








« Quand, en avril 1734, l’université saxonne de Wittenberg accorda le titre de docteur en philosophie à Anton Wilhelm Amo cela fut un événement extraordinaire. En général, le xviiie siècle peut être caractérisé comme une période où les relations entre Afrique et Europe se limitaient à la traite des esclaves. […]
L’émergence, au xviiie siècle, d’un docteur en philosophie venant du continent africain, lointain et inconnu, constitue donc un point fort remarquable et, de nos jours encore, on en souligne la particularité. Le présent article a pour but de retracer dans ses grandes lignes la biographie d’Amo et d’insister sur la réception et la perception tant du simple fait de l’existence d’une telle personnalité que de son œuvre philosophique.
[…] »
– Damis, C. (2002). Le philosophe connu pour sa peau noire : Anton Wilhelm Amo. Rue Descartes, 36(2), 115-127.




« Notre civilisation s’arrache avec peine à la fascination du passé. De l’avenir, elle ne fait que rêver et, lorsqu’elle élabore des projets qui ne sont plus de simples rêves, elle les dessine sur une toile où c’est encore le passé qui se projette. Elle est rétrospective, avec entêtement.
Gaston Berger
Lorsque le philosophe Gaston Berger (1896-1960) indique que dans le monde mobile où nous vivons, qui non seulement change, mais change de plus en plus vite, selon une « accélération devenue immédiatement perceptible » et qui « nous affecte directement », il est nécessaire « d’élaborer des disciplines prospectives » (en particulier une « anthropologie prospective ») et de développer une « attitude prospective » de manière générale, à qui s’adresse-t-il ? Quel « nous » est ainsi invité à s’arracher à un certain « entêtement rétrospectif » où tend à nous confiner notre « fascination du passé » ? Tout lecteur considérera, dans un premier mouvement, qu’il s’agit de l’humanité en général, celle dont parlent les philosophes quand ils disent « nous », et même quand ils disent « je ». Ce premier mouvement passé, le lecteur pourra se demander si « notre civilisation », sous la plume de Berger, est bien la civilisation simplement humaine ou, au contraire, ce que l’on appelle la civilisation occidentale. C’est qu’à cette « anthropologie prospective » (qui s’attachera par exemple à montrer « quels aspects de la situation de l’homme dans le monde de demain il est possible d’apercevoir dès aujourd’hui » ou « à déterminer en quel sens et dans quelle mesure la transformation profonde des situations influera sur la position et peut-être sur la solution des problèmes philosophiques traditionnels »), pourrait faire pièce, dans l’esprit de certains, une anthropologie des cultures séparées par les conceptions (et déjà : les formulations) différentes qu’elles auraient de tel ou tel « problème philosophique ». Celui du temps, précisément, du sens à donner au passé, au présent et à l’avenir.
Faut-il partir comme d’un fait que les cultures sont différentes en ce qu’elles sont caractérisées par différentes conceptions du temps ? Et accorder ainsi un sens, en particulier, à la notion d’une « conception africaine du temps », souvent évoquée dans le discours ethnologique que les Africains ne sont pas parfois les derniers à tenir sur eux-mêmes ? En février 2007, un discours du président de la République française, Nicolas Sarkozy, tenu à l’université de Dakar présentait comme une évidence l’idée que les Africains avaient leur propre conception du temps qui expliquait qu’ils fussent « insuffisamment entrés dans l’Histoire ». Que cette reprise du cliché d’une conception particulière du temps qui empêcherait les peuples africains d’être en synchronie avec le rythme d’un monde en accélération ait surpris et choqué, cela se comprend : la simple posture du président français administrant à ses interlocuteurs africains une leçon de psychologie des peuples pour leur expliquer leur propre état, sous le prétexte de « parler vrai », était de la plus grande incongruité. Mais cela dit, il faut bien voir que la manière dont le propos avait ainsi recyclé des vieilles lunes ethnologiques n’était pas vraiment une discordance dans le climat général de ce qui a été appelé afropessimisme, ce discours qui décline sur différents modes cette idée désespérée et désespérante que le problème de l’Afrique, ultimement, c’est l’Afrique elle-même.
L’afropessimisme repose sur cette proposition que les raisons du « retard » du continent sur le reste du monde sont à chercher dans la culture, la vision du monde des Africains, dès lors, croit-on pouvoir affirmer, que les différentes recettes économiques se sont avérées inefficaces chez eux : quelque chose de l’africanité constituerait, ultimement, un véritable « refus » du développement. Rien n’exprime mieux la quintessence de l’afropessimisme, cette idée que l’Afrique est un cas à part, un « basket case », que ces lignes par lesquelles Jean Bonvin, alors président du Centre de Développement de l’OCDE, présentait un ouvrage publié par cette institution et intitulé justement Quel avenir pour l’économie africaine ? :
Pour les pays membres de l’OCDE, c’est un devoir d’humanité et une nécessité absolue de tout faire pour aider l’Afrique à combler le fossé, qui est allé en s’élargissant au cours des trois dernières décennies. C’est aussi un défi intellectuel pour les économistes (je souligne) : alors que depuis une vingtaine d’années les réussites se sont succédées en Asie de l’Est puis en Amérique latine, nous semblons incapables de proposer des solutions pertinentes pour l’Afrique, et ce, malgré une accumulation d’études, de recommandations de politique économique de toutes sortes, et une aide technique et financière importante.
L’Afrique serait donc un défi intellectuel pour les économistes : on ne saurait mieux exprimer cette idée qu’ultimement rien ne marche pour ce continent spécial où certains ont même vu dans le dernier génocide du vingtième siècle, l’horreur sans nom du Rwanda en 1994, encore une autre de ces tragédies africaines.
Si donc l’ultima ratio du retard africain est dans la culture, le temps est au cœur de celle-ci. Devant les réactions indignées ou goguenardes au « discours de Dakar » du président Sarkozy, le conseiller qui lui avait préparé le texte a cru devoir appeler à son secours la pensée de Léopold Sédar Senghor avec qui il serait en accord en ce qui concerne la vision africaine du monde. Ce n’était certainement pas Senghor, chez qui la prospective constitue un thème majeur, qui lui aurait, sur ce plan, fourni de quoi soutenir sa « thèse ». Il eût pu, en revanche, invoquer ce qu’a écrit John Mbiti à propos d’une conception africaine du temps, dans son ouvrage sur « les religions africaines et la philosophie ».
Ce temps qu’on dit africain
Au cœur de la question d’une dimension culturelle du développement, John Mbiti pose celle du temps. De la conception qu’ils en ont, déclare-t-il, découlent chez les Africains les attitudes, croyances et pratiques qui sont les leurs, en particulier leur philosophie de l’avenir. Ses principales thèses sont au nombre de sept.
1– Le temps est une composition d’événements. Ce que nous dit cette première thèse qui est d’ailleurs plutôt une définition, on ne peut comprendre le temps que comme faisant un avec ce qui advient. Non pas ce qui y advient, ou qui se produit en son sein, car on ne saurait considérer que le temps pourrait continuer d’être après que, par une expérience de pensée, on en aura sorti les événements considérés comme contenus en lui. De même, dit Mbiti, que « c’est le contenu qui définit l’espace » (1990 : 26), c’est l’événement qui définit le temps. On pourrait dire que le temps est le plein d’événements, il n’est ni leur cadre au sens kantien, ni un ordre de leur succession au sens leibnizien : il n’est tout simplement pas sans eux. Le temps est l’événement, il n’est pas en dehors de lui, comme le contenant reste extérieur au contenu.
2- Le passé est la dimension la plus importante du temps. On voit immédiatement comment cette thèse découle de la précédente. Si le temps est le plein d’événements alors il n’est que s’il est, pour l’essentiel, le déjà advenu, il s’identifie totalement au passé qui n’est autre que les événements qui se sont passés.
3- Le présent est continûment en mouvement vers le passé. Derechef, cette thèse est une conséquence de la première. Elle signifie, pour évoquer l’image du flux qui se présente toujours si naturellement, que le fleuve du temps coule vers l’amont, du présent vers le passé. Cela sur le plan physique. Sur le plan métaphysique, cela veut dire que le présent puise son sens dans le passé vers lequel il est orienté. Pour évoquer cette fois une image maritime, qui peut être aussi celle du sablier infini, le maintenant de notre conscience et de nos actions est appelé et happé par l’océan des événements passés qui reçoivent encore et encore, indéfiniment, comme des gouttes qui tombent sans jamais rien lui ajouter, les événements que nous appelons notre présent.
4- Il n’y a virtuellement pas de futur. Cette thèse, encore une fois, se conclut nécessairement de la définition du temps puisque c’est une véritable contradiction de considérer un événement futur. John Mbiti écrit ainsi que « le temps est véritablement un phénomène bi-dimensionnel, avec un long passé, un présent, et virtuellement pas de futur. » (1990 : 16) Le seul « bout » de futur dont on puisse dire qu’il existe est celui qui se rétro-projette en quelque sorte dans le présent, en une trace-annonce. Il se compose de ce que l’on pourrait appeler des quasi-événements, au sens où le présent est déjà gros d’eux, qu’ils peuvent déjà se lire en lui, maintenant, de la manière dont la récolte s’annonce dans la promesse des fleurs ou l’enfant dans le ventre arrondi de la mère. Et ce n’est pas hasard si les exemples qui viennent à l’esprit expriment, comme ceux-là, l’idée d’un lien organique entre ce qui est maintenant et ce qui va venir. En pratique, cela veut dire qu’on ne peut envisager l’avenir au-delà d’un horizon de quelques mois, au-delà de demain, au-delà de l’ombre qu’il projette en arrière, déjà, maintenant.
5- Les langues et les calendriers africains manifestent ces thèses et les prouvent. Le meilleur témoignage concernant une conception africaine du temps vient, bien évidemment, de la manière dont le temps s’exprime dans les langues et dont son cours se scande dans les calendriers. De fait, John Mbiti présente son analyse des langues est-africaines dans lesquelles il a mené ses recherches comme un « test pour ses découvertes ». Examinant, en particulier, les temps verbaux dans les langues kikamba et kikuyu, il croit pouvoir conclure à la « confirmation » qu’il « n’y a pas de mots ou expressions concrets pour signifier l’idée d’un avenir lointain » (1990 : 17), qui s’étalerait devant nous au-delà d’un horizon de quelques mois, deux ans tout au plus. Il présente ensuite ce qu’il appelle des « calendriers-phénomènes » (phenomenon calendars) par opposition à des calendriers numériques, purement mathématiques, qui ne sont pas liés, explique-t-il, à des phénomènes réels qui se produisent en produisant le temps. Dans ces calendriers-phénomènes, de même que le temps de l’horloge est différent du temps que mesure une activité, les heures et les mois (lunaires, comme il faut s’y attendre) sont nommés en référence à des événements périodiques donnés : ainsi « traire le troupeau » le matin et le soir, ou « la chaleur du soleil », un phénomène qui a donné son nom au mois qui correspond à Octobre, dans la langue du peuple Latuka .
6- La planification à long terme est chose étrangère à la société. C’est là une des conséquences cruciales des thèses de John Mbiti, surtout lorsque l’on pense à la nécessité où se trouvent les sociétés africaines aujourd’hui de développer une capacité prospective. Ainsi que l’écrit le philosophe kenyan : « Les peuples africains « ne croient nullement au progrès », cette idée que le cours des activités et réalisations humaines mènent d’un degré à un autre, plus élevé. Ces peuples ne font pas de plan pour un avenir lointain et ne « bâtissent pas de châteaux en l’air ». Le centre de gravité des pensées et activités humaines se situe dans le passé, écrit Mbiti (1990 : 23). Et il insiste sur ce point que nombre d’affirmations, fondées sur certaines considérations ethnologiques, à propos de ce qui serait une manière proprement africaine de perdre du temps, devraient se comprendre comme la preuve d’une philosophie spécifique du temps. Une fois compris, pleinement, ce que le temps signifie pour les Africains, les attitudes qui manifestent un art de perdre du temps apparaissent plus clairement comme celui « d’attendre le temps, ou d’être en train de ‘produire’ du temps ». (1990 : 19).
7- La dimension future du temps s’est imposée aux Africains de l’extérieur et ils n’ont pas encore véritablement fini de se l’approprier. En d’autres termes il a fallu une catastrophe, au sens d’une rupture brutale du cours des choses, pour que les sociétés africaines découvrent ou prolongent la dimension future du temps. Cette catastrophe a pu se présenter sous le visage « d’un missionnaire chrétien enseignant », ou sous les aspects de l’enseignement de type occidental, ou encore de la technologie moderne. Elle a conduit à « la planification nationale pour la croissance économique, l’indépendance politique, etc. » (1990 : 27). Et parce qu’il s’agit d’une rupture, le processus ne saurait être sans heurt. Voilà ce qui, selon Mbiti, est « à la racine même (…) de l’instabilité politique de nos nations. » L’Afrique est donc naturellement dans une crise structurelle dont la signification philosophique est qu’elle traduit cette catastrophe que fut l’irruption de l’avenir dans une vision du monde où le passé est tout, la mémoire l’essentiel et la tradition la source du sens.
John Mbiti conclut son chapitre sur « le concept de temps » en invitant la controverse, dont il devine bien qu’elle ne manquera pas de se produire, à procéder de la manière qui serait, selon lui, la plus constructive. Que ceux qui très probablement rejetteront ses thèses, dit-il, y voyant une continuation de celles du Lévy-Bruhl de la mentalité prélogique, prennent le temps de proposer alors « une autre analyse des conceptions africaines du temps » au lieu de dire simplement « oui » ou « non » à ses propres conclusions. La charge de la preuve, estime-t-il donc, pèse sur les contradicteurs qui devront trouver les contre-exemples qui infirment ses affirmations.
