelle façon d’être dans ce pays. L’objectif est de mener vers « Panafropea » en répondant à des besoins pragmatiques précis, comme la création de maisons d’édition.
« Panafropea devrait disposer de quelques maisons d’édition de référence, lesquelles feraient traduire les écrits produits par les afropéens et publieraient ces derniers dans leur pays respectifs. S’ils étaient disponibles, ces textes intéresseraient des lecteurs de tous horizons, en Europe et au-delà. Attendre de vaincre les réticences ou d’être invité à prendre la parole est déjà une manière de renoncement. A soi-même. »8
De façon plus générale il faut choisir la « désobéissance épistémologique »9 qui permet de trouver un « langage à soi » et libère des oripeaux de la pensée colonialiste qui annihile les cultures qu’elle rencontre10. Il faut reconstruire sa grille de lecture du monde en s’appuyant sur le patrimoine historique, les savoirs antérieurs subsahariens, la façon d’être en rapport avec la transcendance, la langue.11 La lecture de certains passages de Afropea donnera donc à certains l’impression d’une respiration. L’impression surtout d’arriver à exprimer enfin ce qu’on avait sur le bout de la langue. Et parce qu’il y a un langage à inventer pour abattre des perspectives dans ces murs que l’on croyait porteurs les mots de Léonora Miano sont choisis scrupuleusement pour décaler le regard : Appropriation vs assimilation ; déportation subsaharienne ; afrodescendants ; subsahariens … Il ne semble pas ici qu’il soit question d’interroger les responsabilités : Elles sont clairement posées. Il s’agit plutôt d’explorer les potentialités, les possibilités des uns et des autre tendues vers un même but. Fraternité, interculturalité et dignité. Approcher l’autre comme son frère, sa sœur en humanité pour reléguer enfin les culpabilités et les ressentiments et construire un nouveau rapport au monde.
1Léonora Miano, Afropea, Grasset, 2020, P°187.
2op. cit. P°42.
3Léonora Miano cite notamment Toni Morrison, pour que chacun grandisse en humanité, de part et d’autre : « If you can only be tall because someone is on their knees, then you have a serieus problem. », Afropea, P°210.
4 Léonora Miano dans le Grand Entretien, France Inter, 25 septembre 2020.
5op. cit. P°70
6op. cit. P°205
7op. cit. P°22
8op. cit. P°207-206
9op. cit. P°177
10Réflexion engagée notamment par Frantz Fanon, dans Les damnés de la terre, 1961 : « Le colonialisme ne se satisfait pas d’enserrer le peuple dans ses mailles, de vider le cerveau colonisé de toutes formes et de tout contenu. Par une sorte de perversion de la logique, il s’oriente vers le passé du peuple opprimé, le distord, le défigure, l’anéantit ».
11 Léonora Miano dans le Grand Entretien, France Inter, 25 septembre 2020 : « Je ne considère pas le Français comme langue coloniale parce que son existence a précédé la colonisation. Donc je pense qu’il peut lui survivre très bien aussi. Voilà comment on lit l’Histoire et comment on se sent lié aux autres. C’est ça qui permet de pacifier à l’intérieur de soi ce qui à l’extérieur reste conflictuel.» »
– Avec Afropea, de Léonora Miano, trouver sa « langue à soi » et ne plus se laisser dire., par MAGALI DUSSILLOS






« Achille Mbembe : « Pour réparer le monde, il est important de regarder dans les archives africaines«
Quant à l’écologie, Achille Mbembe appelle à replonger dans les archives. « Dans nos traditions pré-coloniales, l’humain n’était pas au-dessus de tout. Nos crises, y compris écologiques, découlent de la croyance que l’humain est supérieur aux autres espèces. Ce n’était pas une conception africaine. Pour réparer le monde, il est important de regarder dans ces archives africaines. » »



« ‘French scholar of the Atlantic Maboula Soumahoro joins philosopher, economist, and musician Felwine Sarr in a public discussion moderated by Laurent Dubois about Sarr’s book, AFROTOPIA.’ — Scholars and Publics
The event was co-sponsored by the Forum for Scholars and Publics and the Regulator Bookshop as part of the Community & Scholars series of events, and was a part of #ScholarStrike and the related teach-in that took place on September 8 and 9, 2020. About AFROTOPIA AFROTOPIA is a vibrant meditation and poetic call for an African utopian philosophy of self-reinvention in the twenty-first century. In the recent aftermath of colonialism, civil wars, and the AIDS crisis, a new day finally seems to be shining on the African continent. Africa has once again become a site of creative potential and a vibrant center of economic growth and production. No longer stigmatized by stereotypes or encumbered by the traumas of the past — yet unsure of the future — Africa has other options than to simply follow the paths already carved out by the global economy. Accordingly, Felwine Sarr urges the continent to set out on its own renewal and self-discovery — to create an active utopia by reflecting on the continent’s vast mythological universe and ancient traditions, nourishing a cultural reinvention, and embracing green technologies that tackle climate change and demographic challenges. »




« En 1985, son premier roman, « La servante écarlate », la fait entrer en pleine lumière, à 46 ans… Ce portrait intime de l’écrivaine et icône féministe Margaret Atwood a été tourné sur une année, dans ses pas et ceux de son époux Graeme Gibson, décédé depuis.
Fille d’un entomologiste et d’une nutritionniste, la Canadienne Margaret Atwood pensait dans sa jeunesse se consacrer à la peinture. Diplômée de Harvard, elle enseigne dans plusieurs universités, au Canada puis à New York, avant de se faire remarquer par ses recueils de poésie. En 1985, son premier roman, La servante écarlate, adapté pour le cinéma par Volker Schlöndorff en 1990 et devenu aujourd’hui une série à succès créée par Bruce Miller, la fait entrer en pleine lumière, à 46 ans. Dans cette terrifiante dystopie sur le patriarcat, récompensée par le prix Arthur-C.-Clarke, la romancière alors novice (elle a depuis publié treize autres romans, dont la trilogie remarquée dite « de MadAddam », des essais et des livres pour enfants) brosse le portrait d’une Amérique cauchemardesque, transformée en théocratie après un coup d’État. Trente-quatre ans plus tard, elle en a livré la suite et l’épilogue dans Les testaments, salué par le Booker Prize, prestigieux prix littéraire britannique qui avait déjà honoré en 2000 Le tueur aveugle, un autre de ses romans… » »
– Source : Léonora Miano










Comme vous peut-être, j’ai une pensée pour mes profs (du secondaire) en ce moment. Je pense notamment à celui qui, un jour de grève des enseignants, s’assit à son bureau pour nous donner un cours très particulier.
Le collège Libermann de Douala, établissement privé tenu par des pères jésuites, n’aurait pas permis les grèves remuantes que l’on peut voir en France. Nos professeurs se devaient donc d’être présents en classe.
Ce jour-là, le professeur de français était face à ses élèves. Cependant, il ne serait pas question de suivre le programme officiel, et loin de là. S’installant comme pour surveiller un devoir, l’enseignant sortit de son cartable un ouvrage alors quasiment introuvable dans notre pays. Intitulé « Main basse sur le Cameroun », ce texte de Mongo Beti, publié à l’époque par François Maspero, était un acte d’accusation féroce contre la dictature d’Ahidjo et la Françafrique. Ce livre est aujourd’hui un classique, mais ce n’était pas le cas à l’époque, il fut longtemps interdit et son auteur empêché de rentrer au pays.
Notre professeur de français nous lut tranquillement des pages et des pages de « Main basse sur le Cameroun », commentant à peine quelques passages. Ce fut, à n’en pas douter, une des leçons d’histoire du Cameroun les plus importantes que je reçus de toute ma vie. Je pense qu’aucun des élèves ne fit part à ses parents de cet épisode. Nous reçûmes comme un cadeau la confiance de notre professeur et les révélations qu’il nous fit, nous traitant en adultes.Nous serions une jeunesse très politisée.
Plus tard, au lycée, ce fut encore un professeur de français qui me fit tenir « Les écritures », par François Cavanna, le livre le plus irrévérencieux que j’aie lu au sujet de la Bible. J’y ai beaucoup pensé au cours des heures écoulées. Un tel ouvrage ne pourrait probablement pas exister dans un certain nombre de pays. Il serait sacrilège, blasphématoire. Il est très représentatif d’un courant de pensée enraciné en France et qui fait partie de la francité.
Dès lors que des Français sont capables d’aller si loin dans le piétinement d’une religion que (certains de) leurs ancêtres contribuèrent à propager à travers le monde, le fait pour eux de caricaturer des aspects d’un autre culte peut être compris comme une manière d’y reconnaître un élément de leur univers.
Enfin, ce n’était pas mon sujet. Je pensais à ceux de mes profs qui m’apprirent à briser le silence, à lire le dessous des cartes, à penser contre moi-même. Celui qui me fit lire Cavanna me fit aussi découvrir Jimi Hendrix. Je lui dois tant.
Bonne soirée. »
– Léonora Miano
« Face au chagrin, à la colère, à la honte, on peut faire silence. On le doit même, pour préserver quelque chance de se relever dignement. Mais comment souffrir alors l’insupportable brouhaha des commentaires inutiles, comment se préserver de cette blessure qu’inflige à l’intelligence et à la volonté la nuée hargneuse des paroles imprécises ou déplacées ? Alors il ne suffit plus de se taire pour faire silence, et ce n’est pas le trahir que de se remettre à parler — non pour exprimer je ne sais quelle conviction, mais simplement pour tenter de se comprendre.
Et puis, pour beaucoup, on n’a pas le choix. Nos collègues qui se retrouveront lundi 2 novembre face à leurs élèves, ceux qui, dans les universités, forment les futurs enseignants, ceux-là ont dû ou devront trouver les mots, aller chercher au plus profond d’eux-mêmes, là où niche la sincérité de leur engagement, pour tenter de comprendre ce qui a rendu possible cette folie meurtrière : l’assassinat de Samuel Paty, enseignant d’histoire et de géographie, pris pour cible et atrocement mis à mort par le terrorisme islamiste parce qu’il enseignait à des enfants la liberté d’expression. Il l’enseignait, c’est-à-dire qu’il ne l’inculquait pas, qu’il ne prétendait pas imposer ce qu’il croit, ou ce qu’il espère, à des esprits dociles. Il l’enseignait, en n’étant sûr de rien, en se méfiant de lui-même, en ne se laissant griser ni par la violence du dire ni par l’adhésion à ses propres valeurs, mais en tentant d’agir avec tact, humanité, prévenance, en rendant son savoir serviable et fraternel. Il l’enseignait ainsi, car la joie d’enseigner n’est jamais indemne de cette inquiétude profonde, et on l’a tué pour cela.
Qui ça « on » ? C’est là que les ennuis commencent. Dès lors que l’on cherche à nommer et circonscrire la menace en ne se contentant pas de ces deux facilités symétriques que sont le déni et l’inculpation généralisée, les ennuis commencent. Car il faudrait pouvoir tenir ensemble une description réaliste de cette nouvelle banalité du mal où chaque segment d’action, erratique et médiocre, demeure d’une bêtise affligeante mais où l’idéologie meurtrière qui les lie entre eux poursuit, d’un attentat l’autre, un projet politique d’une intelligence et d’une efficacité terrifiantes. Le djihadisme global, on le sait désormais, développe une haine particulière vis-à-vis du modèle républicain français ; sa capacité de destruction de la société, on le craint aujourd’hui, ne connaît pas de limites.
De cette catastrophe en cours, la déchéance du débat public est davantage qu’un symptôme, mais bien l’agent actif. Il n’aura fallu que quelques heures après l’assassinat de Samuel Paty pour que nombre de politiciens sans scrupule et d’idéologues sans vergogne sautent sur l’occasion afin de solder leurs petites querelles, trop heureux de raviver leurs rancœurs ou d’exhiber leurs certitudes. Derrière cette apparente confusion, il n’y a, comme d’habitude, qu’un seul parti qui progresse : celui de la bêtise à front de taureau beuglant son éloge de la force. Va-t-on continuer à assister, impuissants, à la trumpisation du monde ? Pour toutes celles et tous ceux qui n’y peuvent consentir, il appartient de réfléchir collectivement aux conditions politiques de rétablissement d’un véritable espace public, à bonne distance de l’esprit de meute qui agite les réseaux sociaux et de la continuation routinière des effets de tribunes.
Et pour commencer — ou disons : recommencer — pourquoi ne pas s’accorder sur une règle simple ? La valeur d’une parole publique dépend d’abord de la probité avec laquelle elle reconnaît le lieu propre d’où elle s’énonce. Si l’on prend au sérieux un tel précepte, force est de constater que la plupart des reproches, des exigences, des complaintes ou des recommandations charitables que s’autorisent les commentateurs professionnels sur l’exercice de l’histoire en milieu scolaire sont nuls et non advenus. Je n’ai pour ma part jamais enseigné en collège et en lycée, mais je défends la solidarité de savoir, de méthode et de valeur de la profession historienne. Or c’est celle-ci que les assassins de Samuel Paty ont frappé à la tête, en ce jour funeste du vendredi 16 octobre 2020. Sera-t-on assez inconséquent pour croire que notre métier n’en puisse être durablement, douloureusement, profondément affecté ?
Notre métier. Voici ce que l’on propose de soumettre à l’examen critique. Non pour le proclamer — encore une fois, rien n’est plus contraire à l’exercice de l’histoire que l’affirmation claironnante de principes intangibles — mais pour en défendre la beauté, la nécessité et la fragilité. Car voici ce que Samuel Paty enseignait à ses élèves dès lors qu’il choisissait de s’adresser à leurs intelligences singulières pour les guider sur le chemin de l’émancipation, et voici en quoi nous lui serons toujours, humblement, redevables. Critiquer n’est pas récuser, et l’on peut sortir renforcés de l’épreuve du doute — il faut donc tout à la fois croire avec ardeur aux principes politiques qui nous fondent et ne jamais cesser de les remettre en cause par l’exercice opiniâtre de la critique historique.
Tandis que l’on assiste accablés au festival des « oui mais », il est urgent de rétablir la dignité de la coordination « et » qui, sans feinte ni concession, affirme simplement et tranquillement que deux faits ou deux énoncés peuvent être également vrais. Les universitaires, par exemple, sont des enseignants-chercheurs — entendons qu’ils sont enseignants et chercheurs, et qu’ils ne sont pas moins enseignants en étant chercheurs. Or ce qui est vrai à l’université l’est tout autant à l’école, au collège ou au lycée : l’histoire est une discipline d’enseignement et de recherche, et un enseignant n’affaiblit jamais son autorité en cherchant les moyens de la rendre intelligible.
Au moment où le Ministre de l’éducation nationale accuse honteusement l’université de « faire des dégâts dans les esprits » tandis que sa collègue de l’enseignement supérieur, de manière tout aussi scandaleuse, ne prend même pas la peine de défendre l’institution dont elle a la charge, il appartient à toutes les historiennes et tous les historiens de profession de réaffirmer collectivement le sens, la portée et les limites de leur mission. On n’est pas assez naïf pour croire que l’exemple puisse venir d’en haut. Mais l’on sait ce qu’il faut de patience, de générosité et d’abnégation pour mener à bien un tel travail critique en surmontant des années de paresse, de renoncement ou d’indifférence. Il nous faut pour cela des forum calmes. La revue Entre-Temps peut y contribuer, en demeurant fidèle à la promesse de son nom. Pas trop vite, pas plus tard : maintenant.
Publié le 27 octobre 2020″ –
Pas trop vite, pas plus tard : maintenant, par Patrick Boucheron
(source via Achille Mbembe)

« Dans l’engrenage de la terreur
Effort d’élévation spirituelle, le djihad peut aussi signifier le combat contre les infidèles et les hypocrites. Ceux qui s’en réclament aujourd’hui pour justifier une conduite ultraviolente s’inspirent d’une idéologie rigoriste issue d’une double filiation : les Frères musulmans et le salafisme wahhabite, diffusé depuis l’Arabie saoudite.
par Nabil Mouline
Phénomène multidimensionnel, le djihadisme est avant tout une idéologie globale. A la faveur d’un bricolage intellectuel qui résulte du détournement de concepts, de symboles et d’images d’origine musulmane ou européenne, ses dépositaires prétendent offrir aux «croyants» un nouveau départ, une nouvelle identité et un nouveau mode de vie pour réussir ici-bas et dans l’au-delà.
En somme, une représentation du monde qui donne la certitude d’appartenir à quelque chose de plus grand que soi : le groupe d’élus chargé par Dieu de rétablir la vraie religion et de réunifier l’oumma (la communauté des croyants) sous l’égide du califat — la monarchie universelle islamique —, avant de se lancer à la conquête du monde et d’obtenir le salut. Retracer la genèse et le développement des principaux affluents de l’idéologie djihadiste permet de mieux comprendre son attractivité et son efficacité, de Saint-Denis à Karachi.
A l’instar d’autres idéologies extrémistes, le djihadisme puise ses racines dans le désenchantement provoqué par la première guerre mondiale. Le démantèlement de l’Empire ottoman, l’abolition du califat par Mustafa Kemal Atatürk, la domination occidentale et la montée en puissance de nouvelles formes de socialisation ont engendré un véritable désarroi dans certains milieux musulmans.
Pour sortir de cette crise existentielle, certains militants, lettrés et oulémas (juristes et théologiens) voient dans l’islam l’unique remède. Plusieurs projets plus ou moins aboutis apparaissent ainsi entre les deux guerres. Le plus important d’entre eux est sans doute celui des Frères musulmans.
Inspirée de la Young Men’s Christian Association, la confrérie des Frères musulmans voit le jour en Egypte en 1928. Pour son fondateur, Hassan Al-Banna, l’islam est un ordre supérieur et total qui doit régner sans partage sur l’espace social musulman, car il est à la fois «dogme et culte, patrie et nationalité, religion et Etat, spiritualité et action, Coran et sabre». Dans cet objectif, il envisage une stratégie téléologique : il faut tout d’abord islamiser la société par le bas, en dépassant toutes les écoles juridiques et théologiques, avant de s’emparer du pouvoir et de créer des Etats islamiques. Ces Etats, qui assurent la suprématie de la charia (loi islamique), s’engagent petit à petit dans un processus d’intégration à travers des programmes de coopération. Ce processus doit aboutir à l’abolition des frontières et à la proclamation du califat.
Le fondateur des Frères musulmans n’a jamais précisé les principes et les structures de l’Etat islamique qu’il souhaitait instaurer. Il s’est toujours contenté de slogans et de formules creuses, parfois même contradictoires. Mais les traces retrouvées çà et là dans ses écrits ainsi que son action à la tête de l’association-confrérie montrent bien qu’il avait un penchant pour l’élitisme, le dirigisme et l’autoritarisme. Al-Banna se déclare de manière assez claire contre un certain nombre de principes démocratiques, notamment la liberté, la séparation du politique et du religieux, le multipartisme et la séparation des pouvoirs. Pour faire face aux défis internes et externes, l’oumma doit être selon lui dirigée par une seule loi, la charia, par un seul parti, les Frères musulmans, et par un seul chef, le calife.
Grâce à la simplicité relative de son discours et au zèle de ses membres, la confrérie élargit considérablement sa base de soutien en Egypte et ailleurs dans le monde arabe. Elle ne parvient toutefois pas à réaliser son principal objectif : s’emparer du pouvoir, condition indispensable pour rétablir la cité de Dieu et obtenir le salut. Dès la fin des années 1940, cet échec pousse une minorité résolue à adopter des positions de plus en plus radicales, notamment en ce qui concerne l’usage de la violence. Les choses s’accélèrent de manière dramatique durant la décennie suivante en raison de la répression sans précédent menée par la junte militaire fraîchement installée au pouvoir au Caire.
Intellectuel tourmenté, Sayyed Qotb rejoint la confrérie durant cette période de crise. Dans les geôles du président Gamal Abdel Nasser, il opère un revirement idéologique qui aura des conséquences énormes sur le champ politico-religieux arabo-musulman. Il considère en effet que le monde dans lequel il vit est tombé dans l’ignorance et la mécréance (al-jahiliyya). Les vrais croyants, désormais ultraminoritaires, doivent accomplir un exode (al-hijra) en se séparant spirituellement et physiquement des sociétés impies. Après avoir créé une plate-forme spirituelle et temporelle solide, ces élus doivent se lancer à la conquête du monde impie dans le cadre d’un djihad intégral. S’inspirant de l’Indo-Pakistanais Abul Ala Mawdudi, un partisan acharné de l’idée de califat, Qotb incite les élus à rétablir la souveraineté absolue de Dieu (al-hakimiyya) à travers l’instauration de l’Etat et de la loi islamiques pour libérer les croyants du matérialisme occidental. Cette culture d’enclave, qui n’est pas nouvelle dans l’histoire musulmane, devient très rapidement le socle politique du djihadisme contemporain.
L’invasion soviétique de l’Afghanistan permet l’essor du wahhabisme
En dépit de leur popularité, et de leur adoption par un certain nombre de groupes radicaux à partir des années 1960, les idées d’Al-Banna et de Qotb sont freinées dans leur diffusion par un obstacle structurel : leurs auteurs ne sont pas des oulémas dépositaires d’une tradition séculaire, mais de simples intellectuels et militants islamistes, une catégorie qui n’a pas encore trouvé sa place dans le champ politico-religieux. Tout au long des années 1960 et 1970, plusieurs groupes djihadistes (Shabab Mohammad, Al-Jihad et Al-Takfir wa-Hijra) s’efforcent de remédier à ce problème en utilisant à l’envi des références classiques, particulièrement les écrits du juriste-théologien Ibn Taymiyya (1263-1328) et de son disciple Ibn Qayyim Al-Jawziyya. En vain.
En 1979, l’invasion soviétique de l’Afghanistan permet au djihadisme de se doter d’une doctrine théologique et juridique bien établie : le wahhabisme. Grâce aux pétrodollars de l’Arabie saoudite, cette tradition a pu s’imposer dans le champ islamique comme une nouvelle orthodoxie. Né durant la seconde moitié du XVIIIe siècle en Arabie centrale, le wahhabisme est un avatar du hanbalisme, l’une des quatre grandes écoles juridiques du sunnisme. Prédicateur intransigeant, son fondateur, Mohammed Ibn Abd Al-Wahhab (1703-1792), ne recule devant rien pour imposer ce qu’il considère comme la seule vraie religion, celle du Prophète et des pieux ancêtres, «al-salaf al-salih», d’où le terme «salafisme», autre dénomination de cette tradition. En 1744, il s’allie aux Saoud pour bâtir sur la base de sa doctrine une entité politique : le premier Etat saoudien, en place jusqu’en 1818.
L’Organisation de l’Etat islamique a tiré les leçons des échecs d’Al-Qaida
Suivi aveuglément par ses disciples, Ibn Abd Al-Wahhab assure que la seule voie possible vers le salut est la restauration de la religion «pure». Pour ce faire, il faut (re)découvrir le concept fondamental de l’islam : l’unicité divine — al-tawhid, éponyme de beaucoup de mouvements djihadistes. Cette unicité ne peut se réaliser qu’à une condition : l’observance stricte de l’orthodoxie et de l’orthopraxie, conformément à la doctrine hanbalite. Tous ceux qui n’adhèrent pas à ce dogme sont qualifiés d’hypocrites, d’égarés, d’hérétiques, voire de mécréants. Beaucoup de doctrines et de pratiques du soufisme telles que le culte des saints, les pèlerinages extracanoniques ou les pratiques divinatoires sont assimilées à des formes d’idolâtrie qu’il faut combattre par tous les moyens. De même, les individus et les gouvernements qui recourent à des lois considérées comme non islamiques sont déclarés apostats.
Devenir et rester un véritable monothéiste suppose d’appliquer strictement les prescriptions divines dans tous les domaines de la vie. Pour atteindre cet objectif, les wahhabites préconisent une interprétation rigoriste des textes sacrés. La charia — notamment les châtiments corporels — doit selon eux être appliquée à la lettre.
Pour tracer des frontières, symboliques et réelles, entre la religion authentique et les fausses, les tenants du wahhabisme ont développé le principe «al-wala wa’ al-bara’» («l’allégeance et la rupture»). Le croyant doit une fidélité et une loyauté absolues à tous les autres membres de la communauté. En revanche, les relations avec les mécréants se limitent théoriquement à la conversion, la soumission ou la guerre. Dans cette logique, les musulmans qui habitent des territoires impies doivent tôt ou tard accomplir une hijra (exode) vers la demeure de l’islam, pour faire le plein de forces sacrées avant de repartir au djihad.
Forts du projet d’Al-Banna, de la feuille de route de Qotb, de l’orthodoxie wahhabite et de la victoire contre les Soviétiques, les djihadistes pensent détenir enfin la formule idéologique idéale pour revivifier le califat et l’âge d’or de l’islam. Comme l’attestent les professions de foi qui circulent sur Internet, notamment celle publiée par le précédent chef de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI) d’Irak, Abou Omar Al-Baghdadi, en 2007, cette idéologie a très peu évolué durant les dernières décennies. Les seules nouveautés à signaler sont la montée en puissance du discours antichiite — due aux contextes saoudien, irakien et syrien —, le développement des écrits qui légitiment toutes les formes de violence et celui des récits messianiques.
Pour faire triompher ce qu’ils croient être la vraie religion, les djihadistes élaborent depuis le début des années 1990 plusieurs stratégies, à la fois concurrentes et complémentaires. Al-Qaida fonde sa raison d’être sur l’idée que l’oumma est la cible d’agressions intérieures et extérieures incessantes. Les musulmans du monde entier ont l’obligation, selon elle, de porter secours à leurs coreligionnaires en détresse. Cette solidarité organique s’exprime à travers la pratique d’un djihad global, à la fois contre les grandes puissances et contre les régimes arabo-musulmans qui les soutiennent. L’objectif final est de chasser ces puissances de la demeure de l’islam, de renverser les régimes jugés apostats et de rétablir le califat. Se considérant comme l’avant-garde de la communauté des croyants, les membres d’Al-Qaida pensent faire de l’Afghanistan le foyer d’une nouvelle épopée. En 1998, Oussama Ben Laden et ses lieutenants prêtent d’ailleurs allégeance au chef des talibans, le mollah Omar, en tant que commandeur des croyants, et déclarent le djihad aux puissances occidentales. Une série de grands attentats s’ensuit, dont ceux du 11 septembre 2001.
Tirant les conséquences des échecs d’Al-Qaida, l’OEI adopte une démarche «glocale», c’est-à-dire qu’elle développe sa capacité à penser globalement et à agir localement. Les dirigeants de l’organisation, qui se considèrent à leur tour comme les nouveaux élus, ont préféré tout d’abord se doter d’une plate-forme au cœur même du monde arabo-musulman et assurer leur autonomie financière avant d’envoyer leurs soldats à l’assaut du monde (lire «L’argent du djihad»). Pour ce faire, ils ont suivi un plan en trois étapes, publié entre 2002 et 2004 : «De l’administration de la sauvagerie : l’étape la plus critique que franchira la communauté des croyants». En des termes simples et directs, cet opuscule explique comment les djihadistes peuvent profiter des événements et des circonstances, sur le plan local ou international, pour mettre la main sur un territoire. Une fois conquis, celui-ci peut devenir une plate-forme, non seulement par le recours à une violence extrême et à une propagande implacable, mais également en s’inspirant de l’art de la guerre et du savoir-faire administratif occidentaux. La réussite partielle de cette stratégie et la proclamation d’un «califat» en juin 2014 ont fait des émules dans le monde musulman et ailleurs, au Sinaï, en Libye, au Sahel, en Tunisie, en Arabie saoudite et en France…
Nabil Mouline
Chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Auteur, notamment de l’essai Le Califat, Flammarion (à paraître). »

