« L’Afrique postcoloniale est un emboîtement de formes, de signes et de langages. Ces formes, signes et langages sont l’expression du travail d’un monde qui cherche à exister par soi. Dans le chapitre précédent, l’on a tenté d’esquisser les lignes générales de ce labeur, d’en mesurer la vitesse et de suggérer les types de rapports qui, dans le contexte des transformations survenues au cours du dernier quart du xx e siècle, tendent désormais à s’établir entre la violence et la volonté de vie, dont on avait dit auparavant qu’elle constituait le principal ressort philosophique du projet d’une communauté décolonisée. L’on n’a pas suffisamment répété que ces transformations se déroulent le long de plusieurs lignes, tantôt obliques, tantôt parallèles, tantôt courbes. Lignes frénétiques, à la vérité, qui se brisent sans cesse, changent continuellement de direction, ouvrant la voie à un mouvement tourbillonnaire – l’accident plutôt que l’événement, les spasmes, l’étirement par le bas, le mouvement sur place et, dans tous les cas, la complication et l’équivocité. Il s’agit maintenant de décrire non plus le mouvement de contraction, mais d’autres changements de structure opérant selon d’autres logiques : celles de la dilatation, des points de fuite, des échappées. C’est cette production des intervalles et d’autres formes de montage de la vie qu’examine ce chapitre.
Profondes recompositions sociales »
– Mbembe, A. (2013). 6. Circulation des mondes : l’expérience africaine. Dans : , A. Mbembe, Sortir de la grande nuit: Essai sur l’Afrique décolonisée (pp. 203-237). La Découverte.

« L’insurrection massive des esclaves du nord de Saint-Domingue en août 1791 prit les Amériques et l’Europe par surprise. Ce soulèvement ne représenta pas vraiment l’« impensable », pour reprendre l’expression de l’anthropologue Michel-Rolph Trouillot, puisque la peur d’une révolte planifiée d’esclaves comprenant la destruction des centres de production et le massacre des Blancs hantait les élites coloniales de manière récurrente depuis la découverte d’une présumée conspiration à Mexico en 1537. Ce fut le résultat, treize ans plus tard, du processus engagé à Saint-Domingue en 1791 qui fut l’« impensable » : la Révolution haïtienne, autrement dit, que d’anciens esclaves, souvent africains, réussissent en 1804 à vaincre l’armée napoléonienne, à abolir définitivement l’esclavage et à déclarer l’indépendance d’une colonie européenne. Mais, entre 1791 et 1804 et au-delà, les nouvelles des événements qui transformèrent Saint-Domingue en Haïti circulèrent abondamment dans des Amériques déjà agitées par les guerres impériales et les attaques de corsaires, donnant lieu à diverses interprétations et rumeurs.
Ce chapitre se focalise sur l’impact du processus révolutionnaire haïtien sur les stratégies de libération des esclaves des Amériques pendant les deux décennies qui suivirent l’insurrection de la plaine du Nord en 1791. Dans quelle mesure la révolte générale de Saint-Domingue et son aboutissement dans l’abolition définitive de l’esclavage et l’instauration d’une nation noire indépendante amenèrent-ils les esclaves du reste des Amériques à privilégier la révolte armée aux dépens des autres stratégies de libération ? En d’autres termes, le processus révolutionnaire qui bouleversa Saint-Domingue fut-il un tournant décisif à partir duquel les esclaves recoururent principalement à l’insurrection pour se libérer, sur le modèle de ceux de Saint-Domingue ?
Pour répondre à ces questions, ce chapitre examine les nombreuses rébellions et conspirations serviles répertoriées dans le sillage des événements de la colonie française entre 1792 et 1811. Il cherche à identifier parmi ces mouvements ceux qui s’inspirèrent clairement du processus haïtien dans leur but – l’émancipation générale des esclaves – et leur stratégie – la révolte massive d’esclaves impliquant des destructions et/ou des violences contre les Blancs et les forces de l’ordre. Car, durant ces années, les annonces de révoltes et de complots d’esclaves, parfois en lien avec des libres de couleur, se multiplièrent un peu partout, de Cuba à Curaçao, de la Virginie à la Louisiane, du Venezuela au Brésil. David Geggus ne compte pas moins de soixante rébellions et complots en dehors de Saint-Domingue, tout en soulignant qu’en fait très peu furent des révoltes visant à l’émancipation générale des esclaves. Plusieurs mouvements ne mobilisèrent qu’une à deux dizaines d’esclaves, d’autres se résumèrent à des discussions enthousiastes ou à des protestations non violentes d’hommes et de femmes espérant la liberté, et quelques-uns n’existèrent que dans l’imaginaire de Blancs apeurés.
Parmi toutes ces révoltes et conspirations, la seule rébellion servile massive ouvertement liée à celle de Saint-Domingue fut celle de Curaçao en 1795. Pourtant, si ailleurs les esclaves ne se rebellèrent que rarement ou en petit nombre, ce n’était évidemment pas parce qu’ils ne voulaient pas la liberté, mais parce qu’ils savaient que les conditions locales et internationales auxquelles ils étaient soumis étaient défavorables à une telle stratégie. Comme le dévoileront les chapitres 8 et 9, ils continuèrent de recourir principalement à la fuite, à la manumission et à l’engagement militaire, à mesure que le contexte s’y prêtait.
Après sa victoire en 1804, la Révolution haïtienne eut des répercussions incontestables sur les esclaves des Amériques : elle élargit leurs perspectives et leur montra que l’esclavage n’était pas immuable. Mais Haïti, alors divisée entre un Nord impérial et un Sud républicain, menacée d’invasion par la France et mise au ban de toutes les nations, ne pouvait pas soutenir les esclaves qui se révolteraient en son nom. Par contre, partout son existence donna corps au scénario séculaire du complot servile de destruction de la colonie et d’extermination de ses colons. Elle mit partout les gouvernants, et les Blancs en général, à l’affût d’une « autre Haïti », entraînant des vagues de répression sans précédent. »
– Helg, A. (2016). Chapitre 7 – Les ondes de choc de la Révolution haïtienne. Dans : , A. Helg, Plus jamais esclaves : De l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation (1492-1838) (pp. 219-260). La Découverte.
« Spécificité de la révolution haïtienne
Tout d’abord, il n’est pas inutile de rappeler en quoi une véritable révolution s’est produite à Saint Domingue-Haïti et en quoi elle se différencie de la révolution américaine et de la révolution française. La révolution américaine, tout en ayant des sources communes avec la révolution française, cherche surtout à limiter le pouvoir des gouvernants en mettant en avant les droits des individus, puis en créant des contre-pouvoirs selon un système qu’on appelle check and balance. Les droits de l’homme ne sont pas ici l’obsession, alors que pour la révolution française, la liberté et la propriété sont considérées comme des prédicats de l’homme lui-même qui dispose ainsi de droits considérables et inaliénables. Dans cette perspective, le droit est fondé dans l’homme et non pas dans la nature ni dans une « surnature », c’est pour cela que la révolution française fera appel constamment à la raison et devra assurer la défense des droits de l’homme à partir du pouvoir politique. Aux sources de ces deux révolutions, il y a le travail accompli par les Lumières et leurs principaux représentants (Voltaire, Rousseau, Diderot, Montesquieu, Diderot ou d’Alembert).
