

« Ce n’est pas un enterrement, c’est une révolution (This is not a burial, it’s a revolution), de Lemohang Jeremiah Mosese
Une battante dans un monde à vau-l’eau
Dans ses courts métrages, Lemohang Jeremiah Mosese abordait souvent le poids du christianisme de façon expérimentale : For Those Whose God is Dead (2013) où trois personnages distincts sont déçus par leur croyance, Behemoth: Or the Game of God (2016) où un prédicateur charrie sans succès un cercueil dans les rues pour trouver des adeptes. Et dans son essai vidéo de 2019, Mother I am Suffocating. This is my last film on you, une femme porte une croix géante et entre en pénitence… Il revient ici sur ce thème avec une approche métaphorique dans un long métrage tourné au Lesotho en sesotho, aussi envoutant que dérangeant, qui a fait l’ouverture du festival Afrikamera de novembre 2020 à Berlin après avoir été présenté à Venise et Sundance.
Dans la « plaine des larmes », que l’on appelle aussi « Nazareth », on a l’habitude de la douleur. Au Lesotho comme dans bien des contrées sud-africaines, les femmes attendent le retour des hommes partis travailler dans les mines. Les mines d’or ont emporté dans des accidents tous les fils de Mantoa (Mary Twala Mhlongo). Son dernier vient aussi d’y passer. « Où est mon enfant ? » La musique, contemporaine, se fait dissonante. A 80 ans, veuve et désormais seule, elle disjoncte. « Tout comme Dieu, la réalité lui semblait de plus en plus loin, jusqu’à devenir toute petite », dit le narrateur (Jerry Mofokeng Wa Makhetha) en soufflant des rythmes dans sa lesiba, instrument traditionnel basotho. L’orage ajoute à la consternation. La musique se fait symphonique. La religion catholique, qui fut un pilier de sa vie, devient une pierre à traîner. C’est le début d’une longue nuit.
Et voilà que la construction d’un barrage doit submerger le village. Un relogement est proposé. « Que vont devenir nos tombes ? », demande Mantoa, bientôt suivie par les autres habitants tandis que les bulldozers sont déjà à la tâche. Mais à qui appartient cette terre autrefois prêtée par le roi ? Qu’est-ce qui sauvegardera le passé ? Que deviendront les morts de la peste ou des guerres légendaires qui gisent là, dans la « plaine des larmes » ?
Tandis que le curé voudrait lui faire accepter son destin, Mantoa s’accroche à ce qui ne se voit pas. Elle veut partager le repos éternel avec sa famille. Elle prépare sa tombe, mais la mort l’a oubliée. « Ecoutez cette nuit dangereuse, conseille le narrateur sans nom, sinon personne ne survivra ». L’enjeu est la résurrection, non des morts mais des vivants : dans son dernier souffle, Mantoa propose à son peuple sa révolte, une révolution.
Ce pourrait être pour le réalisateur sa grand-mère, originaire d’un village menacé par un barrage et dont la lutte finit par s’essouffler. Pour profiter de son émulation artistique, Lemohang Jeremiah Mosese vit à Berlin depuis 2012, mais le Lesotho l’habite. Il connaît la relation des habitants avec leur terre, qui n’est pas seulement vitale en revenus mais spirituelle. Ils y sont nés, c’est la terre de leurs ancêtres.
Un tel conte, baigné dans une esthétique expressionniste effrénée, plonge dans le lyrisme pour mettre en exergue ce qui agite ce village condamné. Au-delà de la mort de l’enfant et de l’inondation programmée, une urgence travaille Mantoa et les habitants : se définir un avenir possible dans un monde impossible, un avenir qui ne renie pas le passé, un avenir qui défie la mort où nous conduisent les contraintes économiques et les autorités.
Lemohang Jeremiah Mosese opte pour un décalage permanent : musique électronique contemporaine, clairs-obscurs, robes signifiantes, jeu sur les cadres et des tableaux plutôt que des dialogues. Le danger est d’éloigner le spectateur du sens. L’atout est de le fasciner sans trop en dire pour attiser sa réflexion. Nous perdons-nous dans le regard fixe de Mantoa ou bien nous guide-t-il vers une résistance ? Vous en déciderez. Le prix du jury à Sundance saluait « une cinématographie visionnaire ».
Effectivement, le film suspend le temps pour mieux l’appréhender. Il développe l’imaginaire pour mieux ancrer dans la réalité. Il développe la symbolique pour mieux élargir le discours. A une époque où nous avons peu à peu la certitude d’avoir tous un pied dans la tombe, c’est brûlant d’actualité.
« Ce n’est pas un enterrement, c’est une révolution » : le titre sonne son appel, et nous aide à saisir le final. L’enjeu est que ce ne soit pas un slogan mais un langage des corps, alors que les habitants sont ballotés par ce qui leur tombe dessus et que le film est centré sur le trouble de Mantoa.
La nécessité de cette mosaïque d’images ne se dévoile que si l’on écoute la force des éléments, que l’on ressent les harmonies naturelles autant que la déconnexion entre la beauté des paysages et la pauvreté des humains, que l’on regarde le ciel omniprésent et que l’on met le rationnel de côté pour accueillir l’incertitude.
Ce n’est pas le fantastique qui est ici convoqué, et encore moins le merveilleux : c’est seulement la poésie qui met le rationalisme de côté. Mantoa se bat, au point de tenter de voir le ministre ! Elle est fidèle à sa culture (habits, culte des morts, spiritualité) et à ses valeurs (elle soigne un vieux). C’est en leur nom qu’elle transgresse les attentes, au point qu’on la prend pour folle. L’exil n’est plus ici la promesse d’un ailleurs mais un voyage identitaire qui lui demande de se mettre à nu.
A travers Mantoa, Ce n’est pas un enterrement, c’est une révolution communique à la fois le sentiment tragique de l’écroulement d’un monde et une confiance têtue dans le renouveau. »

« Ce sont des livres lus et appréciés, des musiques découvertes qui restent dans la tête, des clips qui ont enchanté, des œuvres plastiques qui ont sublimé le regard ces dernières semaines. Partage non-exhaustif de coups de cœur culturels, cette semaine, de Anne Bocandé et Alice Lefilleul.
Brûler brûler brûler de Lisette Lombé (Editions L’icononop)
« Et je ne m’excuserais pas du mot « guerrières » […]
Voilà ce que je verrais : un majestueux animal collectif !
Un gigantesque poisson aux écailles métalliques avec chaque écaille-femme, chaque écaille-fille, chaque écaille-mere armée à sa manière pour riposter contre la violence du système »
Incandescent, le recueil de Lisette Lombé respire l’urgence de dire les injustices, de rompre les silences, d’éclairer les invisibilisé.es, les corps stigmatisés, les paroles bafouées. Construite avec des formules de répétitions et régulièrement comme une adresse, la poésie de Lisette Lombé s’immisce, se ressent, s’ancre dans l’intime. Elle est intime. Elle est politique.
Sade de Antonya David Prince
Sorti il y a un peu plus d’un an le premier album de la poétesse Antonya David Prince, Vulnérâmes, célèbre la vulnérabilité, l’hypersensibilité, la fragilité, l’expression de l’intime comme force. L’artiste, avec la complicité du rappeur Elom 20ce, qui produit cet album, vient de sortir le premier clip de l’opus. Elle a choisi de mettre en image le titre “Sade” qui évoque le sujet de la fausse couche, de la perte d’un enfant avant sa naissance.
Mère à mère. Sindiwe Magona
Une femme écrit à une autre. Son fils a tué sa fille. Sous sa plume c’est toute une histoire de la violence qui prend forme : l’apartheid et son cortège d’atrocités mais aussi la force qu’il faut pour traverser cela, rester debout et donner la vie. Editions Mémoire d’encrier
Pluie et vent sur Télumée Miracle. Simone Schwarz-Bart
Il est toujours bon de revenir à ce chef-d’oeuvre de la littérature caribéenne publié en 1972. Télumée Miracle, petite paysanne de Guadeloupe et descendante d’esclavage, vit, souffre, aime, grandit, vieillit sans jamais perdre foi en la beauté des choses qui l’entourent. Sous la plume poétique de Simone Schwarz-Bart, la nature s’anime, et nous ouvre les portes d’un monde magique et luxuriant.
Le chant de corbeau. Lee Maracle
Nous sommes en 1950, dans une petite communauté de la Première Nation Salish sur la côte-ouest canadienne, non loin de Vancouver. L’épidémie de grippe asiatique qui fait rage dans le monde ne s’arrête pas aux limites de la réserve et s’abat sur sa population qui doit faire face seule, aucun médecin blanc ne se déplace pour les soigner. Les femmes de toutes les générations font corps et se mettent au chevet des leurs. Leurs gestes, leurs réflexions, leur esprit de résilience forment une réponse profonde à ce monde sens dessus dessous. Et si les épidémies avaient pour objectif de brasser l’univers quand il prend la mauvaise direction? Un roman puissant. Editions Mémoire d’encrier.
L’âme du peuple noir de Roméo Mivekanin à Abidjan
Depuis 2016, l’artiste Roméo Mivekannin peint des œuvres sur d’immenses draps à partir de tableaux et de photographies d’archives représentant des personnes noires. Un travail au long cours, une sorte de “bibliothèque”, pour se souvenir, connaître l’Histoire, questionner les représentations d’hier à aujourd’hui. L’artiste se représente lui-même à l’intérieur de ses tableaux, pour, dit-il “Mes visages fixent alors ceux qui regardent, ceux qui viennent me rendre visite dans cette galerie, le rapport dominé/ dominant change, nous sommes sur un pied d’égalité. Alors je me nourris de ces regards et je recompose ce qui devient mon identité. Une identité nouvelle”. »
– La poésie dans tous ses états #1. Des oeuvres de résistance-résilience, par Anne Bocandé & Alice Lefilleul