« Lors du sommet du G20 à Antalya, en Turquie, les 15 et 16 novembre 2015, M. Vladimir Poutine a affirmé que l’Organisation de l’Etat islamique (OEI) était financée par quarante pays, dont certains participants du G20. Si, au départ, les ressources du califat autoproclamé provenaient de donations de ressortissants de pays comme le Koweït, l’Arabie saoudite ou le Qatar — notamment des membres des familles régnantes — destinées à l’opposition syrienne et aux sunnites d’Irak, elles se sont ensuite diversifiées. »
– Trafics et donations, par Ibrahim Warde (Professeur associé à la Fletcher School of Law and Diplomacy (Medford, Massachusetts). Auteur de Propagande impériale & guerre financière contre le terrorisme, Agone – Le Monde diplomatique, Marseille-Paris, 2007.)

« «Je ne suis pas contre toutes les guerres. Ce à quoi je m’oppose, c’est à une guerre imbécile, une guerre irréfléchie, une guerre fondée non pas sur la raison mais sur la colère.» Ainsi parlait, le 2 octobre 2002, un élu de l’Illinois nommé Barack Obama. La «colère» consécutive aux attentats du 11 septembre 2001 n’était pas retombée aux Etats-Unis, et le président George W. Bush avait choisi de la rediriger non pas vers l’Arabie saoudite, d’où provenaient la plupart des membres des commandos d’Al-Qaida, mais vers l’Irak, qu’il attaquerait six mois plus tard. Les médias voulaient la guerre; la plupart des sénateurs démocrates, dont Mme Hillary Clinton, s’y rallièrent. Et l’invasion de l’Irak créa le chaos qui servirait d’incubateur à l’Organisation de l’Etat islamique (OEI).
Les tueries du 13 novembre à Paris sont en passe de favoriser les deux principaux objectifs de cette organisation. Le premier est la création d’une coalition d’«apostats», d’«infidèles», de «renégats chiites» qui viendra la combattre, en Irak et en Syrie pour commencer, en Libye ensuite. Son second projet est d’inciter la majorité des Occidentaux à croire que leurs compatriotes musulmans pourraient constituer une «cinquième colonne» tapie dans l’ombre, un «ennemi intérieur» au service des tueurs.
La guerre et la peur : même un objectif apocalyptique de ce type comporte une part de rationalité. Les djihadistes ont calculé que les «croisés» et les «idolâtres» pouvaient bien bombarder («frapper») des villes syriennes, quadriller des provinces irakiennes, mais qu’ils ne parviendraient jamais à occuper durablement une terre arabe. L’OEI escompte par ailleurs que ses attentats européens attiseront la méfiance envers les musulmans d’Occident et généraliseront les mesures policières à leur encontre. Ce qui décuplera leur ressentiment au point de pousser quelques-uns d’entre eux à rejoindre les rangs du califat. Extrêmement minoritaires, assurément, mais les janissaires du djihadisme salafiste n’ont pas pour objectif de gagner des élections. A vrai dire, si un parti antimusulman les remporte, la réalisation de leur projet avancera d’autant plus vite.
«La France est en guerre», a annoncé d’emblée le président François Hollande aux parlementaires réunis en Congrès le 16 novembre. L’Elysée cherche depuis longtemps à s’engager sur le front syrien et s’acharne à y impliquer davantage les Etats-Unis. Mais l’une des bizarreries de cette affaire tient au fait que M. Hollande veut livrer aujourd’hui la guerre à l’OEI en Syrie alors qu’il y a deux ans, en proie au même entêtement guerrier, il s’employait à convaincre Washington de «punir» le régime de M. Bachar Al-Assad.
M. Obama s’opposera-t-il très longtemps à la «guerre imbécile» que réclame l’Elysée? La pression qu’il subit est d’autant plus forte que l’OEI poursuit le même dessein que Paris… Comme l’expliquait le chercheur Pierre-Jean Luizard il y a quelques mois, tout s’est passé dans une première étape «comme si l’Etat islamique avait consciencieusement listé tout ce qui peut révulser les opinions publiques occidentales : atteintes aux droits des minorités, aux droits des femmes, avec notamment le mariage forcé, exécutions d’homosexuels, rétablissement de l’esclavage, sans parler des scènes de décapitation et d’exécution de masse (1)».
Lorsque l’exhibition de ce catalogue macabre n’a plus suffi, ou plus tout à fait, l’OEI a décidé d’égorger un otage américain, en veillant à diffuser les images de la scène; puis elle a organisé plusieurs fusillades meurtrières à Paris. La riposte des «croisés» ne pouvait plus tarder.
De fait, un chef d’Etat est presque contraint de réagir à des actions spectaculaires de ce genre. La pression politique l’invite à annoncer aussitôt quelque chose, y compris parfois n’importe quoi. Ordonner la destruction d’un hangar, d’un dépôt de munitions, le bombardement d’une ville. Afficher sa détermination. Promettre de nouvelles lois encore plus sévères, fustiger les «munichois». Entrelarder ses phrases de termes martiaux, parler de «sang», et assurer qu’on sera «impitoyable». Récolter des ovations debout, puis dix points dans les sondages. Au final, tout cela se révèle souvent déraisonnable, «imbécile»; mais seulement quelques mois plus tard. Et ce piège de la surenchère semble de plus en plus irrésistible, en particulier en régime d’information continue, haletante, frénétique, quand aucun acte, aucune déclaration ne doit demeurer sans réplique immédiate.
En 1991, au moment de la guerre du Golfe, les faucons américains reprochèrent au président George H. Bush de ne pas avoir ordonné aux troupes qui venaient de libérer le Koweït de poursuivre jusqu’à Bagdad. Quatre ans plus tard, le chef d’état-major américain de l’époque, le général Colin Powell, justifia leur retenue, toute relative : «Au plan géopolitique, la coalition, en particulier les Etats arabes, ne voulait pas que l’Irak soit envahi et démembré. (…) Un Irak fragmenté en entités politiques sunnites, chiites et kurdes n’aurait pas contribué à la stabilité que nous recherchions au Proche-Orient. Le seul moyen d’éviter une telle issue aurait été la conquête et l’occupation par les Etats-Unis d’un pays de 20 millions d’habitants. (…) Au demeurant, il aurait été naïf d’espérer que, si Saddam était tombé, un Thomas Jefferson irakien l’eût remplacé. Nous aurions vraisemblablement hérité d’un Saddam avec un autre nom (2).» En 2003, on le sait, M. George W. Bush «acheva le travail» militaire de son père. Les néoconservateurs saluèrent alors un nouveau Churchill, la démocratie, le courage. Et le général Powell oublia sans doute de se relire, puisqu’il vit toutes ses craintes réalisées par un président qu’il servait cette fois comme secrétaire d’Etat…
On a souvent reproché à M. George W. Bush son simplisme enfantin et criminel, sa «guerre à la terreur». Il paraît avoir trouvé des héritiers à Paris. «Revenons à des choses simples, vient ainsi d’expliquer M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec son ton de maître d’école spécialisé dans l’instruction des enfants en bas âge que nous sommes. Daech, ce sont des monstres, mais ils sont 30 000. Si l’ensemble des pays du monde n’est pas capable d’éradiquer 30 000 personnes qui sont des monstres, alors à ce moment-là c’est à ne plus rien comprendre (3).» Essayons donc de le lui expliquer.
En recourant d’abord à la métaphore des poissons dans l’eau : les «30 000 monstres» disposent de nombreux appuis dans les zones sunnites d’Irak et de Syrie; les armées qu’ils affrontent y sont en effet souvent perçues comme les instruments de dictatures chiites, responsables de nombreux massacres elles aussi. C’est pour cette raison que l’OEI s’est emparée de plusieurs villes, parfois sans combattre, lorsque les soldats qui les défendaient abandonnèrent leurs uniformes et leurs armes avant de détaler. Les Etats-Unis ont cherché à financer la formation et l’équipement de plus de 4 000 combattants syriens «modérés»; or, d’après les Américains eux-mêmes, seuls «quatre ou cinq» seraient opérationnels. Coût unitaire : plusieurs millions de dollars… A Mossoul, 30 000 soldats irakiens ont été défaits par 1 000 combattants de l’OEI, qui se sont emparés de plus de 2 000 véhicules blindés et des centaines de millions de dollars qui les attendaient dans les coffres des banques. A Ramadi, les djihadistes ont également défait des forces irakiennes vingt-cinq fois plus nombreuses. Les soldats syriens sont épuisés par quatre années de guerre. Et les Kurdes, souvent victorieux contre l’OEI, n’ont pas vocation à mourir pour des territoires qu’ils ne revendiquent pas. «En réalité, observe Luizard, l’Etat islamique n’est fort que de la faiblesse de ses adversaires et il prospère sur les ruines d’institutions en cours d’effondrement (4).»
Même situation en Libye. Sous le coup d’une émotion légitime, et sous l’égide d’un tandem de choc composé de M. Nicolas Sarkozy et de Bernard-Henri Lévy, la France a puissamment œuvré à la chute de Mouammar Kadhafi. Elle imaginait que, là aussi, il suffirait de laisser lyncher un dictateur pour que son trépas enfante une démocratie libérale à l’occidentale. Résultat : l’Etat est en morceaux et l’OEI contrôle plusieurs villes du pays, d’où elle organise des attentats contre la Tunisie voisine. Au point que le ministre français de la défense admet aujourd’hui : «La Libye me préoccupe beaucoup. Daech s’y est installé en profitant des affrontements internes entre Libyens.» Toutefois, calcule-t-il, «si on réunit les forces de Tobrouk et de Tripoli, Daech n’existe plus» (5)… Le problème était pourtant déjà résolu il y a trois ans, quand Bernard-Henri Lévy expliquait : «La Libye, contrairement à ce qu’annonçaient les Cassandres, n’a pas éclaté en trois entités confédérées. (…) La loi des tribus n’a pas prévalu sur le sentiment d’unité nationale. (…) Pour l’heure, le fait est là : la Libye, comparée à la Tunisie et l’Egypte, fait figure de printemps réussi — et ceux qui l’ont aidée peuvent être fiers de ce qu’ils ont fait (6).» Une fierté tout à fait légitime : en dehors de Bernard Guetta, qui relaie chaque matin sur France Inter le point de vue du Quai d’Orsay (7), nul n’affabule avec autant d’aisance que lui.
Dorénavant, le président français appelle de ses vœux «une grande et unique coalition» contre l’OEI. Elle inclurait nécessairement le président syrien. Or celui-ci répond déjà : «Vous ne pourrez pas combattre Daech en restant alliés au Qatar et à l’Arabie saoudite qui arment les terroristes (8).» De son côté, le président russe juge que la Turquie, autre membre présumé de l’alliance antidjihadiste, a donné un «coup de poignard dans le dos» à son pays en abattant, le 24 novembre, un de ses avions militaires. En somme, sitôt la guerre remportée par la coalition hétéroclite que Paris cherche à bricoler, la question du «jour d’après» se poserait dans des conditions encore plus périlleuses qu’en Afghanistan, en Irak et en Libye. Mais, aux Etats-Unis, les néoconservateurs ont déjà oublié (comme l’Elysée?) tous ces échecs. Au point de réclamer l’envoi dans les zones occupées par l’OEI de 50 000 soldats américains (9). Et puis sans doute davantage.
Dans la dernière livraison de la revue Foreign Affairs, deux universitaires spécialistes du Proche-Orient, Steven Simon et Jonathan Stevenson, dressent l’inventaire des conditions qui rendraient durable un succès militaire occidental sur le terrain contrôlé en ce moment par l’OEI : appui de l’opinion publique américaine, envoi d’un nombre important de spécialistes de la reconstruction, connaissance des sociétés locales, présence sur les terrains irakien et syrien de clients ou d’alliés. Puis ils concluent : «Si tout cela semble familier, c’est qu’il s’agit précisément de la liste des choses que Washington a été incapable de réaliser lors de ses deux dernières interventions d’envergure au Moyen-Orient : l’invasion de l’Irak en 2003 et la campagne aérienne contre la Libye en 2011. Pour le dire simplement, les Etats-Unis perdraient vraisemblablement une autre guerre au Moyen-Orient pour les mêmes raisons que lors des deux précédentes (10).»
Déjà lourdement engagée en Afrique, la France n’a pas vocation à gagner cette «guerre»-là. Le fait que l’OEI souhaite l’attirer dans un tel piège n’oblige pas M. Hollande à s’y précipiter et à y entraîner une coalition de pays souvent beaucoup plus circonspects. Le terrorisme tue des civils; la guerre aussi. L’intensification des bombardements occidentaux en Irak et en Syrie, qui crée autant de combattants djihadistes qu’elle en détruit, ne rétablira ni l’intégrité de ces Etats ni la légitimité de leurs gouvernements aux yeux de leurs populations. Une solution durable dépendra des peuples de la région, d’un accord politique, pas des anciennes puissances coloniales, ni des Etats-Unis, que disqualifient à la fois leur soutien aux pires politiques israéliennes et le bilan effroyable de leur aventurisme militaire — effroyable y compris de leur propre point de vue : en envahissant l’Irak en 2003, après avoir soutenu pendant huit ans Saddam Hussein dans sa guerre contre l’Iran (plus d’un million de morts), ils ont transformé ce pays en allié de Téhéran… Enfin, des Etats vendant des armes aux pétrodictatures du Golfe qui ont propagé le salafisme djihadiste (lire «Genèse du djihadisme») ne sont qualifiés ni pour parler de paix, ni pour enseigner aux Arabes les vertus de la démocratie pluraliste.
«Quand ils opèrent dans des Etats stables, avec des régimes stables et sans le soutien matériel d’une partie de la population, observait l’historien Eric Hobsbawm en 2007, les groupuscules terroristes représentent un problème de police et non un problème militaire. (…) Il est compréhensible que de tels mouvements suscitent une grande nervosité dans la population, surtout dans les grandes villes occidentales, surtout quand le gouvernement et les médias s’unissent pour créer un climat de peur (11).»
Ce climat anxiogène et la dénonciation répétée de l’«angélisme» permettent de couvrir la voix de ceux qui, sans contester l’impératif absolu de protection des populations, refusent l’empilement sans fin de dispositifs répressifs inutiles et dangereux pour les libertés publiques (lire «Perdre en liberté sans gagner en sécurité»). Des mesures aux relents xénophobes, comme la possibilité de déchoir de leur nationalité certains binationaux, viennent de s’y ajouter, conformément à la demande du Front national. Et non seulement l’état d’urgence a été voté par la quasi-unanimité des parlementaires apeurés, mais le premier ministre leur a demandé de ne pas déférer au Conseil constitutionnel les mesures juridiquement bancales qu’il leur soumettait.
En 2002, M. Obama s’adressait en ces termes à celui auquel il allait succéder : «Vous voulez vous battre, président Bush? Battons-nous pour que les marchands d’armes dans notre propre pays cessent d’alimenter les innombrables guerres qui font rage dans le monde. Battons-nous pour que nos soi-disant alliés au Moyen-Orient cessent d’opprimer leur peuple, et de réprimer l’opposition, et de tolérer la corruption et l’inégalité, au point que leurs jeunes grandissent sans éducation, sans perspectives d’avenir, sans espoir, devenant des recrues faciles pour les cellules terroristes.» M. Obama n’a pas suivi les conseils qu’il donnait. Les autres chefs d’Etat non plus. C’est dommage. Les attentats de l’OEI et la désastreuse politique étrangère de la France débouchent à présent sur une nouvelle «guerre». Uniquement militaire, et donc perdue d’avance.
Serge Halimi »
– Dans l’engrenage de la terreur