Avec le principe énoncé par Rousseau : « tous les hommes naissent libres et égaux en droit », c’est bien une nouvelle époque de l’histoire de l’humanité universelle qui s’ouvre, plus aucune forme de domination d’un homme sur un autre ne peut être légitimée, l’ordre social selon lequel fonctionnait la France va être bouleversé par la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen. Mais le changement se produit dans l’idée, au niveau de la manière de concevoir l’ordre social, le monde et l’homme. C’est pour cela que Hegel parlera d’un « superbe lever de soleil ». De là, philosophes et historiens de la révolution française auront tendance à faire de la révolution française le point de départ d’un universalisme conquérant qui considérera les autres sociétés comme des sociétés devant un jour parvenir au stade auquel sont parvenues la France ou l’Europe. La déclaration des droits de l’Homme vaut essentiellement pour l’Occidental en général, dont la civilisation va se déployer en intégrant progressivement les autres sociétés qui connaîtraient un retard par rapport à la grande et vraie histoire : celle du monde occidental. C’est une telle vision qui sous-tend la difficulté de reconnaître en Europe la spécificité de la révolution haïtienne. Cette vision s’enracine dans les limites de la philosophie des Lumières au niveau de la manière de considérer la définition de l’homme. L’homme de la déclaration des droits… est conçu comme l’homme occidental dont les paramètres se reconnaissent dans la langue, la religion, le type d’organisation familiale, la raison etc. Sur cette base, on décidera que les esclaves sont incapables de penser leur liberté, il suffira que la révolution des esclaves – quand elle est reconnue – soit interprétée comme un complément, un achèvement de la révolution française. L’esclave noir doit son état à son niveau culturel qui impliquerait une certaine proximité avec la nature ; l’esclavage est tenu alors pour une discipline pédagogique qui amènera peu à peu l’Africain à la condition de civilisé, c’est-à-dire d’un être humain à part entière. L’abolition de l’esclavage sera pour cela graduelle. Or la révolution haïtienne va bousculer toutes ces idées de type raciste et ouvrira pour la première fois une nouvelle époque de l’histoire pour l’ensemble des peuples non occidentaux, dont ceux qui ont été placés en esclavage, ou sous domination coloniale. Nous pouvons maintenant rapidement souligner les aspects clés de la révolution haïtienne.
L’antiracisme : alors que l’idéologie qui présidait à l’esclavage faisait du « nègre » un être incapable de s’élever au sens de la liberté parce qu’il serait infantile, primitif ou barbare, l’insurrection des esclaves à Saint Domingue et l’indépendance sont alors une démonstration des capacités des Noirs à se battre pour la liberté, à mettre donc leur vie en jeu pour cette valeur qu’est la liberté. Dans la première Constitution du pays en 1805, la hiérarchie raciale sur laquelle était bâti le système esclavagiste est immédiatement contestée : « Toute acception de couleur parmi les enfants d’une seule et même famille, dont le chef de l’État est le père, devant nécessairement cesser, les Haïtiens ne seront désormais connus que sous la dénomination générique de Noirs. »
L’anticolonialisme : à la proclamation de l’indépendance en 1804, le nom indien d’Ayiti est repris et il est interdit aux Français d’être propriétaires, pendant que la nationalité haïtienne est attribuée aux soldats Polonais de l’expédition napoléonienne, qui ont rejoint le camp de l’armée des « indigènes ».
L’anti-esclavagisme : le processus révolutionnaire est enclenché à partir de l’insurrection générale des esclaves ; de nombreuses révoltes avaient eu lieu auparavant, mais c’est celle de 1791 qui représente la première révolte victorieuse d’esclaves qui aboutira à la création d’un État indépendant. La première constitution déclare que tout Africain qui touche le sol d’Haïti est automatiquement libre. Au milieu d’un environnement hostile, puisque tous les autres pays de la Caraïbe sont encore au début du xixe siècle sous le joug de l’esclavage, les premiers chefs d’État (dont d’abord Toussaint Louverture, gouverneur de Saint Domingue, avec la Constitution de 1801) démontrent que l’indépendance est fondée sur le refus systématique de l’institution esclavagiste. Certains historiens ajoutent même que le refus de l’esclavage va jusqu’à la contestation du système de l’économie de plantation, car les nouveaux paysans haïtiens choisissent d’éviter quand ils le peuvent la production des denrées d’exportation.
La nature de l’esclavage outre-Atlantique
Pour saisir toute la signification de la révolution haïtienne, il convient tout d’abord de se rappeler la nature de l’esclavage outre-Atlantique. C’est tout un continent qui a été voué à l’esclavage par la Traite, un groupe précis d’êtres humains est retranché de la condition humaine ordinaire. Presque tous les pays de l’Europe participent à l’organisation de ce système inique et en profitent d’une manière ou d’une autre à travers l’économie de plantation qui représente un système de concentration à ciel ouvert. Pendant à peu près quatre siècles, Traite et esclavage feront l’enrichissement de l’Europe. Mais là ne réside pas encore toute l’horreur de l’esclavage outre-Atlantique, ni sa spécificité véritable. L’esclave déporté d’Afrique doit passer par une amnésie culturelle pour être rivé à son statut d’esclave, c’est-à-dire à celui d’un être nu, dénudé, sans prédécesseurs, sans descendants, sans origine, donc d’un être mort socialement pour reprendre la définition de l’esclave proposée par Orlando Patterson.
L’esclavage représente un événement capital – et non pas accidentel – dans la constitution de la modernité occidentale, comme le soutiennent Paul Gilroy et Stephan Palmié. Il ne peut être évalué sur la seule base des avantages économiques tirés sur la pratique. Il est certes en continuité avec l’événement de la Conquête qui a produit le désastre génocidaire indien, mais il est quelque part en rupture avec les traites musulmanes et l’esclavage africain (même si l’esclavage est toujours de même nature partout où il est pratiqué) pour une raison bien particulière : si auparavant dans l’Antiquité gréco-romaine, au Moyen Âge et dans l’Afrique précoloniale, l’esclave était toujours considéré comme un étranger, il n’était pas contraint d’abandonner son système de croyances et sa culture. Cette fois, à partir du xvie siècle, le monde européen se sait investi d’une mission universelle qui le conduit – grâce au christianisme et à travers lui – à prétendre viser l’assimilation de l’esclave à sa culture, pendant que cette assimilation devra rester à l’état asymptotique, comme une visée jamais véritablement effectuée, comme un horizon qui ne devra jamais être atteint. Dans cette perspective, la sortie réelle de l’esclavage devra supposer la sortie de l’amnésie culturelle.