Les mots pour dire le temps
En lançant ce défi, le philosophe kenyan a à l’esprit une éventuelle contre-argumentation qui serait de même nature que ce qu’il a lui-même proposé comme preuve de ses thèses : celle qui reposerait sur l’analyse linguistique, l’examen des manières de dire le temps. C’est donc par sa thèse 5 que doit commencer l’examen critique du concept de temps selon John Mbiti.
Mener un tel examen est d’abord constater qu’au bout du compte, il ne sert à rien de procéder comme y invite le philosophe kenyan et de solliciter d’autres manières de dire le temps dans d’autres langues africaines parlées dans d’autres régions, ainsi que l’a fait Kwame Gyekye lorsqu’il a pris le contre-pied des thèses de Mbiti en montrant ce qu’il en était de la conception du temps chez les Akan. Tout ce à quoi on aboutit est un simple va-et-vient entre exemples ici, contre-exemples là, renvoyant finalement thèse et antithèse dos à dos. En réalité c’est l’idée même de preuve par la langue qui s’avère un pur sophisme puisque, on l’a dit déjà, elle repose entièrement sur une manière de sur-analyser la langue africaine comme « concrète » en ne voyant en revanche dans la langue européenne que les significations abstraites. Rappelons-le : les noms du calendrier « occidental », Juin ou June, Août ou August, Mars ou March, ne sont ni plus ni moins « concrets » en eux-mêmes, que ceux du calendrier « africain » qu’étudie Mbiti. De même, prendre le temps de s’interroger sur l’étymologie des mesures du temps bien connues que sont l’heure, la minute ou la seconde permet de voir que toute une histoire est derrière l’adoption de ces termes pour indiquer la 24e partie du jour, la soixantième, ou la trois cent soixantième partie de l’heure, respectivement… Les calendriers et les divisions temporelles peuvent avoir leurs origines dans certains phénomènes. Qui disparaissent ensuite plus ou moins derrière leur usage numérique.
Rappelons-nous, comme nous y invite constamment Barbara Cassin, qu’avant qu’ils soient des concepts ce sont des mots que nous disons et écrivons. Qu’entend-on ainsi par le mot « avenir » justement, celui dont Mbiti dirait qu’il exprime en français une dimension qui n’existe pas dans les langues kikamba et kikuyu sur lesquelles son analyse est fondée ? On peut toujours regarder ce mot comme concret et indiquant ce qui est « à venir ». Dans combien de temps ? Quel est l’horizon ? Rien dans le mot lui-même ne l’indique. Il peut s’agir d’un futur immédiat, qui s’annonce déjà dans le présent, ou d’un horizon temporel plus lointain : l’avenir dure plus ou moins longtemps. Soit en wolof, la langue la plus parlée au Sénégal, l’expression suivante : ligeey ngir ëllëg. Elle signifie littéralement : travailler pour demain. Pourquoi « demain » serait-il en wolof, très précisément et de manière concrète, le jour suivant celui où nous sommes, ou, au maximum, dans deux ans, alors que le même usage de « demain » pour dire l’avenir en français devrait présenter à l’esprit l’image d’une ligne s’enfonçant indéfiniment dans le futur ? Il n’y a aucune raison à cela, bien sûr, le mot ëllëg en wolof, demain en français ou tomorrow en anglais se prêtant aux mêmes usages lorsqu’il s’agit d’évoquer l’avenir.
Ultimement, il faut inviter John Mbiti lui-même à aller plus loin dans son examen des mots de la langue. Ceux, précisément, de Sasa et de Zamani qu’il propose d’employer pour justement éviter les représentations qu’évoquent irrésistiblement les mots français de passé, présent et futur . Sasa et Zamani, dit Mbiti, sont des mots swahili, Sasa couvrant la « période maintenant » (now-period), depuis le futur qui ne saurait être que prochain jusqu’au passé récent, tandis que Zamani est le passé sans limite : le Sasa est ainsi continuellement avalé par le Zamani dans lequel il disparaît, nous dit ainsi le philosophe kenyan. Qui conclut du concept de temps à celui d’histoire orale et affirme l’inexistence d’une eschatologie en ces mots :
Si nous essayons d’inscrire [les] traditions dans une échelle de temps mathématique, elles sembleront ne couvrir que quelques siècles alors qu’en réalité elles sont bien plus anciennes ; et certaines d’entre elles, ayant la forme de mythes, défient toute tentative de description sur une échelle de temps mathématique. En tous les cas, l’histoire orale n’offre pas de dates dont il faille se souvenir. L’homme regarde en arrière d’où il vient, et le voilà assuré que rien ne mènera ce monde à une fin. Conformément à cette interprétation de la vision africaine de l’histoire, il y a d’innombrables mythes concernant Zamani, mais il n’y en a aucun concernant une quelconque fin du monde, puisque le temps n’a pas de fin. Les peuples africains s’attendent à ce que l’histoire humaine continue pour toujours, au rythme du mouvement qui fait passer du Sasa au Zamani et il n’y a rien qui suggère que ce rythme doive jamais finir : les jours, les mois, les saisons et les années n’ont pas de fin, de même qu’il n’y a pas de fin au rythme de la naissance, du mariage, de la procréation et de la mort.
Il y a lieu de s’aviser que Sasa et Zamani sont des mots swahili certes mais qu’ils ont aussi une origine arabe. Le constat a son importance et il est incompréhensible que Mbiti ne s’interroge guère sur ses implications dès lors qu’il prétend appuyer son examen sur les mots mêmes de la langue. Du reste, de manière générale, l’hybridation entre langue arabe et d’autres langues du continent (le swahili étant sans doute la langue où cette hybridation est la plus marquée) est un phénomène dont il faut prendre toute la mesure lorsque l’on examine les questions philosophiques dans le contexte africain. On notera donc ici que le mot « zamân » (
), en arabe signifie « époque », « ère », « période », « temps », quand le mot sâ’a (
) qui est redoublé dans « sasa » signifie « le moment », « l’instant », « l’heure ».
Sans doute serait-il instructif de se demander pourquoi, dans l’hybridation avec l’arabe qu’elles ont connue, les autres langues africaines en sont venues à presque systématiquement adopter les mots arabes pour dire le temps. Ainsi peut-on comparer les mots swahili pour le temps avec ceux d’une langue de l’extrême ouest-africain comme le wolof de Sénégambie, où l’on dit aussi jamano (dérivé de zamân) pour la période, l’ère, le temps, sâ pour l’instant (ci sâsi, par exemple, signifiant ainsi : « à l’instant », « immédiatement »), quand la forme redoublée « sâ i sâ » signifie « à certains moments », « de temps en temps ».
Ce genre de considérations sur l’hybridation et sur les comparaisons auxquelles elle invite remet en question les conclusions essentialistes de John Mbiti et son insistance sur le caractère concret des langues africaines qu’il invoque à l’appui de sa thèse : aucun mot n’est en soi la preuve d’une conception du temps africaine pour qui seule existerait le concret du passé et du présent, et dont il serait l’expression naturelle. Et la thèse que la dimension du futur est venue aux Africains de l’extérieur pose cette question simple : si l’arabe zamân, devenu le swahili zamani, comporte, lui, une telle dimension future et eschatologique (l’expression arabe âkhiru zamân signifie ainsi la « fin des temps »), comment cette dimension a-t-elle ensuite disparu dans l’usage de ce mot que font les populations considérées par Mbiti ? Alors qu’elle est bien présente dans le même mot adapté à d’autres contextes, jamano, par exemple ? Ne faut-il pas simplement conclure alors, au bout du compte, que les mots n’ont pas un sens concret naturel, mais des usages ? Et que ces usages eux-mêmes dépendent de l’histoire des sociétés que l’on considère ? Ainsi les sociétés africaines musulmanes où l’idée d’une marche du temps vers sa fin présente une dimension religieuse, métaphysique, garderont-elles aux différentes formes prises par zamân la dimension future que peut comporter ce mot.
Prévoir ou anticiper
Le philosophe camerounais Engelbert Mveng (1930-1995) insiste sur la distinction à établir entre un « concept du temps » qui est, écrit-il, « perception de l’esprit […] abstraite, objective, universelle » et une « conception du temps » inscrite dans la culture. Ainsi y a-t-il « autant de conceptions du temps qu’il y a de types de civilisations ». L’intérêt de sa réflexion est surtout de montrer qu’au-delà des différences dont les langues portent bien évidemment les marques, la question du temps fait la condition humaine en général. Le père Mveng voit ainsi une expression de la sagesse africaine dans le mythe « qui raconte que les hommes, terrifiés par la Mort, allèrent trouver le seigneur Dieu pour lui dire : « Écarte de nous le spectre de la Mort ! » Dieu les regarda dans les yeux et leur dit : « Allez et apprenez à vos enfants que désormais, sans la Mort, la Vie ne serait plus la Vie ! » Alors les hommes comprirent qu’il faut vaincre la Mort pour accéder à la vraie Vie ». Il est clair que comme beaucoup de mythes, celui-ci se détache tout naturellement de la « sagesse africaine » qui le raconte pour exprimer cette vérité, humaine tout simplement, que notre expérience du temps tient essentiellement à ce fait que nous nous savons promis à la mort et que nous devons alors comprendre notre devoir de la vaincre en faisant être la vie, la vraie, celle qui est hors de son atteinte.
Ainsi, dans la lutte qui « oppose en nous la Vie et la Mort […] chaque instant est donc toujours neuf à la fois semence de l’avenir et totalité du projet. » Et Engelbert Mveng de citer ici une parole du « sorcier de [son] village » qui disait : « l’homme crée toujours le temps dont il a besoin ». Arrêtons-nous à cette parole qui, pour le philosophe camerounais signifie que le temps est « déploiement de notre être à l’infini ». Notre capacité à créer le temps par notre projet n’a plus rien à voir ici avec la conception culturelle qui s’exprime dans le calendrier en usage dans le village du sorcier, ou dans les temps verbaux des langues qui y sont parlées. On ne cherchera pas si l’avenir est donné dans ces langues comme le temps d’un futur suffisamment lointain : on constatera que l’avenir est ce que nous créons. À la différence donc de la démarche de John Mbiti, cela veut dire que l’on n’ira pas lire dans les langues humaines une division des cultures entre celles où existe une vision prospective et celles où elle n’existe pas. Une telle démarche consiste à croire que la langue nomme ce que l’on peut voir et que l’on ne peut voir que ce que la langue nomme : la langue qui dit « avenir » et « prospective » s’inscrit ainsi dans une culture où l’on voit profond dans l’avenir et où donc un véritable sens prospectif s’est développé. Or parler ainsi c’est manquer ce simple fait que l’avenir n’est rien qui soit donné à voir. John Mbiti a raison mais non pas de la manière qu’il croit. Car s’il est vrai que le temps est bien fait de ce qui advient et par conséquent ne se prolonge pas, à vide pourrait-on dire, dans la direction du futur, cette vérité n’est pas seulement celle d’une culture humaine particulière mais la nôtre, à nous tous, en tant qu’humanité. John Mbiti ne dit pas la vérité d’une conception bantoue ou africaine du temps, il retrouve cette vérité universelle, humaine, et qui est au cœur de la pensée de Henri Bergson, que le temps est durée.
Gaston Berger raconte une « histoire de roi nègre » :
Un explorateur du siècle dernier arrive à la cour d’un roi nègre, qui met sur son nez les binocles du Blanc. Par hasard, ils corrigent sa myopie congénitale. À voir des lointains qu’il n’avait jamais soupçonnés, l’enthousiasme du roi est tel qu’il donne à l’explorateur toutes les facilités possibles… en échange de sa paire de lunettes.
De cette histoire, le « père de la prospective » tire l’enseignement suivant :
Congénitalement myopes en ce qui concerne la vision de l’avenir, nous commençons à penser qu’il y a là des lointains à voir, que l’on pourra voir, qu’il faut s’appliquer à voir .
L’histoire que raconte Berger peut sembler aller dans le sens du propos de John Mbiti. Selon lui, la culture et la langue étrangères, naturellement porteuses d’avenir et de prospective, viennent se surimposer au « voir » traditionnel de la culture et de la langue « indigènes », qui se découvrent « myopes » à ce contact. La nouvelle langue permettra donc de voir mieux, de voir plus loin, c’est-à-dire plus profond dans le futur qui se met dès lors à exister aux yeux équipés pour la première fois des binocles dont ils avaient besoin sans le savoir. Dans le fond, plutôt qu’une histoire de « roi nègre », G. Berger eût pu évoquer l’histoire de la science moderne et l’invention du télescope qui a permis à Galilée de voir ce que jamais auparavant œil humain n’avait vu, renversant ainsi l’édifice du monde aristotélicien et ptolémaïque.
G. Berger pose aussi la question du langage pour dire le futur en faisant référence au récit biblique d’un Esaïe visionnaire de ce qui est à venir mais qui rencontre les limites de sa langue lorsqu’il essaie d’en communiquer la réalité à son peuple. « Ainsi Esaïe, écrit-il, qui ne dispose pas en hébreu de forme verbale exprimant le futur, cherche (avec quelque véhémence) à montrer ce que les autres ne voient pas, n’arrivent pas à voir, se refusent à voir : l’avenir est là tout proche, l’avenir qui arrive sur ces aveugles entêtés, incapables d’ouvrir les yeux. Il essaie, il insiste, il y revient, comme le maître d’école avec des enfants bornés, par la démonstration, par l’image, par la semonce et la menace ».