« Le pénis vu par les femmes
Quinze autrices ont écrit des nouvelles sur le pénis dans un recueil qui sort le 20 octobre prochain.
L’idée que des femmes parlent de l’organe masculin dans un recueil de nouvelles a suscité le débat dès l’annonce de Projet P. Cependant, les autrices se défendent bien de mener une charge contre les hommes. Au contraire, il s’agit d’une invitation au dialogue.
Des hommes dans mon entourage étaient fâchés. Une question surgissait :Comment réagirait-on si 15 hommes écrivaient sur le vagin?Ma réponse est que les hommes ont écrit sur le vagin et peuvent continuer à le faire, mais la conversation va des deux côtés. Vous parlez de notre corps, on peut parler du vôtre, soutient l’autrice Karine Glorieux, qui a eu l’idée de ce recueil et l’a dirigé.L’idée que des femmes parlent de l’organe masculin dans un recueil de nouvelles a suscité le débat dès l’annonce de Projet P. Cependant, les autrices se défendent bien de mener une charge contre les hommes. Au contraire, il s’agit d’une invitation au dialogue.
Des hommes dans mon entourage étaient fâchés. Une question surgissait :Comment réagirait-on si 15 hommes écrivaient sur le vagin?Ma réponse est que les hommes ont écrit sur le vagin et peuvent continuer à le faire, mais la conversation va des deux côtés.Vous parlez de notre corps, on peut parler du vôtre, soutient l’autrice Karine Glorieux, qui a eu l’idée de ce recueil et l’a dirigé.
C’est fait avec beaucoup de respect, beaucoup d’empathie et d’amour. Il y a des questionnements, des remises en question, mais il n’y a pas énormément d’attaques. Malgré tout, ce sont des textes féministes. L’un n’empêche pas l’autre, ajoute-t-elle.L’éditrice du livre, Marie-Noëlle Gagnon, aussi l’autrice d’une des nouvelles, savait que cette parution engendrerait des réactions épidermiques, mais elle pense que ce livre était nécessaire.
Les hommes ont pu discuter du corps de la femme depuis des années. Il est beaucoup plus rare que les femmes discutent de leur rapport avec le pénis.
Marie-Noëlle Gagnon
Ce recueil est aussi une manière pour les autrices d’aller au-delà des stéréotypes, ce qui semble plus facile à faire quand on parle du corps des autres.
Je ne veux insulter aucun homme, mais j’ai lu des textes d’hommes qui parlaient de leur pénis et j’ai souvent l’impression qu’on revient à des histoires de performance et de taille.C’est parfois difficile d’accepter la vulnérabilité, pense Karine Glorieux.Aller au-delà de la blague et de la vengeance
L’objectif était donc de parler différemment du pénis et d’approfondir le sujet.
Quand on en parle, c’est pour rire. On fait des blagues ou on dénonce, mais que peut-on dire de plus? Il me semble que quelque chose bloque la parole. Il y a rapidement un malaise qui s’installe. Même les hommes parlent peu de leur pénis entre eux. Il y avait de quoi à aller creuser.
Karine Glorieux
Pour celle qui dirige le collectif, il était clair que le livre ne serait pas un règlement de compte ou des dénonciations.
Je voulais qu’il y ait quelque chose de l’ordre du dialogue ou du moins une tentative de compréhension de ce qui fait qu’on vit, malgré nos différences, ensemble.Cependant, elle pense qu’il était impossible de passer à côté de la violence liée à l’usage de l’organe masculin lors d’agressions.
Les différentes nouvelles relatent donc des histoires vraies.
On voulait s’éloigner de la fiction pour toucher des cordes sensibles. Les autrices ont choisi le thème qu’elle voulait aborder, précise Karine Glorieux.Une diversité d’histoires
Si le recueil comporte quelques nouvelles saupoudrées d’humour, la majorité des textes abordent des sujets sérieux, comme l’agression, la vasectomie, l’impuissance et les premiers rapports sexuels.
On ne peut pas nier que le pénis est au cœur d’une diversité d’expériences. C’était voulu, d’avoir une palette diversifiée pour offrir cet ensemble de points de vue. Deux textes abordent une agression, car c’est une réalité qu’avec le sexe des hommes viennent des abus, souligne Marie-Noëlle Gagnon.La nouvelle de la journaliste de La Presse Silvia Galipeau traite de la manière dont un pénis peut changer notre rapport au monde, soit en racontant l’histoire d’une personne transsexuelle qui l’a rejeté et renié.
L’écrivaine Suzanne Myre, qui a écrit de nombreux recueils de nouvelles où l’humour est bien présent, a abordé l’impuissance masculine dans son histoire. Elle avoue avoir hésité avant d’accepter de participer à ce collectif.
Je trouvais que c’était risqué et je ne peux pas dire que la question du pénis m’intéresse tant que ça, surtout que je suis en ménopause, alors plus il est loin de moi, mieux c’est. Puis, j’en ai un à domicile, donc c’est assez compliqué à gérer. Quand la switch est à off et que même les hormones bio identiques ne font rien, je me dis que c’est fini, je suis bonne pour la poubelle. Mais j’ai la chance d’avoir un conjoint gentil et compréhensif.
Suzanne Myre
Puis, elle a décidé de plonger, car elle avait déjà écrit une nouvelle de quelques pages qui traitait de l’impuissance d’un ancien conjoint.
Finalement, je me suis bien amusée avec ça, j’étais contente. Je me sens quand même à part dans ce groupe. Je n’ai pas l’habitude de participer à des collectifs avec autant de monde, mais j’aime le fait que ça ne m’oblige pas à porter seule le poids de la publication, précise Suzanne Myre.De son côté, l’autrice Fanie Demeule relate dans sa nouvelle une première expérience sexuelle, une agression, qui se déroule lors d’un jeu de rôle mettant en scène des personnages des temps médiévaux.
J’ai voulu jouer sur le principe de quelque chose de médiéval, avec la connotation dépassée et vieillotte. En même temps, ce qui est terrifiant, c’est que les événements de cet été [les dénonciations d’agressions alléguées sur les réseaux sociaux, NDLR] ont eu une drôle de coïncidence avec la publication de ma nouvelle dans le recueil. Il faut se rappeler que ce qui nous apparaît daté et arriéré est encore présent aujourd’hui. C’est pour ça que j’ai choisi le Moyen Âge, qui permet dans certains cas de légitimer les comportements problématiques, explique Fanie Demeule.Une autre autrice, Chloé Varin, a écrit une nouvelle très personnelle sur la première vision d’un corps de garçon par une jeune fille.
C’est un peu une façon détournée de parler de moi sans parler de moi. Je suis très pudique, je m’exprime rarement sur les réseaux sociaux. Ç’a été ma façon de contourner le sujet, tout en plongeant. Mon texte est assez pudique, pense-t-elle.De son côté, Karine Glorieux aborde la vasectomie de son conjoint avec douceur et amour.
C’est aussi un questionnement sur le passage du temps. Je parle aussi beaucoup du couple.Un livre pour apprendre
Outre l’intérêt que présentent les différentes histoires, Karine Glorieux, qui est professeure, avait envie que ce livre serve à apprendre des choses au lectorat.
J’espère qu’il y aura des lecteurs, car ça peut nourrir la réflexion de tout le monde.C’est pour cela qu’elle parle de la vasectomie de son mari, à laquelle elle a assisté, ce qui se fait rarement.
J’ai accouché trois fois, il était présent et il connaît mon corps. Il était donc naturel pour moi d’y assister. J’en ai parlé autour de moi, et il y avait un malaise. Je disais aux gens que j’avais accouché devant mon chum, donc je ne voyais pas de problème. Pourquoi ça fait autant réagir? En plus, ça dure 15 minutes et ce n’est pas très douloureux. Pour beaucoup d’hommes, c’est impensable, la vasectomie, même pour ceux qui sont très ouverts, soutient l’autrice.Finalement, Karine Glorieux espère que le livre permettra aux lecteurs de raconter leurs histoires, d’aborder la question des relations entre couple, du rapport à l’autre et de toutes sortes de sujets, en plus de participer à faire avancer les rapports entre hommes et femmes.
Et j’espère que les gens ne verront pas ça comme quelque chose de mauvais goût. On n’est pas du tout dans la grosse blague.Elle reconnaît que toutes les nouvelles, sauf celle de Silvia Galipeau et de Corinne Larochelle, relatent des histoires hétérosexuelles, un aspect qu’elle a réalisé avec les autrices.
On s’était dit qu’on espérait que ça ne faisait pas trop hétéronormatif. […] Cette question était survenue après une réflexion, mais on ne peut pas tout couvrir, conclut-elle.Le livre Projet P : quinze femmes parlent de pénis sortira que le 20 octobre prochain. »
– Le pénis vu par les femmes, par Cecile Gladel








« Il faut cesser de pleurer sur l’épaule de celui qui nous a volé nos terres.
— Arthur Manuel
Ce manifeste est le résultat de cercles organisés avec des aînés, des sœurs et des frères des Premiers Peuples anishinaabe, atikamekw, eeyou, innu, mi’kmaw. Il est le résultat d’un processus qui, historiquement, fut considéré comme illégal et subversif. Ces cercles de délibération et de prise de décisions ont par le passé mené à l’emprisonnement, voire à la mort. Aujourd’hui, nous poursuivons ces modes de communication, de rassemblement et de gouvernance inclusive, où la riche parole de chacun et de chacune est considérée, respectée et intégrée dans la direction de notre grand canot. Ce manifeste constitue la preuve que nous sommes toujours là. Nous souhaitons aujourd’hui renforcer et revalider notre Innu tipenitemun, ou souveraineté ancestrale (anicinape: tipentamowin; eeyou: Tepentamun; atikamekw: Tiperitetan), porteur de nos savoirs et de nos lois. Ce manifeste raconte le chemin sur lequel nous marchons depuis des millénaires et que nous continuons à parcourir en dépit d’inlassables tentatives pour nous en détourner. Cette voie montre comment notre lien à Assi («La terre» en innu-aïmun2) est source de vie et combien notre rapport à notre passé demeure source de vérité.
Le régime destiné à nous anéantir mine depuis très longtemps notre capacité à décider pour nous-mêmes. Il invalide nos savoirs et nos lois. Ainsi, pour la tenue de ces cercles délibératifs – dont ce texte est un des résultats –, nous avons usé d’une méthode qui permet la libération des savoirs et leur traduction en actions pour un renforcement effectif de notre Innu tipenitemun, notre souveraineté ancestrale. Au sein de ces cercles, nous définissons les problèmes que nous considérons comme prioritaires et nous diagnostiquons ensemble les sources de ces réalités. Après avoir analysé collectivement ce qui détermine notre condition, nous réfléchissons aux solutions et aux visions qui pourront se traduire par des actions communes. Nos cercles recréent, par le fait même, des réseaux d’entraide et de coopération – qui furent jadis détruits au profit d’administrations coloniales – pour que nos actions collectives soient rendues possibles. Ils revalorisent le rôle de nos aînés et rétablissent les savoirs qu’ils portent et doivent transmettre à ceux qui sauront les recevoir.
Le Canada et les Premiers Peuples
De par les Amériques, le schisme s’agrandit entre les Premiers Peuples et les États coloniaux et leurs régimes. Le régime canadien, discriminatoire et ségrégationniste, a blessé les Premiers Peuples et continue de le faire, au point où l’espoir que certains d’entre nous, de génération en génération, avaient d’arriver un jour à le réformer s’est évanoui. La nature même des institutions coloniales, leurs origines, leur nature et leurs effets nous en ont convaincus: au Canada, le régime constitutionnel destiné aux Premiers Peuples ne peut être réformé.
Nous remettons en question les fondements mêmes des sociétés coloniales; leurs finalités, qui se sont révélées à nous à travers les siècles et qui nous apparaissent comme destructrices. Or, malgré des siècles de domination, nous savons la force de nos civilisations millénaires et de ce qu’elles véhiculent comme perspectives d’avenir. Les États coloniaux nous ont agressés, menti et ils continuent de le faire. La «civilisation et le progrès» n’ont apporté chez nous que la dévastation d’Assi et des cœurs. La rupture avec cette «Amérique» qui devait se constituer sur l’effacement de nos civilisations est complète, intérieure. La confiance est brisée, mais les consciences s’éveillent. Nous ne pouvons plus accepter la mutilation de ce qui est sacré pour nous.
En dépit des tentatives de réconciliation et des fausses politiques de justice – qui nous apparaissent désormais comme un simulacre visant à acquérir des avantages politiques –, nous constatons que l’esprit qui animait le système colonial et son élite opère toujours. La Couronne canadienne et les provinces gardent le cap avec une grande constance. Elles s’approprient Assi, exploitent les êtres et les personnes qui y vivent, subjuguant et dégradant les Premiers Peuples au nom du progrès et du développement économique. En dépit d’actes de reconnaissance symbolique par les gouvernements – afin de simuler la justice – et de rapprochements stratégiques avec les Premiers Peuples – afin de dissimuler l’usurpation –, rien ne change sur le fond. Le régime demeure intact. Les objectifs de subjugation et de dépossession du régime colonial canadien, qui inclut le Québec, sont figés. Immuables. L’ADN du Canada, du Québec, est colonial.
Comme plusieurs avant nous, nous avons tiré des conclusions. Après 500 ans de colonisation, d’évangélisation et 150 ans d’apartheid, nous connaissons bien la société qui nous domine, ses fantasmes, ses mythologies, ses angles morts et surtout ses limites. Après 400 ans à observer les sociétés européennes s’établir sur le continent, nous sommes les mieux placés pour affirmer que la vision de la nature, et de notre place au sein de ce monde, sur laquelle cette société est fondée est corrosive et intenable. Nos ancêtres avaient pourtant tenté de prévenir les nouveaux conquérants, en leur apprenant ce qui est requis pour vivre sur ces terres: écouter, connaître et respecter les lois émanant de la terre elle-même, faute de quoi on menace la vie humaine et la possibilité de se nourrir de la terre.
Misère spirituelle
Nous devons sauver nos cérémonies. Les cérémonies
nous ont aidés à nous comprendre et à interpréter
le monde des rêves.
— Frère eeyou
Enracinés dans la tradition judéo-chrétienne, les premiers énoncés philosophiques du projet d’expansion coloniale illimitée au XVe siècle ont associé la Raison et le Progrès à la «volonté de Dieu» et à l’idée que «nous pourrions devenir comme maîtres et possesseurs de la nature». La voie de l’expansion illimitée, de la recherche acharnée et perpétuelle du progrès, de la croissance, du développement économique, du profit financier et de la jouissance individuelle compromet l’ensemble des humains et du vivant. Cet imaginaire capitaliste, qui instrumentalise la nature ainsi que la possession arrogante et illégitime d’Assi, est, nous le pensons, motivé par un vide spirituel qui aveugle une grande partie des Amériques et mène à la mort. Les humains de «l’Occident» ont tué leur Dieu, puis transformé son souffle en raison dite «universelle». Ils ont construit des usines sur les cimetières. Le rapport au sens de la condition humaine a été corrompu, ne laissant qu’un trou, une béance, creusé par la douleur psychique et sociale. La mort elle-même est devenue une marchandise.
Notre crise planétaire, qui est à la fois environnementale et sociale, locale et mondiale, est une conséquence du projet d’expansion illimitée, du désir de possession et de contrôle de la nature. C’est pourtant avec encore plus de recherche scientifique et plus d’innovations techniques accroissant l’emprise sur la nature que les sociétés capitalistes croient pouvoir régler les problèmes qu’elles ont créés et qu’elles continuent d’aggraver. Or, à l’exception de quelques penseurs et de groupes militants marginalisés par la culture de masse et les médias, personne ne remet rationnellement en question cette quête de puissance.
Cette soif de domination rend aveugle. Comment ne pas voir que par la spoliation d’Assi et le gaspillage de ses richesses, c’est la dignité humaine de tous qui est menacée? Comment ne pas voir qu’en rompant notre lien avec Assi, c’est également notre lien avec l’autre que nous mutilons? Car les lois qui émergent de la terre nous enseignent avant tout le respect de tous les êtres qui l’habitent, de la vie qui l’anime, qu’elle abrite. Elles nous enseignent comment vivre sans détruire ce qui nous entoure, comment préserver toutes les formes de vie et continuer d’être guidés par l’esprit protecteur de nos ancêtres. Ainsi, ces lois, lorsqu’elles sont comprises et appliquées, génèrent de l’entraide, de l’empathie et de la solidarité avec nos semblables et les autres espèces. Elles génèrent de l’amour et chassent l’individualisme excessif, la compétition ou le désir d’accumulation. Nous avons aujourd’hui tous les moyens de changer le cours des choses afin d’éviter l’extinction. Mais il est nécessaire de repenser le monde sur d’autres fondements épistémologiques en prenant comme socle la terre et ce qu’elle porte, ainsi que la dignité humaine comme trésor. Il est temps de purger préjugés, peurs, colères et tout ce qui engorge nos cœurs et nos esprits. Il est temps de laisser couler de nouvelles sources en nous-mêmes, pour que le nid de notre être soit habité à nouveau par des esprits bienfaiteurs.
Le colonialisme intériorisé
Les aînés ont parlé. Ils ont été clairs. Pour nous libérer
de nos souffrances, nous devons dire nos vérités,
c’est à travers elles que nous nous guérirons.
— Aînée innu du Nitassinan
Le régime établi il y a 150 ans visait à former quelques «bons Indiens» volontaires pour faciliter l’assimilation complète des leurs en dirigeant des «conseils de bande» établis progressivement un peu partout sur les terres ancestrales. Ces «bons Indiens» existent désormais et dirigent certaines de nos communautés. Ils simulent la ressemblance avec la société dominante, croient en sa présumée supériorité, et perçoivent l’assimilation et la soumission à la culture coloniale, à ses institutions et à ses valeurs comme un progrès, une évolution. Un «bon Indien» est un Indien mort de l’intérieur, vidé de sa langue, de son esprit, de sa philosophie. Un «Indien simulé» est capable de réifier et donc de capitaliser Assi. Il est docile. Nous ne parlons pas avec mépris, mais dans un souci de vérité. Ces gens, nos frères et sœurs, sont aussi les victimes du régime et des structures qui les ont produits.
À partir d’un commandement général à l’oubli, ce régime a imposé aux Premiers Peuples une définition unique de l’identité, par le statut d’Indien. Il a infligé une fiction raciale comme unique rapport à soi qui visait, et cherche toujours, à éliminer progressivement toute forme de référent endogène, à rendre impossible l’autodéfinition, ainsi qu’à imposer un rapport à soi entièrement défini par la Couronne. Il a dicté un rapport restreint à la terre, en vertu du concept de «réserve», antinomique avec nos philosophies de la souveraineté ancestrale et qui a pour but notre déconnexion entière d’avec Assi. Il a mutilé sciemment nos conceptions de l’autodétermination, des modes de décision et de la diplomatie par l’intermédiaire des structures des conseils de bande, dont l’objectif demeure la domination, l’assimilation et le consentement à la cession de notre souveraineté ancestrale. Le régime de la Couronne canadienne destiné aux Premiers Peuples est fondé sur une politique de l’effacement, dont le génocide et les différents stratagèmes de déterritorialisation physique et culturelle illustrent les visées, soit l’éradication des Premiers Peuples et la prise d’Assi. Aujourd’hui, nous subissons entre nous les conséquences de ce système. Pour ces raisons, nous ne pouvons passer sous silence le fait que, dans plusieurs de nos communautés, une petite élite dirige nos institutions et profite du colonialisme. Cette élite négocie des traités en notre nom, signe des ententes sectorielles sans consulter ses membres, dévalorise les savoirs et les pouvoirs des aînés en les excluant des modes de gouvernance. Elle intimide les opposants qui osent critiquer son autoritarisme et remettre en question ses politiques et sa manière d’administrer les réserves.
Les femmes issues des Premiers Peuples vivent de grandes insécurités dans nos communautés et à l’extérieur de celles-ci. Avec leurs enfants, elles sont celles qui paient le prix le plus élevé de la violence coloniale. Elles souffrent au plus profond de leurs entrailles de la perte, de la disparition et de l’assassinat des membres de nos familles. Beaucoup d’entre elles ont perdu des enfants, des frères, des sœurs envoyés dans les pensionnats, disparus dans les hôpitaux ou enlevés par les services sociaux. Ces blessures sont lourdes à porter au quotidien et difficiles à guérir. Pourtant, les femmes n’ont jamais cessé de résister et de se battre; soutenir leur lutte est plus que jamais un devoir collectif. Assi est source de force, de guérison, de régénération. Elle est également source de souvenirs heureux, de nourriture, d’autonomie et d’une vie spirituelle puissante. Cependant, avec la destruction d’Assi et la contamination des lacs et des rivières pour des projets de développement hydro-électriques, miniers ou pétroliers – généralement entrepris de force ou par l’entremise d’ententes signées avec les dirigeants des conseils de bande (des structures étatiques et coloniales) –, un autre parent proche nous est enlevé. C’est un deuil additionnel, immense que celui de voir, avec supplice, mourir notre relation millénaire fusionnelle avec Assi.
Si le régime constitutionnel ou l’apartheid canadien nous étrangle, les préjugés profondément enracinés au sein des cultures canadienne et québécoise nous blessent. Si les conceptions de la terre et de l’humain au fondement des régimes coloniaux, tout comme le type de développement qu’elles engendrent, sont antinomiques avec notre conception de la vie, il demeure que nous avons peu de pouvoir sur ces réalités. Elles nous accablent, nous affament, nous attristent et nous rendent misérables. Or, il est difficile, voire impossible, pour nous d’en changer les modalités. Notre pouvoir réel réside dans la compréhension que ce régime infernal est une construction, une pure production du colonialisme et qu’il n’a rien à voir avec ce que nous sommes vraiment. Il est temps de briser le colonialisme psychologique qui nous astreint, de détruire pour de bon ces idées fausses sur nous-mêmes afin d’embrasser enfin notre mémoire, nos lois et notre capacité collective à propulser et à diriger notre propre canot, et ce, sans céder Assi et sans nous soumettre aux exigences déraisonnables de l’État colonial, qu’il soit canadien ou québécois.
Là se révèle une grande révolte, une véritable révolution culturelle. L’heure est à la guérilla symbolique. Il faut changer le savoir que nous détenons sur nous-mêmes; cultiver l’idée que nous avons le potentiel de devenir ce que nous voulons être. Ne plus jamais être ce qui nous est imposé. Nous devons repenser nos institutions en puisant dans notre propre intelligence collective, nos récits et ce qui mérite d’être défendu plutôt que dans la vétuste grammaire coloniale et étatique.
La vision qui nous guide:
embrasser Assi et l’humanité
Le caribou est tellement respecté qu’il est considéré
comme celui qui contribue à la survie des Innu depuis
des millénaires. Plusieurs récits oraux Atanukan font référence à la relation de l’Innu avec Atik, dont l’histoire de l’homme caribou, de l’époque des grands chasseurs à aujourd’hui, le teweikan résonne pour le respect et la survie, pour communiquer directement avec le monde des rêves et des esprits.
— Frère innu du Nitassinan
Notre souveraineté, dans sa conception ancestrale de responsabilité, qui nous permet d’articuler nos rapports avec toute forme de vie ainsi qu’entre nous, est toujours opérante. Plusieurs d’entre nous n’ont jamais renoncé à leur obligation envers la terre et l’humanité. Nos philosophies sont toujours valables et leurs fondements épistémologiques sont des valeurs sûres pour évaluer le monde, ses institutions et préparer l’avenir. Pendant longtemps, on nous a réduits au silence, à l’effacement, en invalidant nos connaissances et notre désir de les partager, de les offrir, mais aussi notre manière de les mettre en action. Ces connaissances appartiennent à l’humanité; elles recèlent de grandes vérités sur notre monde et notre relation à lui, aux autres, à nous-mêmes. Aujourd’hui, nous souhaitons encore partager ces connaissances, que beaucoup d’entre nous portent en eux, qui nous aideront à faire des choix éclairés pour demain.
La prophétie anishinaabe des Sept feux enseigne qu’à l’ère du septième feu, nous devrons choisir entre la voie de la technologie et celle de la spiritualité. Il s’agira donc de faire le choix entre l’expansion illimitée et la domination de la nature ou la recherche d’un nouveau rapport au monde et à notre condition, dans l’humilité, le respect de la terre et de tout ce qui l’habite, ainsi que la reconnaissance qu’il y a plus grand que soi. La première voie est celle qui mène directement et irréversiblement à la destruction planétaire. La deuxième voie mènera au huitième feu, cercle de la réunion de l’humanité. Nous sommes présentement plongés au cœur de la fureur du septième feu; au cœur d’un brasier qui consume la terre, les peuples et toutes les espèces vivantes – oiseaux, animaux, poissons, insectes, végétaux. Il s’agit d’une crise planétaire, d’un empoisonnement de l’eau, de l’air, des sols, du vivant, du corps et des âmes. L’exploitation des puissances de vie par le feu du génie moderne corrompt tout; on extrait des entrailles de la terre ses richesses, on harnache les rivières, les fleuves, on rase les forêts. On défigure Assi. Le colonisateur est un faux savant qui ignore l’origine de son être et de ses actes, alors qu’il se prétend pourtant «maître et possesseur de la terre».
La deuxième voie de la prophétie est celle offerte par le huitième feu. On ne peut enchaîner l’élite de la société dominante et la contraindre à emprunter cette direction. Mais puisque nous sommes enchaînés à elle, que nous partageons le même destin planétaire, et que nous subirons les conséquences de son délire de puissance, de sa présence toxique sur Assi, nous pouvons l’entraîner dans notre mouvement vers le cercle du huitième feu. Il faudra retrouver le sens ancien d’être Innu, Humain. Donner un sens à la douloureuse histoire coloniale et accepter d’accueillir dans nos rêves les visions du monde de demain, celles d’une société à refonder. Nous devrons redonner à la terrece qui lui fut pris sans son consentement, nourrir ce qui nous nourrit. Nous sommes, par l’héritage de nos ancêtres, les gardiens et gardiennes3de Assi. Nous avons cette haute responsabilité de la protéger de la cession, entre autres par nos propres «dirigeants», et de la destruction; de la préparer à recevoir les générations à venir. Comme Premiers Peuples, notre responsabilité est de défendre la terre et ceux qui l’habitent. Cette éthique de respect et de générosité est le fondement même de notre philosophie.
Tshakapesh,un des héros mythiques des Premiers Peuples de la grande famille algonquienne, est de retour à travers le souffle des derniers aînés qui transmettent la mémoire vive de ses exploits d’autrefois et leur sagesse ancestrale, que le colonisateur a échoué à faire taire ou à faire tomber dans l’oubli. Tshakapesh est de retourpour une nouvelle épreuve, une épreuve si grande, si périlleuse, si difficile, si complexe, pleine de danger et tellement funeste qu’il ne pourra pas la surmonter seul, sans nous. Épreuve historique qu’on racontera comme la plus belle victoire des peuples, du peuple de Tshakapesh. Il devra défier le plus terrible des monstres, une créature insatiable qui se nourrit de la mort qu’elle sème.
Nous appelons Tshakapeshpour nous ressourcer grâce à ses récits créateurs de sens qui réhabilitent nos modes de vie en nous enseignant à bien vivre. Des récits qui nous montrent la voie d’un être humain conscient de sa participation cosmique à l’ensemble du vivant. Ce sont des récits de sagesse qui enseignent comment transformer la mort en cercle éternel de vie, qui régénèrent notre mémoire pour surmonter le génocide. Tshakapesh, orphelin né dans la mort, qui a guéri la peur de la mort, nous guide vers le huitième feu, nous aide à accomplir notre devoir sur Assi, menacée par la destruction industrielle. Ceci est notre responsabilité.
Respect envers la terre qui nous a fait vivre
et qui nous fera vivre
Notre langue est porteuse de précieuses informations
sur notre histoire et ce que nous sommes. Rétablir
nos toponymies va nous révéler les lieux que nous
habitions et nous aider à les réintégrer.
— Frère oji-cri
«Ne cédez jamais votre terre, recommandent les aînés aux plus jeunes, car c’est elle qui nous a fait vivre et qui vous fera vivre.» Depuis des temps immémoriaux, nos peuples propulsent et dirigent leurs canots, s’autodéterminent sur Assi dans le plus grand respect de tout ce qui vit. Nos langues portent en elles les mots pour parler des êtres animés et inanimés. Les lois transmises sur Assi nous expliquent de ne jamais trop prendre, d’agir avec frugalité, car nous devons veiller à la régénération, pour les générations futures. Nous devons prendre en considération les impacts écologiques et environnementaux de nos actions, de nos choix. Ces lois nous enseignent que l’équilibre de la nature est très fragile et que nous avons la responsabilité de le respecter et de le perpétuer. Cet équilibre doit également être respecté par tous les visiteurs qui s’introduisent sur Assi. Aujourd’hui encore, nous demandons aux gardiens et gardiennes d’Assi de nous y accueillir. Nous leur demandons la permission avant d’y entrer. Demander le consentement des gardiens et gardiennes est une pratique ancestrale fondamentale. Cela implique le respect d’Assi, de ses lois et des personnes qui en ont la responsabilité et qui la connaissent. Le principe du consentement s’étend à tout le règne du vivant. Nos cérémonies nous permettent d’entrer en communication avec l’esprit des animaux et de recevoir leurs offrandes.
Assi est la source de nos identités culturelles. Nos langues y sont nées et elle a enfanté nos cultures. Nous connaissons Assi parce que nos ancêtres y ont laissé leurs traces, y ont vécu et en ont partagé la mémoire. Ils nous ont transmis Assi dans l’état où ils l’avaient reçue eux-mêmes. Et nous avons à notre tour l’obligation de la transmettre aux générations futures. Elle est source de vie et doit rester source de vie. Assi est inaliénable – apu ataueian – pour nous, car elle a une valeur inestimable: nous ne pouvons pas vendre la vie. De la même manière, il est impossible de négocier notre responsabilité envers la terre, car ce sont nos familles que l’on met en péril. Ne serait-il pas inconcevable de demander à un père ou à une mère d’échanger sa responsabilité de parent contre de l’argent? En ce sens, nous saluons nos frères et nos sœurs maoris du Whanganui qui ont réussi, après 140 ans de luttes, à faire reconnaître au fleuve Whanganui des droits équivalents aux droits humains. Des gardiens et gardiennes furent nommés pour assurer la protection de ces droits. Pour nous, la terre, l’eau et l’air possèdent les mêmes droits à la vie, au respect de leur dignité et à la sécurité que tout être humain, car en eux réside la vie.
L’éthique du respect envers toute forme de vie
Avoir un bon esprit, avoir un bon cœur et promulguer de bonnes paroles, voilà la grande loi de la vie, plus puissante que n’importe quelle arme.
— Aîné mi’kmaw
Le respect de la vie implique de vivre en cohérence avec ses principes. Si Assi est vivante, alors nous devons faire en sorte de ne pas gaspiller ce qu’elle porte et de protéger les êtres les plus vulnérables. Il s’agit de préserver ce qui nous est offert, de ne pas prendre inutilement et d’être reconnaissants pour le don reçu. Le respect de la vie implique également de ne pas faire souffrir ce qui est vivant et de traiter avec dignité et bonté jusqu’aux plus fragiles formes de vie. Dans le respect de la terre nous partageons ce qui nous est offert, nous rendons généreusement ce qui nous est donné. Nos excès finissent toujours par nous revenir, d’une manière ou d’une autre. Aujourd’hui, la terre, les rivières, les océans, les différentes espèces, hurlent leur agonie, leur mutilation, et nous préviennent que l’espèce humaine est celle qui court le plus grand danger. Si nous perpétuons ces transgressions et ces abus envers la terre et la vie, c’est à notre propre anéantissement que nous contribuons. Un anéantissement qui passera par de grandes souffrances, des famines, la maladie, la guerre et la peur.
Par analogie, le respect de la vie implique le respect de la dignité humaine partout où elle se trouve. Non seulement doit-on protéger les droits fondamentaux des personnes, mais aussi défendre l’humanité dans son ensemble. Nous avons la responsabilité de partager équitablement nos richesses avec les autres, surtout les plus vulnérables, et d’assurer le bien-être de tous, au même titre que notre propre bien-être. Notre éthique du respect se prolonge dans les cérémonies et les rituels où nous entrons en relation avec l’esprit des ancêtres et ceux des animaux qui nous guident, nous transmettent leurs enseignements. Ces cérémonies nous permettent d’accéder au monde du rêve à travers lequel des vérités sont révélées et des solutions sont proposées. Notre éthique du respect envers toute forme de vie protège et célèbre la dignité des êtres. Or, la volonté de dominer la terre conduit irrémédiablement à l’oppression de l’humanité. La terre n’appartient à personne. Nous lui appartenons et c’est elle qui nous porte et portera les générations à venir.
Au cœur d’une révolution symbolique
Nos médecines sont présentes partout sur le territoire.
Nous devons respecter leur force pour jouir pleinement de leurs effets bénéfiques.
— Aîné mi’kmaw
Rétablir les paramètres de notre mémoire
Le Canada, le Québec, ou le «Nouveau Monde», s’est constitué aux dépens de nos peuples, par leur effacement et leur marginalisation. Les institutions coloniales nous ont forcés à renoncer à nos propres récits, à notre culture, à abandonner le cœur de nos identités. On nous parle aujourd’hui de réconciliation et on nous demande de parler de nos cultures, de raconter nos histoires. Ces histoires sont enfouies, cachées, et le trésor de nos mémoires culturelles est enseveli sous les mémoires traumatiques et des montagnes de souffrance. Si notre condition actuelle est une production et le fruit de 500 ans de colonialisme, nous avons besoin d’en faire le récit pour comprendre notre condition humaine aujourd’hui. Nous ne pouvons pas compter sur les sociétés québécoise et canadienne, ni sur les conseils de bande, pour nous accompagner dans ce processus, soit de comprendre jusqu’où et comment nos mémoires proches et anciennes sont assiégées, tout comme Assi.
Il est donc fondamental de créer des espaces de libération de la parole pour raconter nos récits de vie et les faire confluer vers une nouvelle trame collective. Ces mémoires, une fois enregistrées, peuvent être partagées, reçues, et ainsi revigorer nos consciences historiques. Nous pourrons alors nous délester du poids de nos traumatismes et de nos souffrances, accéder aux sources riches et rafraîchissantes de nos grandes traditions orales, patrimoine de l’humanité. Une fois réconciliés avec le sens de cette souffrance imposée, nous démolirons les barrages qui nous séparent de nos mémoires culturelles, de nos récits anciens et de la parole de nos aînés. Les initiatives et les moyens déployés, incluant la recherche, doivent concrètement redonner la parole aux gens eux-mêmes, à commencer par les aînés, et permettre de documenter nos traditions orales tout en les rendant accessibles, afin d’en faire des points de référence valables pour le présent et l’avenir.
Revalider notre philosophie du droit
et actualiser nos récits anciens
Nous connaissons nos philosophies et nos traditions juridiques. Nous savons aussi qu’elles ne sont pas respectées par les États canadien et québécois. Leur reconnaissance ne constitue qu’un pluralisme de façade. Nous savons aussi que l’avenir sera constitué à partir de nos philosophies du droit; leur invalidation ne peut plus durer.
Une grande révolution est présentement en cours sur le plan juridique. Cette transformation de fond ne concerne pas seulement les Premiers Peuples, même si ce sont eux qui l’amorcent en rétablissant leurs récits anciens, leurs chants, leurs danses, leurs observations de la nature comme sources du droit. Notre conception du droit est riche et porteuse de solutions concrètes pour l’environnement et l’humanité. Elle porte l’idée que la terre elle-même est source de loi et que l’humain y a accès par l’observation de la nature, de la diversité des vies qu’elle fait naître et abrite. Nos traditions orales, nos récits anciens, sont la condensation de milliers d’années d’observation et d’écoute attentive d’Assi, des animaux, des plantes, et de tous les éléments de la nature. C’est la terre qui nous enseigne le droit, qui est notre grand livre des lois, et nos récits sont des leçons. Ils contiennent des règles claires, des principes et des valeurs pour configurer nos rapports avec Assi, mais aussi entre nous. Tout est encore là.
Plusieurs Premiers Peuples au Canada et ailleurs dans les Amériques et à travers le monde rétablissent leurs récits comme boussole pour diriger leurs sociétés, développer leurs institutions, résoudre leurs problèmes et leurs conflits, faire justice, éduquer et entrer en relation avec les autres peuples. Il est donc révolutionnaire de changer la perception que nous avons de nos propres savoirs, qui ont été invalidés, minimisés, réduits à des contes sans valeurs, alors qu’ils portent les plus anciennes et puissantes traditions juridiques de l’humanité. En ce sens, il n’est pas question de réforme mais bien de révolution. Et cette révolution passera par la mise en œuvre, par nous-mêmes, d’un modèle endogène d’autodétermination et de souveraineté ancestrale se déclinant dans une gamme d’actions individuelles et collectives. Le travail de transition devra se concentrer en priorité sur la déconstruction des catégories imposées par le régime colonial, afin d’y substituer des conceptions enracinées dans nos philosophies:
Statut d’Indien: redéfinir et repenser notre lien à l’identité et à la citoyenneté;
Réserve: repenser notre rapport à Assi et rétablir notre souveraineté ancestrale comme fondement de nos interactions avec la terre;
Conseil de bande: imaginer le monde post-réserve et repenser notre autodétermination et nos modes de gouvernance à partir de nos valeurs millénaires de respect, d’égalité et de recherche du consensus.
Diriger et propulser notre propre canot: pour
une autodétermination endogène et effective
L’autodétermination, ou notre capacité à propulser et à diriger notre propre canot, ne peut être soutenue par l’État qui l’étouffe. Elle ne peut être opérationnalisée que par nous-mêmes. Le problème de l’autodétermination des Premiers Peuples n’est plus lié à sa reconnaissance par les États coloniaux, mais à sa définition par les Premiers Peuples eux-mêmes dans leurs langues et en fonction de leurs besoins véritables. C’est par l’art du consensus et l’affirmation effective et pratique des concepts ancestraux que nous acquerrons une nouvelle puissance. Au fond, l’enjeu central concerne la décolonisation psychologique des acteurs eux-mêmes; le rétablissement de nos conceptions et de nos savoirs comme points de référence valables. Seront alors possibles l’affirmation de nouveaux modèles de prise de décisions et l’émergence d’un réel consentement collectif. Il s’agit de construire un modèle fondé sur des conceptions ancestrales capable d’orienter vers de nouvelles fins les outils du monde contemporain, ses technologies politiques et ses dispositifs sociaux. Ce qui est fondamental, c’est la constitution d’un consensus quant aux finalités des institutions, dont la protection de la dignité et de la liberté humaine. Ce n’est pas le temps de baisser les bras, de s’en remettre au régime et aux conceptions qui, justement, ont produit l’état actuel du monde, sur le plan humain et écologique. L’élite coloniale est dépassée, impertinente, lorsqu’elle nous propose de nous conformer à ses exigences pour améliorer notre sort. C’est plutôt la société dominante qui a besoin de nos orientations, de notre éthique de la vie et de la terre pour sortir du marasme dans lequel elle nous a plongés.
Se soucier des nouvelles générations
et les soutenir
Les jeunes issus des Premiers Peuples constituent des forces de transformation incomparables. Ils sont autant conscients des enjeux auxquels nos peuples sont confrontés que des défis planétaires, et leur nombre a le potentiel d’amorcer un mouvement d’une grande ampleur. Orientés par la parole des aînés, des récits et des valeurs, ils pourront être des acteurs de premier ordre dans la réalisation de notre autodétermination intégrale. Ils vivent partagés entre deux mondes qui, grâce à eux, peuvent se rejoindre. Que ce soit par l’expérimentation de nouvelles façons de vivre au Nutshimit (la vie en forêt), par leur participation à des actions et à des projets concrets d’autodétermination fondés sur les valeurs de respect et de bienveillance au sein de leur communauté ou par de nouvelles possibilités de coopération internationale, les jeunes portent l’espoir des Premiers Peuples entre leurs mains. Créons des occasions de transmission intergénérationnelle pour qu’ils retrouvent leurs ancêtres et leurs aînés, et qu’ils reçoivent leurs enseignements. Générons des espaces d’échanges, où les enjeux les plus importants pour eux et les futures générations seront abordés et où des projets concrets d’autonomisation seront planifiés et mis en œuvre. Il est crucial d’échanger avec d’autres peuples au Canada et ailleurs dans le monde afin de comprendre comment les expériences liées au colonialisme nous sont communes. Il sera, dès lors, possible de partager des savoirs et des solutions pour une véritable libération des esprits et permettre l’émergence d’un imaginaire assez fécond pour détruire les barbelés.
Notre humanité, notre terre, recèlent des trésors insoupçonnés, des vérités et des connaissances. Malgré la souffrance, l’humiliation et la violence, nous continuerons d’y accéder et de les redécouvrir. Cependant, nous devrons respecter certains principes fondamentaux qui guideront notre quête. Ces principes, nos frères et sœurs anishinaabeg les expriment dans Mino-Bimaadiziwin, «la voie de la bonne vie» ou «vivre de la bonne façon». Mino-Bimaadiziwin rejoint les philosophies de beaucoup de Premiers Peuples. C’est une vision du monde portée par la bienveillance du cœur et de l’esprit, par la vérité et l’honnêteté, par le courage et l’humilité envers la terre et nos semblables. Ces valeurs, lorsqu’elles sont honorées dans toutes nos relations, nous révèlent les plus grandes beautés et vérités de notre univers. Ce sont ces principes qui guident notre révolution symbolique en marche, celle qui nous mènera vers une plus grande justice envers notre terre nourricière et l’humanité qui la défendra. Un mode de vie cohérent à chaque instant avec tout ce qui rend la vie sur terre possible.
1. Mot innu-aïmun qui signifie «Respectons la Terre-Mère».
2. Entre autres, les Anicinapek la nomment Aki, les Eeyouch Aski, les Atikamekokw Askiriw.
3. Ka kanawetak aki ou ka nakatcitotc aki pour les Anicinapek, kanawentak aski pour les Eeyouch, Ka nanakatcitat askiriw pour les Atikamekokw, etc. »
– Manifeste des Premiers Peuples
Par le Collectif Ishpitenimatau Tshikauinu Assi (Le collectif Ishpitenimatau Tshikauinu Assi est un réseau de personnes et de familles issues des Premiers Peuples. Il vise à soutenir les actions des gens engagés sur le terrain pour la revalidation de la souveraineté ancestrale des Premiers Peuples et pour le renforcement de leur autodétermination.)