L’esclavage étant un état-limite, un indicible, les possibilités de sortir de cette condition ont été recherchées dans des lieux comme la religion et dans les arts, dont en particulier la musique et la danse. La première phase de révolte des esclaves a été justement le travail de reconstruction/ reconstitution d’une culture propre à travers la recréation du temps et de l’espace, et donc d’abord à travers un nouveau rapport à l’origine, c’est-à-dire à l’Afrique perdue. Le premier mouvement a été le culte des morts comme négation de la mort sociale, car ce culte relie l’individu aux morts récents, aux ancêtres, puis aux divinités africaines. Ainsi une chaîne de signifiants formant langage symbolique est mise en route, qui va à l’encontre de l’amnésie culturelle. L’attachement passionné des esclaves à la religion doit être compris comme la quête d’un ailleurs en vue de s’évader de l’assujettissement au maître, ou à tout le moins en vue de relativiser le pouvoir du maître. Finalement les esclaves finissent par créer une nouvelle culture qui émerge comme la résultante d’un mariage/arrimage de signifiants captés du système religieux imposé (le christianisme) et de signifiants repris des croyances africaines. Peu à peu s’est construit un processus de reconnaissance mutuelle, de production d’un nouveau lien social au-delà des ethnies différentes et dispersées. Les pratiques de rébellion et de marronnage ou fuite hors des plantations et des ateliers n’auraient pas eu d’efficace hors de l’action quotidienne de reconstitution d’un ordre symbolique qui donne aux esclaves la possibilité de réintégrer de manière durable la condition de dignité d’être humain.
Le succès de l’insurrection générale des esclaves en 1791 suppose que les esclaves ont eu conscience de constituer une collectivité qui a des intérêts communs et ont acquis un sens très fort de la solidarité. »
– Hurbon, L. (2007). La révolution haïtienne : une avancée postcoloniale. Rue Descartes, 58(4), 56-66.
Alain Yacou (dir.), Saint-Domingue espagnol et la révolution nègre d’Haïti (1790-1822), Éditions Karthala, 2007, 683 p.
« « Eh blan ! Eh blan ! ». Ainsi peut-on être interpellé en Haïti. Plus tard, on entend dans la rue deux Haïtiens ne se connaissant pas qui s’interpellent : « Eh, nèg la ! » (« Eh, le nègre ! »). Quant aux personnes à l’épiderme café-au-lait, il n’est pas rare que leur surnom soit « Piti blan » (petit blanc).
Pour celui venu d’ailleurs, ces termes de blans et de nègs donnent un sentiment de malaise, car ils sont basés sur la couleur de peau, d’évocation péjorative et raciale. Pourtant, en créole haïtien, leur signification mérite d’être explicitée : tout aussi connotés, ils le sont différemment. Et ils incarnent de manière crue la réalité d’une société fortement hiérarchisée. Il faut admettre cette polysémie délicate, référant à la fois une entité (une communauté par exemple, ou les êtres humains en général), une couleur (dont les déclinaisons sont multiples et alliées à des traits physiques), et une position sociale admise en fonction de la perception du corps de l’autre. Tentative de décryptage, appuyée sur mes expériences de terrain et l’ouvrage de Micheline Labelle1.
En créole haïtien, blan est un terme utilisé pour désigner ceux qui ne sont pas Haïtiens, les étrangers. Le blan n’est pas celui qui a une couleur de peau pâle, mais celui qui vient d’ailleurs ou, plutôt, qui n’est pas Haïtien. Celui qui n’a pas les codes d’Haïti, qui ne parle pas sa langue, qui ne s’inscrit pas dans une communauté culturelle fondée sur l’histoire et le partage d’un pays aux journées souvent difficiles. On peut donc être afro-américain, malien, ou japonais, et être blan.
Mais il y a une autre dimension au terme blan, bien reliée à la couleur de peau.
Dans une étude intitulée « Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti », Micheline Labelle a repéré plus de vingt termes permettant de déterminer les « caractères » d’une personne, en fonction de la qualité de ses cheveux, de ses traits, et de sa couleur de peau (et plus de 70 termes « dérivés »). Les plus classiques sont le noir, le marabout, le brun (à la connotation valorisée), le griffe, le grimaud (terme péjoratif), le mulâtre, le quarteron, le blanc.
On dira la plupart du temps d’un Haïtien noir qu’il est nèg (du français nègre, lui-même issu de la racine latine niger « noir »). Le nèg désigne, de manière générale, l’être humain. On entend souvent parler de belle négresse, par exemple. Le nèg a également, la plupart du temps, des « caractères » noirs (cheveux crépus, traits épais, couleur foncée). Le nèg môrn est celui qui, venant des montagnes, est peu éduqué ; à l’inverse du gran nèg qui a du prestige et fréquente les bourgeois. Ces derniers sont très souvent métisses et blan dans les attitudes. Et bien qu’un blan soit forcément un nèg, car un être humain, on l’appellera toujours blan.
Ainsi, les bourgeois -ceux qui sont souvent venus de lointaines contrées quelques générations auparavant (du Liban, de Syrie, de France), mais qui ne sont pas descendants d’esclaves, et qui se partagent avec quelques familles l’ensemble des richesses du pays- sont en leur grande majorité blancs de peau, ou très clairs. Ils sont Haïtiens de nationalité, mais ne partagent en rien le quotidien de leur pays, vivent dans des ghettos de riche, vont au marché à Miami les week-ends, étudient dans les grandes universités et vivent de rentes et d’affaires dans leurs grandes villas entretenues par une horde de « petit personnel » noir. A la fois enviés et craints, les blans, qui dominent le pays, sont perçus comme intrinsèquement différents en raison de leur couleur de peau qui reflète leur ascendance et leur pouvoir.
Certains, métisses ou noirs, ont aussi beaucoup de pouvoir en Haïti, souvent parce qu’ils ont entretenu des relations peu dicibles avec les dictateurs ou manipulé l’argent avec une équité toute parcimonieuse : on dira d’eux qu’ils sont bien noirs de peau mais ont tout du blan. Ceci dit, « Mulàt pôv sé nèg, nèg rich sé mulàt » (« un mulâtre pauvre est un nègre, un nègre riche est un mulâtre ») dit le proverbe : l’argent et le pouvoir blanchissent tout. On dira toutefois de quelqu’un nouvellement admis dans les hautes classes sociales – un nèg ki rivé (« celui qui a réussi »)- qu’il est encore un nèg afrikin, chabon (charbon) ou noè (noir), quand celui qui depuis « toujours » est en haut de l’échelle sociale est un nèg fin. Dans tous les cas, jamais celui qui a un « partie » noire –par son ascendance ou un trait physique- ne sera entièrement blanc. On ne peut devenir blanc, même à travers les générations. C’est en parlant avec un groupe de chauffeurs d’une grande ONG que j’ai compris en quoi la couleur de peau noire était objet de fierté (« Haïti, la première république noire ») et de préjugés : « Blan bon, mulàt passab, nèg chia » (« Le blanc est bon, le mulâtre est passable, le noir est mauvais (du caca) »). Le nèg est, par sa couleur, voué à faire partie du pèp la (le peuple), et à chèche lavi (chercher la vie : expression exprimant la précarité quotidienne).