« Jonathan Kilando, l’éphémère comme garde-fou de nos désespoirs
Une nouvelle voix s’élève du continent africain. Une voix jeune et pleine de la fougue des mots créateurs, celle de Jonathan Kilando, poète congolais originaire de Lumumbashi. « Balade des mots », le premier recueil de ce jeune talent prometteur, vient d’être publié en juin 2020 aux Editions Krist’Art. Son éditeur, Etienne Lunda, lui aussi jeune artiste congolais, a voulu donner sa chance à Jonathan Kilando car il a « du contenu de qualité, selon que son cœur s’y exprime librement, et une forme laissant planer l’abstrait et le beau ».
Et nous accompagnons volontiers Jonathan Kilando dans sa « balade des mots », ce jeune auteur africain qui marche « le long du quai philosophique », n’hésitant pas à « bouscule[r] quelques horizons » au passage. « Brisant les chaînes des interdits littéraires » pour courir « jusqu’à la source des eaux sensibles », Jonathan Kilando sculpte le verbe au passage, à grands coups de rime. Comme un griot ou un troubadour, les mots de Jonathan Kilando font passerelle, entre les mondes et entre les sensations :
« Entre ciel et terre, sur ce pont ;
Je marche sur des mots fantômes »
Conscient du caractère fugitif de la vie et des choses, mais ne cherchant pas à le retenir, Jonathan Kilando développe ainsi une poétique de l’éphémère :
« La vie c’est ce moineau
Qui nous tire çà et là
Unis par son anneau
On s’envole hélas ! »
« Et ta peau de cire qui fond,
Entraînant mes doigts qui vont
Vouloir te soutenir… »
« Ton absence est un petit point
Qui rit de moi un peu plus loin »
« J’ai vu la lumière du soleil
S’évader,
Tout s’est passé en un clin d’œil
Décalé… »
Face à la fugacité des choses, le poète met aussi en garde contre l’illusion voire l’aliénation des émotions et des sentiments, qui peuvent vite devenir « des sensations sanguinaires, tourment imaginaire »… Surtout pour qui cherche à entrer – ou à se renfermer – dans des dynamiques de contrôle :
« Je t’aime,
Quelle phrase affreuse,
Et délicieuse,
Qui m’enchaîne… »
« Comment mettre des mots
Sur ce feeling hautain
Qui s’écrit sur la peau…
Sur ces ères suffisantes,
Il nous crache son orgueil,
Il se croit tout puissant… »
« Il y a ce cocktail de malaises
Qui sans pitié nous brise les os,
Nous fait marcher sur de la braise
Brûlées au rouge du chalumeau »
Dans sa sagesse ancienne de jeune poète, il a compris qu’il faut savoir accepter de ne pas toujours avoir le contrôle, que c’est sans doute la condition pour de plus grands dépassements et de plus grandes réalisations, en tout cas pour une fructueuse création :
« Et mon navire qui a perdu le cap,
J’étais à bord et soudain tout m’échappe »
Car au moment où tout lui échappe, c’est là que la ressource créative saisit le poète et le pousse plus loin que lui-même. Cette Balade des mots en une cinquantaine de poèmes, c’est sa façon à lui de désamorcer les extrémismes et les renvoyer à des proportions banales, mais aussi de nous mettre en garde contre les lâchetés ou les faiblesses humaines qui font le lit de ces extrémismes :
« J’ai dit la messe lors des noces du jour et de nuit,
Pour me moquer de l’extrémisme anodin… »
« J’envoie mes lignes pourvu qu’elles vous glacent,
Devant l’horreur que tout le monde cache
Ou ignore à cause du côté lâche
Qui nous anime sans qu’on ne le sache. »
Cette poétique de l’éphémère et du fugace n’est pas pour autant une fuite dans l’imaginaire d’un poète désabusé, bien au contraire. C’est un message d’espoir, de sollicitude et d’encouragement que s’attache à délivrer le jeune poète :
« Je veux être une légion des fourmis
Pour rebâtir tes espoirs endormis »
« Mais je t’enverrai sur le nuage
En cristal
Et tu comprendras que l’orage
Est banal. »
Grâce à la Balade des mots de Jonathan Kilando, il nous reste toujours des étoiles de l’optimisme pour briller sur notre firmament, car « lorsque les ténèbres envahissent le firmament, les étoiles nous rappellent qu’il y a toujours une lumière quelque part ».
Lire Jonathan Kilando, c’est découvrir un souffle d’encouragement à faire naître le nouveau monde que nous désirons, au moment précis où « Le Chaos trouva un refuge / Dans la beauté », un message pour que « les sujets de nos prières / Circulent encore dans l’atmosphère ». La poétique d’un vaillant poète, garde-fou contre les désespoirs de ce siècle.
Catherine Boudet, Quatre-Bornes, île Maurice, 04 novembre 2020″

« Le projet Chivanhu par la musicienne Stella Chiweshe
Pendant cinq décennies, la reine mbira Stella Chiweshe a partagé son amour pour cette musique spirituelle avec un public du monde entier. Aujourd’hui âgée de 74 ans et basée à Berlin depuis le début des années 1980, elle réalise son rêve ultime: créer un centre pour la mbira dans son pays d’origine, le Zimbabwe, et l’offrir en retour à son peuple.
Le projet vise à préserver, approfondir et promouvoir la culture traditionnelle mbira, en la transmettant à la prochaine génération par la pratique et l’enseignement de la musique ainsi que de la danse, du chant et de l’artisanat. Chivanhu signifie « humanité » en langue Shona et le Centre Chivanhu sera un établissement public: un espace d’apprentissage, d’expression et de rencontre entre enfants, jeunes, anciens et musiciens. Au cœur de ce projet se trouve également l’autonomisation de la communauté locale en fournissant une infrastructure d’eau, d’électricité, de bâtiments et de travail pour la population locale.
Voici un court clip donnant quelques impressions sur l’espace et sa vision : www.vimeo.com/480902633
Le lieu du centre a été choisi et les premiers travaux sur le village ont déjà été effectués, mais un projet ambitieux comme celui-ci nécessite des financements supplémentaires et le soutien de personnes qui en diffusent la nouvelle. Stella doit collecter 24.000€ pour construire l’infrastructure de Chivanhu et pour ce processus, elle aimerait vous demander votre aide. La campagne de financement participatif pour financer l’infrastructure du centre a été lancée récemment https://www.indiegogo.com/projects/the-chivanhu-project#/
La campagne se déroule jusqu’au 22 décembre 2020
Stella Chiweshe »

« J’ai vu la mort surgir à bout portant. Dans des moments d’épouvante qui m’ont fait redécouvrir un affreux visage de moi-même que je ne me connaissais pas jusqu’alors. Je pense que l’on gagnerait peut-être à se regarder au moins une fois de sa vie dans le miroir de la terreur. Histoire de voir un peu à quoi on ressemble devant la venue fulgurante d’une fin atroce. Ça vous rend par après plus humble, parce que vous réalisez alors jusqu’à quel point vous pouvez être vulnérable, mais aussi plus réfléchi. Car la mort est un grand philosophe ; et rien que de vous avoir frôlé, elle vous aura inculqué une ou deux leçons vitales.
Soyez prêts ou tremblez : elle arrive… »
– La mort, ce grand philosophe par Eric Mendi (texte inédit, écrit en 2009)