« Entretien à lire dans Jeune Afrique cette semaine (Extraits):
« Repenser son appartenance à l’Afrique et à l’Europe sans tomber dans le piège de la race, voilà la réflexion que mène Léonora Miano dans son nouvel essai, Afropea, publié aux éditions Grasset. Dans un contexte de crispations identitaires où la tentation du repli sur soi et du rejet de l’autre est de plus en plus forte, celle qui imaginait une Afrique transformée et idéale dans Rouge impératrice (Grasset, 2019) se projette cette fois-ci en Europe, dans une société utopique où les Afropéens habiteraient leur espace de manière apaisée. Pour ce faire, l’auteure n’envisage qu’une seule voie : sortir de l’« occidentalité ».
(…)
Que placez-vous derrière le terme « Afropéens » ?
Je mène une réflexion sur la manière d’habiter l’histoire et de la pacifier à l’intérieur de soi. Lorsque l’on est attaché à deux espaces qui se sont mal rencontrés, il est difficile d’entretenir des relations apaisées avec soi-même.
Afropea, c’est d’abord un maillage humain constitué de personnes européennes d’ascendance subsaharienne qui ne désirent pas congédier leur filiation africaine. Elles font le choix de l’exprimer en même temps que leur appartenance à l’Europe. Ces personnes sont aujourd’hui présentes dans toute l’Europe. Elles sont en mesure de devenir une force de transformation pour des sociétés que je trouve en panne de projets. Il y a une puissance régénératrice du côté des Afrodescendants européens, à condition que ces derniers veuillent bien s’ancrer dans différents domaines de la vie sociale de cet espace européen.
Vous écrivez que l’identité n’est ni dans la couleur ni dans la race. Pour autant, les Afropéens se réclament eux-mêmes du lexique racialiste pour revendiquer leur droit d’exister. Comprenez-vous cette posture ?
Bien sûr. Elle est légitime. L’afrodescendance en France et en Europe est une catégorie qui existe dans des espaces puissamment racialisés, au sein desquels le vécu et les possibilités sont déterminés par la couleur de peau. Quand la race détermine à ce point votre existence, il est logique de s’en emparer et d’en faire un outil de lutte pour affronter la société hostile.
Ce processus n’est pas nouveau… A travers l’histoire, les populations afrodescendantes ont réagi à la racialisation par la culture et la spiritualité, s’opposant ainsi à la violence qui leur était faite. Ces arts de vivre créés dans l’opposition au racisme, à la réification et à la déshumanisation, aspiraient à arracher l’être au noir dans lequel il avait été logé. Autrement dit, ce que nous appelons « cultures noires », sont en réalité des pratiques issues du refus de se conformer à la vision de l’autre, donc, du refus d’être noir.
Je propose aux Afropéens de faire leurs adieux à la race noire et non à l’histoire de leurs ancêtres et de leurs luttes. Il faut un autre langage qui émane, pour une fois, des personnes concernées.
Justement, où puiser ce nouveau langage ?
Je pense que ce vocabulaire doit être le plus distant de la racialisation, surtout si l’on est attaché à ses racines africaines-subsahariennes. La racialisation est un processus européen qui émane du côté malade de l’Europe. Il ne faut pas s’attacher aux pathologies de l’autre. Je propose aux Afropéens de forger des appellations qui soient de nature à élever l’être humain et non l’inverse.
Le slogan « Black Lives matter » importé des Etats-Unis a été récupéré lors des violences policières faites aux Noirs en France. Comment expliquez-vous cette « noiraméricanisation », écrivez-vous, du discours antiraciste ?
La France pense avoir un discours antiraciste cohérent depuis longtemps. Seulement, celui-ci n’a pas pris auprès des minorités. Il faut se demander pourquoi les minorités n’ont pas adhéré à cet universalisme tant prôné. Elles n’ont pas vécu cette liberté, cette égalité et cette fraternité qu’on leur a serinées, et sont donc allées chercher des instruments ailleurs pour pouvoir affronter leur quotidien.
La France a négligé de penser certaines des présences qui l’habitent, et a prétendu museler les spécificités. Pourtant, certains se sont aperçus que c’était en fonction de ces différences prétendument invisibles, donc réduites au silence, qu’ils étaient mal considérés.
Le procès qu’on fait aux minorités est très malhonnête, car cette « noiraméricanisation » est le seul outil qu’on leur a proposé. On n’avait simplement pas prévu qu’elles s’en empareraient pour essayer de gagner en autonomie.
(…)
J’aimerais que l’attachement des Afropéens au continent africain permette de neutraliser certains appétits européens sur le plan politique. Il faut rechercher l’intérêt des deux parties, ne pas jouer le jeu du colon, et sortir de l’asymétrie.
Comment sortir de cette asymétrie ?
Les Afropéens doivent se fédérer sur le territoire européen en créant des institutions identifiables. Ils seront mieux écoutés quand ils se seront eux-mêmes institués. C’est à eux de décider de la manière dont ils souhaitent que leurs pays respectifs…«
Le reste dans le journal.
#Afropea – Utopie post-occidentale et post-raciale est chez tous les bons libraires. »







« « Récit subversif, « Le portrait de Dorian Gray » d’Oscar Wilde et ses aphorismes ravageurs scandalisèrent l’Angleterre victorienne à sa parution en 1890. Anatomie brillante d’une œuvre sans rides, reflet lucide de son auteur.
Plus d’un siècle après sa publication en 1890, Le portrait de Dorian Gray, conte fantastique doublé d’une œuvre subversive et prémonitoire, qui scandalisa l’Angleterre victorienne terrifiée par la modernité, n’a rien perdu de son acuité, à l’heure du culte de l’image et de l’obsession de l’éternelle jeunesse. Offrant à l’esthète Oscar Wilde une notoriété sulfureuse, savamment mise en scène par lui-même, ce roman à clefs sur la beauté et le désir revisite avec brio le pacte faustien. Célébrant l’hédonisme et l’assouvissement des pulsions à l’aube de la psychanalyse, le livre fustige dans le même mouvement l’hypocrisie des apparences. Mais l’époque conservatrice ne pardonnera pas son audace à l’écrivain, taxé d’immoralité et soupçonné d’homosexualité, quand lui présume de ses capacités à tout orchestrer. Jugé pour s’être affiché avec le jeune lord Alfred Douglas et condamné en 1895 – le roman sera utilisé comme pièce à conviction – à deux ans de travaux forcés, Oscar Wilde meurt seul à Paris en 1900 dans une chambre d’hôtel, avant que Le portrait de Dorian Gray n’accède à l’immortalité, revendiqué haut et fort par les Swinging Sixties, à commencer par David Bowie… » »