Il en va donc ici de l’hébreu comme des langues qu’examine John Mbiti : le futur à proprement parler n’y existe pas. Le prophète se trouve alors investi de l’impossible mission de dire un avenir qu’il voit mais qui, littéralement, ne parle pas à son peuple. Mais posons-nous la question de ce que veut vraiment faire le prophète Esaïe de sa vision. S’agit-il d’amener le peuple à se mettre, miraculeusement, à voir au-delà du présent, c’est-à-dire au-delà de sa langue ? Une telle demande de démocratisation de la capacité prophétique (qui n’est pas la même chose que la faculté prophétique, laquelle pourrait être, elle, une composante de notre commune humanité) serait insensée. Ce que veulent donc les prophètes lorsqu’ils s’impatientent et s’exaspèrent, qu’ils s’irritent et tonnent, c’est que l’on agisse, au présent, selon ce que demande l’avenir. Mieux : que l’on agisse afin de faire être tel avenir. Ainsi, comme l’écrit G. Berger à propos de la leçon d’Henri Bergson, le philosophe dont il dit qu’il est véritablement celui qui aura « ouvert » notre conception du temps : « l’avenir n’est plus ce qui doit inévitablement se produire, il n’est même plus ce qui va arriver, il est ce que l’ensemble du monde va faire ».
C’est donc finalement à l’opposé de la thèse de J. Mbiti, contrairement à ce que pouvait laisser croire une première lecture des exemples de Berger, que ceux-ci nous conduisent. Car toute la philosophie bergérienne de la prospective est là pour nous le rappeler : la prospective n’est pas l’affaire d’un voir pour pouvoir ensuite dire ce que l’on voit ; elle est engagement dans l’action. Il s’agit, dit Berger, de « passer du ‘voir’au ‘faire’». En d’autres termes, sous le langage de la pré-vision il faut entendre l’attitude prospective, la disposition à anticiper. Que nous ayons donc à créer le temps dont nous avons besoin, aucune culture, aucune langue, de l’extérieur, ne l’enseignera. »
– Diagne, S. (2013). Le temps dont on a besoin. Dans : , S. Diagne, L’encre des savants: Réflexions sur la philosophie en Afrique (pp. 53-68). Éditions Présence Africaine.

« À quelqu’un qui chercherait à savoir qui vous êtes, que diriez-vous de vous ?
Souleymane Bachir Diagne : Je suis né à Saint-Louis du Sénégal dans une famille où le désir d’école était immense. Du côté de mon père, j’appartiens à une lignée de guides religieux soufis dont le savoir se transmettait de père en fils. Mon père se destinait à une carrière de responsable religieux en étant un alim, ce qu’il est d’ailleurs devenu lui-même dans la confrérie soufie tidjania, comme son père, tout en exerçant son métier de fonctionnaire des Postes. Mais sa vraie vie était celle d’un théologien. J’ai toujours baigné dans le culte du savoir et j’ai donc grandi dans un entourage de lettrés musulmans qui se réunissaient pour discuter des textes du Coran dans un esprit de grande ouverture et de goût pour la connaissance. Il y avait aussi des soufis de cette même confrérie dans la famille de ma mère, en la personne du second mari de sa grand-mère maternelle qui l’a élevée. Les liens de cette confrérie tidjania avec la Mauritanie et le Maroc en font d’ailleurs un centre de réflexion soufie puissant et influent en Afrique. C’est d’ailleurs ce culte du savoir qui a poussé mon père, vers l’âge de douze ans, à se rendre tout seul à l’école dite française, car il était avide de toute source de connaissance, qu’il considérait comme une dans sa multiplicité. Il faut dire que la ville de Saint-Louis a toujours été réputée pour être un carrefour de civilisations sous deux aspects, aussi bien un centre intellectuel de l’école française qu’un grand centre de culture religieuse. Quant à ma mère, devenue elle aussi fonctionnaire des Postes, elle est à moitié wolof, à moitié peul, et issue de la lignée du royaume du Khasso, d’un côté, et, de l’autre, d’une lignée aristocratique djolof. Elle a dû insister pour être inscrite à l’école dite française, car sa famille, sans y être totalement opposée, n’en voyait pas l’utilité pour la jeune fille qu’elle était. Et elle est arrivée à ses fins après avoir beaucoup pleuré… Malheureusement, elle s’est mariée très jeune et a dû arrêter ses études après le primaire, ce qu’elle a toujours regretté.
Si je devais me définir, je dirais que je suis l’héritier de ce désir d’école. Quand j’ai été reçu à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (ENS), j’ai vu dans les larmes coulant des yeux de ma mère que je réalisais son rêve de réussite scolaire. C’était très émouvant… Mes deux sœurs ont su, comme moi, poursuivre ce rêve familial. Elles sont aujourd’hui toutes les deux docteures en philosophie et l’une d’elles est même la première femme rectrice d’une université du Sénégal.
Pourquoi avoir choisi la philosophie, alors que vous auriez pu tout aussi bien opter pour une carrière scientifique ou politique ?
S. B. D. : Mes motivations, au moment de mon choix, étaient politiques. J’ai d’abord voulu entreprendre des études de philosophie parce que j’étais alors fasciné par Jean-Paul Sartre et ses idées de gauche, largement professées à l’époque, et que j’avais envie d’approfondir. Cela peut paraître paradoxal, étant donné mon background familial, mais c’était ainsi. Sans doute avais-je besoin de m’affirmer. J’ai tout de même beaucoup hésité. Quand je suis arrivé en France en 1973, après mon bac, j’étais admis en hypokhâgne au lycée Louis-le-Grand à Paris ainsi qu’à l’Institut national des sciences appliquées de Lyon (Insa), où j’aurais probablement été formé à une carrière d’ingénieur. À peine entré à l’ENS, je suis d’ailleurs revenu aux mathématiques en faisant de la logique mathématique à Paris-V puis, après une thèse de troisième cycle sur l’histoire des mathématiques, « De l’algèbre numérique à l’algèbre de la logique », j’ai soutenu ma thèse de doctorat d’État sous la direction de Jean-Toussaint Desanti, en 1988, sur le thème : « Philosophie et algèbre de logique, les lois de la pensée de George Boole ». Au moment de mon admission à l’ENS, Jean Bousquet, à l’époque directeur de l’École, qui avait été en khâgne avec Georges Pompidou et Léopold Sédar Senghor, est venu me voir en me disant : « J’ai envie d’envoyer un télégramme de félicitations à mon vieux camarade Senghor. » Et c’est ce qu’il a fait. Si bien que, quand je suis arrivé au Sénégal pour les vacances d’été qui ont suivi mon admission à l’ENS, j’ai été salué à l’aéroport par les policiers, car il y avait eu un communiqué qui avait été lu à la radio et vu à la télévision pour parler du premier normalien sénégalais ! Le président Senghor m’avait ensuite très gentiment reçu et nous avions longuement parlé. « Si vous aviez été chrétien, m’avait-il dit, je vous aurais fortement conseillé de faire une thèse sur saint Augustin, parce que je trouve que l’on n’insiste pas assez sur l’africanité de saint Augustin. » À quoi je lui ai répondu que je n’avais pas besoin d’être chrétien pour m’intéresser à la philosophie de saint Augustin, qui m’intéressait déjà beaucoup. Et, aujourd’hui, à chaque fois qu’il m’arrive, au détour de telle ou telle recherche, de citer saint Augustin, je le fais toujours en pensant à cette conversation avec le président Senghor. Il est parti du pouvoir volontairement, à peu près deux ans après cette rencontre. Mais, plus tard, j’ai été conseiller du président Abdou Diouf pour l’éducation et la culture pendant six ans, de 1993 à 1999, ce qui m’a permis de beaucoup apprendre sur la réalité sénégalaise. Et puis, finalement, quand il a perdu les élections, j’ai reçu une invitation des universités américaines pour venir enseigner aux États-Unis, d’abord à la Northwestern University à Evanston (Illinois), puis à Columbia à New York dans les deux départements de français et de philosophie, et j’y suis allé.
Et vous êtes devenu, en philosophie, l’une des voix africaines contemporaines les plus respectées et un philosophe de l’islam parmi les plus novateurs, alors que rien, dans votre parcours universitaire initial, résolument tourné vers la philosophie occidentale et l’histoire des sciences, ne le laissait supposer.
S. B. D. : Catherine Clément, philosophe et femme de lettres, me taquine souvent en me traitant de « soufi althussérien ». C’est vrai qu’à aucun moment de ma formation philosophique académique, la philosophie en islam n’a été présente… Mais, au terme de mes études à la fin des années 1980, quand je suis allé enseigner la philosophie à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, personne n’avait la formation académique pour assurer les cours de philosophie islamique, au moment où nous avons décidé de créer une chaire dans ce domaine. Et j’étais le plus capable de pouvoir remplir cette fonction à l’époque, parce que j’avais reçu cette culture grâce à mon héritage familial, sans lequel il m’aurait été impossible d’assumer cette charge. J’ai donc créé cet enseignement de philosophie islamique. Fort heureusement, mes deux traditions scolaire et familiale se rejoignaient et c’est dans ce cadre-là que j’ai travaillé sur la pensée philosophique et politique de ce poète, penseur et homme d’État indien très important pour moi, Mohamed Iqbal (1877-1938), qui a construit sa réflexion sur la réforme dans le monde de l’Islam, en relation avec la pensée d’Henri Bergson (1859-1941). En particulier sur le temps, l’élan vital, cette cosmologie en émergence continue d’un monde ouvert qui est la traduction dans le domaine de la philosophie de la théorie scientifique de l’évolution. Léopold Sédar Senghor (1906-2001), qui était catholique, a été lui aussi très influencé par Bergson, ce philosophe juif attiré par le christianisme, au bord de la conversion mais sans jamais franchir le pas, et par Iqbal, ce philosophe musulman proche lui aussi de Bergson. Ce triangle entre ces trois philosophes juif, chrétien et musulman m’intéresse beaucoup. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’influence de Bergson sur Senghor a conduit ce dernier à se plonger dans l’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), ce philosophe jésuite très lu à l’époque et aujourd’hui un peu oublié, qui lui semblait réconcilier la science et la religion, en intégrant la pensée de l’évolution dans son raisonnement scientifique et spirituel, comme l’avait fait aussi en son temps Iqbal. C’est au cours de ce cheminement personnel que Senghor a perçu le très fort lien entre Bergson, Teilhard de Chardin et Iqbal qu’il a appelé « le Teilhard de Chardin musulman ».
Comment votre pensée de philosophe de l’islam s’est-elle élaborée en fonction de toutes ces références et quelle influence a eu pour vous en particulier l’apport de Teilhard de Chardin ?
S. B. D. : L’approche d’une intelligence rationnelle de la religion en accord avec la science de l’évolution et une spiritualité qui, loin de s’opposer à cette rationalité, fleurit à la fine pointe de la raison dans une compréhension mystique du monde, me passionne. Je suis très sensible à ce souffle-là, qui lie la plus grande rigueur de raisonnement à une sorte de « rapture » (qu’on pourrait traduire en français par « ravissement » ou « enlèvement »), ce moment d’élévation mystique puissant quand il évoque un « point Oméga » qui va soulever l’Humanité. Ce que j’ai trouvé chez les jésuites comme chez Iqbal, c’est la même compréhension que la religion est Parole vivante, et toujours en mouvement. Les textes des religions nous parlent des temps où nous sommes, pas d’une origine pure dont nous nous éloignerions et qu’il faudrait retrouver. Ce qui nous situe à des années-lumière des rétrogrades manipulateurs de l’islamisme radical aux visées politiciennes mortifères. Il s’agit de lire les textes aujourd’hui. J’ai l’habitude de répéter ce propos qui dit que « le soufi est fils de l’instant ».
Nous sommes actuellement dans un état de très grande confusion et il faut raison garder devant toutes les dérives des mouvements rétrogrades contre l’Ijtihad et les manipulations de tous ordres qui viennent brouiller le message. On devrait tenir un grand cap, celui de l’éducation, et s’y tenir fermement. Autrement dit, il est toujours important de rappeler que les religions sont constituées de traditions intellectuelles et spirituelles. Et il en est de l’islam comme de toutes les autres religions. Pour certains, tout se passe comme si l’islam était né le 11 septembre 2001, au moment de l’attaque des Twin Towers à New York, où il surgit dans la conscience collective. Nous avons du mal à prendre le recul nécessaire pour nous aviser que les grandes traditions spirituelles s’étudient dans l’Histoire et d’après leurs textes avec la volonté de comprendre ce qu’elles veulent signifier pour notre temps. C’est une responsabilité qui s’impose aux intellectuels. Par la force des choses, nous sommes embarqués, comme le dit Pascal, dans cette aventure et sommés de faire ce travail d’explication et d’éducation. Quand on est un intellectuel musulman, c’est un devoir. Sinon, le travail de simplification se fait malheureusement tout seul, aidé en cela par la puissance d’Internet et des réseaux sociaux.
Les soubassements antéislamiques du continent africain ont-ils apporté une dimension supplémentaire à votre réflexion philosophique ?
S. B. D. : Cela compte beaucoup pour moi. Au fond, les domaines si divers sur lesquels je travaille – l’histoire et la philosophie des sciences, la philosophie islamique et les questions africaines – s’interpénètrent en réalité. Loin d’être de la dispersion, la diversité de ces trois domaines de réflexion m’enseigne la complexité et la manière de les mettre en relation, car je crois essentiel de ne pas tomber dans la simplification, qui m’est d’ailleurs tout à fait étrangère. Il me faut mettre en conversation ces trois domaines afin de mieux saisir la complexité des choses, du monde et des divers centres de ce monde qui existent aujourd’hui sur la planète.
Vous développez dans En quête d’Afrique(s) une problématique singulière de décentrement du monde autant que d’interrogation sur l’universel. Pouvez-vous expliquer pourquoi vous distinguez l’universel de l’universalisme qui se vit comme un universel occidental indépassable ?