« “Ain’t I a woman? »: un authentique discours de Sojourner Truth?
La blogueuse littéraire Yacine Simporé revient sur l’un des plus importants textes de la littérature féministe, le discours « Ain’t I a woman » de Sojourner Truth. Prononcé à l’oral lors d’une convention, le texte nous est arrivé par des retranscriptions qui se complètent ou se contredise. Analyse de textes, publié précédemment sur le blog Dearl.
Vous est-il déjà arrivé de discuter d’une conférence à laquelle vous avez assisté avec des amis et de vous apercevoir que vous n’avez pas du tout retenu les mêmes choses qu’eux ? C’est en tout cas ce qui est arrivé en 1851 à Marius Robinson, homme noir, militant abolitionniste et éditeur du journal Anti-Slavery Bugle, et à Frances Gage, femme blanche, militante féministe et abolitionniste. Le 29 mai 1851, ces deux personnes étaient en effet présentes lors du célèbre discours prononcé à Akron (Ohio) par Sojourner Truth, grande figure noire américaine du mouvement abolitionniste et militante pour le droit des femmes. Au cours d’une convention sur le droit de vote des femmes présidée par Frances Gage, celle-ci aurait accordé la parole à Sojourner Truth pour délivrer un discours qui a électrifié l’auditoire et marqué l’histoire pour la puissance de sa rhétorique et son message à la fois abolitionniste et féministe.
Le discours fût spontané et puisque Truth ne savait pas écrire, aucune trace écrite exacte de ses paroles n’a été diffusée avant ou après son intervention. Néanmoins, il y eut plusieurs tentatives de retranscription des mots de l’oratrice tant l’auditoire fût conquis. Les deux retranscriptions les plus complètes sont celle de Marius Robinson, publiée le 21 Juin 1851, soit trois semaines après la convention dans Anti-Slavery Bugle(Réf.1),et celle de Frances Gage, publiée 12 ans après la convention, d’abord dans The New York Independant, puis repris dans History of Woman Suffrage (Réf.2), un ouvrage écrit par un collectif de femmes blanches suffragistes et abolitionnistes. Gage fait apparaître dans sa version la fameuse question rhétorique « Ain’t I a Woman? », pourtant absente dans les autres retranscriptions (Réf. 3;4;5)et qui devient le titre de ce célèbre discours largement étudié et enseigné comme un texte fondateur dans l’histoire du féminisme. Le discours d’Akron est plus particulièrement cité comme référence dans le mouvement féministe noir, afin de revendiquer une égalité au sens large qui ferait tomber à la fois les inégalités raciales et sexistes subies par les femmes noires.
Au regard de la portée des mots de Sojourner Truth dans la pensée féministe, il semble important de connaître et de comprendre les deux versions du discours publiées par Robinson et Gage et de nous demander pourquoi, malgré les divergences entre ces deux retranscriptions, l’histoire n’a-t-elle retenu que la version de Gage bien que publiée une décennie plus tard.
Je propose ici une revue en français du discours de Sojourner Truth prononcé en anglais car peu de littérature existe en français sur ce sujet. J’utiliserai néanmoins des extraits du discours en anglais pour rester au plus près du sens et des subtilités des deux retranscriptions.
Une ambiance perçue différemment
Les retranscriptions de Robinson et de Gage sont accompagnées de descriptions du climat dans lequel Truth prononce son discours. Robinson décrit brièvement une prise de parole qui se fait en toute simplicité « She (Sojourner Truth) came forward to the platform and addressing the President said with great simplicity:‘May I say a few words?’. Receiving an affirmative answer, she proceeded; ‘I want to say a few words about these matters.’ (Réf. 1)
Dans le texte qu’elle publie douze ans après la convention, Gage a en revanche un souvenir bien différent de l’ambiance qui régnait au moment de l’intervention de Truth. Elle se rappelle d’une audience tremblante d’hostilité à la prise de parole de l’oratrice. Elle détaille:
« A buzz of disapprobation was heard all over the house, and there fell on the listening ear, ‘An abolition affair!’; ‘Woman’s rights and niggers!’; ‘I told you so!’; ‘Go it, darkey!’. Again and again, timorous and trembling ones came to me and said, with earnestness, ‘Don’t let her speak, Mrs. Gage, it will ruin us. Every newspaper in the land will have our cause mixed up with abolition and niggers, and we shall be utterly denounced.’ My only answer was, ‘We shall see when the time comes.’ (Réf. 2)
Le public de Truth était en effet en grande majorité composé de femmes blanches et il n’est pas impensable que celles-ci aient souhaité que la lutte pour les droits des femmes et celle pour l’abolition de l’esclavage ne soient pas confondues (Réf. 6). On peut néanmoins être surpris qu’une si vive et violente contestation n’ait pas été relatée dans la version de Robinson. Pourquoi lui qui écrivait avant tout pour mettre en lumière les luttes anti-esclavagistes, aurait-il choisi de ne pas retranscrire l‘agressivité de l’audience? On peut supposer qu’il ne souhaitait simplement pas évoquer cette hostilité afin que ses lecteurs se concentrent uniquement sur le fonds du discours.On peut aussi supposer que Gage ait pu accentuer ce contexte pour souligner l’héroïsme de son acte d’avoir donné la parole à Truth.
Quoiqu’il en soit, avant même de se plonger dans le contenu des deux discours, on peut déjà être interpellé par l’écart de perception de l’ambiance par Robinson et Gage.
Faire correspondre l’imaginaire et la réalité
Contrairement à Robinson, Gage choisit de faire apparaître l’accent qu’elle entend dans le discours qui est prononcé. Elle retranscrit un anglais chargé d’un accent très stéréotypé et souvent attribué aux esclaves des États du Sud. Truth ayant grandi dans l’Etat néerlandophone de New York, son anglais était donc plus teinté d’un accent néerlandais et loin de cet accent du Sud. Certains historiens (Stetson & David, Réf. 7)interprètent l’intégration de cet accent comme une manière d’inférioriser le langage de l’oratrice par rapport à l’anglais plus éduqué et standardisé des autres féministes présentes dans la salle ce jour-là. La retranscription de cet accent par Gage pourrait aussi refléter la perception stéréotypée des femmes noires dans l’imaginaire des femmes blanches à cette époque (Réf. 8).
La représentation du corps de Truth dans les deux discours a aussi fait l’objet de débats. En effet, dans la retranscription de Robinson, celui-ci tente brièvement de traduire le charisme de l’oratrice en décrivant un physique imposant, une gestuelle bien pensée et une voix pleine de sincérité : “her powerful form, her whole-souled, earnest gestures, . . . her strong and truthful tones”.
Gage quant à elle, s’attarde à détailler la singularité du physique de Truth: “this almost Amazon form, which stood nearly six feet high, head erect, and eye piercing the upper air… She spoke in deep tones”; “and, raising herself to her full height […], and her voice to a pitch like rolling thunder”; “she bared her right arm to the shoulder, showing its tremendous muscular power”; “she pointed her significant finger”; “She had taken us up in her strong arms and carried us safely.”
Le corps de Truth est ici présenté comme hors-normes et surprenant car à la fois menaçant et rassurant. Cette description qui donne l’impression d’un cours d’anatomie de cette femme noire, tend à souligner sa différence par rapport aux autres militantes présentes ce jour-là.
Nous avons là encore, une différence de perception entre ces deux rapporteurs. D’une part, Robinson voit une femme charismatique et imposante par sa voix et son physique et qui prend la parole tout en finesse. D’autre part, Gage y voit quant à elle aussi une femme certes charismatique mais avec néanmoins un corps inhabituel et agressif par sa forme.
Enfin, Gage mentionne aussi dans sa version du discours que Truth aurait eu 13 enfants, tous vendus à des esclavagistes. La version de Robinson ne fait aucune mention aux enfants de l’oratrice. Par ailleurs, il est largement documenté qu’elle en avait 5, dont 1 a été vendu (Réf. 3 ; 4 ; 8).
En lisant les deux discours et les descriptions qui les accompagnent, le lecteur n’a donc pas la même perception de l’oratrice.
La Rhétorique en question
Dans sa retranscription, Gage fait apparaître la fameuse question « Ain’t I a Woman? » qui devient le titre sous lequel le discours de Truth est le plus connu. Cette question qui est répétée 4 fois dans cette retranscription, est pourtant absente de la version publiée par Robinson quelques jours après le discours. Certains historiens (Painter ; Fitch et Mandziuk, Ref. 3;5) se demandent comment cette question a pu être omise dans la version de Robinson et dans toutes les autres retranscriptions si elle a été si répétitive dans ce discours.
La seule formule qui se rapproche de cette question dans la version de Robinson est « I am a Woman’s rights ». A la différence de la retranscription de Gage, dans la version de Robinson, Truth ne questionne pas son audience mais affirme sa féminité et les droits qui doivent y être rattachés.
Malgré les doutes existants sur sa présence dans le discours, la question « Ain’t I a Woman ? » reste néanmoins valide pour souligner l’inhumanité des oppressions subies par les femmes noires. Cette formule aurait en fait été reprise du slogan abolitionniste « Am I not a Brother/Am I not a Sister» très utilisé au XIXème siècle par les activistes féministes et abolitionnistes pour revendiquer l’égalité universelle(Réf.6).
Que ce soit avec la question rhétorique « Ain’t I a Woman ? »ou la formule « I am a Woman’s right’s », il est clair que dans les deux retranscriptions, l’objet du discours de Truth était de démontrer que bien que son expérience soit différente de celles de son auditoire féminin majoritairement blanc, ni sa féminité ni ses droits ne doivent lui être niés.
Des références religieuses bien choisies
Sojourner Truth était une prédicatrice chrétienne. Elle utilisait alors souvent des références bibliques dans ses discours et celui d’Akron n’échappe pas à la règle. Qu’elle que soit la version du discours, on y retrouve des références religieuses même si celles-ci varient parfois. Kay Siebler, Professeure à l’Université du Missouri, apporte une lecture intéressante des messages que véhiculent les références utilisées dans les deux discours.
Dans la version de Robinson, Truth aurait dit: “I have heard the bible and have learned that Eve caused man to sin. Well if woman upset the world, do give her a chance to set it right side up again”. Selon Siebler, cette référence laisse entendre que si les femmes sont en effet la source des maux des hommes, ces derniers doivent leur laisser la chance de réparer les choses. On comprend que selon Truth, les femmes doivent aux hommes de réparer les maux qu’elles ont causé et que pour le faire, elles ont besoin que ceux-ci leur accordent leur liberté.
Gage fait elle aussi référence à Eve et Adam dans sa retranscription. Selon elle, Truth aurait dit “If de fust woman God ever made was strong enough to turn de world upside down all alone, dese women togedder (and she glanced her eye over the platform) ought to be able to turn it back, and get it right side up again! And now dey is asking to do it, de men better let ’em”. Dans cette version, on comprend que le rapport de force est inversé. Si une femme a à elle seule a pu renverser le monde, alors seules les femmes ensemble peuvent rétablir l’ordre initial. On comprend que les hommes n’ont aucun rôle à jouer et doivent ici laisser les femmes faire le travail nécessaire pour mettre fin au chaos.
Une seconde référence biblique apparaît dans la retranscription de Robinson mais pas dans celle de Gage. Selon lui, Truth aurait mentionné le sort de Lazare pour renforcer son argumentaire. Lazare est une figure de l’entourage de Jésus. Selon le Nouveau Testament, quelques jours après sa mort, il serait ressorti de sa tombe après que ses sœurs Marie et Marthe aient persuadé Jésus Christ de le ramener à la vie. Selon Robinson, Truth aurait dit« When Lazarus died, Mary and Martha came to him with faith and love and besought him to raise their brother.And Jesus wept — and Lazarus came forth.” Dans ce récit, les femmes jouent un rôle secondaire ; elles sont celles qui conseillent le pouvoir masculin. Selon Siebler, Gage n’aurait donc pas pu inclure cette référence au récit de Lazare dans sa retranscription car cela aurait affaiblit l’argumentaire féministe que Truth aurait tenu.
Pour conclure…
Après avoir relu plusieurs fois ces deux textes, je comprends pourquoi la retranscription de Gage bien que plus tardive est plus populaire ; le style du discours y est en effet plus poétique, le refrain « Ain’t a Woman ? »rythme et donne de l’énergie au texte, et les éléments de contexte qu’elle décrit de manière très détaillée donnent un caractère scénarisé et théâtral très séduisant pour le grand public. La version de Robinson quant à elle presque rédigée à chaud, plus brève et dans un style journalistique, réussit sans doute moins à marquer les imaginaires. La popularité de la version de Gage vient sans doute aussi du fait qu’elle ait dès le départ été diffusée à une large audience plus mainstream (The New York Independant) alors que celle de Robinson n’a pu être lue que par le public plus restreint d’un hebdomadaire anti-esclavagiste plus discret.
L’énorme travail fait par les chercheurs sur ces textes permet de bien comprendre l’importance de leurs subtilités. Il semble donc très difficile de confortablement considérer une de ces deux versions comme l’unique référence valable. Ces deux textes ne sont pas le discours de Truth mais plutôt son interprétation par deux personnes qui ont vu, entendu, ressenti différemment ce discours, et l’ont retranscrit selon leurs sensibilités et peut-être aussi selon leurs objectifs respectifs. Robinson aurait-il atténué le message féministe de Truth pour prioriser son message abolitionniste plus pertinent pour son journal ? Gage se serait-elle trop appropriée le discours en exagérant les éléments de contexte et en rajoutant des éléments textuels pour renforcer son point féministe tout en attribuant à Truth une image plus stéréotypée conforme à l’imaginaire commun de l’époque, afin de rendre le message de l’oratrice plus audible?
Nous ne saurons malheureusement jamais ce qu’a exactement dit Sojourner Truth ce fameux 29 Mai 1851, mais plus que ses mots, ce que nous devons chérir et utiliser comme référence, c’est l’acte même de Truth; l’acte d’avoir osé prendre la parole devant une audience cristallisant l’oppression pour révéler la nécessité d’un féminisme intersectionnel et revendiquer l’égalité au sens large.
Références
Réf 1: Anti-Slavery bugle. [volume], June 21, 1851 https://chroniclingamerica.loc.gov/lccn/sn83035487/1851-06-21/ed-1/seq-4/
Réf 2: History of Woman Suffrage: https://archive.org/details/historyofwomansu01stanuoft/page/114/mode/2up
Ref.3: Painter, Nell Irvin, Representing Truth: Sojourner Truth’s Knowing and Becoming Known, P.470, The Journal of American Histor, September 1994
Réf 4: Brezina, Corona. Sojourner Truth’s “Ain’t I a woman?” speech: a primary source investigation
Ref 5: Fitch, Suzanne Pullon; Mandziuk, Roseann M. Sojourner Truth as orator: wit, story, and song
Ref 6: Kathryn Kish Sklar, James Brewer Stewart, Women’s Rights and Transatlantic Antislavery in the Era of Emancipation P 135
Ref 7: Stetson Erlene, David Linda, Glorying in Tribulation: The Life Work of Sojourner Truth
Ref 8: Siebler, Kay, Far from the Truth, Teaching the Politics of Sojourner Truth’s “Ain’t I a Woman?”
Ref 9: The Narrative of Sojourner Truth, Dictated by Sojourner Truth (ca.1797-1883); edited by Olive Gilbert
Hooks, Bell, Ain’t I a Woman: Black Woman and Feminism
The Sojourner Truth Project, Compare the Speeches, https://www.thesojournertruthproject.com/compare-the-speeches »