Entre toutes ces couleurs, un rapport de subjugation et de domination s’est installé. Hérité des rapports entre esclavagistes (blancs ou métisses) et esclaves, entre propriétaires et travailleurs, entre riches et pauvres, le blan est en haut de l’échelle sociale et le nèg en bas. Pour tous, c’est un but d’accéder à plus de richesse et de pouvoir, une revendication de s’arracher à sa classe d’appartenance. On dit même « Dépi nan Ginin nèg tray nèg » : « depuis toujours, le nègre hait le nègre »2. Ce rapport à soi (vouloir s’extraire de sa condition) et à l’autre (pouvoir dominer celui qui est en-dessous de sa classe sociale) transparait à la fois dans une grande conscience de classe (« nous, les Haïtiens, qui nous sommes libérés de la domination blanche »3 ) et dans des rapports de domination qui rappellent des systèmes de caste, où celui qui domine a le « droit » de continuer à exercer sa domination, fut-ce de manière intrinsèquement inéquitable ou violente. En témoigne la présence habituelle des enfants restaveks, dont la condition est parfois proche de l’esclavage, même auprès des familles les plus pauvres. Cette stratification est entretenue par les Haïtiens blancs, pour qui il est mal vu de se marier à un nèg, encore plus s’il est noè –terme très péjoratif. L’endogamie est très forte. Tout est fait pour bien conserver, au sein de sa famille, ses propriétés, sa réputation, sa richesse… et sa couleur.
Ainsi, quand on arrive dans le pays, dans un cadre de tourisme, de recherche ou humanitaire, comment ne pas être dérangé par ce terme de blan qui est attribué ? D’abord, l’identification à une couleur est souvent énoncée avec moins de franchise chez nous ; mais aussi, de fait, on arrive avec sa richesse, son savoir, son billet d’avion retour. Le blan étranger habite dans des maisons en dur, se fait souvent conduire par des chauffeurs (noirs), a le pouvoir de celui qui vient aider ou travailler, et peut repartir. Il est sans cesse renvoyé à une position le situant en haut de la stratification sociale stricte qui prévaut en Haïti.
Les photographies de Paolo Woods4, réunies dans un ouvrage, sont parmi les plus révélatrices de ces rapports de pouvoir, si identifiables par la couleur de peau et par l’étalage de la richesse, qui hiérarchisent le quotidien haïtien. Il n’y a pas de misérabilisme dans ce travail, seulement un regard juste, franc, direct. Un reflet d’un monde mêlant l’héritage colonial aux balbutiements démocratiques ; une société du marronage5 où la fuite en avant est autant un espoir qu’un mode de vie. Un rapport à l’autre étrange pour ceux qui arrivent en Haïti, basé sur la couleur, l’habitus, la richesse ostentatoire, assez facile à apprivoiser pour qui s’en donne la peine, mais rigidifiant l’ensemble de la société haïtienne.
Comme le dit le proverbe : « Tout moun se moun, men tout moun pa menm » : Tout le monde est quelqu’un (un humain), mais tout le monde n’est pas pareil.
Micheline Labelle, Idéologie de couleur et classes sociales en Haïti, Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 1987 []
Littéralement « depuis la Guinée ». Culturellement, la Guinée est le pays originel des Haïtiens : c’est devenu une notion mythique, dégagée de toute contrainte historique ou géographique (bien que partiellement justifiée). Par exemple, quand il meurt, l’âme d’un Haïtien retourne « en Guinée ». []
En 1804, les esclaves haïtiens ont mené à bien une révolution, fondant la première république noire. []
Paolo Woods et Arnaud Robert, Léta, Port-au-Prince : Edisyon Fokal, 2014. []
De marrons : esclaves enfuis dans les montagnes. [] »
– PAR ALICE CORBET
Rapports de couleur et de pouvoir en Haïti (via le blogue Les Afrique dans le Monde – LAM : Ce blog propose un espace d’analyse, de réflexion et de dialogue sur les Afriques. Pluridisciplinaire, il entend favoriser le croisement fécond des regards et des approches, en vue d’une meilleure compréhension des dynamiques profondes qui travaillent aujourd’hui les sociétés des Afriques et sous-tendent leur insertion dans la mondialisation.)
« « Que veut dire être blanc ? Jusqu’à un passé récent, je ne m’étais jamais posé une telle question, car jamais on ne m’avait interrogé à ce sujet. C’est du reste la première réponse que l’on peut apporter : « Être blanc, c’est ne pas avoir à se poser la question “qu’est-ce qu’être blanc ?”, ne pas avoir, contrairement aux Noirs, Arabes et autres non-Blancs, à s’interroger sur soi-même, son identité et la place qu’on occupe dans la société, parce que cette place va en quelque sorte de soi. » Du moins cette place va de soi dans la mesure où, en plus d’être blanc, je suis de sexe masculin, hétérosexuel et d’origine sociale aisée. L’essentiel de mon propos sur la condition blanche peut d’ailleurs s’appliquer à la condition d’hétéro, de mec ou de bourgeois.
Être blanc n’est en effet pas une simple affaire de couleur de peau. Jack Lang ou Jacques Séguéla, par exemple, ont le teint plus mat que beaucoup d’Arabes, d’Antillais ou de métis, mais ce sont eux les Blancs. Être blanc ne signifie pas simplement avoir la peau claire, mais plutôt : ne pas être identifié comme un Noir, un Arabe, un Asiatique, un Turc ou un musulman, ne pas porter certains stigmates. D’où une seconde réponse : « Être blanc, c’est avant tout ne pas subir la discrimination comme les non-Blancs la subissent. Ce n’est pas avoir une certaine couleur mais occuper une certaine place – un certain rang social. » Blanc n’est en effet pas une catégorie raciale, mais une catégorie sociale. La race est, comme la classe et le sexe, une construction sociale, et le racisme, comme l’oppression de classe et l’oppression de genre, s’incarne dans une souffrance sociale : ne pas trouver d’emploi ou de logement parce qu’on est noir ou arabe, être exclu de l’école parce qu’on porte un voile, etc. La « question raciale » n’est donc pas dans un rapport d’altérité avec la « question sociale » : elle en est une composante.
Être blanc est à l’évidence plus confortable qu’être non blanc, mais il existe pourtant un mal-être blanc, qui prend diverses formes. J’emploie cette formule en clin d’œil à deux livres de Dominique Vidal : Le Mal-être juif et Le Mal-être arabe. Indépendamment de l’intérêt – réel – de ces livres, j’ai toujours éprouvé un certain malaise, lié à leurs titres, car le plus urgent était à mes yeux de parler du mal-être blanc. Les Blancs sont en effet malades d’une maladie qui s’appelle le racisme [Tevanian, 2008] et qui les affecte tous, sur des modes différents, même – j’y reviendrai – lorsqu’ils ne sont pas des racistes. Ce racisme consiste en une discrimination systémique aux dépens notamment des Noirs et des Arabes. C’est cette discrimination qui engendre chez ceux qui la subissent ce fameux mal-être arabe dont parle Dominique Vidal.