S. B. D. : J’ai eu très fortement l’impression de voir en quoi une réflexion renouvelée sur l’universel consistait, en me rendant au Congrès mondial de philosophie qui a récemment eu lieu à Pékin, en août 2018. Cette invitation émanait d’une décision de l’État chinois qui voulait autant accueillir dans ce colloque de nombreux chercheurs étrangers qu’affirmer la présence de la Chine dans le monde et, en l’occurrence, pas seulement sur le plan économique, mais aussi dans le domaine philosophique. Comme un centre du monde en soi, différent de l’Occident. Entre les divers participants à ce colloque, les échanges ont beaucoup tourné autour du concept d’Ubuntu, employé souvent en Afrique du Sud par Desmond Tutu et Nelson Mandela. On peut traduire le terme bantou Ubuntu par « devenir humain ensemble, l’un avec l’autre et dans la réciprocité ». L’idée sous-jacente signifie que l’humain n’est pas un état en soi, mais désigne cet être qui a la responsabilité et la tâche à lui assignée de devenir pleinement ce qu’il est. Dans le taoïsme, la notion de Ren est très proche de celle d’Ubuntu. La démarche consistant à comparer et à mettre en relation ces philosophies comme autant de traditions et d’approches différentes indique au fond ce que signifie un monde à la fois pluriel, dans lequel coexistent plusieurs centres, et où ce qui est visé est la constitution d’une unique communauté humaine. Ce pluralisme n’a rien à voir avec le relativisme qui consisterait à se complaire dans cette idée qu’« à chacun sa manière de voir ». Au contraire, il s’agit de confronter les points de vue, les langues elles-mêmes et les concepts venus de ces langues dans la perspective d’un horizon d’humanité que nous avons tous en commun et dans une vision universelle de voix diverses, pas seulement venues d’Occident, mais aussi de Chine, d’Afrique ou d’ailleurs, que nous partageons et que nous avons besoin de réentendre, en particulier aujourd’hui, car un des problèmes actuels est que nous vivons dans un monde fragmenté et tribalisé dans lequel la parole de l’autre est niée, voire absente.
D’où l’importance, selon vous, de la traduction qui permet de rester en alerte sur plusieurs modes de pensée…
S. B. D. : J’ai la chance de vivre entre New York, Paris et Dakar. Le trajet d’un point à un autre ne relève pas seulement d’un déplacement géographique entre les trois sommets de ce triangle, mais aussi d’un déplacement entre des univers différents et semblables, autant que d’un déplacement entre au moins trois langues, l’anglais, le français et le wolof. Je parle et j’écris dans ces trois langues. Je me sens la responsabilité de continuer à enrichir la langue wolof qui n’est pas celle que je pratique le plus, mais je sais qu’il appartient aux intellectuels africains de continuer à en faire une langue de création et de science pour aujourd’hui. Je parle et j’écris aussi en anglais. Et je donne un quart de mes cours de philosophie en français, pour le département de Français, à l’université de Columbia, à New York. Et j’affirme d’ailleurs avec force que le français est une langue d’Afrique. Cette situation de décentrement entre trois langues, qui est la mienne depuis fort longtemps, me fait apprécier à sa juste valeur la formule de Goethe qui affirmait que « celui qui ne connaît qu’une langue ne connaît rien à celle-ci ». Par la traduction d’une langue dans une autre se dessine une figure de cet universel poursuivi ensemble dans le pluralisme et la négociation. Les langues sont multiples et nous sommes différents lorsque nous pensons dans une langue ou une autre. C’est à chaque fois une perspective nouvelle et originale du monde qui se fait jour, mais les langues se traduisent. Il y a toujours une déperdition du sens, des incompréhensions, des malentendus, voire des contresens mais, au bout du compte, une traduction, cela se fait tout de même : elle s’effectue sur fond de condition humaine universelle. La traduction peut être intralinguistique, autrement dit, elle peut se faire à l’intérieur d’une même langue, de l’oral à l’écrit par exemple. « La langue des langues, c’est la traduction », a dit le poète, dramaturge et romancier kényan Ngugi Wa Thiong’o, ce qui me semble bien correspondre à l’image même de cette communauté humaine où l’on pense de langue en langue. Le problème de l’Occident, c’est qu’à force de se montrer au monde, le monde le connaît, mais la réciproque n’est pas vraie. Les Africains connaissent beaucoup mieux l’Occident que l’Occident ne les connaît. Ce qui n’a pas toujours été le cas… Il y a eu, au XXe siècle, des artistes, ethnologues ou écrivains occidentaux qui se sont passionnés pour l’Afrique. Il me semble que l’intérêt commence à reprendre aujourd’hui, mais tout ceci reste embryonnaire, même si les esprits cheminent.
Pourquoi insistez-vous sur la nécessité de parler d’Afrique au singulier ?
S. B. D. : Je ne nie évidemment pas la diversité du continent africain avec ses cinquante-quatre pays, ses grandes régions et ses frontières arbitraires tracées au cours de la période coloniale. L’Organisation de l’Union africaine (OUA) a eu à sa naissance, d’ailleurs avec beaucoup de sagesse, la prudence de les conserver malgré leur côté infondé, voire absurde, car vouloir les rectifier était à coup sûr provoquer le déclenchement d’une guerre totale entre les États. Seuls deux pays, l’Érythrée et le Soudan, ont modifié leurs frontières avec les conséquences tragiques que l’on sait. Quant à proclamer l’« ivoirité » de la Côte d’Ivoire par rapport à ses voisins, comme s’y sont risqués certains politiques par stratégie électorale, chacun a pu constater que ce concept fallacieux a entraîné une guerre civile pendant de longues années et que l’animosité entre les Ivoiriens est toujours prête à se manifester. Donc, tout en reconnaissant la diversité du continent africain, je tiens à parler d’Afrique au singulier.
Longtemps, il y a eu dans les esprits une division traditionnelle entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. J’ai même entendu des Tunisiens dire qu’ils n’avaient jamais été en Afrique ! Mais cette attitude n’est plus de mise. Le Maroc a toujours eu, traditionnellement et historiquement, le sens de son enracinement en Afrique. Le roi Mohammed VI comme, avant lui, le roi Hassan II rappellent toujours les racines berbères, juives, méditerranéennes et africaines du Maroc, en en faisant de fait le pays du pluralisme qui englobe d’autres composantes que celle de l’arabité. En tant que Commandeur des croyants, il a toujours salué les dialogues interreligieux, très en pointe au Maroc, et tissé des liens historiques et spirituels entre son pays et l’Afrique de l’Ouest, par le biais des confréries religieuses. Et, aujourd’hui, en demandant à entrer dans la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), il le confirme sur le plan économique.
On ne peut pas pleinement comprendre l’histoire intellectuelle de l’Afrique si on ne rétablit pas cette continuité entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne. Cela permet aussi de sortir de ce stéréotype selon lequel il n’y aurait que des cultures orales et pas de culture de l’écrit au Sud, ce qui n’est pas vrai. L’alphabet arabe est utilisé depuis longtemps en Afrique subsaharienne, y compris pour les langues africaines, et l’arabe classique se lit au-delà des pays dits « arabo-musulmans ». La différenciation entre cultures orales et cultures de l’écrit ne fonctionne pas du tout en Afrique de l’Ouest, où il y a une tradition d’érudition écrite, comme à Tombouctou où, au moment de la guerre dans le Nord Mali, la conscience internationale s’est avisée de l’existence de manuscrits très anciens menacés de destruction par les terroristes islamistes. Certains artistes plasticiens, comme mon ami Kader Attia, dont l’identité est constituée de diverses facettes, saisissent bien ce pluralisme et cette unité africaine dans son travail sur les « gueules cassées » en relation avec les masques africains, aussi bien dans ses sculptures que dans ses installations.
Si je tiens aussi à parler d’Afrique au singulier, c’est que je considère que l’Afrique est un projet, avec une vision d’avenir. Il faut aujourd’hui revenir au panafricanisme en des termes renouvelés. Cette notion venue paradoxalement du Nouveau Monde, via les Jamaïcains et les Afro-américains qui y voyaient une forme de retour sur leurs terres d’origine, est devenue une affaire continentale où est née l’idée d’une constitution des États-Unis d’Afrique, avec certes sa part d’utopie, mais il est bon pour les peuples de pouvoir rêver. Et, aujourd’hui, on reparle de ce projet panafricain qui pourrait renaître sur les cendres de l’Organisation de l’Unité africaine (UOA) si nous arrivons à construire un espace africain doté d’un système économique et de valeurs culturelles communes. Suis-je optimiste pour l’Afrique ? Il faut garder la tête froide, mais je suis tout de même d’un optimisme raisonné car, derrière les crises et les catastrophes réelles et de tous ordres que nous connaissons en Afrique, il y a aussi des motifs d’espérer et des progrès significatifs qui sont longtemps passés sous le radar, mais dont le monde s’est avisé récemment de l’existence. Il y a des classes moyennes mieux éduquées, évidemment pas partout, avec des inégalités entre les différentes grandes régions et même à l’intérieur des pays, mais elles sont présentes. Et ce phénomène constitue en soi un germe de changement. Les premiers à l’avoir compris sont les Chinois qui sont arrivés en Afrique pour investir massivement, à un moment où les anciennes puissances coloniales, qui y avaient pourtant des racines, s’étaient détournées de l’Afrique. Et le plus extraordinaire, c’est qu’ils ramènent maintenant tout le monde en Afrique, parce que le monde s’est rendu compte que le premier investisseur en Afrique, c’est la Chine. Et j’ai été surpris d’apprendre que, même au Sénégal, c’est le cas.
Il serait temps de faire évoluer le discours sur la francophonie et les relations entre la France et l’Afrique…
S. B. D. : Emmanuel Macron semble mieux se débrouiller avec l’Afrique. Il n’a pas de complexes par rapport au continent africain, il est né après la colonisation et il n’a pas la même histoire que ses prédécesseurs à l’Élysée. En tout cas, il a de bons réflexes et la rhétorique qu’il faut. Et il faut reconnaître que le discours sur la francophonie a évolué significativement. Il ne s’agit pas, bien évidemment, d’être contre l’anglais dans une posture défensive, mais de proposer la francophonie comme une aire de pluralisme linguistique (d’autres langues y cohabitent avec le français) pour un pluralisme linguistique mondial. Un monde pluriel où circulent plusieurs langues est beaucoup plus riche que celui que nous propose un système anglo-américain uniforme et globalisé. Le français, qui est et demeure une langue d’Afrique, a un rôle majeur à jouer dans le monde qui vient. Car défendre le français, c’est fondamentalement défendre le pluralisme sur le plan linguistique, intellectuel et culturel. »
– « Une vision d’avenir sur l’Afrique », Études, 2019/2 (Février), p. 19-28.
« La parole, dit Ogotemmêli, est pour tous en ce monde ; il faut l’échanger, qu’elle aille et vienne, car il est bon de donner et de recevoir les forces de vie.
Du penseur ouest-africain Amadou Hampâté Bâ (1900-1991) on cite souvent cette parole : « En Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». Elle est si célèbre qu’elle a désormais statut de proverbe au sens où on ne sait même plus très bien si elle a un auteur précis. S’il en est ainsi, c’est que cette parole exprime parfaitement différents éléments qui sont présents à l’esprit dès qu’il s’agit de l’oralité. Il y a d’abord l’idée que l’oralité est une caractéristique fondamentale des cultures africaines et en constitue l’esprit ; il y a ensuite l’idée que penser l’oralité c’est toujours la penser en relation à la question de sa transmission ; il y a enfin le sentiment d’une urgence aujourd’hui, liée précisément à cette question de la transmission, celui que l’oralité est fragile comme la mémoire des anciens, qu’elle est menacée d’une rupture dans sa passation continue qui est synonyme de sa mort, qu’elle est à préserver à tout prix et qu’il faut faire en sorte que l’inévitable disparition des vieillards ne signifie plus la destruction de la bibliothèque africaine dans les flammes de l’oubli.
Chacun de ces trois aspects pose un ensemble de questions à examiner.
Le sentiment de l’urgence et le passage à l’écriture
[…]
Philosophie et oralité
C’est le lieu de revenir, sur ce point précis de l’oralité, à la critique, par Paulin Hountondji, de l’ethnophilosophie. Cette critique peut se ramener à l’affirmation que l’on ne saurait parler de philosophie en l’absence d’une tradition écrite. Que dans une culture de l’oralité, le besoin de mémoriser et de conserver est si pressant qu’il ne saurait faire place à l’examen critique de ce contenu qu’il faut transmettre. Qu’au bout du compte, poser l’équivalence de la philosophie et d’une vision du monde s’exprimant dans l’oralité serait accepter et même exalter l’unanimité comme une valeur, ce qui irait alors à l’encontre de la signification même du questionnement philosophique.
Certains critiques de Paulin Hountondji ont vu là un discrédit de l’oralité rappelant la thèse que les « sociétés sans écriture » sont des sociétés « inférieures », caractérisées par le manque et l’incomplétude, et ont choisi de mettre le propos sur le compte d’un eurocentrisme et d’un élitisme du philosophe béninois : il aurait ainsi embrassé sans recul une conception « occidentale » de la philosophie. Le philosophe sénégalais Mamoussé Diagne a, lui, choisi d’examiner cette importante question adressée à l’oralité dans le chapitre central de son ouvrage intitulé De la philosophie et des philosophes en Afrique noire . « Hountondji, écrit-il, l’auteur qui a peut-être le plus invoqué la thématique de l’écriture et de l’oralité, n’a trouvé en face de lui, il faut l’avouer, que des tentatives de réfutation idéologiques laissant intactes les redoutables questions soulevées ».