« Expériences de vie : vers une aube nouvelle, d’Aïda Diop »
– par Laurence Marfaing

« Votre album est aussi nourri de diverses sonorités du continent : rumba congolaise, rythmes mandingues, assiko du Sénégal, kizomba d’Angola. On y croise des musiciens comme Gaël Faye, Kratos et Orakle de RDC ou encore le guinéen Moh Kouyaté. Cela correspond à un désir de brasser la richesse musicale du continent ?
NDongo D : L’Afrique c’est un grand ensemble. Nous qui sommes en Afrique de l’Ouest, on adore la rumba congolaise et dans un autre registre, on aime aussi la musique de Lokua Kanza ! Quand nous avons enregistré à Kinshasa, la rencontre avec les jeunes musiciens a été musicalement très fructueuse. La musique urbaine permet toutes les ouvertures. On a trouvé des formules pour combiner la rumba, les rythmes de chez nous avec d’autres styles. Souvent, les politiques disent qu’ils rêvent d’une Afrique unie mais les actes ne suivent pas. Nous on arrive à le faire avec la musique. Le concert que l’on fait à Dakar, on peut le faire à Accra, à Johannesburg ou ailleurs. Au niveau rythmique et mélodique les gens s’y retrouvent car on parle le même langage. Quand on a enregistré « Chaka Zulu » à Kinshasa avec Kratos, il y avait du monde dans le studio. Le refrain était en wolof, mais les musiciens présents étaient en transe. Il n’y avait plus la barrière de la langue. On se retrouvait sur la vibe.
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Autre drogue, autre réalité, l’addiction aux écrans. La couverture de votre album représente un arbre à palabre faisant référence à la tradition orale. Sauf qu’ici, il est « dépalabré » par les écrans qui l’entourent et par l’attitude des personnages solitaires, rivés sur leurs écrans. Paradoxalement, c’est aussi sur un écran qu’apparait le titre de l’album et vos noms…
NDongo : Notre message n’est pas de nous positionner contre la technologie qui a aussi du bon. On essaye surtout de dire qu’on ne doit pas être de simples consommateurs drogués aux écrans. On doit aussi être producteur. Le fond du message c’est aussi de dire aux jeunes de ne pas oublier leur tradition et leur culture. D’où l’image symbolique du baobab. Aujourd’hui, chez nous, l’arbre à palabres est « mort ». Quand on rentre dans une maison à Dakar, tout le monde est sur une tablette ou un téléphone. Les gens ne communiquent plus. Sur la pochette de l’album, on voit un jeune seul avec une théière. C’est une référence à l’Ataya, le rituel du thé, culturellement fort chez nous, qui est en train de disparaître. L’Ataya permettait une communion et des échanges entre les gens. Les idées circulaient. Aujourd’hui la personne qui fait l’Ataya est esseulée.
Faada Freddy : Notre dernier album dénonce aussi la paresse intellectuelle. Tu as besoin de quelque chose, tu ne cherches plus, tu demandes à Google, à Wikipédia ou à Siri et tu te contentes de la réponse sans la questionner, même si elle est erronée. On ne fait que subir la technologie. Ceux qui subissent la technologie, on les appelle les « Yamatele », en référence au robot issu d’un dessin animé des années 80 qui avait un écran sur le ventre. Aujourd’hui l’écran a remplacé leur cerveau.
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Dans le contexte actuel où tout est ralenti, quels sont vos projets pour « réveiller les forces endormies et adoucir le chaudron du monde », pour reprendre les mots de Felwine Sarr à votre égard ?
Faada Freddy : Retourner à la simplicité de notre humanité. Retourner à la terre. C’est là où nous vivons. C’est chez nous. Il faut que chez nous les gens puissent assurer leur autonomie et s’adapter au changement furtif et sauvage qui survient. Les jeunes africains doivent apprendre à s’accepter et à accepter l’autre. Il nous faut partager notre expérience avec les jeunes parce que la vie nous a beaucoup donné. A nous de redonner à la vie ! C’est la raison pour laquelle nous projetons de créer un endroit stratégique où nous allons organiser des masterclass. Elles seront données par un collectif d’artistes du monde, issus de différents domaines comme la mode ou le design. Certains travaillent avec des artistes internationaux comme Beyoncé et d’autres. Ils partageront leurs expériences avec ceux qui en ressentent le besoin. Le but étant de faire en sorte que les artistes africains aient la même égalité des chances que les artistes internationaux.
Ndongo D : Même si nous allons continuer la musique, nous ressentons vraiment ce besoin de peser encore plus dans la balance à travers nos engagements. Dans ce monde ou la course à la cupidité prime sur tout le reste, il nous faut retrouver notre humanité.
Propos recueillis par Virginie Andriamirado »
– Daara J Family : « Les jeunes africains doivent apprendre à s’accepter et à accepter l’autre »