Le premier mal-être blanc est donc le racisme. Son stimulus extérieur est toujours le même : le Noir, l’Arabe, le musulman, bref les non-Blancs, ou plus précisément les non-Blancs lorsqu’ils se pensent, s’expriment et se comportent comme des égaux – car c’est toujours la prétention à l’égalité, et non la seule différence de couleur, qui rend malade un nombre considérable de Blancs. Cette maladie se traduit par des symptômes divers, qui peuvent s’apparenter entre autres à la névrose obsessionnelle, la phobie, la psychose ou les maux d’estomac – les fameux problèmes d’assimilation (l’immigré et ses descendants non blancs étant perçus comme de simples « aliments », qui doivent se laisser « digérer » par le « corps de la nation française », en d’autres termes : le servir comme force de travail, tout en demeurant invisibles). Cette forme exacerbée du mal-être blanc, dans lequel une Marine Le Pen, un Alain Finkielkraut, un Éric Zemmour ou un Jean-François Copé puisent leur inspiration, j’ai pour ma part la prétention de l’avoir dépassée – même si l’emprise des préjugés racistes et leur réactivation politique et médiatique quotidienne exigent une vigilance de tous les instants.
Mais j’ai eu l’occasion de connaître un autre mal-être blanc : celui des antiracistes. Je suis en effet tombé, dans la gauche antiraciste, sur des gens qui devenaient littéralement malades lorsqu’on les qualifiait de Blancs. J’ai été surpris par exemple de la violence des réactions lorsque j’ai fait remarquer que certains plateaux télévisés consacrés au « problème de l’immigration » étaient composés à 100 % de Blancs, ou quand j’ai décrit l’assistance d’un meeting des Ni putes ni soumises comme une assemblée blanche. Cela s’est reproduit au MRAP, dont j’ai été membre, où l’on m’a plusieurs fois accusé de dérive ethniciste pour avoir simplement déploré le fait que les assemblées du mouvement étaient quasi totalement blanches. On dit que lorsque le sage montre la lune, le fou regarde le doigt, et j’ai en l’occurrence la prétention d’avoir été le sage : j’ai pointé du doigt une discrimination systémique flagrante à l’encontre des non-Blancs (le fait qu’ils sont non représentés ou sous-représentés, y compris au sein d’une association antiraciste), et mes adversaires au sein du mouvement ont été les fous qui regardaient le doigt en me répondant très sérieusement que c’était moi le raciste – à l’encontre des Blancs présents dans la salle.
Il existe donc une catégorie de Blancs prêts à faire des efforts de solidarité avec les non-Blancs, mais qui ne supportent pas que soit contesté leur privilège, et notamment leur monopolisation de la juste cause antiraciste. Ce qui est insupportable est d’abord le simple fait d’être particularisé, parce que nous avons été élevés depuis le berceau dans l’idée que nous représentons l’universel, l’homme tout court. À tel point d’ailleurs qu’on parle des gens « de couleur » pour parler des Noirs, des Arabes et des Asiatiques, mais pas de nous-mêmes – comme si nous n’avions pas, nous aussi, une couleur : le blanc ! Ce qui est insupportable, c’est enfin de se représenter comme des privilégiés ou des dominants – et cette remarque vaut là encore aussi bien pour des hommes, des hétéros et des bourgeois.
Cette seconde manière de vivre sa condition blanche, sur le mode de la dénégation, est sans doute la plus répandue. Elle peut se résumer par la formule suivante : « Il n’y a pas de différence entre Blancs et Noirs. » Cet énoncé est à la fois vrai et faux – ou, plus exactement, il est vrai abstraitement et concrètement faux. Ce qui est vrai est que les races n’existent pas en tant que réalité biologique, mais ce qui est fallacieux est de nier pour autant toute existence à la « race » : car si les races n’existent pas en tant que réalités biologiques, elles existent bel et bien en tant que croyance collective, et cette croyance se répercute dans la réalité sous la forme de paroles et d’actes – injures, discriminations – qui font qu’être blanc et être noir sont deux expériences radicalement différentes. En d’autres termes, il est vrai que nous ne sommes des Noirs, des Arabes ou des Blancs que dans le regard de l’autre, mais une fois cette évidence posée, le problème demeure, dans la mesure où toute l’existence humaine est une existence sociale, produite par les relations que nous tissons avec les autres, donc conditionnée par le regard de l’autre […].
Il existe enfin un troisième mal-être blanc, car si être nommé « Blancs » – et l’être par des non-Blancs – ne nous rend pas malades, nous avons pourtant, nous aussi, notre propre maladie !
Une première manière de parler de ce mal-être est celle, bête et méchante, de nos ennemis : « haine de soi », « complexe », « culpabilité postcoloniale »… C’est une idée assez classique chez tous les racistes : tout comme le non-juif qui se solidarise avec des juifs stigmatisés est nécessairement « enjuivé » [Sartre, 1946], le non-musulman qui se solidarise avec des musulmans est forcément « islamisé » ou « islamophile », et le Blanc qui se solidarise avec des Noirs ne peut être qu’un « négrophile », voire un « lécheur de nègres » comme on le disait aux États-Unis à l’époque des droits civiques [Luther King, 1963]. On peut donc, si on y tient, me qualifier d’« islamophile », de « lécheur de nègres » ou même de « suceur de bites de barbus » (sobriquet qui m’a été personnellement attribué sur un « chat » ; les barbus en question étant bien entendu les « islamistes »), mais il se trouve que ce n’est pas ça. Mon mal-être blanc est d’une autre nature : il est lié au fait qu’être blanc, en France, en 2013, c’est être un dominant. Même si, comme pour tout dominant, être blanc c’est aussi être élevé dans l’idée que l’on n’est pas dominant, que l’on est comme tout le monde, qu’on vit dans une société globalement égalitaire, et que notre réussite n’est que le fruit de nos dons et de nos efforts personnels. D’où une troisième réponse : « Être blanc, c’est être élevé dans cette double imposture : le bénéfice d’un privilège, et la dénégation de ce privilège. »
De cette imposture on ne peut s’extraire que difficilement et imparfaitement, par une ascèse de tous les instants – en acceptant, pour commencer, de se laisser instruire par des non-Blancs – de la même manière qu’on se distancie, tout aussi difficilement et tout aussi partiellement, de sa condition de mec, d’hétéro ou de bourgeois. On pourra bien sûr objecter qu’il existe des ouvriers et des chômeurs blancs, qu’on peut difficilement qualifier de « privilégiés ». Le constat est pertinent, mais pas sa valeur d’objection : ces « Blancs pauvres » sont tout sauf des privilégiés si on les compare aux classes moyennes et supérieures, mais ils le demeurent relativement aux ouvriers et chômeurs non blancs, dans la mesure où ils ne subissent pas le même cumul d’oppressions – de la même manière que, du fait des rapports sociaux de genre, un homme pauvre peut être considéré comme un privilégié par rapport à sa femme.