M. Diagne déclare regretter que Paulin Hountondji n’ait pas vraiment éprouvé sa thèse sur l’impossible oralité de la philosophie au plus près des « pensées africaines traditionnelles » et insiste sur ce qu’il appelle « le procédé de dramatisation » qu’il tient, dit-il, « pour une caractéristique fondamentale des civilisations de l’oralité». Cette dramatisation est, selon le philosophe sénégalais, un procédé dont use beaucoup « Platon le metteur en scène » dans ses dialogues et elle remplit également, dans la transmission orale, une fonction « psychagogique » essentielle. Parce qu’elle permet de relâcher justement l’effort continu de rétention dont P. Hountondji estime qu’il est en permanence la grande affaire de l’oralité, où « l’esprit », comme il l’écrit, « est trop occupé à préserver le savoir pour se permettre de le critiquer ».
Sur la question de savoir si un retour critique sur soi est possible s’agissant du discours oral, je reviens à un point que j’ai souligné ailleurs : il faut que nous comprenions la manière spécifique dont « la Tradition [peut] être réévaluation d’elle-même, se faire critique de soi ». Cela suppose de reconnaître l’existence d’un autre procédé à l’œuvre : l’intertextualité. Ode Ogede fait le constat que la critique en général manque une clé de lecture essentielle de la littérature africaine lorsqu’elle ignore le rôle qu’y joue l’intertextualité. Il appelle cette lecture à prendre pleinement en compte la « dynamique cachée » de la créativité littéraire sur le continent selon laquelle « les écrivains africains altèrent les styles des uns des autres en puisant dans des textes plus anciens de quoi en créer de nouveaux». O. Ogede a certainement raison et cela au-delà de la seule littérature : comprendre l’oralité c’est comprendre qu’y joue aussi l’intertextualité, c’est-à-dire cet art de produire un texte (qu’il soit oral ne change rien) dans une relation à un autre texte que le nouveau évoque de différentes manières, le citant, ou y faisant seulement allusion, l’imitant, le mimant, le subvertissant, le tournant en dérision parfois… C’est justement ainsi que l’oralité fait retour sur soi, devient reprise critique de ses propres récits et donc des savoirs et des valeurs qu’ils peuvent véhiculer pour les transmettre : en produisant de nouveaux récits qui peuvent alors remettre en question les anciens, établis souvent comme canoniques.
Seront ainsi, par exemple, considérés comme canoniques ces récits, mythes ou contes, mettant en scène des prétendants engagés dans un concours au terme duquel l’heureux gagnant aura en récompense la main de la jeune fille. Ce type de texte que l’on retrouve dans toutes les aires culturelles a ceci de canonique qu’il est l’expression des valeurs que prise la société : le détour par un concours ne fait que consacrer celui que tout déjà désignait, et donc aussi la norme en vigueur, celle qui fonde les stratégies matrimoniales où la société se perpétue dans ce qu’elle reconnaît comme ses piliers. L’arc que seul peut tendre le bras d’Ulysse désigne celui-ci comme le seul mari possible pour Pénélope.
Or il arrive justement que d’autres récits viennent subvertir celui-là. Ainsi les « contes » recueillis par les anthropologues Philippe Couty et Jean Copans apparaissent comme des historiettes scabreuses, scatologiques, bizarres, tant qu’ils sont considérés en eux-mêmes et non en relation avec cette forme canonique du récit des prétendants que visiblement ils miment et tournent en dérision : le concours pour désigner l’heureux élu y sera ainsi, par exemple, un concours de pétomanes ! Et tout est à l’avenant dans ce recueil. C’est pour avoir ignoré cette dimension pourtant évidente de l’intertextualité et donc de la parodie que P. Couty et J. Copans s’évertuent à expliquer pourquoi ces histoires font rire ceux qui les racontent et à s’interroger sur la manière dont elles reflètent la société mouride du Baol où elles sont produites. Si ces faux contes disent quelque chose c’est surtout qu’ils posent la question des transformations qui se sont produites dans la société et qui font qu’elle peut ainsi sourire des valeurs sur lesquelles jusque-là sont fondées les stratégies matrimoniales auxquelles elle donne sa bénédiction.
On peut aussi évoquer le conte « Penda », que l’écrivain sénégalais Ousmane Socé Diop fait citer entièrement par un personnage dans son roman Mirages de Paris, et qui constitue, sur le registre « sérieux » cette fois, une subversion de ce même mythe canonique des prétendants. Voici en effet que la capricieuse Penda, enfant élevée dans le cocon des beaux récits etc. ne veut justement pas d’un fiancé qui aurait une cicatrice. Ce clair refus des valeurs viriles, guerrières mêmes, dont la cicatrice est le signe, est une remise en question radicale de la destinée que la société écrit pour ses filles. Penda ira jusqu’au bout de son exigence et de son refus, en épousant l’homme sans cicatrice qu’elle voulait. Elle sera bien sûr punie, l’élu s’étant dévoilé un monstre auquel elle réussira à échapper avec l’aide miraculeuse d’un vieux cheval enchanté. Mais entre temps elle se sera déguisée puis véritablement transformée en homme, une métamorphose qui peut se lire comme la signification même de sa révolte pour affirmer sa volonté de décider, comme la gent masculine, de ce qu’elle veut pour elle-même. Même vaincue selon la morale de l’histoire, elle aura, comme Kate, « la mégère apprivoisée » de Shakespeare, fait exister sa propre parole sous le discours dominant, sous le récit canonique.
Au total ? C’est ce qu’il est convenu d’appeler la « tradition » qui répond « oui » à la question de savoir s’il est possible de penser philosophiquement, c’est-à-dire de manière critique, distanciée, dans l’élément de l’oralité. L’histoire intellectuelle de l’Afrique s’écrira ainsi dans la réflexion sur des cultures où la transmission orale est essentielle sans que la critique, c’est-à-dire l’autocritique en soit absente pourvu que l’on sache la voir, par exemple dans les rapports intertextuels. Essentielle, mais non exclusive. Car cette histoire intellectuelle, et donc l’histoire de la pratique philosophique en Afrique, ne peut pas non plus s’écrire dans l’ignorance d’une autre tradition, écrite celle-là, et dont porte témoignage, entre autres, la ville légendaire de Tombouctou.
[…] »
– Diagne, S. (2013). La parole et l’encre. Dans : , S. Diagne, L’encre des savants: Réflexions sur la philosophie en Afrique (pp. 69-83). Éditions Présence Africaine.
« Vous définiriez-vous comme un « citoyen du monde » ?
S. B. D. : Ce vieux mot stoïcien me convient parfaitement. Je suis né à Saint-Louis du Sénégal, une ville cosmopolite, à la fois française, marocaine, mauritanienne… Une ville palimpseste où les couches d’identité se superposent. Puis mes parents se sont installés à Dakar, où mes frères et sœurs sont nés. J’y ai enseigné vingt ans à l’université Cheikh-Anta-Diop. »
– Souleymane Bachir Diagne : « Il faut se décrisper sur les questions d’identité »
« Souleymane Bachir Diagne : « En Afrique, il est temps de décoloniser nos imaginaires »
Pensées d’Afrique (6/6). Le philosophe sénégalais explique qu’il n’y a pas un lieu qui serait à lui seul le théâtre de l’histoire universelle. Loin de l’européocentrisme, la philosophie est de toutes les cultures.
Propos recueillis par Nicolas Truong
Né en 1955 au Sénégal, dans une famille de lettrés musulmans, Souleymane Bachir Diagne a été formé à l’Ecole normale supérieure, notamment par Louis Althusser et Jacques Derrida. Il dirige l’Institut des études africaines de l’université Columbia, à New York. Philosophe des mathématiques (Boole : l’oiseau de nuit en plein jour, Belin, 1989 ; Logique pour philosophes, NEAS, 1991), philosophe de l’islam (Comment philosopher en islam ?, Philippe Rey, 2014) et philosophe de l’Afrique (En quête d’Afrique[s], avec Jean-Loup Amselle, Albin Michel, 2018), Souleymane Bachir Diagne explique que la décolonisation des imaginaires n’est pas une guerre, mais signifie qu’il n’y a pas d’humanités séparées. »
« Une cosmologie de l’émergence
Le musée à viser sera donc le musée qui dira aux objets que leur habitat est lieu de vie, d’expression de cette cosmologie de l’émergence continue dans laquelle ils s’inscrivent et s’expriment. Cette cosmologie nous sera donnée par le système axiomatique suivant :
Être, exister, c’est être une force (nyama, ntu). Ens sive robur.
Chaque force est individuelle. Ce qui fait son individualité, c’est son rythme.
L’ensemble de ce qui existe constitue un réseau de forces qui vont depuis la Force des forces jusqu’au minéral en passant par les grands morts, les humains vivants, les animaux, les plantes. L’univers, où rien n’est inerte, est une chaîne d’êtres ou de forces qui fait Dieu parent du caillou. C’est en effet ainsi que Senghor présente en résumé, en une formule que je dirais lapidaire, cette ontologie dynamique : « de Dieu au caillou », écrit-il.
Le conatus de toute force (être) est visée d’être plus-force (ou plus-être, dans le langage de Pierre Teilhard de Chardin).
Est bien ce qui augmente la force, la fait plus force ou la renforce ; est mal ce qui la diminue, la pétrifie, la déforce.
Les forces agissent les unes sur les autres.
Ce système de postulats se dégage entre autres et plus particulièrement des études menées sur la cosmologie bantoue (le ntu) et les cosmologies dogon et bambara (le nyama). Il a été, de manière heureuse, mis au service de l’intelligence et de l’éclairage du langage des arts d’Afrique proposés par le Ghanéen William Emmanuel Abraham ou par le Sénégalais Senghor pour penser, d’une part, l’inscription des œuvres produites dans les cosmogonies où elles sont nées et qu’elles manifestent, d’autre part, ce qu’elles disent en elles-mêmes, dans le langage des formes dont elles sont constituées.
En Afrique, dit Senghor, il n’y a pas d’art pour l’art et, en ce sens, l’art y est toujours fonctionnel et collectif depuis le début du processus de la création. Il a généralement raison si nous parlons le langage d’une approche comparative et non le sien, trop souvent inutilement essentialiste, et à la restriction près des arts figuratifs – et même, dirais-je !
Dire que la création des objets et des performances que nous appelons « art » est portée par la collectivité, même si elle est l’œuvre d’un seul ou d’une seule (aujourd’hui, on s’interroge sur les artistes individuels et on retrouve certains noms), c’est indiquer l’inscription de l’œuvre dans une cosmologie de l’émergence, une cosmologie qui vise toujours une plus grande abondance de vie. C’est précisément d’une telle visée que participe l’œuvre.
Dire que l’objet mutant tire son sens de cette cosmologie, c’est comprendre qu’il récapitule en lui le flux créateur. C’est ainsi que l’acte créateur dont naissent les objets s’identifie à une remontée des forces inférieures pour fleurir en lumière de l’esprit. Pour exprimer cela, Senghor a des vers d’une saisissante beauté sur la figure générale d’une danseuse chez qui les mouvements frénétiques du corps n’enlèvent rien à l’imperturbable sérénité du visage : tel qu’en lui-même enfin l’éternité l’a sculpté.
Appropriations africaines
Mouvement de spiritualisation et poétique de stylisation se conjuguent donc harmonieusement et convergent dans la traduction en langage plastique de l’élan vital.
Il est dit que cette cosmogonie de l’émergence et la signification qu’elle donne aux œuvres d’art ont disparu. C’est un discours que l’on entend de la part de ceux qui s’opposent au principe même de la restitution ainsi qu’aux conclusions de Bénédicte Savoy et de Felwine Sarr sur ce sujet. Pour ce discours, ce retour n’a pas de sens, la rupture étant désormais définitivement consommée par la migration elle-même des objets vers les mondes européens et américains, mais aussi par l’effacement des terroirs dû à l’iconoclasme des religions monothéistes. La seule vraie et courte réponse à ce propos est de dire : « Laissez-nous en décider nous-mêmes. » Mais il faut réfléchir plus avant à son intérêt lorsque, au-delà de celle du retour, la question est celle de savoir s’il y a un effet de rupture. »
– Diagne, S. (2020). Musée des mutants. Esprit, juillet-août(7), 103-111.

« Quand la nature entière pleure avec l’humain
Ce n’est pas au seul règne humain dans son ensemble que nous ouvre notre intelligence, explique Bergson. C’est à notre devoir d’humanisation de la Terre que j’ai évoqué en rappelant que l’expression elle-même est de Pierre Teilhard de Chardin. On peut soutenir en effet qu’une politique de l’humanité en général n’en sera pas une pleinement si elle ne se fonde pas sur ce fait que sont concernées aussi les générations à venir. Cette politique se traduit ainsi en un contrat naturel pour reprendre le titre de Michel Serres, parce que le contrat humain déborde le temps présent. Ainsi, comprendre que la nature m’est confiée par une humanité future m’interdit de me penser « comme son maître et possesseur » selon la perspective « moderne » et technicienne qui à l’idée de nature a substitué celle de ressources naturelles.
Toute la pensée de Bergson est opposée à cette perspective qui s’identifie à la philosophie mécaniciste de Descartes. Pour Bergson le mécanique porte en soi la possibilité de la violence qui est alors opposée à, et dirigée contre, ce qu’il appelle « le travail ordinaire de la vie ».
Sur ce point d’une philosophie de la vie contre le mécanique et le technique, je voudrais ici évoquer la pensée du philosophe andalou Abou Bakr Ibn Tufayl qui, au douzième siècle, dans un roman philosophique intitulé Hayy Ibn Yaqzān, s’avère un précurseur de cette idée, dont la nécessité nous apparaît pleinement aujourd’hui, que l’humain ne se réalise pleinement dans son humanité que lorsque ses actions sont dictées par la conscience écologique qui doit être la sienne, lorsqu’il comprend ensemble le mouvement de devenir ce qu’il a à être et la responsabilité de protéger la vie et son « travail ordinaire ».