« Comme le titre l’indique c’est un album intimiste, vous abordez les vulnérabilités avec poésie. Vous parlez de l’amour au temps des réseaux sociaux, de la solitude, de fausses-couche… C’est un album très personnel et d’ailleurs vous vous présentez sur vos réseaux sociaux comme “artiste hypersensible”.
J’écris dans une urgence, dans une nécessité. Je pense que je suis hypersensible comme un cinquième de la population mondiale. J’ai appris à lâcher prise dans mon écriture car c’est aussi thérapeutique. J’aime les mots alors j’essaie toujours d’être au plus juste dans l’expression de mes sentiments. J’ai fait de ma sensibilité une force. Quand j’ai découvert le concept de l’hypersensibilité, ça m’a beaucoup aidé pour mettre en perspective la vision que je pouvais avoir sur le monde et ma manière d’aborder mes émotions. Je voulais pouvoir partager cela avec le plus grand nombre ; nous sommes tous vulnérables. Nous vivons dans un contexte où on valorise beaucoup la performance, alors même que l’on constate de plus en plus de burn-out ou de syndromes dépressifs. Ne pourrions-nous pas valoriser l’acceptation de ses vulnérabilités, prendre le temps de vivre avec ? Cela permettrait de savoir prendre davantage de recul, être plus flexible par rapport aux événements, être plus souple dans la manière de réagir face à l’adversité. J’avais envie de partager cela. En ce moment par exemple on n’a pas le choix, nous sommes vulnérables à l’échelle de l’humanité toute entière, que fait-on de cela ?
La spiritualité est très présente dans ce premier album. Dans “A mon acte manqué”, vous faites appel à des références religieuses.
Je suis quelqu’un de très spirituelle. J’ai reçu une éducation religieuse catholique, j’ai grandi au Sénégal dans un pays musulman. Je suis plus spirituelle que religieuse, et ça prend beaucoup de place dans ma vie et mes textes en sont imprégnés. Être spirituelle c’est aussi savoir que pour vivre apaisée, il faut essayer de vivre en confiance, habiter pleinement le présent, vivre en cohérence. Je pratique aussi beaucoup la méditation. Et donc l’album c’est vraiment ma personnalité, ce que je vis, et ressens. C’est l’expression de mon chemin de vie et qui est aussi celui de beaucoup de mes contemporains. Il rencontre en tout cas je le sens les chemins d’autres personnes.
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Vous avez présenté votre album à Lomé, aussi à Abidjan notamment lors de concerts littéraires. Quel est le principe ?
Une fois qu’il est sorti cet album ne m’appartenait déjà plus. Le plus important pour moi est d’utiliser la poésie et la musique pour créer des conversations qu’on n’a pas très souvent, dont certaines peuvent rester taboues. Notamment dans les sociétés de la diaspora africaine : on n’y parle pas de vulnérabilités, d’amour, de fausse couche… Alors que la parole est ancrée dans les cultures noires, certaines expressions sont finalement bridées. Donc après l’album, j’ai donné un premier concert à Lomé à l’Institut français du Togo qui intercalait des morceaux avec des temps de talks avec le public. J’ai fait la même chose à Abidjan avec des talks sur la vulnérabilité. Et de fait, j’ai eu beaucoup de conversations très intimes, avec des femmes et des hommes, notamment sur le titre « Sade » à propos des fausses couches. J’ai senti qu’il y avait un besoin de libérer la parole.
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Entretien de Anne Bocandé avec Antonya David-Prince.. Avril 2020 »
– Antonya David-Prince : Pour une poétique de la vulnérabilité


« C’est devant l’impossibilité qu’affleure l’histoire.
Situons les évènements à leur niveau : ils n’étaient que de simples membres d’un groupe de musique en tournée qui chantaient des morceaux de Rumba congolaise. Très vite une question surgit, que peut la Rumba toute seule, orpheline de son Fleuve et de sa forêt ou les arbres portent et transmettent en échos des siècles de cris ? Voici alors que ce qui ne devait être qu’un concert se transforme peu à peu : d’abord un essai de mise en place, puis une distribution. Émergent des ombres crochus fantasmagoriques, suspendus dans les airs, obscurcissant tout de leurs funestes pensées. La première, celle d’un souverain, qui résiste si peu à la caricature, dépeint en enfant gâté, gâté et mal aimé à la fois, engourdi dans ses rêves de grandeur ; Ensuite celle d’un escroc, déguisé en journaliste ou en aventurier (au sens kinois du terme), un raté trainant une vie d’étincelants échecs, trafiquant de tout, même de sa propre identité. Deux éclopés, assoiffés de tout ce qu’ils ne sont pas, associés pour exploiter une terre inconnue. Ce scénario est tellement gros, tellement capillotracté qu’on a peine à croire que les choses se sont déroulées ainsi. Un des membres du Congo-Jazz, bonimenteur pour l’occasion, entrevoit à travers les feux de la rampe, le doute dans les yeux du public. Il arrête tout, appelle chacun par son prénom, il précise « c’est ainsi que les choses se sont passées ». Nous ne sommes qu’au début de ce qui, avec ces prémisses, ne saurait être rien d’autre qu’un drame. Lui a trouvé une terre, un espace privé en attente d’exploitation, l’autre un terrain pour exercer une revanche.
Avec la furie et la désespérance de ceux qui n’ont connu que revers, et humiliations, Léopold II et son suppôt Stanley, vont, à coup de fouets, de meurtres, d’amputations et de massacre, creuser des sillons de sang la chair vive des autochtones. Que vaut pour un souverain si lointain la vie de sujets indigènes, sans âme ? Porté en mode de gouvernance colonial, le broiement des êtres définissait à tout jamais le schéma des interactions entre dominants et dominés. Dès lors, mutiler un cadavre, exhiber des restes, se targuer d’avoir tranché des mains tout ceci n’est que l’hideux visage d’un des tandems les plus meurtrier de l’histoire. Mais n’oublions pas, avant tout il s’agit d’une histoire d’un concert de Rumba, qui traine un peu à commencer, et avant le concert, il y a un peu de bavardages, de vilaines histoires qui glacent le sang.
Autour d’Hassan Kouyaté, une formidable équipe d’interprètes, six femmes et hommes à tout faire pour pousser des douze mains et pieds les jougs d’une histoire qui gagne à être connue et partagée. L’alchimie au plateau et en dehors permet au public d’assister de l’intérieur à une farce qui fait grincer les dents. Avec ce Congo-Jazz band, Hassane Kouyaté signe une pièce majeure qui fera date dans l’histoire du festival, et qui est soumis à un bel avenir. Après un succès mérité à Limoges, le spectacle est déjà en tournée en Martinique.
– Congo Jazz band ou la conjugaison glaçante de la farce et du boniment.


« De quoi ça parle ?
C’est l’histoire de trois femmes : Ramla, Hindou et Safira, qui vivent au Nord du Cameroun, dans une communauté peule et musulmane. Et ces trois femmes, qui vont raconter tour à tour leur histoire, elles sont piégées par la coutume peule et la religion musulmane qui leur assigne une place bien précise : celle de se soumettre et d’appartenir à un époux polygame qu’elles n’ont pas choisi. Et comme dans un conte cruel, elles n’ont aucune issue, si ce n’est la patience, munyal en peul. Le roman s’ouvre et se ferme sur la même injonction, inlassablement répétée, à accepter leur sort avec patience. Or, ces femmes sont des Impatientes.
Ces femmes impatientes vont-elles se révolter ?
Elles tentent de se révolter, mais personne ne les écoute. C’est assez frappant : il n’y a aucun dialogue possible dans le roman. Tous les personnages qui les entourent les exhortent à rester patientes, à accepter silencieusement la volonté d’Allah. Mais toutes ne vont pas se résigner.
Ramla, qu’on a arrachée à ses études et à son fiancé pour la marier à un associé de son père, elle va s’enfuir. Et c’est sa co-épouse Safira qui la pousse dehors. Le personnage de Safira est particulièrement intéressant. C’est la première épouse et elle est obsédée par l’idée de mettre dehors sa nouvelle co-épouse et transformer ainsi son destin. Elle va s’acharner sur elle au point de lui provoquer une fausse couche.
Djaili Amadou Amal brise les tabous du mariage forcé et de la polygamie. Pourquoi, à votre avis ?
Alors, au début du roman il y a un avertissement qui nous dit c’est une fiction inspirée de faits réels. Or, on sait que Djaili Amadou Amal a elle aussi été mariée de force. Ce roman, c’est donc aussi un témoignage, et ça rend la lecture d’autant plus bouleversante. Quand le personnage de Hindou est battue et violée par un mari drogué et alcoolique, et qu’elle en perd la tête, on se demande ce que l’auteure a pu vivre. Et on se dit que Djaili Amadou Amal a beaucoup de courage de faire parler la douleur de ces femmes. »
– « Les Impatientes » de Djaili Amadou Amal
par Célia Sadaï


« Loin de moi l’idée de me mettre à casser la vaisselle pendant la fête… Il n’y a pas de bon moment pour poser ces questions dérangeantes qui nous concernent toutes et tous. La principale est celle de savoir comment s’y prendre pour que les minorités (numériques, politiques, souvent les deux) ne se nuisent pas mutuellement dans un environnement où leur situation reste marquée par l’impouvoir?
Au cours de cette rentrée littéraire en France, de criantes absences auraient dû interpeller. En effet, en dehors de Faïza Guène, nous n’avons pas vu d’auteur issu des minorités françaises, sans même parler du fait que les livres de ces écrivains, quand ils sont publiés et quelque peu promus, se retrouvent rarement sur les listes des grands prix d’automne. La dernière fois, c’était le Prix de Flore 2019 attribué au merveilleux roman de Sofia Aouine. Cas très rare. Pour quelle raison?
Ce sujet est plus que préoccupant. Une société rétive à s’ouvrir sur ses marges fait le choix de la cécité en ce qui concerne ses réalités intimes. La France se connaissant elle-même et se disant au monde à travers sa littérature, devrait depuis longtemps avoir permis l’émergence et la réussite d’auteurs présentant ses différents visages, les différentes modalités selon lesquelles s’exprime son identité, les différentes lectures de son histoire passée et présente. Il importe de réfléchir aux raisons pour lesquelles la fabuleuse Yseult, qui révolutionne la chanson française tout en préservant ses codes principaux, n’a pas de jumelle littéraire.
D’ailleurs, au cours de cette rentrée, les voix littéraires émanant des outremers français furent aussi absentes que celles issues des quartiers populaires de France hexagonale. Depuis le Goncourt de Patrick Chamoiseau en 1992, aucun écrivain antillais français n’a atteint ce niveau de reconnaissance. Quant aux Réunionnais, Guyanais, Mahorais, on ne les connaît tout simplement pas. C’est un problème.
Les Subsahariens, dont je suis, ne peuvent ignorer cela, feindre de pas savoir qu’il peut arriver que l’on se serve d’eux pour minorer, dévaluer, réduire au silence des groupes auxquels ils sont liés sans toutefois pouvoir les représenter. Ce sont des histoires subsahariennes qui leur viennent avant tout, ce qui est normal. Or, d’autres récits demandent à prendre leur place sur la scène littéraire hexagonale.
Nous le savons, la littérature travaille sur la condition humaine et ne prend sa valeur qu’en se montrant capable de parler à des humains distants du lieu de son énonciation. C’est tout à l’honneur de la France de le confirmer souvent. Simplement, on ne peut que s’interroger sur le fait que, pour elle (la France), cet universel ne puisse être pris en charge par ses minorités. Si la chose était due à une incapacité totale de leur part (on en doute, mais admettons l’hypothèse), cela consacrerait l’échec d’une nation littéraire qui n’aurait pas su transmettre, à une grande partie de ses enfants, ce trait identitaire qui la caractérise.
Il y aurait plus à dire, on pourrait débattre aussi de la lutte des Subsahariens pour s’affranchir de la domination française (dans l’Hexagone, on appelle ça « le sentiment anti-français ») et de la manière dont ce combat perd de sa vigueur dès lors qu’il s’agit de reconnaissance littéraire. En Afrique subsaharienne, la France est conspuée du matin au soir, mais c’est en France avant tout que les auteurs subsahariens doivent être célébrés.
Je ne me plains pas d’avoir été plus qu’à mon tour fêtée en France, bien au contraire (j’ai amplement analysé mon parcours dans « Sacrée marginale« , in L’impératif transgressif – L’Arche Editeur, 2016), et me réjouis que d’autres le soient. Ce que je souligne, c’est la valeur accordée, en Afrique subsaharienne, aux arrêts d’instances de validation étrangères, quand on prétend vouloir conquérir sa souveraineté dans tous les domaines. Ce que je pointe aussi, c‘est le manque d’intérêt des Subsahariens pour l’invisibilité des minorités françaises dans le champ littéraire, le peu de solidarité manifestée vis-à-vis de leurs luttes en général.
Donc, quelques petites questions…
Illustration: Fieravino Francesco Il Maltese, ‘Allegory of Music’, 1670s. Via People of Color in European Art History. »