Pour donner un aperçu concret de ce privilège blanc, je partirai d’une expérience personnelle. J’ai été amené, au fil de divers engagements, à écrire sur les violences policières et leur impunité, sur l’occultation du passé colonial et sur la loi antivoile, et j’ai vécu à chaque fois une même situation assez gênante où des personnes directement concernées par ces questions – des descendants de colonisés, des proches de victimes d’abus policiers, des filles voilées – me remerciaient d’une manière démesurée ou paradoxale. Ces gens me disaient en effet deux choses d’apparence contradictoire : d’abord ils me remerciaient infiniment, comme on remercie en principe celui qui nous a sortis de l’erreur et qui nous a apporté un savoir et une intelligence du réel que nous n’avions pas avant de le lire – puis, juste après, ils me disaient que j’étais dans le vrai, mais à un point que je ne soupçonnais pas, car ils savaient, eux, pour la vivre, que je n’avais fait qu’effleurer la situation de violence qui leur était faite.
Ces personnes me remerciaient donc comme si je leur apprenais tout et dans le même temps elles me signifiaient que je ne leur apprenais rien – et que c’étaient même elles qui avaient des choses à m’apprendre. Bref, on me signifiait que mes écrits ne valaient pas tant pour ce qu’ils disaient que pour le fait que c’était moi, un Blanc, qui parlait. Mes textes ne venaient pas combler un manque de savoir, ils levaient un interdit. Certains me demandaient même, purement et simplement, de parler à leur place, en ajoutant parfois indirectement, parfois explicitement : « Quand c’est vous qui le dites ce n’est pas pareil. » Ou plus explicitement encore : « Moi je ne peux pas le dire, car si je le dis, on va me répondre que je suis parano ou que je suis dans la victimisation », « Si moi je le dis, on va me répondre que c’est du double discours ». J’ai fini par comprendre, à partir de ces expériences, que j’étais un Blanc, et qu’être blanc c’est être légitime, crédible, pris au sérieux, comme ne le sont pas des non-Blancs. »
– Tévanian, P. (2013). 1. Réflexions sur le privilège blanc. Dans : Sylvie Laurent éd., De quelle couleur sont les blancs: Des « petits Blancs » des colonies au « racisme anti-Blancs » (pp. 23-33). La Découverte. »





« retournement du stigmate \ʁə.tuʁ.nə.mɑ̃ dy stiɡ.mat\ masculin
(Sociologie) Revendication, appropriation d’une stigmatisation faite à son encontre. Ce qu’on appelle la stratégie du « retournement du stigmate » est une lutte de réappropriation du sens d’un mot. — (Maria Candea, Laélia Véron, Le français est à nous !, 2019) »
– wiktionary.org
« Le retournement du stigmate
Dans les années 1930, au sein d’une fraction de l’anthropologie physique se développe une vision positive de l’hybridité. Les représentants des métis l’intègrent immédiatement à leur argumentaire en évoquant « les avantages physiques, scientifiquement constatés du métissage, non seulement chez les bêtes mais aussi chez les hommes ». Ils lui donnent une traduction politique immédiate en faisant de l’hybridité le moteur de la régénération nationale. Un ouvrage à destination des Eurasiens, dont le chapitre conclusif s’intitule « Ne rougissons pas d’être métis », s’achève avec cette exhortation :
« Et maintenant pour finir, un conseil, mes amis :
Ne rougissez pas d’être métis, car le métissage est une nécessité, la condition essentielle de la vitalité d’une nation. De même que la greffe développe, multiplie la force de l’arbre, de même le mélange des sangs améliore la race humaine. »
Le thème de la « régénération assimilatrice » avait déjà été exploité dans la première phase du colonialisme moderne, tout particulièrement pendant le processus de conquête de l’Afrique. Comme on l’a vu, dans les années 1930, il reste un élément central de la politique d’« association ».
Vers un multiculturalisme impérial ? »
– Saada, E. (2007). 9. Des identités saisies par le droit. Dans : , E. Saada, Les enfants de la colonie: Les métis de l’Empire français entre sujétion et citoyenneté (pp. 241-259). La Découverte.
« La resignification, des études de genre à la linguistique
À la fin du Manifeste Cyborg publié en 1984, Haraway en appelle à un langage politique qui doit se défaire des « métaphores de renaissance » pour se tourner plutôt vers le discours de la régénération. Elle recourt alors à l’image de la salamandre : Chez les salamandres, la régénération qui suit une blessure, par exemple la perte d’un membre, s’accompagne d’une repousse de la structure et d’une restauration des fonctions avec possibilité constante de production, à l’emplacement de l’ancienne blessure, de doubles ou de tout autre étrange résultat topographique (Haraway 2007 : 81)2.
Cette image est une pré-description de la resignification, telle que Butler la mènera dix ans après dans Le Pouvoir des mots paru en 1997 et traduit en français en 2004. La notion apparaît surtout dans l’introduction intitulée « De la vulnérabilité linguistique » et le dernier chapitre, « Censure implicite et puissance d’agir discursive ». Elle n’est pas vraiment définie, mais mentionnée et reformulée plusieurs fois, l’ensemble des synonymes avancés pouvant tenir lieu de définition. Il s’agit pour Butler d’un processus dynamique, par lequel un individu se réapproprie un terme injurieux, à partir d’une « blessure linguistique » (formulée en termes d’interpellation), et le retourne contre la source énonciative blessante, acte de langage produisant une puissance d’agir linguistique (linguistic agency). On comprend que la resignification est un processus en quatre étapes : blessure linguistique, réappropriation, retournement, production d’agency.
La resignification ainsi formulée est éminemment politique, puisqu’elle produit des effets sur les positions des sujets dans la cité. Pour Butler en effet, il existe une « survie linguistique » qui permet au sujet blessé, comme à une salamandre, de faire quelque chose de ses blessures. Et c’est la perspective de ce faire qui lui permet de se réapproprier (il est aussi question de « contreappropriation », p. 39) un énoncé injurieux pour en retourner la signification. Elle parle de « retournement » (p. 39), « remise en scène [restaging] » (p. 38), « renversement » (p. 39) ; elle décrit ce processus comme un « contre-discours » ou une « sorte de réponse » (p. 40), ou encore une « recontextualisation » (p. 41), un « retravail » (p. 77 et p. 244), un « redéploiement » (p. 252). Le plus généralement, elle utilise réappropriation et resignification. Et elle donne une dimension insurrectionnelle à cet acte discursif : « Le discours insurrectionnel devient ainsi la réponse nécessaire au langage injurieux, un risque que nous prenons en réponse au risque qu’on nous fait courir, une répétition dans le langage qui impose le changement » (p. 252). La resignification est ainsi présentée comme un processus à la fois linguistique, discursif et politique : linguistique car cette notion s’appuie sur une conception du sens contextuelle et dépendante des environnements du sujet, et non inscrite dans un ensemble de traits sémantiques inhérents, « les mots pouvant […] être disjoints de leur pouvoir de blesser » (Butler 2004 : 41) ; discursif puisqu’elle est une forme de ré-énonciation d’un terme insultant, qui en ouvre les possibles de manière inédite ; politique enfin au sens où le sujet, au lieu de se laisser assigner, produit une réponse discursivement et idéologiquement innovante.