Lorsque l’on sait que Hayy Ibn Yaqzān, après sa traduction en latin et plus tard en anglais, est probablement une source d’inspiration de Robinson Crusöe, on comprend la signification de cette œuvre dans l’histoire de la philosophie. Ce livre est le roman d’un enfant portant ce nom (qui signifie « le vivant, fils du vigilant ») et qui, abandonné sur une île n’ayant jamais connu présence humaine, est d’abord recueilli et élevé dans ses premières années par une biche avant de devoir, à la mort de cette dernière, apprendre tout seul à survivre, puis à se développer comme homo perfectus, un humain accompli.
Le moteur premier de ce développement est la question que se pose l’enfant lorsqu’il est confronté pour la première fois à la souffrance que provoque la mort de sa mère la biche : qu’est-ce que la vie qui a quitté le corps de la mère et l’a rendue à jamais sourde aux appels de son enfant ?
Pour répondre à cette question l’enfant disséquera d’abord des animaux morts avant d’essayer de surprendre le principe vital chez des animaux encore vivants, effectuant sur eux, dans son ignorance et dans son innocence, vivisection après vivisection avant d’abandonner cette voie aussi. Plus tard, devenu adulte et ayant accédé à la pleine conscience de soi, de Dieu, de la création, de sa place en celle-ci et de sa responsabilité vis-à-vis d’elle, Hayy comprendra du même coup sa responsabilité de veiller sur la vie, sous toutes ses formes. Il ne prendra de la nature que ce qui est nécessaire à sa subsistance prenant garde de s’assurer que le renouvellement de la vie continue d’être assuré, par exemple en replantant toujours pour rendre à la nature ce qu’elle lui donne. »
– Diagne, S. (2016). Faire humanité ensemble et ensemble habiter la terre. Présence Africaine, 193(1), 11-19.
« Dans un important essai, publié en anglais, sous le titre « Sub specie universitatis », Étienne Balibar réfléchit à l’avenir de la discipline « philosophie » sous l’angle de sa relation à la question de savoir ce que veut dire « parler l’universel ». Parler l’universel, y explique-t-il, relève de trois stratégies totalement différentes : celle de la « double vérité » pour la tolérance séculière, que l’on trouve chez Spinoza et Wittgenstein ; celle de la construction de l’universel comme « hégémonie », telle qu’elle s’analyse chez Hegel et Marx en termes de consciences collectives ou d’idéologies ; celle enfin d’un programme de traduction généralisée dont il écrit « qu’elle émerge de la critique des « paradoxes traditionnels de l’intraduisible » qui font l’objet des travaux de philosophes sociolinguistes et pragmatistes contemporains ». Je concentrerai mon propos sur les deux dernières stratégies.
Parler l’universel comme hégémonie ? J’évoquerai ici, pour configurer la question, la lettre fameuse qu’Aimé Césaire adressa en 1956 à Maurice Thorez pour lui notifier sa démission du PCF et dans laquelle il écrivit entre autres ceci :
Il n’y aura jamais de variante africaine, ou malgache, ou antillaise du communisme, parce que le communisme français trouve plus commode de nous imposer la sienne […] il n’y aura jamais de communisme africain, ou malgache ou antillais, parce que le Parti Communiste Français pense ses devoirs envers les peuples coloniaux en termes de magistère à exercer, et que l’anticolonialisme même des communistes français porte encore les stigmates de ce colonialisme qu’il combat.
Et d’ajouter :
Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans « l’universel ». Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers.
Que l’universel soit hégémonie et qu’on le ressente et le récuse lorsque l’on parle d’un autre lieu que celui où il s’énonce sub specie universitatis, c’est ce qui s’expérimente dans les raisons exprimées par Aimé Césaire pour justifier sa démission du PCF. Dans le discours qui considère que l’universel est affaire d’hégémonie, il est pour ainsi dire naturel que l’on tienne pour chose à inscrire (souscrire, devrait-on dire : écrire sous) sous une hégémonie ou une autre la réalité coloniale qui n’est jamais que contradiction très secondaire : l’universel se joue ailleurs, en son lieu propre, qui ne peut être la colonie. C’est pourquoi Engels pouvait tranquillement écrire que lorsque la révolution sera victorieuse en Europe (le théâtre de l’histoire universelle), les pays colonisés devront « être confiés provisoirement au prolétariat [des anciennes nations coloniales] qui les conduira le plus vite possible à l’indépendance ». On le voit : ce que Césaire reprochait au PCF n’avait rien d’accidentel. C’était une posture qui lui était naturelle et qui était dans le droit fil du propos d’Engels.
Évidemment on peut toujours citer en contrepoint Lénine qui déclarait : « la révolution socialiste ne sera pas seulement ni principalement une lutte du prolétariat révolutionnaire de chaque pays contre sa bourgeoisie. Non ce sera la lutte de toutes les colonies et de tous les pays dépendants contre l’impérialisme international ». Il reste que c’est de la classe universelle que viendra l’émancipation. Dès lors qu’il est entendu que l’universel a un lieu, le paternalisme colonial se traduit aisément en un (grand) fraternalisme des partis communistes du centre, et ce n’est pas mieux.
Même le propos sartrien d’Orphée noir continue de s’inscrire dans la continuité de l’universalisme assuré de soi qui prend ici la figure de la dialectique hegelo-marxienne réduisant la protestation de la Négritude à n’être qu’un moment d’un procès dont le moteur, l’agent véritable, est le prolétariat des pays européens.
C’est contre l’universalisme tranquille dont rien ne vient troubler la bonne conscience que Césaire exige un « universel qui serait riche de tous les particuliers », ce qu’Immanuel Wallerstein appellera aussi un « universalisme vraiment universel ». Il est intéressant à ce propos de noter que le livre d’I. Wallerstein, critique de l’universalisme européen, ne donne pas d’autre indication sur ce que pourrait être cet « universalisme vraiment universel » que cette expression souvent citée par les auteurs de la Négritude, Senghor en particulier : « le rendez-vous du donner et du recevoir ». En effet, Wallerstein à la fin de son livre indique que notre temps « marque la fin de [cette] ère immense » qui pourrait être appelée « âge de l’universalisme européen » et ajoute que se présentent à nous des alternatives dont « l’une serait l’épanouissement d’une multiplicité d’universalismes qui formeraient un réseau d’universalismes universels. Alors, conclut-il, adviendrait le monde du “rendez-vous pour donner et recevoir” à la Senghor ».
De ces différentes expressions, « universel riche de tous les particuliers qui coexistent », « universalismes formant réseau », « rendez-vous du donner et du recevoir », on dira qu’elles restent poétiques, pour ne pas dire naïves, dans leur dimension œcuménique, car elles ne portent pas trace de l’élément de conflit, sauf évidemment dans la dénonciation d’un universalisme de l’exclusion. On peut dire que la pensée balibarienne de l’universel fait avancer dans cette recherche de l’universalisme « vraiment universel », en insistant à son tour sur la nécessité, soulignée par les penseurs de la décolonisation, de remettre en question l’universel européo-centré précisément pour penser la dimension totalement émancipatrice, insurrectionnelle (pour employer un mot qui vient souvent sous la plume d’Étienne Balibar), et donc décolonisatrice sans tergiversation qu’il doit nécessairement comporter.
en insistant justement sur la dimension du conflit qui est inhérente à l’universalisme comme « revendication du “décompte” de ceux qui ont été maintenus en dehors du “bien commun” ou de la “volonté générale”» ainsi qu’écrit Étienne Balibar, commentant l’expression de Jacques Rancière parlant de « la part des sans-part ». Sur le premier point on ne peut manquer de citer entièrement ces lignes tirées du chapitre intitulé « l’antinomie de la citoyenneté » :Nous ne pouvons nous bercer de l’illusion […] que les luttes de classes organisées seraient immunisées par nature contre l’autoritarisme interne qui découle de leur transformation en « contre-État », donc en contre-pouvoir et contre-violence, ni qu’elles représenteraient un principe d’universalité illimitée ou inconditionnelle. Le fait que dans sa majorité le mouvement ouvrier européen et ses organisations de classe soient demeurés aveugles aux problèmes de l’oppression coloniale, de l’oppression domestique, de la domination qui s’exerce sur les minorités culturelles (quand il n’a pas été directement raciste, nationaliste et sexiste), en dépit de bien des efforts et de conflits internes aigus qui forment comme une « insurrection dans l’insurrection », ne doit rien au hasard.
Il faut l’expliquer non seulement par telle ou telle condition matérielle, par telle ou telle corruption ou dégénérescence, mais par le fait que la résistance et la protestation contre des formes de domination ou d’oppression déterminées reposent toujours sur l’émergence et la construction de contre-communautés qui ont leurs propres principes d’exclusion et de hiérarchie. Toute cette histoire – souvent dramatique – attire notre attention sur la finitude des « moments insurrectionnels », autrement dit sur le fait qu’il n’existe rien de tel que des universalités émancipatrices « absolument universelles », échappant aux limitations de leurs objets. Les contradictions de la politique d’émancipation se transposent et se reflètent donc au sein des constitutions de citoyenneté les plus démocratiques, contribuant par là même, au moins passivement, […] à la possibilité de leur dé-démocratisation.
Ce passage est essentiel, qui nous mène à la dimension du conflit, laquelle n’est autre que celle du politique, laquelle, encore une fois, pouvait se trouver offusquée dans l’œcuménisme des expressions que j’évoquais précédemment. Il s’agit en effet de « constitution de citoyenneté » et de « construction de l’universel » tout à la fois, cette construction pouvant alors s’entendre comme la lutte pour l’extension universelle de la constitution, elle-même continue, de citoyenneté. La citoyenneté, « la proposition de l’égaliberté », nous le dit, c’est l’affirmation que la liberté égale l’égalité, que se battre contre l’absolutisme, c’est se battre contre les privilèges. Ce qui nous est dit aussi, c’est que cette égalité se construit dans le mouvement, dans le conflit entre la limitation ou au contraire l’extension universelle. Ainsi, et c’est tout le propos de « la proposition de l’égaliberté », les principes de la révolution de 1789 dont l’universalité est « intensive » doivent-ils pouvoir ou être limités – et la politique d’émancipation qui les a produits se trouvera ainsi dé-démocratisée (lorsque les esclaves furent exclus par exemple des droits qu’ils conféraient), ou au contraire manifester leur « ouverture indéfinie » aux revendications qui seront celles « des salariés, ou des dépendants […], des femmes, des esclaves, des colonisés » ?
L’universel auquel on a affaire est une universalité dont l’énoncé est négatif, marquant ainsi son « indétermination absolue » qui fait, nous dit Étienne Balibar, « toute la force de l’énoncé mais aussi la faiblesse pratique de l’énonciation ». Derechef, le politique s’impose donc lorsqu’il s’agit de la lutte, de la construction « des rapports de force » dont dépend, dans la pratique, le remplissage de la promesse ouverte de l’égaliberté et de la co-citoyenneté portée par l’universalisme intensif qui est la réfutation des différences, de cette hiérarchie dont Césaire repérait les stigmates dans le mouvement même qui se présentait comme émancipation. On voit alors pourquoi Étienne Balibar parle, en une expression qu’il reconnaît paradoxale, d’un « supplément d’universalité » correspondant à « l’incorporation des différences et des singularités dans la construction même de l’universel ».
Je voudrais maintenant aborder la question de l’universel comme traduction, une notion à laquelle j’essaie de réfléchir en une démarche où je m’éclaire de ce qu’écrit Étienne Balibar à ce propos, en particulier dans les lignes qu’il consacre à ce sujet dans « Sub specie universitatis ».
D’abord, permettez-moi d’évoquer brièvement ce qu’il en est du travail que j’essaie de mener sur cette notion. J’ai pensé trouver dans Merleau-Ponty un concept dont il me semblait important de souligner à quel point, malgré les difficultés qu’il présente, il éclaire une tâche philosophique importante pour notre époque : ce concept est celui d’universel latéral. Merleau-Ponty explique en substance que notre époque, qui est de décolonisation, marque la fin d’un universel de surplomb : l’universel postcolonial ne peut advenir que dans l’horizontalité des relations entre les cultures et les langues. C’est du reste ce à quoi le travail de Barbara Cassin, en particulier le Dictionnaire des intraduisibles qu’elle a dirigé, permet aussi de donner contenu : l’universel latéral a à voir avec la traduction et l’intraduisible.
L’universel serait donc traduction généralisée. On pourrait alors étendre à la planète entière ce que Umberto Eco dit à propos de l’Europe lorsqu’il déclare que la langue de l’Europe c’est la traduction. Soit. Mais est-ce à dire qu’il suffit de se donner simplement le modèle d’une traduction généralisée pour voir se réaliser l’idéal d’un universel latéral ? Étienne Balibar attire l’attention ici sur trois points cruciaux qui interdisent encore, en la matière, naïveté et simple enthousiasme œcuménique.
D’abord le modèle ne fonctionne que si l’on ne commence pas par se donner les cultures et les langues comme autant d’insularités closes sur elles-mêmes. Pour bien entendre ce propos, considérons la manière dont Emmanuel Levinas décrit notre monde décolonisé, qu’il dit « désoccidentalisé » mais aussi « désorienté ». Si le modèle est celui d’une sarabande de cultures innombrables, chacune ne se justifiant que dans son contexte propre », il n’y a tout simplement pas lieu de parler de traduction.
Mais justement aucune culture n’est ainsi enfermée en elle-même et c’est bien du reste ce que disent les penseurs de la négritude même si on a l’habitude de les dire essentialistes (c’est souvent la lecture que nous en faisons qui est essentialiste, qui consiste à pétrifier en quelques formules trop bien connues ce qui est un mouvement qui s’est déployé sur des décennies, avec ses contradictions, palinodies et rectifications).