« Qui est donc ce Cubain, Walterio Carbonell, qui vient faire ses études à Paris, à la Sorbonne, puis écrit un livre pour réhabiliter la culture africaine de Cuba ? Ami de Fidel Castro, mais tout à fait indépendant dans sa pensée, solidaire des Black Panthers, il a eu des attaches en France, tragiquement brisées comme le raconte sa fille Dora…
L’Apparition de la Culture Cubaine est un livre fondateur ; il offre une méthode valable bien au-delà de Cuba, pour rendre à la part africaine de chaque société -du continent européen comme du continent latino-américain- sa place et son sens. Ce faisant, il fait une critique radicale de l’historiographie blanche, qu’elle soit bourgeoise ou se croie révolutionnaire. Ce n’est pas un hasard s’il insiste sur deux hauts lieux de la créativité africaine : la famille et la musique. Et il rend à la religion toute sa dignité, comme source de la cohésion sociale et de la créativité, mais aussi comme outil de combat et porte de toute connaissance. »




« […] Elles font fi de l’apport intellectuel des Africains et de leurs diasporas au discours universel sur l’émancipation humaine […]
Le choix des diasporas comme bras civil d’une croisade pro-entreprise ne semble reposer sur aucune réalité sociologique avérée. Au contraire, il risque d’aviver la course aux rentes et les penchants affairistes là où la priorité devrait être au renforcement des capacités culturelles et sociales des communautés et à la protection des libertés fondamentales.
Transformer l’imaginaire africain
[…]
Les Africains s’engageraient à oublier volontairement le passé colonial. À la place, ils cultiveraient assidûment un nouvel ethos, l’amour des affaires et une passion du lucre prestement rebaptisées au fronton de l’« entreprenariat » et du militarisme. […]
Tel n’est toutefois pas le seul chemin possible. […] »


« Lubaina Himid
1954 | ZANZIBAR, TANZANIE
Plasticienne britannique.
Lubaina Himid est une artiste britannique majeure. Elle est également curatrice et professeure d’art contemporain à l’université du Lancashire. Sa production picturale prolixe, abondante en motifs textiles, écritures et aplats de couleur, met en question l’histoire du portrait dans la peinture occidentale. Les récits des diasporas africaines sont convoqués au sein de l’histoire de l’art et associés à une analyse de la matérialité de la surface (toile, papier, céramique et bois).
De grandes silhouettes en bois de placage, recouvertes de peintures et de collages, font face au public sous le titre A Fashionable Marriage (1986). La satire morale du tableau The Toilette, de la série de William Hogarth Marriage A-la-Mode (vers 1743), sert ici de trame à l’intrigue racisée : au centre apparaît une femme noire, élégante et dynamique, autour de laquelle sont disposés Margaret Thatcher, Ronald Reagan, un critique d’art et une adolescente assise, entourée d’une série de lectures critiques. L. Himid saisit en un seul geste le monde de l’art et le monde politique des années 1980.
Gilane Tawadros a identifié très tôt l’articulation d’une politique de la différence à une technique sémiotique plaçant « fermement dans l’histoire les femmes noires et le discours artistique de celles-ci » (1989). Féministe, L. Himid déconstruit la domination des corps dans l’histoire (Revenge, 1991-1992) et dans les canons des récits de l’art occidental (Freedom and Change, 1984).
Elle déploie une peinture à forte puissance évocatoire. Le Rodeur (2016) est constitué de vifs aplats d’acrylique. Ce diptyque d’intérieurs abstraits aux fenêtres ouvertes sur l’océan accueille des personnages dont les postures théâtrales convoquent une mystérieuse mythologie dans un temps suspendu : en 1819, un bateau négrier, le Rôdeur, quitta Le Havre, atteignit Bonny, sur la côte africaine, où il chargea illégalement des esclaves à destination de la Guadeloupe. Il y déposa ses passagers, pris d’un mal inconnu, désormais aveugles. On comptait de nombreux absents, jetés par-dessus bord pour que l’équipage n’ait pas à nourrir une population dont la nouvelle condition ne permettait pas la revente. Ce goût de l’abstraction géométrise des facettes miroitantes de camaïeux bleus sur lavis bleu dans Zanzibar-Sea, Wave Goodbye Say Hello (1999), témoin de son premier voyage dans la ville dans laquelle elle est née en 1954.
En 2007, conviée à participer au bicentenaire de l’abolition de l’esclavage en Grande-Bretagne (Lancashire Museums), l’artiste a appliqué sur 100 assiettes, soupières et plats de service une variété de portraits, de paysages maritimes, de dessins de coques de navire, de noms d’espèces animales, notamment de coquillages, de cartes, de motifs textiles (Swallow Hard : The Lancaster Dinner Service, 2007). La lecture quotidienne du Guardian, dans lequel elle vient souligner l’actualité des politicien·ne·s, athlètes et célébrités noir·e·s (Negative Positives, 2007-2015), poursuit ce geste d’intervention critique sur un support existant.
Diplômée du Royal College of Art, L. Himid participe à l’émergence du British Black Art. Elle a tenu un rôle curatorial nodal dans la visibilité des productions des artistes femmes et féministes métisses et noires en Grande-Bretagne, notamment avec Five Black Women Artists (Londres, Africa Centre, 1983) et The Thin Black Line (Londres, Institute of Contemporary Arts, 1985), et comme directrice de l’Elbow Room, à Londres (fondée avec Maud Sulter en 1986).
Lauréate du Turner Prize en 2017, L. Himid est très présente sur la scène artistique cette même année, notamment avec une exposition rétrospective, Invisible Strategies, au Modern Art Oxford (21 janvier-30 avril 2017), et concomitante de Navigation Charts à Spike Island, à Bristol (20 janvier-26 mars 2017).
Sophie Orlando
© 2018 Archives of Women Artists, Research and Exhibitions »