Protéines et vitamines
Mais au-delà du goût, les consommateurs méconnaissent généralement ses bienfaits sur la santé : le pain de singe est source de fibres et d’antioxydants (35 fois plus que dans du raisin, par exemple), naturellement très riche en calcium, en vitamines C (6 fois plus qu’une orange) et en potassium.
« Les Africains ont parfois du mal à considérer l’intérêt d’aliments naturels qui viennent de chez eux, regrette Fousseyni Djikine, patron de deux restaurants BMK à Paris. Ils en mangent sans mesurer l’intérêt formidable de ce patrimoine culinaire. Mon père, par exemple, qui est de la région de Kayes, au Mali, a toujours mangé le fruit du baobab… mais parce qu’il n’avait pas le choix. C’est d’autant plus regrettable qu’ils sont issus de plantes ou d’arbres qui n’ont pas besoin d’un arrosage intensif. Un baobab peut pousser dans un environnement aride… »




« »Un éclairant portrait du plus célèbre romancier américain de la littérature populaire, Stephen King, roi du fantastique et de l’horreur, qui a inspiré une pléiade de cinéastes chevronnés, de Brian De Palma (« Carrie ») à Stanley Kubrick (« Shining ») en passant par John Carpenter (« Christine ») et David Cronenberg (« Dead Zone »).
De quoi a peur Stephen King ? « Mais de tout ! », assure le prolixe romancier américain. Né en 1947 dans le Maine, où il vit toujours, il s’est imposé depuis le mitan des années 1970 comme le roi du fantastique et de l’horreur, vendant autour du monde en un demi-siècle plus de 350 millions d’exemplaires de ses best-sellers. Revitalisant le genre en jouant sur les terreurs enfantines, ses récits, ancrés dans l’Amérique rurale d’aujourd’hui, ont inspiré une pléiade de cinéastes chevronnés, de Brian De Palma (Carrie au bal du diable) à Stanley Kubrick (Shining) en passant par John Carpenter (Christine), David Cronenberg (Dead Zone), George A. Romero (La part des ténèbres), ou Rob Reiner (Misery).
Démons intérieurs
Influencé dans sa jeunesse par les œuvres de Richard Matheson et les classiques du fantastique (ceux de H. P. Lovecraft, de Mary Shelley et de Bram Stoker), marqué aussi bien par l’arrestation d’un tueur en série dans les années 1950 que par l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, ce chantre de la littérature populaire éclaire la genèse de quelques-uns de ses plus grands succès de librairie et leur adaptation, pour la télévision ou le cinéma, au fil d’interviews réunies par Julien Dupuy dans un éclairant portrait documentaire. Entre deux extraits de films, Stephen King y confie ses souvenirs d’enfance – la figure du père, qui les abandonna, sa mère et lui, quand il avait 2 ans –, sa jeunesse impécunieuse dans une bourgade du Maine, ses méthodes de travail, mais aussi sa lutte contre ses démons intérieurs (la dépendance à l’alcool notamment), sa défiance envers les machines, dont il a mis en scène la révolte dans Maximum Overdrive, son unique film en tant que réalisateur, ou le soutien qu’il apporte en philanthrope aux bibliothèques afin de permettre au plus grand nombre d’avoir accès aux livres.« »

« Les médias disposent des moyens d’entretenir l’illusion d’une équivalence entre liberté et liberté de la presse, alors que cette dernière signifie surtout liberté des industriels qui possèdent la presse. Sous l’apparence du «débat public», les journalistes dominants ont réussi à imposer leurs normes à des militants et à des intellectuels. Le satiriste Karl Kraus fustigeait déjà ces formes de «bêtise» dans les années 1930.
Ceux qui auront l’occasion de se plonger dans la lecture des Derniers Jours de l’humanité et de Troisième nuit de Walpurgis, deux ouvrages majeurs de Karl Kraus (1874-1936) publiés récemment (1), partageront sans doute le jugement que le philosophe Jacques Bouveresse porte sur l’œuvre du satiriste autrichien : «Peu d’auteurs sont susceptibles de nous apporter une aide aussi précieuse dans les combats que nous avons à mener aujourd’hui.»
Aucune introduction à la lecture de ces ouvrages ne peut mieux que la préface de Bouveresse à Troisième nuit de Walpurgis aider les lecteurs à comprendre exactement ce que fut le rapport de Kraus à la société de son époque, et plus précisément le sens et la portée exacts de l’incomparable satire qu’il en donne. Ces ouvrages, élaborés quasiment «à chaud», dans un esprit militant, l’un dans le contexte de la première guerre mondiale pour stigmatiser la guerre et le bellicisme, l’autre dans le contexte de la montée du nazisme en Allemagne et en Autriche pour en dénoncer la folie criminelle, ont encore quelque chose d’important à dire aux Européens de ce début de XXIe siècle célébré à l’envi comme une «ère de paix, de prospérité et de liberté pour tous».
Justement, une démarche dont on pourrait dire qu’elle est d’inspiration krausienne consisterait à dénoncer le règne du faux-semblant généralisé dans lequel sont installées les puissances occidentales. Contrairement aux apparences, ce monde «développé» moderne ne connaît ni la paix, ni la prospérité, ni la liberté pour tous, sinon en trompe-l’œil comme privilèges de minorités dominantes, masquant une réalité fondamentalement faite de violence, d’inégalité et d’oppression. La barbarie moderne n’a pas diminué, mais elle a appris à se farder davantage.
On fera remarquer que cette dénonciation est déjà, de façon de plus en plus explicite, à la base du refus que beaucoup de gens opposent au système établi. Il n’est pas douteux, en effet, que des personnalités, voire des petits groupes militants, font preuve d’une lucidité, d’une rigueur de pensée et d’un courage intellectuel et moral qui pourraient être qualifiés de krausiens, même si ces qualités ne s’accompagnent pas nécessairement d’un égal talent de satiriste. Mais l’existence d’un courant de critique radicale ne saurait faire oublier la persistance massive de ce qui constituait la cible centrale de Kraus et qu’il désignait globalement du terme de «bêtise». Pratiquement tous les ingrédients de l’effarante stupidité qu’il stigmatisait sans relâche dans sa revue Die Fackel («Le Flambeau») et dans ses livres sont encore agissants dans le monde actuel, et souvent se sont renforcés.
Kraus ne s’attaquait pas à une idée métaphysique de la bêtise, mais à ses manifestations et incarnations concrètes dans la société de son temps. En démontant ses multiples formes environnantes, il en dégageait des aspects essentiels, parfaitement reconnaissables à notre époque encore, dont le trait commun est l’incapacité d’analyser rationnellement la réalité et d’en tirer les conséquences. La doctrine hitlérienne, par exemple, était pour Kraus un fatras d’insanités idéologiques et de mensonges éhontés qui n’auraient su résister à un examen de la saine raison. Mais ce qui rendait ce délire irrésistible, dans l’Allemagne des années 1930, c’est que les nazis étaient passés maîtres dans l’art de soumettre l’intellect aux affects, de rationaliser des émotions viscérales, de «faire passer la bêtise, qui a remplacé la raison, pour de la raison, de transformer l’impair en effet, bref dans ce que l’on appelait autrefois : abrutir». Cette entreprise de «crétinisation caractérisée», commente de son côté jacques Bouveresse, a eu pour résultat de faire «perdre tout sens de la réalité, aussi bien naturelle que morale», aux individus soumis en permanence au pilonnage de la propagande.
C’est très exactement l’état dans lequel la propagande, telle qu’elle est actuellement développée, systématisée et «euphémisée» sous les espèces de la «communication» et de l’«information», tend à mettre les populations, au bénéfice des grands exacteurs de l’ordre établi. L’honnêteté oblige à dire qu’aujourd’hui comme hier, et peut-être plus encore, le processus d’abrutissement par l’évacuation de la réflexion critique, par le martèlement des slogans exaltant le vécu immédiat, le pulsionnel et le fusionnel, par la réduction du langage au boniment publicitaire et par l’appauvrissement intellectuel qui l’accompagne, a pénétré profondément l’ensemble de la culture et de la vie sociale et provoqué de terribles dégâts.
Lorsque le discours public ne sert plus qu’à masquer le vide de la pensée, à proférer avec aplomb des arguments spécieux ou controuvés, à habiller d’une apparence de bon sens le déni de toute logique rationnelle, à rendre admirables et honorables des actes ou des idées ignobles et méprisables, lorsque parler et écrire ne sont plus, pour beaucoup, que des moyens, non pas de chercher vérité et justice, mais de séduire et de mentir aux autres comme à soi-même, bref quand le langage n’est plus que le véhicule d’une manipulation démagogique et un instrument de domination parmi d’autres, mis au service des puissants par des doxosophes (2) de tous acabits, alors c’est une tâche primordiale pour ceux qui savent encore ce que parler veut dire et refusent de s’en laisser conter de mettre méthodiquement en lumière, comme faisait Kraus, le fonctionnement de la machine à abêtir.
Si Kraus pourfendait la bêtise sous toutes ses formes, ce n’était pas tant la bêtise puérile et honnête, si l’on peut dire, celle des esprits simplets, que celle des intelligents, la bêtise chic et distinguée, instruite et éloquente, spécialement chez ceux des intellectuels qui utilisent la culture et le raisonnement pour rendre acceptable, par eux-mêmes et par les autres, la démission intéressée de l’entendement en face de certaines situations réelles. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple particulièrement significatif, Kraus fustigeait-il «ces hommes de main qui font dans la transcendance et proposent dans les universités et les revues de faire de la philosophie allemande une école préparatoire aux idées de Hitler».
Parmi eux, il s’en prenait particulièrement à Heidegger, dont les nazis avaient fait un recteur de l’Université et qui «align[ait] ses fumeuses idées bleues sur les brunes» en appelant ses étudiants au culte du Führer et au «service militaire de l’esprit». Sans aucun égard pour la réputation de philosophe éminent que s’était acquise Heidegger, Kraus décocha ce trait, qui n’était pas chez lui simple banderille : «J’ai toujours su qu’un savetier de Bohême est plus proche du sens de la vie qu’un penseur néo-allemand.»
Plus généralement, Kraus excellait à souligner l’incohérence de tous les faiseurs de démonstrations s’ingéniant à bricoler des prémisses rationnellement acceptables pour justifier des conclusions dictées d’avance par des croyances affectives et des intérêts partisans, tels que les préjugés racistes ou nationalistes, ou, davantage encore, à tourner en dérision ceux qui, abdiquant toute exigence intellectuelle, se félicitaient de faire partie des gens qui, ainsi que l’écrivait un éditorialiste, « ont appris, comme nous, à renoncer à tout degré dans l’ordre de l’intellect pour non seulement vénérer un tel Führer mais l’aimer tout simplement».
Se prostituer à l’ordre établi
Parmi les différentes catégories intellectuelles qui, de plus ou moins bonne foi, se complaisaient à prendre la nuit pour le jour, et travaillaient à croire et à faire croire que l’ordre nouveau nazi était, sinon toujours absolument irréprochable, du moins contrôlable, amendable, et donc acceptable, il y en avait deux en particulier qui fournissaient une cible de choix à Kraus : les partisans de la social-démocratie et les journalistes, chez qui cécité et surdité au réel composent une forme de bêtise proche de l’autisme.
L’aptitude des sociaux-démocrates à emboîter le pas aux nationalistes et bellicistes lors de la première guerre mondiale avait édifié Kraus sur leur inaptitude politique et morale à faire front. Où trouveraient-ils la force de résister, demandait-il, «alors que chaque fibre de leur être incline à pactiser» avec le monde comme il va? Aussi ne les croyait-il pas en mesure de s’opposer à la barbarie montante. Pour Kraus, l’essence même de la «bêtise» social-démocrate, c’était le réformisme de principe, l’illusion de croire qu’on peut dîner avec le Diable, le refus systématique de l’affrontement, la volonté forcenée d’intégration, le désir éperdu d’être bienséant, de «mener une vie bien tranquille dans une jolie petite opposition sécurisante», et l’irrémédiable naïveté de penser que les bandits d’en face allaient respecter ces beaux sentiments et être assez raisonnables pour entendre raison.
Si on peut dire aujourd’hui que les partis sociaux-démocrates et ceux qu’ils influencent n’ont pas su tirer de l’expérience d’un siècle d’histoire d’autre enseignement que celui d’un acquiescement encore plus délibéré à la dictature du «réel» (ennoblie de nos jours en «logique de marché»), que dire alors de l’activité de la presse et de ses journalistes, de cette «journaille libérale» pour laquelle Kraus éprouvait une exécration à la mesure du rôle essentiel qu’elle jouait dans l’entreprise d’abrutissement généralisé des populations?
Une grande partie du travail de Kraus, pendant des lustres, a consisté à lire attentivement la presse de son époque et à en démonter savamment, méticuleusement, le discours, pour en montrer toute l’imposture, à partir «de l’usage qu’elle fait du langage, de la déformation du sens et de la valeur, de la façon dont sont vidés et déshonorés tout concept et tout contenu». A ses yeux, le penchant naturel de la presse était de se prostituer à l’ordre établi. Il prenait soin d’ailleurs de préciser : «Je mets la fille publique, du point de vue éthique, au-dessus de l’éditorialiste libéral et je tiens l’entremetteuse pour moins punissable que l’éditeur de journal.»
Sa critique s’adressait alors essentiellement à la presse écrite. Il n’aurait rien à rabattre de sa sévérité aujourd’hui, bien au contraire. Tout au plus, compte tenu de l’évolution sociologique de ce secteur, de sa croissance explosive, de la concentration des titres, stations et chaînes entre les mains d’un petit nombre de groupes capitalistes, admettrait-il peut-être de faire une distinction entre la caste dirigeante et éditorialisante du monde journalistique, quasi tout entière acquise à l’économie libérale et au maintien de l’ordre idéologique, et l’armée des simples exécutants, dont beaucoup connaissent les affres de la précarité et dont quelques-uns se battent courageusement, seuls ou avec leurs syndicats, contre l’arbitraire patronal privé ou public et contre la tendance, plus prononcée que jamais, à la prostitution de la presse au pouvoir économico-politique de l’argent.
Kraus, qui est mort en 1936, n’a pu voir le règne nazi de la force s’effondrer sous l’assaut d’une force extérieure plus grande encore. Mais, bien qu’on puisse supposer dans toute posture satirique un appel à se battre, l’espoir d’être compris et le projet au moins implicite de corriger ce que l’on dénonce, il semblerait que, comme la plupart des esprits très acérés, en particulier chez les moralistes, Kraus n’ait pas été excessivement optimiste sur les dispositions de ses contemporains à faire preuve de lucidité et de courage.
Peut-être est-ce là, peut-on penser, un «travers» d’intellectuels que leur vaste culture et, de surcroît, la lecture intensive des journaux inclinent à discerner le tragique dans toute farce et la farce dans toute tragédie, et à prendre leurs distances avec les illusions communes. Il n’en reste pas moins que le cours historique des choses réserve bien des surprises. Le pire n’est pas toujours le plus probable et, s’agissant des luttes sociales, elles ne sont vraiment perdues, on le sait, que lorsqu’on se refuse à les livrer. Nous venons de l’expérimenter une fois de plus. Quand, en mai 2005, les Français ont porté le premier coup d’arrêt à l’étouffante bêtise qui croyait avoir assuré son empire en Europe.
Alain Accardo
Coauteur de Journalistes au quotidien et de journalistes précaires, Le Mascaret, Bordeaux, 1995 et 2000, respectivement, et de De notre servitude involontaire : lettre à mes camarades de gauche, Agone, Marseille, 2001. »


« UNE THEORIE FEMINISTE DE LA VIOLENCE
Pour ceux et celles d’entre vous qui s’intéressent a ces questions, j’ai une « bonne nouvelle ». Elle est la suivante. Il est tout a fait evident qu’une partie du renouveau de la pensée critique de langue française en cet age planétaire sera portée par nous.
Quand je dis « nous », j’ai en tete ceux et celles que l’Evangile selon Saint Matthieu (21, 33-43; puis 45-46) range dans la catégorie des « pierres qu’ont rejetées les bâtisseurs », mais qui sont devenues « la pierre d’angle » de tout l’edifice.
[ Je parle du « bâtisseur ». En réalité, la parabole a pour acteur central un cynique « propriétaire de domaine ». Apres avoir plante une vigne, il l’entoura d’une cloture, y creusa un pressoir et bâtit une tour de garde ». Puis, il loua la vigne a des vignerons et partit en voyage. Quand arriva le temps des fruits, il envoya ses serviteurs auprès des vignerons pour se faire remettre le produit d’un travail qu’il ne méritait pas. Mais les vignerons se saisirent des serviteurs, frappèrent l’un, tuèrent l’autre, lapidèrent le troisième. Et ainsi de suite].
Francoise VERGES, dont l’université française ne sait que faire, n’a lapide personne. Sauf si l’on considère que le féminisme « bourgeois et civilisationnel » soutenu par les Etats imperialistes est une personne.
Par contre, elle publie, dans la semaine qui vient, un nouvel ouvrage qui fera date. Il a pour titre UNE THEORIE FEMINISTE DE LA VIOLENCE.
Dans ce nouvel ouvrage, elle approfondit un certain nombre de questions qu’évoquait d’ores et deja son FEMINISME DECOLONIAL. Mais sa pensée, tissée au long d’une oeuvre fort riche (et dont une partie a été écrite en anglais), prend ici un tour aussi vif que tranchant. Vous vous en rendrez nettement compte en lisant cette excellente interview parue dans TROU NOIR.
Les temps sont troubles. Tout est mis en place pour étouffer des voix comme la sienne. De telles voix dérangent. Elles soulèvent des questions que l’on pretend avoir résolues, ou que l’on veut mettre sous le boisseau. Dans un tel contexte, la dissidence est un impératif absolu, et une manière d’indiscipline radicale fortement conseillée. Mais Verges ne se limite pas a la deconstruction. Elle ouvre d’innombrables pistes pour qui s’intéresse véritablement a l’oeuvre de reparation des corps et du monde.
Saluons donc la parution de ce nouvel ouvrage, et exprimons le souhait qu’il figure, très vite, dans vos bibliothèques privées. »


« Dans son dernier essai, « Un féminisme décolonial », Françoise Vergès fait la critique d’un féminisme occidental et bourgeois qui chercherait à donner des leçons aux femmes racisées plutôt qu’à les émanciper.
Françoise Vergès est une féministe décoloniale. Ce féminisme vise à atteindre l’intersectionnalité et la convergence des luttes, à la fois contre le sexisme, le racisme, le capitalisme, l’impérialisme. Il dénonce aussi les reliquats de l’idéologie coloniale qui structurent la société.
Françoise Vergès : « Dans les années 1970, se dire féministe, c’était tout de suite « mais vous n’aimez pas les hommes », alors qu’aujourd’hui, même des femmes d’extrême-droite peuvent se dire féministes. Décolonial, cela signifie voir comment la société demeure structurellement raciste et sexiste, parce que les deux vont très souvent ensemble. »
La pensée décoloniale s’inspire de plusieurs mouvements de lutte depuis les années 1960-1970, notamment le Black feminism.
Françoise Vergès : « La notion de décolonial émerge il y a à peu près dix ou quinze ans en Amérique du Sud, ça rencontre aussi ce qui existait aux États-Unis dans le féminisme noir. Les Noires aux États-Unis disaient qu’il n’y avait pas que la domination masculine qui expliquait notre situation. C’était aussi le fait d’être femme, d’être noire, d’être descendante d’esclave et d’être en prise avec le capitalisme américain. Ce n’était pas simplement nos pères et nos frères qui nous opprimaient. »
Le féminisme décolonial déconstruit aussi un féminisme pensé par et pour les femmes occidentales.
Françoise Vergès : « Je parle de féminisme civilisationnel parce que je trouve que ce féminisme a repris le vocabulaire de la mission civilisatrice coloniale : « la France est supérieure à tous ces autres peuples parce que ces peuples ne sauraient pas ce que c’est que les droits, que le progrès. » Le racisme anti-noir et l’islamophobie sont des formes de colonialités.
Le voile serait le symbole-même de la soumission aux pères et aux frères. C’est ne rien comprendre à cette question du voile et ne pas voir que les femmes musulmanes elles-mêmes luttent contre le patriarcat dans leur communauté mais ne confondent pas cette domination avec d’autres formes d’oppression, comme les inégalités Nord-Sud ou le racisme quand elles sont en France ou les politiques néolibérales.
Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de tyran dans ces communautés, ce n’est pas ça la question. Un féminisme décolonial prend en compte tous les niveaux et tous les éléments d’une oppression. Mais ça ne veut pas dire qu’on va excuser la violence d’un homme car il serait racisé. On va écouter la manière dont les femmes racisées élaborent et développent leurs luttes, elles. C’est quand même les premières concernées. »
Françoise Vergès veut raconter une autre histoire du féminisme, moins centrée sur l’Occident.
Françoise Vergès : « Il faut que la manière de raconter les luttes féministes change. On ne peut pas continuer à parler d’Olympe de Gouges au XVIIIe siècle si on ne parle pas aussi dans le même temps des femmes qui, dans ce qu’on a appelé Saint-Domingue et qui deviendra Haïti, se joignent aux insurrections deviennent des soldates vont être torturées et assassinées par les armées napoléoniennes.
Il faut repenser le récit aujourd’hui en 2019 pour que des petites filles ou des jeunes femmes élargissent le champ, et non pas dans ce champ étroit de ce féminisme qui dit qu’il n’y a qu’une manière de voir les luttes des femmes, c’est celles qu’ont menées les femmes françaises blanches. C’est impossible, c’est anti-scientifique, c’est anti-curieux. »
Les thèses décoloniales sont enseignées dans plusieurs universités américaines. Elles continuent de faire débat en France et suscitent régulièrement la controverse. En décembre 2018, 80 personnalités françaises ont signé une tribune pour appeler à défendre « l’universalime républicain » contre « le racialisme », « le différentialisme » et « le ségrégationnisme ». »
– Le féminisme décolonial selon Françoise Vergès
par Yann Lagarde