Deuxièmement, il faut savoir tenir compte de la singularité des individus, comprendre que la traduction n’est pas seulement interculturalité mais intraculturelle également. La traduction montre les lignes de partage qui traversent des communautés qu’il ne faut donc pas essentialiser. Sur cette question É. Balibar donne l’exemple des jeunes des banlieues et de leur langue. Il est bien entendu courant de dire qu’avec les jeunes en général, on « ne parle pas toujours le même langage », mais dans ce cas précis, parle-t-on même la même langue ? En tout cas le modèle d’un passage d’un groupe culturel à un autre par traduction ne doit pas manquer de se compliquer pour intégrer à la réflexion le processus de l’individuation, la manière qu’a l’individu de se « construire » comme capacité de se mouvoir dans un univers (multivers) traversé par « les tendances contradictoires vers la standardisation mais aussi la revendication des différences, l’identification aux traditions et les résistances à la normalisation».
Troisièmement (c’était le deuxième point pour Étienne Balibar) il ne faut pas oublier, lorsque l’on se donne ce modèle de la traduction généralisée que celle-ci s’effectue toujours sur fond d’incompréhension (Zygmunt Bauman) ou de différend (Lyotard). On remarquera que le propos de Merleau-Ponty disait aussi cela à sa manière. Voici en effet la citation de Merleau-Ponty :
L’appareil de notre être social peut être défait et refait par le voyage, comme nous pouvons apprendre à parler d’autres langues. Il y a là une seconde voie vers l’universel : non plus l’universel de surplomb d’une méthode strictement objective, mais comme un universel latéral dont nous faisons l’acquisition par l’expérience ethnologique, incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi. Il s’agit de construire un système de référence général où puissent trouver place le point de vue de l’indigène, le point de vue du civilisé, et les erreurs de l’un sur l’autre, de constituer une expérience élargie qui devienne en principe accessible à des hommes d’un autre pays et d’un autre temps.
Le système de référence général donc, la traduction généralisée, ce n’est pas la co-présence sans difficulté ni problèmes des langues et des perspectives qu’elles découpent, c’est bien aussi celles des « erreurs », de l’incompréhension et du différend.
Me faut-il conclure ? Oui, pour ce qui est de m’arrêter. Non, pour ce qui est de ramasser tout cela en formules qui closent. Étienne Balibar indique qu’il ne s’agit pas de renoncer à l’universel pour penser le multiculturel mais de s’aviser que « le procès » où les différences anthropologiques loin d’être « obstacles internes à l’universalisation des droits du citoyen et au devenir citoyen du sujet » sont au contraire « le point d’appui pour un « devenir sujet du citoyen » (au sens actif, est-il précisé), ce procès-là donc est « déjà en cours». Il s’agit de le penser pour l’accompagner. Politiquement. »
– Diagne, S. (2014). Penser l’universel avec Étienne Balibar. Raison publique, 19(2), 15-21.
« Édouard Glissant a consacré un texte court, mais important, à Michel Leiris. Où il écrit :
« Le réel est totalité qui sans fin se trame. La passion de Michel Leiris sera de déchiffrer cette trame et d’en donner un équivalent poétique, mais non pas à tout venant : à chaque recoin où il avait chance de se surprendre, en tous lieux où il se trouverait impliqué à l’Autre, par toute parole qui mettrait en jeu ce rapport. »
On fera rapidement cette première remarque, évidente, qu’à bien des égards ce que dit ici É. Glissant de la « passion de Michel Leiris » pourrait s’appliquer tout aussi bien à la sienne propre dont se soutient son œuvre infinie de tramer.
On notera surtout, justement, l’importance de cette notion de la « trame ». Ce que Glissant trouve de remarquable chez l’auteur de L’Afrique fantôme est, dit-il, une « minutie dans l’observation » dont le résultat évite deux écueils qui sont, d’une part, celui de la pure fragmentation, « la vision fragmentée du réel », et de l’autre celui de « la théorie généralisante » ou de « l’universel généralisant ». L’attention minutieuse donc, qui sait écouter les choses (et É. Glissant de rappeler ici la parole de Claudel – « l’œil écoute », p. 207) ne conduit pas à une simple énumération de fragments empilés en un chaos mort, qui n’a donc rien à voir avec le chaos-monde continûment proliférant. Elle ne succombe pas non plus à l’impatience théorique de vite se donner un universel sous lequel subsumer un divers qui, sitôt posé est ramené à l’un, et donc perdu. Entre fragment inerte et généralisation qui ne mord sur rien il y a donc la trame qui suppose, contre l’impatience, le « suspens ». Justement tout l’art de la prose de Michel Leiris, nous dit É. Glissant, est dans ce suspens « qui n’ira pas “à sauts et gambades”, mais qui s’étendra comme l’occasion de la durée, et de l’espace, de l’écriture » (p. 205).
Bref, l’ethnographie qui prend le temps de poser sur les choses un “œil qui écoute” et qui prend le temps de l’écriture est celle-là seule en mesure « d’étudier [les contacts] de culture » dans leur nature « fluente », « inattendue », ou encore « imprévisible » comme Glissant dit souvent.
On sait que la philosophie, pour mieux être l’affaire de « fonctionnaires de l’universel », a longtemps rejeté hors de soi, vers les ténèbres extérieures à son discours, le divers de l’anthropologie. Le Kant des Fondements de la métaphysique des mœurs est méconnaissable sous les traits du philosophe qui s’égare, dans tous les sens du mot, dans la profusion bariolée de la géographie des humanités qui peuplent la terre ; l’entreprise husserlienne de reconstruire « la philosophie comme science rigoureuse » a posé son opposition à ce qu’elle a appelé « anthropologisme » et « psychologisme » comme la condition même de sa possibilité : il faut nécessairement, dit en substance Husserl, fermement, séparer l’attitude naturelle, naïve (celle de l’écoute de l’œil, justement), de la posture transcendantale. Ainsi l’exploration de l’universelle grammaire du Logos suppose précisément d’être menée dans le silence des langues empiriques que les humains parlent effectivement, même si certaines, les indo-européennes, surtout le grec et l’allemand dira Heidegger, peuvent en apparaître comme des réalisations moins confuses que les autres.
Maurice Merleau-Ponty est un des premiers à avoir clairement perçu l’impasse où menait ainsi une démarche philosophique qui avait pourtant voulu faire retour « aux choses mêmes » lorsqu’il déclarait, en 1933, vouloir tenir compte des enseignements de l’ethnographie. Et le même Merleau-Ponty d’insister sur l’importance d’un tout petit écrit de Husserl dont il a vivement souhaité qu’il fût publié dans les œuvres complètes du philosophe. Il s’agit d’une lettre de celui-ci, adressée à Lucien Lévy-Bruhl, datée du 11 mars 1935, écrite à la suite de sa lecture du livre de l’ethnologue, La Mythologie primitive, paru la même année. Ce qui fait l’importance de cette lettre, insiste Merleau-Ponty, c’est que Husserl y admet que le philosophe ne saurait avoir un accès immédiat à l’universel par la seule réflexion, qu’il ne saurait se passer de l’expérience ethnologique du divers ou construire ce qui constitue la signification d’autres expériences et cultures en se contentant de faire varier, dans l’imaginaire, ses propres expériences. Bref, il n’y a pas une universalité philosophiquement constituée d’abord, stabilisée au préalable, et qui s’intéresserait ensuite, de l’extérieur, et depuis sa tranquille assurance de soi – suave mari magno – à la prolifération et la fluctuation ethnographiques. S’installer au « contact des cultures » c’est au contraire épouser le mouvement, faire l’expérience qu’il n’y a pas un commencement qui serait le sol ferme d’une grammaire universelle, pure, mais que l’on a affaire à un processus indéfini de créolisation. Il n’y a pas un « monde » dont il faut chercher à dire « la prose », ce qui est, c’est un « chaos-monde » dont il faut savoir entendre « la poétique », qui est celle de la Relation.
Voilà qui ramène à Édouard Glissant, à ce qu’il découvre dans l’œuvre de Michel Leiris et qu’il appelle « le plein d’une ethnologie de la relation » (p. 206). De cette ethnologie qui donc sait, dans la durée de l’écriture, « décrire avec probité pour mieux établir rapport, pour mieux fonder l’échange » (p. 206) et viser « un rapport vrai – libéré – à l’Autre » (p. 210).
[…]
Parler de rhizome est ici bien sûr rappeler quelle liaison s’est tissée entre la pensée de Deleuze et celle du Tout-Monde. Si j’ai voulu aussi indiquer une manière de lire ensemble Glissant et Merleau-Ponty c’est parce que ce dernier est lui aussi un penseur d’un monde décolonisé, d’un monde donc qui oppose sa proliférante diversité à l’emprise et l’empire de l’Un, où nous sommes tous ramenés à la situation de trouver nos points de départ dans la langue que nous parlons et dont nous savons désormais qu’elle n’est qu’une parmi beaucoup d’autres. Merleau-Ponty déclare alors de ce monde qu’il nous enseigne que l’universel n’est pas ce qui surplombe l’empirique, le réel, la trame mais au contraire quelque chose à continuellement négocier en des passages obliques entre plusieurs langues, entre ce qu’il appelle des « styles » différents d’expression (et qui correspond dans une large mesure à ce que Glissant appelle une « poétique du monde »).
Pour le distinguer de l’impérial « universel de surplomb », Merleau-Ponty l’appelle « une sorte d’universel latéral » dont il écrit que nous l’acquérons à travers l’expérience ethnologique et sa manière de mettre à l’épreuve toujours le même à travers l’autre et l’autre à travers le même. La tâche est donc, avec une « raison élargie » d’explorer cet universel latéral, qui requiert la patience des passages obliques, ce suspens et cette durée dont parlait Édouard Glissant. On peut aussi l’appeler, d’un mot : traduction. On n’oubliera pas ce qu’en dit Glissant : pour lui en effet, la traduction est « art de la fugue parce que chaque traduction aujourd’hui accompagne le réseau de toutes les traductions possibles, de toute langue en toute langue ». »
– Diagne, S. (2014). Édouard Glissant : l’infinie passion de tramer. Littérature, 174(2), 88-91.
« Il y a toujours beaucoup d’hésitation à qualifier la pensée philosophique en parlant, par exemple, de philosophie chinoise, indienne, tibétaine, sud-américaine ou africaine, mais aussi de philosophie chrétienne, juive ou islamique. On pourra ainsi, par exemple, se demander si les pensées indiennes, chinoises et tibétaines examinées comme « philosophies d’ailleurs » devraient être considérées comme des philosophies. Si subsumer sous le même concept ce que d’aucuns préféreraient appeler des « sagesses » ou des « spiritualités » n’est pas signe ou cause d’une certaine confusion. Pourtant, on aurait peut-être moins de problèmes à parler de philosophie chrétienne, islamique ou juive, alors que ces qualifications concernent bien évidemment des traditions spirituelles, simplement parce que l’on aurait à l’idée, comme étant ici l’essentiel, le dialogue avec la philosophie grecque où ces traditions de pensée se sont constituées. En ce sens les philosophies juive, chrétienne et islamique seraient encore « d’ici », quand les pensées qui se sont développées dans d’autres traditions religieuses seraient « d’ailleurs » – encore qu’en fait les pensées hébraïques, arabes ou persanes restent en dehors de l’histoire de la philosophie telle que le xixe siècle européen l’a construite.
Mais « philosophie sud-américaine » ou « philosophie africaine » ?
[…]
Que peut la philosophie ? », « Les cultures orales, les langues et la philosophie » et « Explorations artistiques de la réalité ». Cette liste des thèmes de la rencontre montre bien l’esprit dans lequel on a voulu qu’elle fût placée : celui d’une mise en relation d’histoires, de problématiques, de démarches et d’approches nées de défis et d’expériences comparables, au-delà du seul fait que beaucoup de Sud-Américains retrouvent une origine africaine dans leurs généalogies plurielles. Une remarque capitale à faire ici étant que le dialogue est ainsi directement établi entre ces régions africaine et sud-américaine, c’est-à-dire qu’il se déroule sans la médiation d’un centre supposé être toujours l’interlocuteur universel, l’ici, qui les disposerait autour de soi, à sa périphérie.
Il n’y a pas de périphérie et donc pas de centre. Il y a une activité philosophique des humains partout où ils se trouvent, qui va dans plusieurs directions, qui est posture herméneutique devant les œuvres d’art, distance critique devant les traditions, réflexion sur le langage, l’oralité et l’écriture, sur le développement des sciences, mais aussi sur les conditions politiques de l’émancipation, sur les modernités, sur la mondialisation, une activité qui est pensée de l’humain et des droits qui lui sont attachés… Qui est aussi évaluation de sa propre histoire. »
– Diagne, S. (2011). Philosopher en Afrique. Critique, 771-772(8), 611-612.

Cette formule de Hjelmslev pourrait être épinglée en épigraphe au présent ouvrage du Père Kagame, consacré à la philosophie Bantu. En effet, l’étude comparée des langues de l’aire culturelle Bantu, fruit d’une vaste, longue et minutieuse enquête, constitue ici, le support et le guide de la spéculation philosophique.


Amère désillusion cependant : alors qu’elle imaginait y trouver un enracinement possible, un lieu, enfin, d’appartenance, la femme vieillissante est progressivement rejetée par sa belle-famille. Dans cette maison où elle pensait se reconstruire, son être entier commence à s’émietter. Prisonnière d’un espace immense, d’une rue qui semble l’observer, d’un flot d’images télévisées et de pensées qui l’assaillent, Sali suffoque et ne sait plus que faire.