« LUBAINA HIMID ET LES OUBLIÉS DE L’HISTOIRE
par ADIVA LAWRENCE
L’artiste britannique Lubaina Himid, première femme noire à avoir obtenu le prestigieux Turner Prize, en 2017, se livre, avec le projet Meticulous Observations and Naming the Money, à une relecture de l’histoire à la Walker Art Gallery à Liverpool. Entrant en dialogue avec les collections du musée, son travail dévoile les processus d’effacement à l’œuvre dans la construction des grands récits mémoriels.
La série Naming the Money, créée en 2004 pour une exposition à Newcastle, est constituée de 100 silhouettes uniques, en bois découpé, représentant des serviteur·euse·s et des esclaves noir·e·s à taille humaine. Accompagnées de cartels indiquant leur nom et leur trajectoire, elles redonnent une chair et une voix à ces êtres que l’histoire a invisibilisés. En 2013, l’artiste en a fait don à l’International Slavery Museum, à Liverpool, qui a notamment pour mission de mettre en évidence le rôle qu’a joué le commerce triangulaire dans l’enrichissement de la ville. À la Walker Art Gallery, dont les collections figurent parmi les plus importantes de Grande-Bretagne, 20 silhouettes sont dispersées dans les salles du musée et placées de manière à communiquer plastiquement avec les pièces classiques des expositions permanentes. Leur insertion au cœur d’une institution emblématique du patrimoine européen cherche ainsi à témoigner de l’exploitation de milliers d’hommes et de femmes noir·e·s au cours de l’histoire.
Cette problématique du dévoilement est reprise dans Meticulous Observations, qui regroupe quinze dessins à l’aquarelle de L. Himid et dix travaux d’artistes femmes qu’elle a sélectionnées. L’exposition, à laquelle est consacrée une salle du musée, prend pour point de départ deux pièces issues des collections de la Walker Art Gallery : une sculpture du célèbre poète américain Henry Longfellow, réalisée par l’artiste afro-américaine Edmonia Lewis en 1872, et un bol en porcelaine, datant de 1783, où sont peints un bateau négrier arrivant à Liverpool, ainsi que des esclaves africain·e·s, sujets habituellement absents de ce type de représentations. Un parallèle est établi entre l’effacement des personnes noires dans l’histoire et celui des femmes. Les dessins intitulés Scenes from the Life of Toussaint Louverture (1987) imaginent les rôles qu’ont pu jouer les femmes dans le parcours de Toussaint Louverture, figure majeure de la révolution haïtienne, tandis que les productions des artistes choisies par L. Himid, comme Prunella Clough ou encore Avis Newman, évoquent des thèmes liés à l’occultation. Ces questionnements étaient manifestes dès la fin des années 1970 dans les initiatives curatoriales menées par L. Himid. Ces dernières se sont penchées sur le manque de visibilité auquel étaient confrontées les artistes noires en Grande-Bretagne. La plus emblématique, The Thin Black Line, s’est déroulée à l’Institute of Contemporary Art de Londres en 1985 et montrait déjà les œuvres des artistes Claudette Johnson et Veronica Ryan, présentes dans cette nouvelle sélection, à la Walker Art Gallery jusqu’au 18 mars 2018.
Lubaina Himid, Meticulous Observations and Naming the Money, du 7 octobre 2017 au 18 mars 2018, à la Walker Art Gallery (Liverpool, Royaume-Uni). »
« RÉÉCRIRE LES MÉMOIRES ET DÉNONCER L’HISTOIRE : L’ART POSTCOLONIAL
FÉMINISMES ET AUTRES ENGAGEMENTS
par NINA MEISEL
Les combats idéologiques et politiques et l’art se rencontrent et souvent se nourrissent l’un l’autre, s’offrant visibilité et puissance expressive. Les études postcoloniales, nées dans la seconde moitié du XXe siècle, sont une réaction critique à l’héritage de l’hégémonie occidentale. En s’appuyant sur les mémoires, elles proposent des relectures historiques des modes de vie et des traditions des civilisations préexistantes à cet impérialisme. Dans ce contexte, des artistes se sont emparé·e·s de ces clefs de lectures et ont permis à de nouvelles idées, mais aussi à de nouvelles figures d’émerger.
Dès le début du siècle, la militante et artiste noire Augusta Sauvage (1892-1962) sculpte dans l’argile les visages de ses camarades de lutte et devient pendant l’entre-deux guerres un emblème de la Renaissance de Harlem, mouvement de réactualisation de la culture africaine-américaine. Dans les années 1960, Gazbia Sirry (née en 1925) fait de son œuvre un biais d’observation critique de l’univers politique de l’Égypte contemporaine. Aujourd’hui, Rebecca Belmore (née en 1960) réactualise les revendications postcoloniales. Elle dénonce la perpétuation des stéréotypes racistes motivée par l’industrie du tourisme au Canada en mettant en avant la violence de ces poncifs et en questionnant l’aliénation d’une culture par l’autre.
Les archives, outil de l’historien·ne, s’invitent dans les créations comme garante de l’authenticité, mais aussi comme témoin de la violence du passé. Pour parler du récit de la domination blanche et éclairer le présent, Berry Bickle (née en 1959), artiste blanche zimbabwéenne, utilise ces traces du passé, en lien avec une dialectique symboliste, pour parler des souffrances et des perspectives de libération dans son pays. D’autres détournent des documents pour en modifier la destination et la perception. En Inde à partir des années 1990, Pushpamala N. (née en 1956) met en scène les préjugés culturels pour les dénoncer et les tourner en dérision dans ses photographies qui ressemblent aux images exotiques et folkloriques que l’on pouvait trouver sur des cartes postales au début du XXe siècle. Malala Andrialavidrazana (née en 1971) centre son œuvre sur la mémoire qu’elle documente en allant à la rencontre des habitant·e·s de l’océan indien. Ainsi, en écrivant sa propre histoire, elle cherche à retrouver les traditions ancestrales qui n’ont pas cédé à l’impérialisme occidental et offre ainsi des clefs de lecture sociologiques de ces territoires.
Pour certaines, la création est un moyen d’affirmer de nouvelles identités, cette quête existe déjà au début du XXe siècle. Après la révolution mexicaine, María Izquierdo (1902-1955) s’engage un temps avec les muralistes qui réalisent des fresques didactiques. La peintre entame avec eux une réflexion sur l’art et la mise en valeur de leur identité culturelle. Irma Stern (1894-1966), créatrice blanche sud-africaine, documente dans ses carnets l’essence quotidienne de la vie africaine qu’elle déplore être la victime de la colonisation, de l’urbanisation et du capitalisme. Lubaina Himid (née en 1954) interroge la marginalisation de la diaspora africaine dans la société et dans l’art contemporain et participe activement à la reconnaissance des femmes noires au sein du British Black Art. Aujourd’hui, Pélagie Gbaguidi (née en 1965), mène un travail sur la transmission mémorielle qui met en lien passé, présent et futur dans lequel elle projette des corps lavés de toutes normes sociales, de genre, de race… Cette représentation de l’être, aberrante pour nos sociétés, rend le présent universel et réparateur. C’est par la réappropriation de rituels et cérémoniaux traditionnels que l’australienne Phyllis Thomas (1940-2018) réaffirme son identité aborigène.
Les considérations postcoloniales, à l’image de celles sur le genre, s’immiscent dans toutes les strates du monde de l’art et poussent les institutions à s’y inscrire aussi. Cela donne lieu à des évènement comme le colloque « What is a Post-colonial Exhibition? » qui s’est déroulé le 25 mai 2012 au Framer Framed d’Amsterdam. On peut aussi citer la publication de l’ouvrage d’Okwui Enwezor, The Postcolonial Constellation: Contemporary Art in a State of Permanent Transition en 2003. »
« N’en déplaise à Astérix, les Romains aussi avaient de l’humour. Oui, Cicéron et Sénèque faisaient des plaisanteries… Et pas n’importe lesquelles. Selon l’historien Pascal Montlahuc, le rire avait (déjà) un rôle politique dans la Rome républicaine et impériale. C’est ce qu’il affirme après avoir étudié les pratiques relatives à l’humour dans la cité romaine sur près d’un siècle, entre l’époque de César et celle de Claude.
Se sentant menacés par l’inclusion des étrangers à la vie de la cité, les Romains se servaient en effet de certaines blagues pour les exclure. On riait donc des Barbares, et particulièrement des Gaulois, ces ennemis de toujours. Quand Jules César permet par exemple à certains d’entre eux d’entrer au Sénat entre 46 et 44 av. J.C., une opposition aristocratique romaine s’exprime par le biais de l’humour. Certains pastichent des pancartes officielles en reprenant la formule introductive « Bonum factum » (à tous salut !) et demandent aux Romains de ne pas indiquer le chemin de la curie à un nouveau sénateur, qui serait donc gaulois. Et pour couronner le tout, un chant raillant cette mesure législative circule dans les rues de la ville.
Les orateurs ou auteurs romains utilisent aussi des stéréotypes antigaulois pour amuser leur public. La figure du Gaulois est présentée comme un contre idéal type. On aime rire de ses tares physiques et morales, et on adore le caricaturer. Dans L’Apocoloquintose de l’empereur Claude, écrite en 54 apr. J.C., Sénèque joue sur la polysémie du terme « gallus », signifiant à la fois « coq » et « Gaulois », pour comparer l’étranger à un animal qui ne serait « tout-puissant que sur son tas de fumier ». Autant de plaisanteries qui ont contribué à figer l’image d’un Gaulois laid, sauvage et ennemi de Rome.
Pascal Montlahuc, « “Le coq n’est tout-puissant que sur son fumier”. “Faire rire” et stéréotypes gaulois à Rome (République-Empire) », Parlement(s). Revue d’histoire politique, n° 32, 2020/2. »
– L’humour douteux des Romains
par Salomé Tissolong
« Parmi les nombreuses études récentes consacrées aux Gaulois, certaines concernent les relations culturelles et politiques entre la Gaule et Rome, parfois abordées sous l’angle des stéréotypes dans lesquels les Romains de l’époque républicaine puis impériale enfermèrent les Gaulois. Cet angle d’approche particulier s’insère dans un courant de réflexions dévolues à l’analyse critique et historicisée des stéréotypes antiques et peut, dans cette perspective, être enrichi par l’intégration d’un élément omniprésent dans la documentation littéraire (qui constituera ici l’essentiel du corpus), mais trop souvent sous-estimé des Antiquisants alors même qu’il permet de comprendre les références culturelles, les pratiques politiques et les schémas mentaux au fondement des stéréotypes identifiables dans la société romaine : l’humour ou, pour parler comme les Anciens, le « faire rire » (risum mouere). C’est ainsi à la croisée des récents travaux sur les relations entre Gaulois et Romains, de l’effort d’historicisation des stéréotypes antiques et du renouveau des études sur le « faire rire » politique que se situe la présente étude, qui puise son titre dans une plaisanterie de Sénèque :