« FACE AU FÉMINISME CARCÉRAL – ENTRETIEN AVEC FRANÇOISE VERGÈS
« Le féminisme bourgeois, civilisateur, s’en remet à l’État et soutient une politique répressive de l’État. »
Le 6 novembre paraît aux Éditions La Fabrique, Une théorie féministe de la violence de l’autrice féministe et décoloniale Françoise Verges. C’est un livre important et courageux, qui soulève des questions difficiles et met à jour des structures de domination invisibilisées. À cette occasion, nous l’avons rencontrée.
ENTRETIEN
Votre bouquin est une réponse au féminisme carcéral et paternaliste.
Françoise Vergès : La question de l’incarcération, du carcéral comme réponse à des violences sexuées et sexuelles, est effectivement la question qui a été à l’origine de ce livre. Quel a été le rôle d’un certain féminisme dans l’extension de politiques de répression étatique, impérialiste et néo-libérale ? Quel rôle a eu ce féminisme dans l’augmentation des peines de prison ? J’ai observé et connu dans ma vie extrêmement d’injustices, et cela me révolte, mais l’idée d’envoyer les gens en prison ne me semble pas la réponse. J’ai été dans des prisons, pour visiter mon père par exemple, j’ai moi-même été un très court moment en prison, j’ai beaucoup lu sur la question, je vois qui est puni, j’ai assisté quand j’étais adolescente et lors de ma recherche doctorale et à des procès pénaux à la Réunion. Dans ces procès, voir ces hommes (la majorité des inculpés) souvent créolophones, de classes pauvres, dans cette espèce de théâtre où les juges et les procureurs étaient blancs et parlaient français, tout cela m’a semblé d’une très grande violence. J’ai tenu compte du lien entre prison et esclavage, entre prison et racisme, entre prison et sexisme, les prisons de femmes étant très souvent négligées dans les études en France sauf celles, passionnantes, de Gwenola Ricordeau, où sont enfermées des femmes Rroms, racisées, trans, de très jeunes femmes, le plus souvent pour des infractions mineures. La prison n’est pas une question abstraite pour moi, elle fait partie de la répression d’État, il ne s’agit pas seulement de l’institution en elle-même comme quelque chose d’abstrait, c’est une structure très concrète, avec des êtres humains qui sont mis dans des conditions insupportables de vie. Cet enfermement est naturalisé et normalisé derrière l’injonction à punir, car c’est ainsi que la paix régnerait.
Je pose la question d’une vie paisible, de ce que peut être la paix, celle que réclament les mères du collectif des jeunes du Mantois dans un de leurs appels. Sur quoi, et sur qui, repose cette idée de paix et de paisible ? Le féminisme bourgeois a entièrement confié la protection et la paix à l’État : davantage de police, davantage de surveillance, davantage de bracelets. Quand on cite l’Espagne à propos du bracelet électronique sur les hommes qui a fait diminuer la violence, on se dit que c’est plutôt une bonne chose. Mais je me pose la question : est-ce que vraiment la multiplication des techniques de contrôle et surveillance, afin de construire une vie paisible, est la bonne solution ? Et qui sont les destinataires de cette vie paisible sinon la bourgeoisie blanche, celles et ceux qui peuvent vivre en enclaves ? L’écart entre la multiplication des lois de protection, au nom de la protection des femmes et des enfants, au moment même où des mesures politiques précarisent et vulnérabilisent de plus en plus de vie ne peut être ignoré ! C’est une violence qui est masquée par le discours de lutte contre la violence faite aux femmes.
Vous montrez néanmoins que ce débat-là était présent dans le mouvement féministe dans le passé. Qu’il y a eu des réflexions et des luttes, en rapport à la prison, ou même aux refus du recours aux droits. Vous évoquez par exemple les féministes italiennes des années 1970…
Françoise Vergès : En Italie, un féminisme très politisé, très au fait du fascisme, de l’état policier a été très sensible à cette question. En France, on a vite oublié les liens entre police et racisme, entre police et colonial, république et colonial avant que des travaux comme ceux de Mathieu Rigouste les rappellent. Il y a eu des féministes, en France, qui se sont posées ces questions. Pour certaines, il fallait que les violences soient sévèrement punies, d’autres voyaient les dangers mais le débat se posait soit en termes binaires (contre/pour la prison) soit en termes de « priorité » (ça suffit de secondariser les problèmes des femmes au nom de l’antiracisme ou de questions de classe). Les questions soulevées (violence/race/classe/genres/sexualités/police/état) n’ont pas été résolues et ça n’est toujours pas résolu. Mais le débat qui au moins existait s’est effacé au moment où émergent en force le néo-libéralisme et un féminisme que j’ai appelé civilisationnel qui rendent hégémonique un discours où les droits des femmes sont mis au service de l’État impérialiste. Aujourd’hui, ce féminisme s’exprime dans les médias, des livres, à la télévision, dans les ministères ou secrétariats des droits des femmes. Alors, on va me dire que je ne distingue pas assez des courants dans ce féminisme, que des féministes ont soutenu la décolonisation, les femmes noires, etc., mais ce que je dis et répète, c’est qu’il ne s’agit pas de soutenir mais de se poser la question dont le féminisme européen, et là je dis le, n’a pas accepté le processus de sa propre décolonisation, et d’analyser, à l’instar d’autres théories (en philosophie, ethnologie, histoire, anthropologie, psychologie) la manière dont le racisme s’est insinué dans ses discours et pratiques. Heureusement que de plus en plus de jeunes femmes s’y mettent (afro-féminisme, féminisme musulman, islamique, queer, indigène…)
Ce discours sur la protection des femmes, vous le faites émerger à partir des années 1980, à travers notamment la question de la protection des prostituées.
Françoise Vergès : La lutte contre la prostitution a été absolument fondamentale dans cette évolution vers la punition et le carcéral. Montrer les travailleuses et les travailleurs du sexe comme étant essentiellement des victimes, criminaliser la prostitution, mettre seulement en avant les trafics, et détruire toute voie alternative par un chantage sur le soutien au trafic. Dès que l’on se demande pourquoi le trafic, comment ça se passe, qu’elles en sont les causes, qu’est-ce qui est gagné là-dedans, on est suspecté de vouloir le maintenir. Il ne faut surtout pas aller aux causes, aux structures. Je me souviens, il y a de nombreuses années, j’ai été invitée à Hawaï à une grande conférence sur le travail du sexe en Asie. Les représentants du président, Bush Jr., qui était pour la criminalisation du travail du sexe, présentaient les hommes noirs et racisés comme étant la source du trafic, des criminels trafiquant des femmes racisées et menaçant dès lors toutes les femmes, le gouvernement nord-américain s’engageait à mettre de grosses sommes d’argent pour l’abolition de la prostitution grâce à une criminalisation accrue, le discours de « guerre » était de mise. Des femmes qui venaient d’Indonésie, de Thaïlande, du Vietnam, ont démontré les liens entre l’installation de bases militaires (guerre froide, guerre contre le Vietnam) et celle de centres de travail du sexe. L’installation d’une base militaire en Indonésie, par exemple, entraînait un bouleversement social et économique. Elles montraient que les ateliers que des fondations américaines pour l’abolition avaient créés pour « sortir » les travailleuses du sexe de leur « dégradation », en leur offrant d’apprendre la broderie ou la couture étaient inutiles, insultants, paternalistes, racistes et sexistes. Pour ces fondations, ces femmes n’avaient aucune « agency », elles n’étaient que des victimes en attente du white savior. Or, en brodant, elles gagnaient en une semaine le dixième de ce qu’elles pouvaient gagner en un jour en tant que travailleuses du sexe, donc le choix était vite fait. Toutes ces abstractions, toute cette philanthropie, qui reposent sur des principes moraux, paternalistes et coloniaux étaient mises à jour. Ces militantes de Thaïlande et d’Indonésie démontraient comment l’armée US était au cœur de cette mise en place d’un trafic.
La guerre est quelque chose de très important dans votre livre. Elle vous permet d’ouvrir des questions assez peu présentes dans le débat en France comme, par exemple, les pratiques de viol sur les hommes…
Françoise Vergès : La guerre a toujours été faite de pillages, de viols, de massacres et de tortures. Pendant la guerre d’Algérie, par exemple, le viol des femmes algériennes était systématique, pas seulement pendant la bataille d’Alger comme on le pense souvent. Le dernier livre de Raphaëlle Branche, Papa qu’as-tu fait en Algérie montre que les appelés ont violés, et s’ils n’ont pas violé ils ont assisté à des viols. Les Égorgeurs de Benoist Rey dit clairement que les officiers autorisaient ces pratiques. Donc le viol comme forme de domination et comme marque de domination sur le corps des femmes en lutte est très clair. Mais ce qui m’a aussi intéressée, à cause du viol du jeune Théo Luhaka, c’est le viol des hommes dans la pratique de la violence systémique et structurelle. Des rapports de la CIA, donc pas des « gauchistes », parlent du viol massif des hommes, en Irak, à Guantanamo et des ONG du viol des hommes Rohingya par l’armée birmane et des viols sur des hommes algériens ont eu lieu. Mais les personnes qui les ont étudiés disent à quel point ce viol est beaucoup plus indicible. Et cette indicibilité je voulais justement l’interroger. Je voulais questionner le silence autour de ces pratiques, comme si parler du viol des hommes diminuerait la gravité du viol des femmes. Non. Il y a une fabrication de corps « troués », masculin ou féminin, dont tous les trous sont à violer. Évidemment le viol des femmes reste le plus massif, le plus répandu, mais il faut élargir la question. Il y a toujours eu des viols d’hommes, pendant l’esclavage, pendant la colonisation, et il faut en parler aujourd’hui. Il faut voir comment se met en pratique ce viol comme marque de domination absolue sur un corps. Et le fait de sortir d’une certaine idée de la masculinité, qui fait que les hommes ne peuvent pas en parler, qu’ils ont honte d’en parler.
Une autre originalité de votre ouvrage est d’aborder aussi la question du droit à l’enfance…
Françoise Vergès : Ce qui m’a frappé, je le disais déjà pour les femmes, c’est la multiplication des lois de protection des enfants. Au même moment pourtant, il y a des tas d’enfants qui n’ont pas le droit à la protection, qui sont criminalisés, qui sont jugés comme des adultes. Les jeunes filles et les jeunes garçons Rroms sont jugés comme des adultes en France, les enfants palestiniens ne sont pas du tout considérés comme des enfants. Donc : qui a le droit à l’enfance, et qui n’y a pas le droit ? La protection n’est pas universelle, certains y ont droit et d’autres non. Cette division existe et s’aggrave, même dans l’enfance, au moment de la multiplication des lois de protection. On s’intéresse beaucoup par exemple à la psychologie des enfants aujourd’hui, mais il y a des tas d’enfants auxquels on ne s’intéresse pas et qui grandissent sans accès à de l’eau potable, à un air pur, qui ne mangent pas suffisamment. Le monde médical nous dit que ces manques entravent le développement psychique et physique, ces enfants sont donc condamné.e.s à une vie beaucoup moins bonne que celle des enfants occidentaux ou de la bourgeoisie. On ne cesse de dire que les enfants c’est l’avenir du monde, mais il y a des petits enfants qui peuvent crever. On a bien vu au Brésil par exemple que c’était les enfants des classes pauvres qui ont été touchés par le virus Zika. Il y a une longue histoire de cet interdit à l’enfance, d’enfants dont la mort prématurée est fabriquée par le capitalisme racial, rappelons-nous l’empoisonnement au mercure dans les années 1950 à Minamata au Japon, où les enfants naissaient avec des leucémies et des déformations. Ces violences incroyables et ces discours de protection séparent de plus en plus ceux qui ont le droit à l’enfance et les autres.
En questionnant le recours féministe à la protection de l’État, vous critiquez également le développement du safe. Vous racontez notamment un voyage dans une université américaine…
Françoise Vergès : J’étais invitée dans une université prestigieuse, pour animer un séminaire. Je suis arrivée dix jours avant le début, et je recevais des mails avec écrit : « Warning ! Warning ! ». Ces mails me prévenaient que je ne pourrais pas enseigner ni entrer dans les classes si je ne remplissais pas un questionnaire sur la question du harcèlement. Tout le monde doit le faire. On vous présente des cas et on vous pose des questions pour voir si vous connaissez les lois. Par exemple : « Mary est dans le parking, John lui met la main aux fesses, que doit faire Mary ? a) elle lui met une claque, b) elle crie, c) elle appelle l’officier de sécurité. » Je résume mais c’était à peu près ça. J’ai rapidement compris que la réponse était toujours le recours à la loi. Pour être tout à fait correcte, l’administration avait inclus des cas où c’était un homme cis ou gay qui était harcelé, mais ce que j’ai vite compris c’était que la réponse répressive était celle qu’il fallait donner, certainement pas celle de l’autodéfense que d’ailleurs des jeunes femmes avaient organisée sur le campus. Mais ce qui était frappant, c’était cette construction en enclave de paix et de protection avec police, surveillance et lois. Et j’avais des doctorant.e.s racisé.e.s et noires, des USA, du Moyen-Orient, ou d’Amérique centrale, qui ne se sentaient pas du tout protégé.e.s, qui me parlaient du racisme, de la pression raciale et genrée qui ne s’expriment pas nécessairement par une main aux fesses, mais qui construisaient un environnement hostile. Encore une fois, c’était cette démarcation entre l’espace qui a droit à une protection (selon certaines normes et conditions) et les espaces de non-protection qui était mise en lumière, à la fois à l’intérieur du campus et entre le campus et son environnement. On pouvait marcher dans ce campus à quatre heures du matin en mini jupe mais juste à l’extérieur c’était le monde américain raciste, violent, brutal, avec toute l’accumulation de mesures prises par des gouvernements successifs qui ont accentué la vulnérabilité, la précarité, et la pauvreté. Cette construction du monde en enclaves de protection, safe, propre, avec des jardins et des oiseaux, repose sur la construction d’un monde abandonnée par le capitalisme et l’état, un espace où la violence de la police s’exerce impunément.
Dans ce sens vous mettez en avant l’idée que le confort des sociétés dans lesquelles nous vivons se fait sur le travail des femmes racisées.
Françoise Vergès : Le travail de nettoyage évidemment, le travail sexuel, le travail de soin, tout ce sur quoi repose la bonne vie des bourgeoisies, qu’il s’agisse des bourgeoisies blanches du nord ou des sous-bourgeoisies du sud. C’est un confort qui est fondé sur l’exploitation. La manière dont la bonne vie a été organisée repose sur l’exploitation et la dépossession. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut supprimer la bonne vie, mais l’étendre : elle doit être pour toutes !
La violence qui ravage le reste du monde, l’Europe cherche à la contenir à ses frontières en multipliant les murs, les barbelés. Pourquoi les gens veulent-ils venir ici ? Parce que le nord, l’Occident, n’a pas arrêté de ravager leur monde. Aujourd’hui, au vu des dangers climatiques provoqués par les siècles de colonisation et le capitalisme racial, il faudrait encore plus préserver l’endroit un peu plus safe, pour sa famille et pour soi. Toujours au détriment de milliards d’autres. Cet égoïsme du Nord, non pas au sens moral du terme, mais au sens politique, cette avidité, cette avarice se fait sur le dos de l’exploitation et de la vulnérabilisation de milliards d’autres personnes.
Pour reprendre le contexte français, vous parlez par exemple des femmes de chambre en France qui mènent une lutte exemplaire.
Françoise Vergès : Oui, c’est une lutte qui a fait sortir la question du ménage de la question du travail ménager dans les couples, ce discours sur le mari qui ne fait pas la lessive ou ne fait que descendre les poubelles. Les mecs doivent en faire un peu plus c’est certain, mais le fait est que le travail ménager n’est pas uniquement le travail à l’intérieur de la maison. La société repose sur la nécessité de ce travail dit domestique, sur ce travail de nettoyage. Nettoyer toute la merde, si je puis dire, produite par l’économie bourgeoise, néo-libérale blanche.
Parler de cela, c’est aussi une manière de refuser ce féminisme respectable, que l’État désire comme interlocuteur. Vous refusez d’ailleurs le recours à l’État…
Françoise Vergès : Un féminisme respectable, poli, souriant, qui sait où est sa place comme on dit. Je ne suis pas contre tout recours à l’État, mais c’est nous qui décidons ce que l’État doit faire.
Il faut tout lui imposer ! Or, le féminisme bourgeois, civilisateur, dont je parle, s’en remet à l’État et soutient une politique répressive de l’État. Je suis pour que ça parte des communautés et de leurs besoins réels. Toute société, toute organisation, toute communauté, organisent sa « police ». Une forme de police au sens de policé, de vie paisible, pas au sens de la matraque et de l’assassinat impuni. Même la plus petite tribu a des méthodes de punitions. Et nous avons à apprendre de la manière dont les communautés dites « indigènes » pensent la réparation, la guérison, pratiquent la justice réparatrice et cherchent à surmonter la punition/exclusion. Comment retisser les choses pour ne pas simplement décider de punitions qui soient basées sur l’exclusion, l’incarcération, l’enfermement, la guillotine, la pendaison, la condamnation à mort, la torture.
Vous présentez la vengeance comme un désir contre lequel il faudrait résister…
Françoise Vergès : Je dis ça car je ne sais pas si une femme ne l’a pas déjà ressenti un jour. Il y a une femme, pendant le débat du séminaire de Préciado, qui s’est levé et qui a dit : « Que faire contre la grossophobie ? », elle parlait de cette injonction constante à un corps normé, qu’elle doit expliquer tout cela, qu’elle ne veut pas être réduite à une « grosse » même celle qui se bat. J’ai parlé alors de rituels d’humiliations qui font partie des rituels que la société telle qu’elle est organisée impose, qui me rappelle les rituels coloniaux d’humiliation et qui renvoie à cette politique de respectabilité qui est celle du « excuse-toi d’abord », « excuse-toi d’être grosse », « d’être ceci, d’être cela », « arrive poliment la tête baissée, fais ton rituel d’humiliation, et on pourra t’écouter ». Ces rituels d’humiliations sont là, inscrits dans les politiques guerrières, dans les politiques imposant au vaincu d’arriver à genou, dans des politiques virilistes. Ce sont des formes virilistes, qui ne réparent rien mais qui entraînent une politique de respectabilité qui est effectivement celle du « parle bien », « parle bas » , « ne crie pas trop », « ne fais pas la femme noire en colère » ou « la femme musulmane en colère », « choisit les mots qu’il faut ». Ces normes sont fondées sur la violence et la domination et sur un langage, celui des hommes blancs dominants et des puissants partout, sur l’abus de pouvoir et le désir pris à humilier. Donc oui, je peux me permettre d’être impolie parfois, et finalement surmonter ces rituels d’humiliations. Il faut s’organiser collectivement pour questionner ces politiques de respectabilité, et pour parler plutôt de respect et de dignité. Par exemple dans les liens intergénérationnels, dans le respect de la dignité d’une personne mais sans la respectabilité, qui est autre chose. La respectabilité va avec ces rituels d’humiliation.
Cette politique de respectabilité va aussi se retrouver dans la manière dont Macron, par exemple, se sert du féminisme en Afrique.
Françoise Vergès : Oui. Parce que Macron a cette manière respectable de parler. Il ne dit que des choses respectables. Il est quand même pour le droit des femmes, pour l’égalité. En fait, sa respectabilité est une violence. Elle dit ce qu’il faudrait faire et ne tient absolument pas compte de ce qui est fait. Des féministes des peuples indigènes ou décoloniales questionnent la notion de genre qui a entraîné une approche incroyablement binaire des hommes et des femmes. Elle ne tient pas compte du fait que le genre a été construit non pas seulement socialement, mais aussi racialement. Et elle nie la pluralité des genres. Le pouvoir colonial/racial/patriarcal déclare : « C’est ça être une femme », « C’est ça être un homme ». Or, il faut sortir de ce binarisme, c’est ce qu’on voit dans plusieurs mouvements aujourd’hui, concrètement, politiquement. Le binarisme opprime les femmes et les hommes. Car on dit à des hommes : « C’est comme ça que tu seras un homme ».
Le macronisme, mais aussi dans plusieurs discours et pratiques de fondations internationales, a opéré un renversement : les femmes devraient gouverner le monde parce qu’elles présentent des qualités favorisant le libre marché et l’entreprise. Mais d’une part, les femmes africaines sont présentées comme étant responsables de la pauvreté du continent (l’Afrique étant toujours présentée comme « pauvre » en attente du white savoir) , parce qu’elles font trop d’enfants, et d’autre part (le « en même temps ») elles doivent être les leaders de l’avenir. Il ne s’agit pas, avec ce féminisme, de favoriser la libération des femmes, mais de les intégrer dans un système néo-libéral et bancaire. Que certaines femmes en profitent, tant mieux, mais cela ne va pas libérer la société. Il s’agit pas d’interdire à des femmes de devenir entrepreneures, mais de continuer à lutter contre un système séculaire qui fabrique injustices, inégalités, exploitation, racisme.
Vous finissez votre livre sur l’idée qu’il faut penser la longue durée et repenser l’espoir.
Françoise Vergès : Il y a des résistances qui se font tous les jours. La justice réparatrice et reconstructive existe. Pas de manière visible. Il existe aussi des formes de négociation où les gens cherchent à s’arranger entre eux. Et le mouvement pour l’abolition des prisons auquel j’adhère totalement. Toutes ces pratiques montrent que le discours de punition et d’incarcération de l’État ne satisfait pas. Ce dernier est entretenu par le discours de la peur, de la catastrophe, en France, par le discours sur une France en danger et des ennemis intérieurs prêts à l’attaquer. Mais, il y a toujours des résistances à la peur. L’aspiration à une vie que j’appelle paisible, à une vie vivable, est là.
J’avais une dernière question qui ne concerne pas directement votre livre. Vous venez d’une famille qui a été très marquée par l’histoire du communisme et, pourtant, c’est un mot qui n’apparaît jamais dans vos livres.
Françoise Vergès : Pour parler de ça, premièrement, il faudrait que je parle d’un communisme du Sud. Les luttes étaient de l’ANC et du PC sud-africain, du Mozambique contre le colonialisme portugais, de Madagascar contre le néo-impérialisme français, de l’île Maurice, de l’Inde. C’était ça mon monde. Et le communisme, c’était ce communisme très ancré dans les classes populaires. J’aurais aimé ces dernières années avoir l’opportunité de demander à des lavandières, à des ouvrières agricoles qui étaient d’ascendance hindoue, afro-malgache, blanche : « Qu’est-ce qui vous a attiré dans le communisme ? ». Elles sont allées en prison, elles ont reçu des coups, elles se sont battues contre les CRS. Ce qui me frappait quand j’étais petite, c’est que des Réunionnais.es discutaient de ce qui se passait à Cuba, au Portugal, iels ne savaient pas nécessairement où était Cuba, mais l’idée qu’il y avait un mouvement transcontinental vers la libération, existait, qu’il y avait des circulations sud-sud de solidarité. La troisième chose consisterait à penser ce que l’Union soviétique et la Chine ont rendu possible malgré tout. On sait qu’ils ont soutenu l’ANC, soutenu les mouvements au Mozambique. Donc c’était le goulag, l’horreur du stalinisme, mais ça aussi. Nous ne pouvons réduire cette histoire à celle du communisme européen et de ses conflits. Je ne veux pas idéaliser ces mouvements mais je veux qu’on reconnaisse leur histoire anticoloniale, anticapitaliste et populaire. Quand je suis dans le sud avec mes ami.e.s, elles et ils se souviennent de cette histoire. Comment donc écrire cette histoire sans tomber dans le cadre discursif occidental, complètement capturé par l’histoire de la dissidence, de Soljenitsyne, même si cette histoire est aussi importante. Refaire, par exemple, l’histoire des grands congrès communistes depuis les positions des gens du sud. Comment comprendre les communismes du sud, comme au Soudan, qui est le pays qui avait le mouvement communiste le plus important de tout le continent africain. Qu’était ce communisme soudanais ? Au lieu de simplement penser que le communisme c’est Georges Marchais ou Maurice Thorez ! Les femmes de l’île de la Réunion, qui ont été au Parti Communiste Réunionnais ou qui ont été à l’Union des Femmes de la Réunion, proche du Parti Communiste, des femmes comme ma mère, ou des femmes du peuple, des femmes noires, racisées, ont pu voyager, à une époque où elles n’auraient jamais pu. Elles sont allées à Moscou, à Berlin, elles ont rencontré des femmes de Mongolie, d’Afrique du Sud, d’Argentine, elles ont tissé des liens avec des militantes de Guadeloupe, de Martinique, de Guyane, de Kanakie et ça, ce sont des choses qui sont constamment sous-estimées dans la manière dont on parle du communisme. C’est cette histoire d’en bas, par en bas, qui m’intéresse. Les choses ont évidemment changé depuis, ces partis ne représentent plus grand chose, ou même ont totalement adopté la politique de respectabilité et de la posture de mendiant mais les mouvements aujourd’hui, comme celui qui a renversé les statues de Schoelcher en Martinique, qui luttent contre l’empoisonnement au chlordécone en Guadeloupe, qui en Guyane, en Kanakie, en Guadeloupe, à La Réunion, à Mayotte luttent contre la colonialité républicaine mortifère, étouffante, poursuivent le combat pour la libération. La lutte continue. »



Free Thinking
The poetry and politics of Martinique writer Aimé Césaire, discussed by Rana Mitter with Sudhir Hazareesingh, New Generation Thinker Alexandra Reza and Jason Allen-Paisant.