Butler, en philosophe, ne décrit pas le fonctionnement linguistique du processus, et ne définit pas la resignification comme une notion véritable ; ce qui lui importe, c’est la dimension performative de la réappropriation et du retournement des termes insultants. Chez elle, la dimension politique est majeure : la resignification est un levier d’insurrection, et une des formes particulières de la « répétition subversive », sorte de macro-notion qui charpente l’ensemble de sa théorie, le phénomène à la fois emblématique et princeps étant le drag, amplement mobilisé dans Trouble dans le genre (Butler 2005 [1996]) […] »
– Marie-Anne Paveau. La resignification. Pratiques technodiscursives de répétition subversive sur le web relationnel. Langage et Société, Maison des Sciences de L’homme Paris, 2019, Discours numériques natifs. Des relations sociolangagières connectées.
« Dignité, retournement de stigmate, et quant-à-soi des dominés
« C’est la Canaille / Hé bien j’en suis ! » La chanson n’était pas une chanson révolutionnaire, ni même une chanson vraiment ouvrière. Mais son refrain sonnait comme un défi : les ouvriers parisiens l’ont adoptée. La Canaille : un stigmate retourné. La Canaille, c’est le Peuple, au sens du petit peuple, celui que la pensée commune des élites peut mépriser tout à loisir, celui dans lequel les Grecs assimilaient le dêmos aux polloï. La Canaille, la masse, la multitude, la Plèbe, la populace. Un ensemble d’êtres indifférenciés. En se désignant eux-mêmes comme « la Canaille », ces prolétaires affirmaient que la réalité montrée du doigt derrière ce vocable à vocation injurieuse avait une existence propre dont elle pouvait être fière. En reprenant à leur compte un mot conçu pour marquer une indignité, en se l’appropriant, ils affirmaient leur propre dignité. Ce phénomène du « retournement du stigmate » est bien connu, sous de multiples occurrences. Des homosexuels scandant dans des manifestations qu’ils sont « des gouines et des pédés » aux « nègres » revendiquant leur négritude et proclamant que « Black is beautiful », en passant par les Indigènes de la République se revendiquant d’une Politique de la racaille.
L’une des ressources de l’émancipation peut tenir à un autre retournement, qui pourrait se résumer dans la formule « Cause toujours, tu m’intéresses ». L’apparente acceptation par le dominé du discours dominant y cache une résistance occulte, mais qui trouve le moyen de se conforter, de prendre forme, lorsque les dominés partagent entre eux cette résistance passive.
Ces « arts de la résistance » ont été étudiés de façon aussi subtile qu’approfondie par l’anthropologue américain James C. Scott. Il distingue ainsi dans les comportements et discours des dominés – comme d’ailleurs des dominants – deux types distincts, selon que l’auditoire est celui de leurs pairs (dominés entre dominés, dominants entre dominants) ou celui de membres du groupe avec lequel existe un rapport de domination. La grande surprise des dominants lorsque les dominés, d’ordinaire si calmes et si soumis, se révoltent de manière inattendue, tient justement à ce qu’ils ignorent, ou négligent, le « texte caché » des dominés, ce qu’ils se disent lorsqu’ils sont entre eux, et qu’ils ont soin de cacher en public à travers mille stratégies laissant croire qu’ils assument leur propre domination comme un fait naturel, auquel ils se soumettent de bon cœur. À propos de la société esclavagiste américaine, Scott remarque ainsi :
Il faut bien voir que les subordonnés dans ces structures de domination à grande échelle ont une vie sociale assez développée en dehors du contrôle immédiat du dominant. C’est dans ces endroits relativement abrités qu’une critique commune de la domination pourra en principe prendre corps.
On pourrait multiplier les exemples de ces situations dans lesquels les dominés – et les dominées ! – peuvent exprimer leur quant-à-soi, et se forger une culture de la résistance, qui peut prendre la forme d’une résistance passive, mais aussi fournir les ferments de la révolte ouverte. Les ouvriers ne disent pas la même chose des cadres supérieurs ou des patrons en leur présence que lorsqu’ils sont entre eux. De même les esclaves, les Intouchables de l’Inde, les colonisés. De même, peut-être, dans les situations où le pouvoir patriarcal est à l’œuvre, le discours tenu dans les « réunions de copines » n’est-il pas le même que celui tenu en présence du mâle dominant de l’espace domestique. Et l’étude de ce discours donne un accès privilégié à l’étude des résistances à la domination et aux mouvements d’émancipation :
Un individu subissant un affront peut fomenter un rêve individuel de revanche ou de confrontation, mais lorsque l’insulte et les offenses sont subies de manière systématique par une race, une classe ou une catégorie entière de population, le rêve devient alors un produit culturel collectif. Quelle que soit la forme qui lui est donnée – parodie dans les coulisses, rêves de vengeance violente, visions millénaristes d’un monde à l’ordre inversé – l’accès à ce texte caché collectif est essentiel à une compréhension dynamique des relations de pouvoir.
L’affirmation classique suivant laquelle « la vérité est toujours révolutionnaire » n’est pas fondamentalement mise en cause par ce phénomène de réticence, et si le « double langage » est nécessairement aporétique (pourquoi défendre publiquement une position que l’on conteste en réalité, au risque de convaincre le public de sa justesse ?), il peut prendre un tour différent en fonction de l’auditoire auquel on s’adresse. Tel est le cas particulier du « langage d’Ésope » analysé par Leo Strauss. Telle est plus généralement la portée rhétorique de tout discours, qui doit prendre en considération son auditoire pour s’y ajuster, ainsi que l’ont en particulier montré les travaux de Chaïm Perelman. »
– Levy, L. (2012). Chapitre II. Les ressorts de l’émancipation. Dans : , L. Levy, Politique hors-champ: Contribution à une critique communiste de la politique (pp. 259-267). Éditions Kimé.
« À quoi tient-il donc, ce délire, et quelles en sont les manifestations les plus élémentaires ? D’abord au fait que le Nègre, c’est celui-là (ou encore cela) que l’on voit quand on ne voit rien, quand on ne comprend rien et, surtout, quand on ne veut rien comprendre. Partout où il apparaît, le Nègre libère des dynamiques passionnelles et provoque une exubérance irrationnelle qui, toujours, met à l’épreuve le système même de la raison. Ensuite au fait que personne – ni ceux qui l’ont inventé, ni ceux qui ont été affublés de ce nom – ne souhaiterait être un Nègre ou, dans la pratique, être traité comme tel. Du reste, comme le précisait Gilles Deleuze, « il y a toujours un Nègre, un Juif, un Chinois, un Grand Mogol, un Aryen dans le délire » puisque ce que brasse le délire, ce sont, entre autres, les races. En réduisant le corps et l’être vivant à une affaire d’apparence, de peau et de couleur, en octroyant à la peau et à la couleur le statut d’une fiction d’assise biologique, les mondes euro-américains en particulier auront fait du Nègre et de la race deux versants d’une seule et même figure, celle de la folie codifiée. Opérant à la fois comme une catégorie originaire, matérielle et fantasmatique, la race aura été, au cours des siècles précédents, à l’origine de maintes catastrophes, la cause de dévastations psychiques inouïes et d’innombrables crimes et massacres.