En voyant devant lui ce robuste héros [Hercule], Claude, renonçant aux fadaises, comprit que, si nul n’était son égal à Rome, il n’avait plus ici le même prestige ; que le coq n’est tout-puissant que sur son fumier (Gallum in suo sterquilino plurimum posse).
Logée dans L’Apocoloquintose du Divin Claude écrite en 54 ap. J.-C., cette saillie joue sur la polysémie du terme « gallus », qui signifie à la fois « coq » et « Gaulois ». En présentant le Gaulois sous les traits d’un animal vivant dans les excréments, ce bon mot attire tout d’abord l’attention sur le substrat idéologique d’une aristocratie « romaine » marquée par l’urbanitas, concept liant la manière d’être romain et l’aptitude à provoquer un rire de bon ton : cette « urbanité » contribua à figer l’opposition culturelle entre Barbares et Romains (I). Comprendre cet antagonisme profond permet d’éclairer le rejet politique dont les Gaulois firent l’objet entre la fin de la République et le début du Principat. Le trait de Sénèque vise l’empereur Claude qui, né à Lyon en 10 av. J.-C., est raillé pour l’octroi de la citoyenneté à des provinciaux et l’ouverture du Sénat à certains notables de Gaule Chevelue : notre travail analysera ainsi les plaisanteries qui ont servi à critiquer l’inclusion des Gaulois à la cité romaine depuis l’époque de César (II). Le mot sénéquien rappelle enfin le rôle joué par l’humour dans l’entretien de stéréotypes xénophobes, provoquant un rire qui tirait son efficacité du double substrat culturel et politique évoqué plus haut : le Gaulois fut essentialisé par le recours au « faire rire » et utilisé comme contre-idéaltype par certains orateurs ou auteurs afin de provoquer le rire d’un auditoire romain. En fondant leur humour sur l’efficacité tirée des stéréotypes anti-gaulois, ces auteurs contribuèrent à figer les réalités de la présence gauloise à Rome, dont le caractère nuancé et évolutif peut (et doit) être saisi par d’autres biais (III) . […]
Faire rire des Romains grâce aux stéréotypes gaulois : lecture systémique
L’exclusion culturelle du Barbare et l’opposition politique spécifique entre Romains et Gaulois semblent se conjuguer lorsqu’on considère l’usage de stéréotypes gaulois dans le but de faire rire un auditoire ou un lectorat romain. Le cas le plus brillant de ce phénomène est sans doute l’affrontement entre C. Iulius Caesar Strabo et Helvius Mancia :
[Strabo s’exprime] Les ressemblances d’images, de leur côté, amusent beaucoup l’auditoire ; elles portent d’ordinaire sur une difformité, sur un défaut corporel, que l’on rapproche d’un objet encore plus laid. J’usais de cette manière contre Helvius Mancia : « Je vais, lui dis-je, montrer ton portrait à l’assemblée. » – « Montre donc, je te prie », répondit-il. Alors, j’indiquai du doigt, aux Boutiques Neuves, une figure peinte sur un bouclier cimbrique de Marius, un Gaulois tout contrefait, tirant la langue, et les joues pendantes. Tout le monde éclata de rire ; cela parut le portrait frappant de Mancia .
Cet échange, qui eut lieu à un endroit mal déterminé du Forum et peut-être lors d’une contio , est emblématique d’un « faire rire » qui se révélait efficace parce qu’explicite, habilement illustré et permettant d’attirer l’attention de l’auditoire sur les tares physiques, et donc morales, de l’adversaire. Fondée sur l’opération physiognomonique au fondement d’une bonne partie des plaisanteries politiques de la fin de la République, la mise en scène plaisante de l’italien Strabo révélait à tous la persona déviante de Mancia et permettait de le mettre au ban de la cité. L’attaque était d’autant plus efficace que la gestuelle de l’orateur dut prolonger l’énonciation du trait et que le public s’attendait à une phrase révélant le vrai visage de Mancia : « cuius modi sis » signifie à la fois « à quoi tu ressembles » et « quel genre de personne tu es ». C’est l’image d’un Gaulois qui servit de référentiel afin de railler Mancia et il est hautement probable que, jouant sur la laideur du personnage gaulois effectivement représenté sur le bouclier cimbrique, la mise en scène se soit également appuyée sur le souvenir du Cimbre, stéréotype du barbare « gaulois » par excellence dont le souvenir était très présent dans les esprits romains, puisque la victoire de Marius sur les Cimbres et les Teutons datait de 102/101 av. J.-C., soit à peine quelques années avant cette joute oratoire. Au début du ier siècle, le stéréotype du Gaulois était donc un outil prisé de l’orateur romain qui souhaitait provoquer le rire de son auditoire. Selon un processus systémique, ce rire venait, en retour, confirmer la validité du stéréotype de Gaulois barbares, laids et ennemis de Rome. Malgré les variations dans les représentations littéraires et iconographiques du Gaulois, devenu après la victoire de César en Gaule un barbare vaincu et soumis plutôt qu’un guerrier redouté, le stéréotype du Gaulois menaçant Rome reste parfaitement mobilisable dans la littérature impériale, comme le révèle de nouveau l’Apocoloquintose : en entremêlant les railleries xénophobes et politiques, Sénèque fustige les choix politiques de Claude en faveur des Gaulois (on l’a vu) autant qu’il vient réactiver et alimenter les stéréotypes ancrés dans la très ancienne histoire conflictuelle entre Rome et les habitants de la Gaule :
Cet homme [Claude], dit-elle [la Fièvre], débite de purs mensonges. Je te l’affirme, moi qui ai passé de si nombreuses années en sa compagnie : il est né à Lyon. Tu as devant toi un concitoyen de Munatius. C’est comme je te le dis : il est né à seize milles de Vienne, c’est un frère Gaulois. Aussi, comme devait le faire un Gaulois, a-t-il pris Rome.
D’abord décrit par Sénèque comme un homme « ni grec, ni romain, ni d’aucune nation connue » (5.2), Claude devient le « fils de la Grèce » (5.4). Toutefois, bien qu’il affecte de se présenter comme un Troyen, sa naissance lyonnaise est découverte et fournit matière aux bons mots consignés dans ce passage : en plus de la mention de la cité de Vienne (qui était, elle, une colonie romaine située en Narbonnaise) et d’une assimilation de Claude à L. Munatius Plancus, fondateur de la cité de Lugdunum en 43 av. J.-C. et connu pour sa propension à la trahison pendant les guerres civiles du milieu du ier siècle av. J.-C., on relève un jeu de mots sur germanus/gallus, peut-être sous forme de clin d’œil au triomphe de Plancus lors duquel les soldats raillèrent la potentielle implication du général dans la mise à mort de son frère. C’est toutefois la référence finale à la prise de Rome par Brennus en 390 av. J.-C. qui est la plus explicite. Le poids mémoriel de la prise de la Ville a été récemment reconsidéré par M. Engerbeaud, dans son ouvrage consacré aux défaites romaines d’époque alto-républicaine et aux reconstructions idéologiques/littéraires qu’elles occasionnèrent. L’auteur retrace ainsi l’intégration complexe du sac de 390 dans la mythologie civique de Rome, qui conféra à cette modeste bataille le rang de désastre patriotique, malgré la persistance de versions divergentes de l’épisode relativement oubliées au profit de la (presque) seule version livienne. Faisant fi de toute évolution « assimilationniste » du stéréotype du Gaulois, l’extrait de l’Apocoloquintose joue ici sur la puissance évocatrice d’un épisode fondateur de la haine ancestrale des Romains envers les Gaulois : cet usage de « l’ancien » stéréotype d’un Gaulois ennemi viscéral de Rome, qui ne dut jamais disparaître dans les faits, conféra une large partie de sa puissance comique à la critique que formulait Sénèque contre Claude, « l’empereur gaulois ».
Ces épisodes relatifs au « faire rire » montrent que l’humour a contribué à entretenir, à renforcer et à figer les stéréotypes politiques, historiques et historiographiques liés aux Gaulois. Ces stéréotypes trouvaient dans le « faire rire », propice à exprimer de manière percutante le rejet culturel et politique, un réceptacle tout indiqué qui contribua à obscurcir l’analyse historique de la présence gauloise à Rome. Bien que les Gaulois n’aient pas seulement été « tout-puissants sur leur fumier » et soient parfois devenus citoyens ou même sénateurs à Rome, la documentation révèle qu’ils furent moins nombreux que ce que les bons mots formulés par des aristocrates « romains » parfois marqués par l’idée d’un péril gaulois et toujours soucieux d’afficher leurs différences avec des barbares trop récemment « romanisés » ne le laissent croire. De ce point de vue, l’élaboration du concept d’urbanitas entre la fin de la République et le début du Principat est révélatrice de la construction d’une opposition définitive entre Romains civilisés et sauvages Gaulois, témoignant d’une volonté de définir une « romanité » en miroir.
L’autre conclusion générale qu’il est possible de formuler est que les moqueries collectives à l’encontre de tout ce qui, de près ou de loin, est considéré comme « Gaulois », aboutissent à l’élaboration d’une vision essentialisante et monolithique qui réunit et assimile artificiellement des peuples celtes en réalité très divers et organisés en cités indépendantes. Selon un procédé analogue, alors que les décisions de César et de Claude tinrent compte de la stratification sociale de provinces gauloises dont ils n’intégrèrent que certaines des élites bien souvent « romanisées », la diversité des situations gauloises s’efface devant une lecture unitaire excluant le Barbare, conformément à l’effet de lissage qu’implique le stéréotype et à l’effet de caricature au fondement du « faire rire ». Pourtant, non sans un certain paradoxe, ces plaisanteries témoignent aussi, en négatif, de l’insertion de certaines élites gauloises à la cité romaine entre l’époque de César et celle de Claude, que les plaintes railleuses formulées par les élites « romaines » viennent révéler.
Pour que l’intégration politique plus générale des Gaulois à la cité romaine progresse plus nettement, il faut cependant attendre la constitution antonine de Caracalla en 212 ap. J.-C., conférant la citoyenneté romaine à tout homme libre de l’Empire (à l’exception des déditices), puis la transformation progressive de l’Empire romain en un Empire chrétien au cours des ive et ve siècles ap. J.-C. À l’opposition entre Romains et Barbares eut tendance à s’ajouter puis à se surimposer la distinction entre Chrétiens et Païens, dont l’importance allait être cruciale au Moyen Âge. »
– Montlahuc, P. (2020). « Le coq n’est tout-puissant que sur son fumier ». « Faire rire » et stéréotypes gaulois à Rome (République-Empire). Parlement[s], Revue d’histoire politique, 32(2), 21-39.