« Friedrich Nietzsche was among the figures from the history of nineteenth-century philosophy that, perhaps surprisingly, some of the Vienna Circle’s members had presented as one of their predecessors. While, primarily for political reasons, most Anglophone figures in the history of analytic philosophy had taken a dim view of Nietzsche, the Vienna Circle’s leader Moritz Schlick admired and praised Nietzsche, rejecting what he saw as a misinterpretation of Nietzsche as a militarist or proto-fascist. Schlick, Frank, Neurath, and Carnap were in different ways committed to the view that Nietzsche made a significant contribution to the overcoming of metaphysics. Some of these philosophers praised the intimate connection Nietzsche drew between his philosophical outlook and empirical studies in psychology and physiology. In his 1912 lectures on Nietzsche, Schlick maintained that Nietzsche overcame an initial Schopenhauerian metaphysical-artistic phase in his thinking, and subsequently remained a positivist until his last writings. Frank and Neurath made the weaker claim that Nietzsche contributed to the development of a positivistic or scientific conception of the world. Schlick and Frank took a further step in seeing the mature Nietzsche as an Enlightenment thinker. »
– The Vienna Circle’s Reception of Nietzsche / Review of work on Quine (Volume 8.9 of The Journal for the History of Analytical Philosophy (JHAP) ), by Audrey Yap
« Il en est de la démocratie comme des grenouilles. Une grenouille jetée dans une bassine d’eau bouillante s’en extrait d’un bond; la même, placée dans un bain d’eau froide sous lequel le feu couve, se laisse cuire insensiblement. De multiples phénomènes se conjuguent pour «cuire» insidieusement les démocraties, à rebours de l’effet que produit un coup d’Etat avec ses militaires et ses arrestations d’opposants sur fond de Sambre-et-Meuse tournant en boucle à la radio. Tel l’innocent frémissement d’une eau qui bout, les dégâts occasionnés n’apparaissent jamais qu’au fil d’une juxtaposition dédramatisante. Les combustibles qui alimentent le feu sous la marmite ont été abondamment décrits ici et là (1). On s’est, en revanche, assez peu arrêté sur le rôle que joue l’invasion de l’espace social par l’émotion. Les médias y contribuent abondamment, sans qu’on mesure toujours ce que ce phénomène peut avoir de destructeur pour la démocratie et la capacité de penser.«



« La crise sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19 donne de la vigueur aux critiques de la démocratie. Alors que certains déplorent l’inertie de la loi et que d’autres remettent en cause les revendications sociales, le dossier, coordonné par Michaël Fœssel, répond en défendant la coopération, la confiance et la délibération collective. À lire aussi dans ce numéro : les régimes d’historicité, le dernier respirateur, le populisme américain et l’œuvre de Patrick Modiano. »

« La nécessité de décider dans l’urgence, surtout dans les périodes de crise (écologique ou sanitaire), est souvent présentée comme un argument contre la démocratie. Pourtant, cette dernière assume la délibération, parce que le temps ne reste pas extérieur à son action.
« Seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns à l’égard des autres1. »
[…]
La captation du discours politique par les communicants a sans aucun doute favorisé cette démonétisation de la parole démocratique. De même, la confusion néolibérale entre la vie d’une démocratie et le fonctionnement d’une entreprise (les rêves de start-up nation) a engendré un rabattement de l’action publique sur la recherche de bénéfices dans un contexte concurrentiel. Mais, même si l’on adopte sans discussion le critère de l’efficacité, cette prime accordée à l’autoritarisme apparaît hautement discutable. D’abord parce qu’il arrive que les tyrans, eux aussi, hésitent et ratent le coche. C’est du reste l’explication la plus courante de leur chute2.
Ensuite et surtout parce que le rapport entre la démocratie et le temps ne se laisse aucunement réduire aux paradigmes de la lenteur et du retard. Il est vrai que la démocratie a quelque chose d’interminable, mais seulement au sens où sa dynamique est inachevable parce que toujours relancée par la revendication de nouveaux droits. Est-il alors légitime de confondre inachèvement et impuissance ?
Les jugements sur les atermoiements de la démocratie sont liés à une erreur fondamentale, qui consiste à croire que l’action politique ne fait rien au temps dans lequel elle advient. La question n’est pas seulement celle des gains en rationalité que permet une délibération approfondie, elle est aussi celle du pouvoir de la démocratie sur le temps. Partant du postulat erroné selon lequel le temps de l’action est une donnée qui ne varie pas, on peut facilement prétendre que, de même que la voie la plus courte entre deux points est la ligne droite, le chemin le plus rapide vers une décision est vertical. « Je décide et il exécute », a dit un ancien président pour recadrer (en vain) un ministre de l’Intérieur trop ambitieux : c’est une assez bonne expression de la croyance selon laquelle la volonté d’un seul vient à bout de toutes les résistances. Pour adhérer à cette croyance, il faut ne faire aucun cas de ce que le partage des décisions, la mise en scène du conflit, la confrontation explicite entre les intérêts, bref les caractéristiques essentielles d’une société démocratique, transforment en profondeur les coordonnées du temps.
De la réactivité à la réaction
Dans une situation d’urgence présumée incompatible avec la démocratie, le temps devient une denrée rare. L’accélération vertigineuse du réchauffement climatique met, par exemple, l’humanité en demeure d’opérer des bifurcations énergétiques et des transformations considérables des modes de vie occidentaux. La tentation existe de considérer qu’il reste si peu de temps pour en gagner que la modalité de la décision doit cesser d’être délibérative. C’est déjà sur une situation de ce genre que se fondaient certaines interprétations de la nouveauté historique constituée par l’invention de l’arme nucléaire. Ainsi, dans la tentative de Hans Jonas pour refonder le concept de responsabilité à l’ère atomique, la vulnérabilité du vivant est à la source d’un impératif nouveau : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre3. » En lieu et place des utopies progressistes, Jonas plaide pour une « heuristique de la peur » qui subordonne chaque décision politique à l’exigence de perpétuer un futur. L’existence d’un avenir est érigée en une obligation inconditionnelle : sa préservation devient le critère a priori, comme tel indiscutable, de toute initiative politique.
Ce n’est pas un hasard si l’on ne trouve nulle part chez Jonas une valorisation de la démocratie comme d’un régime susceptible de faire face au défi atomique. Aux doutes traditionnels sur les lenteurs de la délibération collective s’ajoute une référence aux « générations futures » qui, comme figures humaines de l’avenir, définissent par avance le but d’une action politique acceptable. Or ces générations futures sont par principe incapables de participer à l’élaboration des normes présentes. Les contemporains de l’urgence doivent impérativement agir pour léguer à leurs successeurs une « vie authentiquement humaine sur Terre », mais sans que ces derniers puissent se prononcer sur ce que « authentiquement humain » veut dire. On peut certes imaginer des parlements de l’avenir, où les générations futures seraient invitées à faire connaître leurs doléances. Mais ces tentatives butent nécessairement sur la limite de la démocratisation de l’urgence : seuls les vivants d’aujourd’hui sont en mesure d’imaginer le monde d’après. Dans les diverses versions du catastrophisme, le temps est envisagé comme ce à partir de quoi il faut agir lorsqu’il menace de disparaître, jamais comme ce sur quoi il est possible d’intervenir collectivement pour en modifier les paramètres.
Cet aspect est encore plus saillant dans les grands récits de l’effondrement du monde. Ces derniers partagent avec l’approche catastrophiste de l’âge atomique l’idée d’une rupture nécessaire dans la définition du temps : du fait de son hybris industrielle, l’humanité serait désormais devenue une force géologique qui modifie de manière irréversible le climat. Or on ne délibère pas davantage sur l’irréversible que sur l’ontologie. Pour les collapsologues, le temps n’est pas seulement une denrée rare, il devient une force agissante qui, dans le dos de l’humanité, joue contre elle. Les solutions pour retarder l’inévitable, si elles existent, se situent alors davantage du côté de sagesses individuelles que dans une confrontation publique entre des points de vue opposés4. L’hypothèse de l’imminence de l’effondrement est censée avoir été démontrée par des experts. Elle procède à l’autonomisation hostile du temps qui réduit à rien les tentatives politiques pour agir sur lui.
Comme l’ont montré Catherine et Raphaël Larrère, la collapsologie s’apparente à une politique du choix unique qui entraîne dans son rejet de la modernité toute préférence pour la démocratie5. Au-delà du caractère déprimant de ce genre d’opinion, la question se pose de sa crédibilité empirique. Le problème est que les grands récits catastrophistes sont des récits sans peuple, où l’essentiel est déjà advenu et où l’on peut seulement réagir à une mutation du temps qui prend l’allure d’un destin. Plutôt qu’à « la » catastrophe nucléaire ou climatique qui concerne l’humanité en bloc, c’est pourtant à des catastrophes locales que sont confrontées des populations singulières. Or la passivité est loin d’être le mode dominant de négociation des humains avec le pire. Après une catastrophe, les individus réinvestissent un lieu dévasté pour y inventer de nouvelles formes de quotidienneté, élaborer de nouveaux rapports à leur environnement, introduire de nouvelles règles de justice. Ceux qui affrontent d’ores et déjà le désastre s’abandonnent moins à la déploration qu’ils ne mobilisent, en eux et collectivement, une inventivité de tous les instants6.
Tout à sa conviction selon laquelle l’humanité est confrontée à une accélération vers le néant, le catastrophisme érige le temps en dimension extérieure à l’action. Très présente au cours de l’actuelle pandémie, la métaphore de la « course contre la montre », destinée à limiter les effets du virus, va dans le même sens. En France du moins, les autorités politiques et sanitaires adaptent leurs discours à l’évolution de la maladie. Sans excès de consultation, elles prennent des mesures dans un contexte explicitement assimilé à un état d’urgence (sanitaire). L’idée est que la catastrophe est en cours et qu’il faut par tous les moyens parvenir à en diminuer les conséquences létales (c’est-à-dire la saturation des lits de réanimation). Pour cela, une prise de décision verticale fondée sur l’expertise des épidémiologistes semblera toujours plus rapide et efficace qu’une discussion interminable sur la pondération entre liberté et santé. Mais qui ne voit que, lors du confinement, c’est la créativité et la capacité d’auto-organisation des personnels exposés (soignants, caissières, éboueurs, etc.) qui, davantage que les décisions régaliennes, a permis de modifier le scénario écrit à l’avance d’une catastrophe sans retour ? Lénine disait d’une situation qu’elle était révolutionnaire quand, « “ceux d’en bas” ne veulent plus et “ceux d’en haut” ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière7 ». Laissons ouverte la question de savoir si, « en haut », on a pu gérer correctement la crise du coronavirus et constatons qu’« en bas », en tout cas, on a bien voulu l’affronter.
Il y a démocratie partout où le temps cesse d’être subi pour devenir l’enjeu d’une négociation.
La question démocratique s’impose inévitablement lorsque la catastrophe n’est plus brandie comme un principe de légitimation, mais que les individus se confrontent à elle concrètement. Comment s’organiser ? Qui doit prendre les risques ? À quel moment agir ? Peut-on revenir sur ce qui a été décidé ? Ces questions ne se posent pas moins aux citoyens qu’aux chefs. Elles suggèrent que l’urgence n’est pas un cadre obligeant à réagir de manière autoritaire, mais qu’elle est redessinée par l’initiative collective. Il y a démocratie partout où le temps cesse d’être subi pour devenir l’enjeu d’une négociation.
L’ouverture du temps
Aucune des dimensions du temps n’échappe à ce que l’on peut appeler l’ouverture démocratique. C’est vrai du passé historique qui devient l’objet de querelles jugées par certains aussi interminables qu’une prise de décision quand elle est collective. Aux militants qui, dans la période récente, ont remis en cause certaines figures du récit national compromises avec l’esclavage et le colonialisme, Emmanuel Macron a rétorqué que « la République ne déboulonne pas de statues ». C’est vrai surtout en France où le mot « République » renvoie de moins en moins souvent à la souveraineté législative du peuple (selon la version rousseauiste initiale) et presque toujours à la logique de l’État. Or cette logique est précisément fondée sur la terminaison : plutôt que de prendre le risque d’ouvrir la boîte de Pandore, les autorités préfèrent clore le récit historique en déclarant qu’il n’y a pas à revenir sur le passé puisqu’elles assument tout. La logique démocratique va exactement en sens inverse, multipliant les lieux et les mémoires où le passé ne passe pas. Cette réécriture permanente de l’histoire n’implique pas nécessairement de déboulonner des statues, mais elle étend au passé lui-même la « légitimité du débat sur le légitime et l’illégitime8 ». Dans une démocratie, le récit national aussi devient interminable.
Ce qui vaut du passé vaut de l’avenir, qui fait à sa manière l’objet d’une réécriture démocratique. Thucydide a donné un exemple de réexamen du futur en relatant l’histoire des habitants de Mytilène (cité de l’île de Lesbos), d’abord condamnés à mort par Athènes pour trahison. Prise de remords, l’assemblée des citoyens (ekklèsia) procède le lendemain à une nouvelle délibération et à un second vote qui annule le premier, obligeant des messagers à se précipiter pour rattraper les soldats partis exécuter leur mission9. Thucydide ne dit pas si les chefs de ces soldats ont voué aux gémonies les tergiversations des démocrates. On peut toutefois l’imaginer, puisqu’ils ont dû annuler leur action juste après avoir lu aux citoyens de Mytilène le décret les condamnant à mort. Les militaires n’apprécient guère les contre-ordres, surtout quand ils doivent les assumer publiquement. Il reste que la leçon positive de cette histoire est que la possibilité démocratiquement reconnue de changer d’avis, bien loin d’être un aveu d’impuissance, permet de choisir un autre futur.
Capable de réinvestir le passé et de modifier le futur, la démocratie agit aussi sur le présent. Qu’est-ce qu’un « commencement », comme aurait dit Hannah Arendt, sinon une manière d’introduire une nouveauté radicale dans le monde ? Or le principal effet d’une nouveauté permise par l’action est de soustraire le présent au prestige de la présence. Le présent cesse d’être simplement vu (ou prévu) quand il devient l’enjeu d’un faire qui, instantanément, le rend praticable10. Pour emprunter un exemple à la doxa sur l’impuissance démocratique, on incrimine souvent la passion contemporaine pour la « réunionnite ». Il est vrai que, parmi ses promesses non tenues, la gouvernance néolibérale n’a pas amoindri le poids d’une bureaucratie que l’on pensait réservée au communisme d’État. Qui n’a pas vécu, dans sa vie professionnelle, ces réunions interminables où l’on discute à n’en plus finir de tout et de rien ? Faut-il dénoncer, une fois de plus, la démocratie et ses éternelles palabres ? Ce serait accorder beaucoup de crédit aux discours managériaux sur l’« agilité » propre à une délibération collective et aux vertus des « process » qui partent d’en bas pour remonter vers le haut de la hiérarchie. En vérité, on s’ennuie dans ce genre de réunions, parce que rien ne s’y pense et surtout parce que rien ne s’y décide. Le temps présent est d’autant plus long à passer qu’il est déconnecté du faire, ce que chaque participant sait sans oser le dire. Quand, pour parler encore comme Arendt, un « miracle » se produit et que l’ordre du jour est bousculé par l’opportunité d’un véritable choix, le présent passe beaucoup plus vite. Il cesse d’être la dimension temporelle de ce qui est donné et subi pour devenir l’occasion inespérée d’une initiative.
La démocratie, dit-on, agit peu parce qu’elle parle beaucoup. Mais on parle d’autant plus que tout est joué d’avance et qu’il n’y a rien à faire, sinon combler les vides du présent. Il en va ici comme de l’inflation législative contemporaine, que personne ne peut sérieusement confondre avec un approfondissement de la démocratie. De même, le commentaire infini de l’actualité, à l’œuvre dans les chaînes d’information ou sur les réseaux sociaux, est un « débat » qui avalise ou incrimine le présent, mais qui a renoncé à le transformer.
Considérer le temps comme indépendant de l’action, c’est en faire un argument en faveur de l’unanimisme. Un passé clos sur lui-même est censé créer le consensus national ; un avenir déjà écrit, que ce soit sous la forme du progrès ou de la catastrophe, mobilise impérativement l’énergie de tous. Quant au présent qu’il faut accepter comme une évidence, il justifie les discours du renoncement et de l’adaptation. La croyance selon laquelle « il n’y a pas d’alternative » récapitule ces trois formes d’adhésion au temps : le consensus n’est plus le terme idéal de la délibération, mais une contrainte dictée par l’époque où l’on vit. Fondée sur la culture du conflit, la démocratie remet en cause cette logique de l’unanimité. Elle reconnaît ceci que, même au cœur de la catastrophe, nous ne sommes pas tenus de penser la même chose. De fait, nous divergeons sur ce qu’il faut faire quelles que soient les circonstances : la démocratie n’est d’abord que l’institutionnalisation de cette divergence.
Démocraties faibles ou démocraties affaiblies ?
Peut-on, à partir de là, envisager ce qu’il y a d’interminable dans la démocratie, non comme une tare, mais comme une puissance ? Tout dépend de ce que l’on entend par « puissance ». Ce n’est pas un hasard si Spinoza, l’un des rares philosophes classiques à se revendiquer de la démocratie, a procédé à une redéfinition complète de ce concept. Être « puissant », c’est agir avec la conscience d’être la cause de ses actions. Dès lors, il y a impuissance à chaque fois que le temps est perçu comme se refusant à nos prises : on s’ennuie quand il ralentit, on s’adapte quand il s’accélère, on s’angoisse quand il se contracte. Dans tous les cas, on subit l’élément hors duquel on ne peut pourtant rien faire. Cette soumission se drape souvent dans la rhétorique de la souveraineté : activisme « réformiste », politiques sécuritaires et états d’urgence sont des manières de reprendre illusoirement le pouvoir sur un temps qu’on ne maîtrise pas. Mais la puissance n’est pas réductible au pouvoir compris en ce sens.
Pour lutter contre une épidémie, le pouvoir peut, par exemple, décider le confinement rigoureux de toute une population ou rendre obligatoire le port du masque même dans une rue déserte. Les moyens dont il dispose en matière administrative et policière lui permettent de faire exécuter ce genre de décision en un temps record, si bien que l’on commence par louer son efficacité, même si c’est au détriment de toute délibération. Puis, le temps passe et l’on commence à éprouver les effets de telles mesures sur la puissance effective des individus, leur état psychique et corporel, leurs humeurs, leur faculté de concentration, etc. À la fin, le pouvoir lui-même reconnaît qu’un nouveau confinement serait la pire des solutions et que ce qui a été décidé dans l’urgence ne doit surtout pas se reproduire. Ce n’est pas seulement une question économique, encore que la sacro-sainte productivité des salariés dépende aussi de leur capacité à intervenir réellement sur leurs conditions de travail. En dernière analyse, c’est bien un problème de puissance puisque, comme l’a montré Spinoza, la puissance d’agir d’une multitude est fonction de celle des individus qui la composent. Elle augmente en même temps que la conscience qu’ont les individus d’influer sur les modalités de leurs expériences.
Ici, la démocratie prend l’avantage sur toute autre forme d’organisation, car il est évident que l’on modifie plus facilement le rythme d’une société à plusieurs que tout seul. Pour faire mentir le lieu commun de l’impuissance démocratique, il faut suivre Spinoza et inverser la charge de la preuve. On présume la multitude versatile, changeante et donc incapable de prendre des décisions. Mais qu’est-ce qui nous assure que ce ne sont pas plutôt les tyrans qui, pour susciter l’adhésion éphémère de leurs sujets, doivent sans cesse changer de pied ? « Dans un État démocratique, écrit Spinoza contre toute la tradition philosophique, l’absurde est moins à craindre, car il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce tout est considérable, s’accordent en une seule et même absurdité11. » On a bien lu : « en une seule et même absurdité ». Spinoza n’ignore pas qu’une masse d’individus peut errer, il constate simplement que plus cette masse est grande, plus les motifs de se tromper seront divergents, donc moins l’erreur a de chances d’être durable. Le conflit n’est pas ici un obstacle à la décision rationnelle, mais une garantie contre l’attachement obstiné à une même absurdité. Un monarque, en revanche, cherche à susciter l’adhésion de ses sujets à une seule idée (la sienne). Pour y parvenir, il devrait à chaque instant connaître et épouser les désirs de la majorité de son peuple. Un régime autoritaire puissant réclamerait un chef à la vertu quasi surhumaine.
Comme une telle vertu ne se rencontre pour ainsi dire jamais, il ne reste qu’une seule issue à l’autoritarisme pour créer du consensus : susciter une telle tristesse chez les sujets qu’elle les forcera à se soumettre. Là est l’origine véritable de l’impuissance politique. Cette impuissance n’a rien de démocratique puisqu’elle résulte des discours, des institutions ou des croyances qui séparent les individus de ce qu’ils peuvent. Malgré le mérite heuristique que lui prête le catastrophisme, la peur est le meilleur instrument pour déposséder les citoyens de toute initiative. En effet, ce sentiment fige l’avenir sous la figure du pire. Davantage tournée vers le passé, la mélancolie ôte, elle aussi, toute puissance d’agir à des individus qui idéalisent le monde d’avant au point de ne voir dans le présent que des sujets de déploration. Dans les deux cas, le temps fait obstacle à toute initiative collective parce qu’il est présenté comme achevé.
La démocratie, quant à elle, assume l’indétermination du temps. Cette valorisation de l’interminable la rend sans doute fragile, mais certainement pas faible12. À vrai dire, les démocraties ne deviennent faibles que lorsqu’elles sont affaiblies, c’est-à-dire lorsque surgissent de leur sein même des discours d’inquiétude et des procédures d’exception qui sacrifient la puissance au pouvoir, particulièrement au pouvoir exécutif. Dans ce genre de situations historiques, l’idée selon laquelle « nous n’avons pas le temps de délibérer » s’impose facilement. Mais on se demande rarement s’il n’existe pas un lien entre la délibération, l’adhésion véritable aux mesures prises et l’expérience du temps comme une opportunité plutôt que comme une contrainte.
La démocratie assume l’indétermination du temps.
À l’opposé d’une telle logique, Spinoza déclare que la démocratie est le régime « entièrement absolu » puisqu’il connecte la puissance des institutions avec celle des individus qui agissent dans leur cadre13. Cette absoluité se dégrade en absolutisme lorsqu’un seul ou quelques-uns pensent non seulement pouvoir décider à la place des autres, mais prétendent être d’autant mieux obéis qu’ils n’auront pas associé à la décision ceux auxquels elle devra s’appliquer. Ce genre d’« efficacité » ne dure qu’un temps : celui qu’il faut aux citoyens pour expérimenter que leurs désirs autoritaires naissent de leur impuissance, et celui nécessaire au pouvoir pour se rendre compte qu’on gouverne mal une multitude dominée par les passions tristes. »
par






Montassir Sakhi : Je crains que d’un point de vue politique, on mette le curseur sur un état de fait qui n’existe pas. On veut à tout prix rendre la communauté musulmane comme étant homogène, alors qu’en réalité il n’y a que de l’hétérogène. Il y a des différences d’intégration, d’assimilation et de pratiques. On présuppose qu’elle complote contre la République ou qu’elle porterait en elle une menace. Avant, on considérait les séparatistes par rapport au territoire, par exemple les Corses, les Basques, etc. C’est assez grave car un racisme naît de cet état de fait avec des amalgames et des mélanges. Il faut ouvrir un réel débat sur les malheurs de cette jeunesse en quête d’un sens qu’elle ne trouve pas dans la République.
Un autre terme revient régulièrement dans la bouche de la droite, d’éditorialistes et de l’extrême-droite : l’islamo-gauchisme. Qu’est ce que l’islamo-gauchisme ?
Montassir Sakhi : Il s’agit d’une manière de stigmatiser des gens qui défendent des droits des minorités ou des personnes qui luttent contre l’islamophobie. Dans la séquence actuelle, ce terme renvoie à la terminologie de “judéo-bolchévique” ou “judéo-communiste”, qui indique les gens qui défendaient les juifs contre la destruction à venir dans l’entre-deux guerres. Je suis d’accord pour dire que les communautés qui ont subi le racisme colonial ou les difficultés sociales, sont plus défendues par la gauche du champ politique.
S’il y a des liens entre islam et gauche, ils existent surtout entre gauche et banlieue, entre gauche et populations paupérisées, qui sont souvent issues des anciennes colonies. Ceux qui parlent d’islamo-gauchisme sont au service d’une idéologie qui imagine un complot islamique, qui n’existe pas. Cela n’a rien à voir avec la réalité. Traiter Jean-Luc Mélenchon d’islamo-gauchisme, ça ne veut rien dire. Les valeurs qu’il défend n’ont rien à voir avec l’islamisme. Il y a une évidence d’empêcher aux personnes issues de l’islam ou de la gauche de s’exprimer. On stigmatise des porte-paroles des défenseurs de droits ou des personnes issues de la gauche.