Partir ? Mourir ? Se résigner ? Non, il ne faudrait jamais se résigner dans un monde où, malgré le règne des apparences, la folie du sang et la médiocrité si bien partagée, des hommes et des femmes tentent, à leur manière, de survivre.
Récit aux allures de monologue intérieur, Cacophonie plonge le lecteur au coeur de la détresse et des pensées d’une femme en butte à la solitude mais aussi aux prisons qu’elle se construit. Y reviennent, lancinantes, la douleur de l’abandon maternel et la difficulté de la quête de soi. Un texte âpre mais lucide et nécessaire sur le monde contemporain, l’Afrique et la construction de soi. Un texte dont les pages vibrent de la violence du cri longtemps contenu mais qui, cependant, n’abandonne pas l’espoir qu’a chacun de trouver, un jour, sa place dans le monde, le « canari où se reposer »
Nathalie Carr



En attendant que leur sort soit fixé, les ragazzi croisent toutes sortes de figures: un curé atypique qui réécrit leurs histoires, une femme engagée à leur offrir l’asile, un homme déterminé à le leur refuser, un ancien ragazzo devenu interprète, ou encore un poète sauvage qui n’écrit plus.
Chaque personnage de cette fresque, d’où qu’il soit, est forcé de réfléchir à ce que signifie la rencontre avec des hommes dont, au fond, il ne sait pas grand-chose. Tous constituent autant de regards sur une situation moins connue qu’il n’y paraît; autant de voix désaccordées, mêlées, pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à la fin, jusqu’au silence imposé par l’ultime voix du chœur.



C’est l’histoire de cet endroit où erre un je en chipongtong, tout malheureux par un chagrin d’amour. Dans sa dégringolade, cette femme qui déballe ses affaires, tombe exactement là où elle ne voulait pas aller : dans l’ile de ses parents, Martinique.
C’est l’histoire parallèle de ce retour au pays prénatal. De cet endroit qu’il faut aussi traverser. Traverser les douleurs, les aberrations, les assimilations, les espoirs déçus, les luttes d’affranchissement, l’espoir sans cesse remis en terre. La Martinique, au final, qu’est-ce c’est : un grand supermarché, une blessure à ciel ouvert, un terrain vague, un paradis en kit, une terre à conquérir ?
Véronique Kanor raconte son je et son île au féminin écorché. Dans une poésie tranchante, elle dissèque la solitude, l’exil, le retour au pays et à l’amour. Son regard s’attarde sur chaque peau d’homme et tente d’en endosser une.

Le sang rivé est un hymne à la nature des Antilles, cette rive de l’Atlantique, éloignée de l’Afrique-mère à laquelle enfin l’homme noir hier encore esclave a fini par s’adapter.
Le sang rivé est un manifeste d’enracinement dans cette terre d’adoption : le noir africain arrivé aux Antilles y fixe son sang ; percevant désormais le monde à partir de son lieu.
Le sang rivé est une exposition de soi : l’écrivain assume clairement son statut de poète engagé, partageant l’histoire de son peuple sans oublier de se mesurer aux autres histoires du monde.


Y. Mudimbe représente, dans sa triple composante – poésie, essai philosophique, roman -, une des voix majeures de ces vingt dernières années. Lire cette oeuvre, c’est d’abord chercher ce qui en constitue la cohérence, repérable à la fois dans les conditions de son émergence – le Zaïre des années 60 – et dans cette expérience primordiale et toujours renouvelée qu’est, pour l’écrivain, ce qu’il appelle la » déchirure « .
Le parcours critique proposé dans cet essai permettra aussi de prendre la mesure de quelques-uns des enjeux du débat intellectuel et littéraire dont l’Afrique est aujourd’hui le théâtre et où s’affirme – il est temps de s’en aviser, ici et là – le droit à la subjectivité et au paradoxe. C’est en définitive sur l’exercice de ce droit que se fonde l’œuvre de Mudimbe. Cette ascèse le conduit à jeter une lumière crue aussi bien sur les illusions de la rhétorique du discours que sur les « limites de la science » et rend le sujet à la pensée et à l’écriture.



Peu de ses prises de position sur l’Afrique sont innocentes. La passion qui les anime est celle de l’indignation. Son public virtuel étant d’abord africain, il essaie de se tenir à bonne distance des canons traditionnels de l’esthétique littéraire – quand il ne lui tourne pas résolument le dos – de façon à ne pas succomber à ce que Jean-Marc Ela appelait « la crise du regard » (occidental) sur le continent. Il fallait non seulement débusquer l’ésotérisme des vérités uniques et de la transcendante « raison » des autres, mais aussi questionner les fonctions normatives de la critique littéraire. Il fallait ignorer de nombreuses règles souvent non écrites mais bien prégnantes.
En renonçant donc à assujettir les productions culturelles d’Afrique et de la Diaspora à « l’odeur du père », Ambroise Kom a refusé de penser par procuration. Car il ne s’agit pas d’attendre une manne qui tomberait d’un improbable ciel ou d’un messie qui viendrait nous sauver d’une quelconque malédiction, mais de décrypter les enjeux qui nous interpellent, et de contribuer à énoncer une africanité susceptible d’élaborer sereinement une (post)modernité alternative.
Naturellement, cette démarche de résistance et de dissidence ne pouvait s’opérer sans risques : elle a conduit à affronter quelques écueils et à assumer quelques cicatrices. Il espère cependant qu’elle aura contribué à la réévaluation des conditions de parole. L’objectif ici est l’élargissement du champ d’investigation des études littéraires et culturelles africaines et le renouvellement des modes de pensée de soi.




Except Obama isn’t a terribly reliable narrator. At key moments, A Promised Land diverges from earlier accounts offered by his chief aides, his record in office, or his two previous memoirs. These silent adjustments are the most revealing portions of the book. They suggest what he’d most like to forget about his career—his mistakes in office, the compromises he made during his rise, and where he fears history will judge him most severely.
Consider these four examples.
1. Trump
Obama’s summary of his relationship with the Donald is simple. He was only “vaguely aware” of Trump until the celebrity billionaire turned into the country’s leading birther. After ignoring the lie for as long as he could, Obama released his birth certificate to put an end to the discussion. Overruling his advisers, David Plouffe and Dan Pfeiffer, he called a press conference where he urged journalists to stop paying attention to ludicrous distractions and focus on the serious issues facing the country. Then he made fun of Trump at the White House Correspondents’ Dinner a few weeks later for kicks.
It’s a plausible story, but it’s not the one that Plouffe has told about the administration’s approach to Trump. Plouffe’s version, as told in Obama: An Oral History, is worth quoting in full:
There was strategy. Lifting up Trump as the identity of the Republican Party was super helpful to us. The president went out in the briefing room to present his long-form birth certificate, [but] really to continue the dance with Trump. Our view was lifting Trump up at the White House Correspondents’ Dinner, you know, as kind of the example of the Obama opposition. There was a strategy behind the material and the amount of time we spent on Trump. Let’s really lean into Trump here. That’ll be good for us.
A final verdict will have to wait until the release of the relevant archives from Obama’s White House years. But for now I incline toward Plouffe’s telling for two reasons.
To begin with, Plouffe followed a similar strategy in the 2010 edition of his book, The Audacity to Win. Trump hadn’t yet made himself the apex predator in the conservative food chain, so Plouffe used a different cast of characters, writing, “The real energy in the [Republican Party] is coming from Sarah Palin, Rush Limbaugh, Glenn Beck, and other rocks stars of the hard-right punditocracy. . . . Palin, Limbaugh, Beck, and their ilk are leading the Republican Party. They are the grandmothers and grandfathers of the Tea Party movement.”
And you can understand why Obama would not want to take the credit for casting Trump as the GOP’s spokesman. The results of the strategy—well, they weren’t great.
Besides, it’s not the only time where Obama seems to have shaded the truth. Which brings us to . . .
2. Deficits
Remember the deficit? It really was a thing, for a while, dominating the domestic policy debate for much of Obama’s first term.
According to Obama, though, he never bought the hype. After the GOP roared back to life in the 2010 midterms, he complains, “the election results seemed to have turned all of Washington into deficit hawks.” But not the Obamanauts. “All of us in the White House thought that enacting the House GOP’s agenda of deep federal spending cuts would result in absolute disaster,” he explains, adding that “the best thing we could do to lower the deficit was to boost economic growth—and with aggregate demand as weak as it was, this meant more federal spending, not less.”
True enough, but also misleading. Although his White House team didn’t support the Republican austerity program, plenty of his advisers were eager to take an ax to the federal budget. The political team welcomed the chance to reestablish his moderate credentials. “We’re going to need a period of ugliness [with the left],” one administration official recalled Plouffe arguing at the time, “so that people in the center understand that we’re not wasting their tax dollars.”
Influential economists in Obama’s world agreed. Peter Orszag, director of the Office of Management and Budget, wrote a secret memo for Obama in 2009 warning that the country was headed toward a fiscal crisis. In January 2010, almost a year before the GOP rout in the midterms, Obama proposed freezing discretionary spending for three years. Even when he was running for president in 2008, Obama promised that during his watch the average level of federal spending would be lower than under George W. Bush.
To be fair, Obama moved past his deficit phobia during his second term. But the evidence suggests that this process took time. Which was also the case with his views on . . .
3. Immigration
Here again, A Promised Land tells a straightforward story. He didn’t worry much about immigration before moving to Chicago, where living and working alongside predominantly Mexican immigrants as a community organizer “opened my heart to the human dimensions of issues that I’d once thought of in mainly abstract terms.” From then on, his sympathies would always be with immigrant communities.
It’s a standard Democratic story today. It’s not, however, the account that Obama gives in The Audacity of Hope, published in 2006.
There, too, Obama said that working with immigrants in Chicago broadened his mind. But his evolution didn’t end there. After returning from law school, he wrote, Obama discovered new tensions between the Black and Hispanic communities. “Many blacks share the same anxieties as many whites about the wave of illegal immigration flooding our Southern border,” he said, adding, “not all these fears are irrational.” Obama then touted his support for a bill “requiring that any job first be offered to U.S. workers.” After drawing attention to the political power of the anti-immigrant cause , he admitted, “If I’m honest with myself, I must admit that I’m not entirely immune to such nativist sentiments. When I see Mexican flags waved at proimmigration demonstrations, I sometimes feel a flush of patriotic resentment. When I’m forced to use a translator to communicate with the guy fixing my car, I feel a certain frustration.”
As of 2006, Obama’s heart, it seems, was still just partway open.
4. Harold Washington
The most telling instance of Obama’s airbrushing of his record is also one of his most obscure edits. It concerns his assessment of Harold Washington, the first Black mayor of Chicago, who was serving in office when Obama moved to the city in 1985. Washington’s victory was an enormous inspiration to his supporters, but his first term was consumed by vicious racist attacks—including from fellow Democrats—that brought government to a virtual standstill. He won re-election in 1987, only to be struck down by a heart attack early in his second term, handing the city back to his enemies.
A Promised Land’s assessment of Washington is tempered but forgiving. Obama writes that the shortcomings of Washington’s tenure revealed the power of racial backlash and the pitfalls of building a movement around a single charismatic leader—issues that would, of course, raise themselves again during his presidency. But he doesn’t linger on Washington’s shortcomings. “What a force he was for those five years,” Obama writes. “Chicago changed on his watch,” he insists, citing improved city services, better schools, a fairer distribution of government jobs, and more racial diversity in corporate hiring.
Obama was not always so generous. “I wanted Harold to succeed,” he wrote in Dreams from My Father, published in 1995. “His achievements seemed to mark out what was possible; his gifts, his power, measured my own hopes.”
But he couldn’t lie to himself:
At the margins, Harold could make city services more equitable. . . . But beneath the radiance of Harold’s victory, in Altgeld and elsewhere, nothing seemed to change. I wondered whether, away from the spotlight, Harold thought about those constraints. Whether . . . he felt as trapped as those he served, an inheritor of sad history, part of a closed system with a few moving parts, a system that was losing heat every day, dropping into low-level stasis.
A historic candidacy with pedestrian results, a government drifting into entropy, a legacy of disappointment—man, that sounds familiar.
The young Barack Obama was an insightful guy. Just imagine what he would say about A Promised Land. »
– Timothy Shenk


« Depuis 1960, les conflits se sont accrus en Afrique au point de faire dire à certains analystes qu’elle constitue le continent le plus exposé aux crises et conflits. On y a dénombré des crises et conflits nés des coups d’État récurrents ou liés à l’explosion de la violence juvénile, dans les métropoles urbaines.
Pour en réduire l’occurrence ou les solutionner, plusieurs mécanismes ont été mobilisés par les États et la communauté internationale, pour bâtir la paix. L’ensemble des mécanismes, malheureusement, ont peu tenu compte des bonnes pratiques des acteurs politiques et sociaux africains. Pourtant, l’Afrique ancienne garde une tradition originale en matière de gestion des différents des différends et de règlement des conflits. Il s’agit de la palabre ainsi que des mécanismes connexes, entendus comme lieu de rencontre et intelligence collective pour une cohésion sociale.
Cette réflexion se propose ainsi, compte tenu de la prolifération des conflits en Afrique et de l’inadaptabilité des réponses proposées, de remonter l’histoire et de faire appel aux mécanismes traditionnels de prévention et de gestion des conflits africains, et à l’éthique communautariste, définie par la Maât et l’Ubuntu. Ces éléments sont des outils indispensables pour les peacemakers, dans le cadre d’une paix globale et efficiente. »
– La palabre et les mécanismes connexes: Contribution à l’enracinement de la paix dans l’Afrique actuelle, par Alphonse Zozime Tamekamta


