« Au ciel de la littérature satirique, polémique et pamphlétaire scintille le nom de Karl Kraus, « l’une des étoiles les plus brillantes […] de la modernité viennoise », pour utiliser la belle formule de Jacques Le Rider. De 1899 à 1936, Kraus, qui affirmait détester Vienne mais était incapable de vivre ailleurs, publia la revue Die Fackel (« la torche » ou « le flambeau »), dont il fut le seul rédacteur à partir de 1911. Franz Kafka, Sigmund Freud, Ludwig Wittgenstein, Walter Benjamin, Elias Canetti étaient ses lecteurs enthousiastes, comme le seront Bertolt Brecht, Theodor Adorno et Max Horkheimer. Die Fackel, dont la collection complète représente plus de 20 000 pages, paraissait sans contrainte de périodicité ou de longueur. Sous des formes littéraires variées (l’aphorisme, la parodie, la longue diatribe), Kraus s’y livrait sans relâche à une critique féroce de tout ce qui le révulsait dans la société viennoise de son temps : la corruption économique, l’hypocrisie de la morale bourgeoise, la détérioration de la langue, l’idéologie naïve du progrès. Non dans l’espoir de changer quoi que ce soit, mais parce qu’il s’y sentait contraint : « Il n’y a pas moyen d’amender les scélérats, observait-il en des termes évoquant ceux d’un autre grand satiriste, Jonathan Swift, mais c’est une obligation morale de les embêter. »
La cible principale des sarcasmes véhéments de Kraus, c’était la presse, à ses yeux la source de tous les maux. Inlassablement, il dénonçait sa soumission au pouvoir politique, son inféodation aux puissances de l’argent, la logique mercantile de son fonctionnement. Il s’insurgeait contre la confusion qu’elle installe dans les esprits par le mélange des faits et des commentaires, qu’il voyait à l’œuvre dans le genre du « feuilleton », mauvais hybride de journalisme et de littérature. En des termes anticipant de manière frappante la critique contemporaine des médias, il stigmatisait la propension des journaux à fabriquer une fausse réalité, mensongère et artificielle.
Pionnier de la défense de la nature à une époque où le grand rêve industriel triomphait, il s’interrogeait sardoniquement sur le temps nécessaire pour transformer quelques arbres « sur les branches desquels […] les oiseaux gazouillaient » en un journal imprimé.
Dans un premier temps, la cible privilégiée de ses commentaires enflammés fut le grand quotidien libéral bourgeois Neue Freie Presse, de Moriz Benedikt. Lorsque Imre Békessy lança Die Stunde, journal progressiste et populaire pratiquant le sensationnalisme, son combat devint encore plus âpre. Békessy extorquait à des personnalités du monde industriel des sommes importantes en échange de la publication d’articles favorables ou de la non-publication d’informations de nature à leur nuire. Scandalisé par ces pratiques de chantage, Kraus, sous la devise « Cette crapule doit être chassée de Vienne », mena contre lui une campagne difficile, qui lui coûta, dira-t-il, quelque six mille sept cents heures de travail avant de pouvoir crier victoire : poursuivi pour fraude et extorsion, Békessy se réfugia à Paris.
Le paradoxe, relève Jacques Le Rider, est que Kraus, qui exécrait la presse, consacrait une bonne partie de ses journées à la lire (il écrivait la nuit) : « Lui qui clamait sa haine de la presse ne pouvait se passer de journaux. » La presse était la fenêtre à travers laquelle il regardait le monde – il affirmait y apercevoir « le visage grimaçant de l’époque ». Elle lui fournissait aussi la matière première de ses écrits. Pour une part importante, ceux-ci consistent en effet en d’astucieux collages de citations commentées, mais dont le simple énoncé, ou le rapprochement, suffisaient à produire des effets dévastateurs. Il avait un œil d’aigle pour repérer les titres ridicules et les expressions absurdes.
Pour lutter contre ce qu’il appelait « la phraséologie », Kraus entendait « drainer le vaste marais des slogans et des clichés ». Horkheimer a dit de lui avec admiration qu’il a construit « une sociologie de la langue, non à partir des sciences sociales mais de la langue elle-même ». Ses observations sur le langage de l’idéologie nationale-socialiste, par exemple, anticipent la célèbre analyse de Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Comme George Orwell, il était convaincu que la corruption du langage et celle de la pensée étaient inséparables. Mais, dans ce domaine, il était nettement plus radical que lui, ainsi que le fait remarquer Jacques Bouveresse après Edward Timms, son biographe britannique. Pour Orwell, la causalité s’exerçait dans les deux sens. Pour Kraus, elle n’était pas loin d’être unilatérale : dans son esprit, la dégradation de la langue était une cause bien plus qu’un effet. Il était notoirement obsédé par l’emploi correct des virgules. Sa propre langue est extrêmement difficile à traduire. D’une grande complexité, elle tire toute sa puissance comique et évocatrice d’un usage sophistiqué des jeux de mots, des assonances, des néologismes et des paradoxes, ainsi lorsqu’il parle de l’Autriche-Hongrie comme d’un « empire sur lequel le soleil ne se lève jamais » ou évoque « tous les livres qu’il a le temps de ne pas lire ».
L’aversion de Kraus à l’égard de la presse s’enracine dans son expérience de la Première Guerre mondiale et son exposition à la propagande nationaliste et belliciste à laquelle se sont livrés les journaux à cette occasion, ce qu’on appelait à l’époque le « bourrage de crâne ». « Les diplomates disent des mensonges aux journalistes, observait-il, puis ils les croient quand ils les voient imprimés. » Le radicalisme de sa vision le conduisait à attribuer à la presse la responsabilité première, quasiment totale et exclusive, du conflit. Avec la tragédie satirique Les Derniers Jours de l’humanité, il livrera en 1919 un des textes littéraires les plus forts suscités par la guerre de 14-18, qu’il considérait comme marquant la fin de la civilisation. Il était convaincu que la Grande Guerre avait ouvert le chemin à une autre, qui allait être plus terrible encore.
Une légende fondée sur une interprétation au premier degré de la célèbre phrase parue en 1934 dans Die Fackel (« Mir fällt zu Hitler nichts ein », « Hitler ne m’inspire rien ») veut qu’il ait été aveugle aux conséquences prévisibles de l’accession d’Hitler au pouvoir. Rien n’est plus faux. Le sens de la phrase est évidemment que, face à un phénomène aussi monstrueux au sens littéral du mot, l’esprit le mieux armé reste sans voix et la satire est impuissante. Ainsi que le montre Troisième nuit de Walpurgis, un texte qu’il n’a jamais publié en entier, dès 1933, Kraus avait parfaitement saisi tout ce qui dans la nature du régime nazi, son mélange inédit d’archaïsme et de culte de la technique, le rendait particulièrement dangereux. Des camps de concentration à l’action de propagande de Goebbels, des tortures aux exécutions sommaires en passant par la complaisance de penseurs comme Heidegger, qui « proposent dans les universités et les revues de faire de la philosophie une école préparatoire aux idées d’Hitler », tout était annoncé. Et, une fois encore, c’est vers la presse qu’il pointait le doigt : « Le national-socialisme n’a pas anéanti la presse, mais la presse a produit le national-socialisme. »
Son analyse des phénomènes politiques était morale et culturelle ; elle exprimait une vision prophétique et apocalyptique de l’histoire. Jamais il n’eut d’affiliation politique claire et stable. Conservateur sous bien des aspects, antilibéral en économie, proche à certains égards de la social-démocratie, critique des excès du capitalisme plutôt que de son principe, sympathisant, à une certaine époque, de la gauche révolutionnaire de Rosa Luxemburg et du parti communiste, ennemi déclaré de l’ex-chancelier Schober après que celui-ci, en tant que préfet de police, eut réprimé dans le sang une manifestation ouvrière, il s’est rallié, à la fin de sa vie, au régime autoritaire de Dollfuss, en qui il voyait le meilleur rempart contre l’Anschluss, le rattachement de l’Autriche au IIIe Reich.
Il n’a cessé de se battre contre la morale bourgeoise. Grand admirateur d’Oscar Wilde, il militait pour la décriminalisation de l’homosexualité et de l’avortement. Il s’est aussi constamment présenté en défenseur des prostituées, mais pour des raisons assez singulières. Sous l’influence, notamment, des idées d’Otto Weininger et de Frank Wedekind, il avait élaboré toute une mythologie des femmes en tant qu’êtres fondamentalement voués au plaisir. Il voyait dans la prostituée une expression de la vraie nature de la femme, érotique et rebelle. Pour reprendre les mots d’Edward Timms, cela l’entraînait « à s’éloigner de tous les mouvements de l’époque considérant la prostitution comme une question sociale » 1.
Beaucoup de commentateurs, à commencer par l’antipsychiatre Thomas Szasz, l’ont présenté comme un ennemi juré de la psychanalyse. S’il n’a effectivement pas manqué d’exercer son esprit critique et sa verve caustique aux dépens de celle-ci (« La psychanalyse est la maladie mentale dont elle se prétend la thérapie »), il a toujours conservé une grande estime envers Freud, qui le lui rendait bien. Son acrimonie, qui s’est développée avec le temps, était dirigée contre ses épigones, plus particulièrement Fritz Wittels, qui avait eu le mauvais goût de le caricaturer dans un roman à clé.
Kraus était aussi un homme de spectacle. Tout au long de sa carrière, il a donné un total de 700 lectures publiques, devant des salles de plusieurs centaines de spectateurs où se pressait le tout-Vienne. Seul sur l’estrade, sa silhouette déformée par la scoliose, il lisait des poèmes de Goethe, des pièces d’Ibsen, de Strindberg ou de Shakespeare, auteur qu’il mettait par-dessus tous les autres, des extraits d’opérettes d’Offenbach et ses propres textes. Tous les témoignages s’accordent à souligner l’effet magnétique qu’exerçait sur son auditoire subjugué sa « voix de cristal » de « magicien courroucé », pour reprendre l’expression du poète George Trakl. Dans des textes qu’il a ultérieurement fait disparaître, Canetti a comparé son éloquence à celle de Goebbels et d’Hitler. De fait, lorsqu’on écoute les enregistrements qui ont été conservés de ces lectures, en entendant ces roulements de r dramatiques et sinistrement familiers, venus de la tradition du Burgtheater, on se dit qu’il y a peut-être un fond de vérité dans cette affirmation de George Steiner : « Sans conteste, l’oreille de Kraus pour les forces démoniaques de la rhétorique politique, pour le venin de la propagande du nazisme, répondait à une impulsion oratoire et hallucinatoire présente en lui. »
Issu d’une famille de commerçants juifs de Bohême installée à Vienne, Kraus a souvent tenu des propos qui l’ont fait taxer d’antisémitisme. Dans ses philippiques contre la presse viennoise, il n’hésitait pas à employer les pires clichés antisémites. « On sait que ma haine de la presse juive, disait-il étrangement, n’est dépassée que par ma haine de la presse antisémite, tandis qu’à son tour ma haine de la presse antisémite n’est dépassée que par ma haine de la presse juive. » Certains ont voulu expliquer son attitude à l’aide du concept peu convaincant de « haine de soi juive ». Le fait est que Kraus voyait dans les industriels et financiers juifs (comme le père de Ludwig Wittgenstein) le fer de lance du capitalisme conquérant qu’il abhorrait. Il était par ailleurs un fervent partisan de l’assimilation des juifs dans la culture autrichienne et plus largement, germanophone et européenne. Lors de l’affaire Dreyfus, il s’est ainsi rangé dans le camp des antidreyfusards, le mouvement de solidarité autour du capitaine français lui semblant mettre en danger l’assimilation des juifs en Europe. Pour la même raison, il était radicalement opposé au sionisme de Theodor Herzl et s’appliquait à traquer les traces de « jargon » chez les écrivains germanophones d’origine juive. Mais il est clair qu’il a terriblement sous-estimé le danger qu’il y avait à jouer avec les préjugés antisémites. Avec la montée du nazisme en Allemagne, il en prendra conscience. Significativement, ses attaques contre Békessy font beaucoup moins référence à la judéité de ce dernier que celles qu’il avait menées contre Benedikt (également juif) quelques années auparavant.
Kraus était rentier et n’a jamais eu à travailler pour vivre. Il ne s’est jamais marié et n’a pas eu d’enfants. Réputé pour sa capacité à se faire des ennemis, il avait le don de s’assurer la loyauté des femmes. Ses amies et amantes étaient des actrices ou des aristocrates, fait peu étonnant compte tenu de sa passion pour le théâtre et de sa fascination pour la haute société. Parmi les premières, on retiendra les noms d’Annie Kalmar, son grand amour de jeunesse, dont la mort de tuberculose à l’âge de 23 ans le laissera dévasté, et de la très jeune Irma Karczewska, dont il se lassa vite et qu’il poussa dans les bras de Fritz Wittels. Sa liaison la plus durable fut celle qu’il entretint avec la baronne Sidonie Nádherná von Borutín, une femme cultivée, cosmopolite et polyglotte. Elle se maria deux fois et avait d’autres amants. Leur liaison s’interrompit et reprit à plusieurs reprises, avant de se transformer en relation d’amitié. Elle était pour Kraus une interlocutrice de choix, comme l’atteste leur abondante correspondance.
Il avait « le génie de l’indignation », dit de lui Canetti. Sa passion pour la justice, son dégoût de la médiocrité morale et intellectuelle, sa haine de la tartuferie s’accompagnaient d’un goût certain pour l’invective et le style imprécatoire. Animé par la fureur et une conception biblique de la justice, il se voulait un procureur implacable. L’opiniâtreté et le courage dont il a fait preuve dans ses multiples combats témoignent de sa grande force d’âme. Mais les jugements cruels et à l’emporte-pièce qu’il a portés sur des auteurs morts (le poète allemand Heinrich Heine) ou des écrivains vivants (Max Brod, Franz Werfel) sont outranciers et immérités. On comprend le malaise qu’éprouvaient devant sa personnalité des esprits épris de modération comme Stefan Zweig ou de froids rationalistes comme Robert Musil, qui le rangeait au nombre des « dictateurs de l’esprit ». Monument de l’esprit critique, les écrits de Karl Kraus témoignent aussi de la manière dont celui-ci, lorsqu’il se manifeste sous des formes exacerbées, peut conduire à l’intolérance.
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). »
– Karl Kraus contre les clichés
Publié dans le magazine Books n° 100, septembre 2019. Par Michel André.


« Philosophe, juriste et mathématicien, Leibniz s’attache à résoudre le chaos apparent du monde sans pour autant nier sa complexité. Hommes, plantes, poissons ou anges, chaque être de l’univers constitue un point de vue unique et agissant sur le monde.
Voilà un philosophe étrange, presque inconnu du grand public, et même des philosophes qui le lisent rarement, au moins en France. Singulier, inclassable, cet encyclopédiste avant l’heure voulait prendre le meilleur de tous côtés (« Je ne méprise presque rien, pas même les mystiques »), faire avancer les arts et les sciences, et se pensait lui-même comme un être amphibie entre Paris et l’Allemagne, naviguant entre plusieurs mondes. Il parlait plusieurs langues, celles des différentes disciplines scientifiques, historiques et littéraires, mais aussi celles des pratiques, des stratégies et des métiers.
Une infinité de regards
Ce ne sont pas quarante, cinquante ou cent, mais une multitude infinie de regards sur le monde que Gottfried Leibniz nous offre. Car selon ce philosophe juriste et mathématicien, inventeur de la dynamique, tout être constitue un point de vue unique sur le monde, un miroir vivant et agissant. Et par « être », il ne faut pas entendre l’être humain, Mais des « natures individuelles », formes incarnées toutes différentes, sensibles et agissantes, qui sont au fond de toutes choses : elles actualisent constamment des virtualités qui conspirent entre elles, elles font de l’un avec du multiple. Éléments derniers de l’univers, ce sont comme des briques ou des cellules vivantes dont l’activité conjuguée fomente un monde qui avance continuellement. Leibniz les appelle des monades, « dont moi j’en suis une », écrivait-il en commentant la « double infinité » de Pascal.
Bien plus tard, le philosophe et logicien Alfred N. Whitehead, avec ses « individualités créatives » en actualisation, ou Gilles Deleuze, avec ses « singularités préindividuelles », semblent avoir travaillé des intuitions analogues. Peut-être que ce bloc de marbre n’est qu’un tas d’une infinité de corps vivants et comme un étang plein de poissons. Qu’ils soient d’infimes points animés, vers ou poissons, végétaux ou minéraux presque vivants, des personnes terriennes ou lunaires, des anges, des génies ou des personnages sur le théâtre de l’histoire, comme César ou Alexandre, tous les êtres sont connectés, et ont, comme « moi », une manière de perception, de regard plus ou moins actif sur l’univers. Vaste correspondance que Leibniz appelle entr’expression ou harmonie, laquelle ne peut venir que d’une intelligence infinie, que la tradition appelle Dieu.
Le privilège pensant de l’être humain, remis à sa place dans l’échelle des êtres, est sérieusement mis à mal. Le cogito cartésien est relativisé et disséminé en autant de « consciences » qu’il y a d’expériences sensibles (je suis affecté de diverses manières). La pensée, présente à tous les niveaux d’une nature en tous points organique, est expression d’abord sensible et imaginative avant de se réfléchir chez les êtres raisonnables.
Le calcul de l’infini
Mais Leibniz n’a rien d’un sceptique, il ne cède en rien sur l’ambition de connaissance rationnelle. Le perspectivisme a ses lois, ce n’est pas un relativisme. L’unité de méthode répond aux risques de cacophonie. Le chaos apparent se résout en variations. Les courbes les plus bizarres trouvent des lois pour décrire leurs errances. Dans un univers feuilleté, le type de lois à l’œuvre dépend de l’étage où l’on se situe. Sur la scène de l’histoire comptent les personnages et leurs fins. Au niveau de la nature, fond agissant dans les coulisses et les souterrains, ce sont les règles des mouvements qui sont à rechercher. L’une est enveloppée dans l’autre, et la nature mène à la grâce.
On sort des impasses où nous met une tradition dualiste qui oppose la matière à l’esprit. Car avec Leibniz, on peut mettre en correspondance l’ordre symbolique des désirs, des intentions et des règles avec l’ordre causal des relations observables, qui ne se situent pas au même niveau. Dans la rigueur de la nécessité, les esprits peuvent introduire de la variation. Il ne faut donc pas opposer la liberté et le destin, mais les ordonner en degrés, et travailler à accroître sa puissance d’agir. Les célèbres principes métaphysiques inventés par Leibniz – principe de raison, principe de continuité, principe des indiscernables – sont eux-mêmes des instruments heuristiques pour amener de la lumière dans les zones obscures, épouser la fluidité et le devenir des êtres.
La méthode ou la raison, c’est tout un, une ressource naturelle aux esprits qui pensent par signes. C’est la manière même dont la pensée avance en produisant les instruments dont elle a besoin : lunettes, signes, boussoles, gouvernails, microscopes et télescopes, langues, cartes géographiques, classements, calculs, livres, règles, principes.
Grand inventeur, Leibniz invente un « calcul de l’infini » (le « calcul infinitésimal » en fut un échantillon), et un calcul des probabilités, passerelles entre les propriétés des êtres géométriques, aux structures maîtrisables, et celles des êtres de nature en devenir qui enveloppent une infinie complexité. Leibniz invente la logique binaire, mais demande des logiques plus souples pour comprendre la variation des êtres, inventer des lieux de convergence et de conciliation pour pouvoir vivre ensemble, éclairer les vérités hypothétiques. La logique est la même pour tous, mais les règles qui l’expriment doivent s’adapter à la variété des situations. Un principe vient arrondir les angles d’un autre, car les êtres vivants sont plus complexes que des triangles géométriques. La raison raisonnable déteste que la loi ou la contrainte fasse le juste, et préfère l’ajustement à la situation.
Elle recommande plus qu’elle contraint, c’est une sorte de boussole plutôt qu’une norme. La morale est donc plus conséquentialiste que directive.
La philosophie de Leibniz ? C’est une boîte à outils, une machine à penser dynamiquement, comme on parlerait d’un métier à tisser. »
– Leibniz. Une machine à penser
Martine de Gaudemar

