[…]
Plus caractéristique encore de la fusion potentielle du capitalisme et de l’animisme est la possibilité, fort distincte, de transformation des êtres humains en choses animées, en données numériques et en codes. Pour la première fois dans l’histoire humaine, le nom Nègre ne renvoie plus seulement à la condition faite aux gens d’origine africaine à l’époque du premier capitalisme (déprédations de divers ordres, dépossession de tout pouvoir d’autodétermination et, surtout, du futur et du temps, ces deux matrices du possible). C’est cette fongibilité nouvelle, cette solubilité, son institutionnalisation en tant que nouvelle norme d’existence et sa généralisation à l’ensemble de la planète que nous appelons le devenir-nègre du monde.
[…]
Par ailleurs, de l’acharnement colonial à diviser, à classifier, à hiérarchiser et à différencier, il est resté quelque chose, des entailles, voire des lésions. Pis, une faille a été érigée, qui demeure. Est-il certain qu’aujourd’hui nous pouvons entretenir avec le Nègre des relations autres que celles qui lient le maître à son valet ? Lui-même ne persiste-t-il pas à ne se voir que par et dans la différence ? N’est-il pas convaincu d’être habité par un double, une entité étrangère qui l’empêche de parvenir au savoir de soi-même ? Ne vit-il pas son monde comme celui de la perte et de la scission, et n’entretient-il pas le rêve de retour à une identité avec soi-même déclinée sur le mode de l’essentialité pure et donc, souvent, du dissemblable ? À partir de quel moment le projet de soulèvement radical et d’autonomie au nom de la différence tourne-t-il en simple inversion mimétique de ce que l’on a passé son temps à couvrir de malédictions ?
Telles sont certaines des questions que se pose ce livre qui, n’étant ni une histoire des idées ni un exercice de sociologie historique, se sert néanmoins de l’histoire pour proposer un style de réflexion critique sur le monde de notre temps. En privilégiant une manière de réminiscence, mi-solaire et mi-lunaire, mi-diurne et mi-nocturne, l’on avait à l’idée une seule question – comment penser la différence et la vie, le semblable et le dissemblable, l’excédent et l’en-commun ? Cette interrogation, l’expérience nègre la résume bien, elle qui sait si bien tenir dans la conscience contemporaine la place d’une limite fuyante, d’une sorte de miroir mobile. Encore faudrait-il se demander pourquoi ce miroir mobile n’arrête pas de tourner sur lui-même. Qu’est-ce qui l’empêche d’aboutir ? Qu’est-ce qui explique cette relance infinie de scissions toujours plus stériles les unes que les autres ? »
– Mbembe, A. (2015). Introduction: Le devenir-nègre du monde. Dans : , A. Mbembe, Critique de la raison nègre (pp. 9-22). La Découverte.
« Noella, phénomène réseaux sociaux, phénoménale nudité (« hot » comme disent les mêmes jeunes plus haut cités) a cru bon écrire un livre afin de livrer à son public et « au monde entier » (je reprends toujours son expression) le secret de sa réussite, les secrets de sa popularité. Pour elle, cela ne sautait pas suffisamment aux yeux. Alors Noella a payé un étudiant en lettres classiques de l’Université du Mouroir pour qu’il narre le parcours biographique exceptionnel de sa commanditaire. Avant-hier, j’ai lu l’ouvrage. En le refermant, j’en suis arrivé à la conclusion que son nègre n’avait pas été payé convenablement, ou qu’il n’avait pas été satisfait de sa rémunération, et qu’il a voulu le faire savoir en pondant le truc. La colère du nègre. Cela se lisait très bien. »
– Comme l’a dit Hessel : « Épilez-vous! »
« La naissance du sujet de race – et donc du Nègre – est liée à l’histoire du capitalisme.
Le ressort primitif du capitalisme est la double pulsion de la violation illimitée de toute forme d’interdit, d’une part, et d’abolition de toute distinction entre les moyens et les fins, d’autre part. Dans sa sombre splendeur, l’esclave nègre – le tout premier sujet de race – est le produit de ces deux pulsions, la figure manifeste de cette possibilité d’une violence sans réserve et d’une précarité sans filet.
Puissance de capture, puissance d’emprise et puissance de polarisation, le capitalisme a toujours eu besoin de subsides raciaux pour exploiter les ressources planétaires. Tel était le cas hier. Tel est le cas aujourd’hui, alors même qu’il se met à recoloniser son propre centre, et que les perspectives d’un devenir-nègre du monde n’ont jamais été aussi manifestes.
Les logiques de distribution de la violence à l’échelle planétaire n’épargnent plus aucune région du monde, non plus que la vaste opération, en cours, de dépréciation des forces productives.
Autant il n’y aura pas de sécession par rapport à l’humanité, autant l’on ne fera l’économie ni de la restitution, ni de la réparation et de la justice. Restitution, réparation et justice sont les conditions de la montée collective en humanité. La pensée de ce qui doit venir sera, de nécessité, une pensée de la vie, de la réserve de vie, de ce qui doit échapper au sacrifice. De nécessité, elle sera également une pensée en circulation, une pensée de la traversée, une pensée-monde.
La question du monde – ce qu’il est, les relations entre ses diverses parts, l’étendue de ses ressources et à qui elles appartiennent, comment l’habiter, ce qui le meut ou le menace, où il va, ses frontières et limites, sa possible fin – aura été avec nous depuis le moment où l’être humain d’os, de chair et d’esprit fit son apparition sous le signe du Nègre, c’est-à-dire de l’homme-marchandise, l’homme-métal et l’homme-monnaie. Au fond, elle aura été notre question. Et elle le restera du moins tant que dire le monde sera la même chose que dire l’humanité et vice versa.
Car, en effet, il n’y a qu’un seul monde. Celui-ci est un Tout composé de mille parts. De tout le monde. De tous les mondes.
Cette entité vivante et aux facettes multiples, Édouard Glissant lui donna un nom. Le Tout-Monde. Comme pour souligner la dimension à la fois épiphanique et œcuménique du concept même d’humanité – concept sans lequel le monde en soi, dans sa choséité, ne signifie rien.
C’est donc l’humanité tout entière qui confère au monde son nom. En conférant son nom au monde, elle se délègue en lui et reçoit de lui confirmation de sa position propre, singulière mais fragile, vulnérable et partielle, du moins au regard des autres forces de l’univers – les animaux et les végétaux, les objets, les molécules, les divinités, les techniques, les matériaux, la terre qui tremble, les volcans qui s’allument, les vents et les tempêtes, les eaux qui montent, le soleil qui éclate et brûle et ainsi de suite. Il n’y a donc de monde que par nomination, délégation, mutualité et réciprocité.
Mais si l’humanité tout entière se délègue elle-même dans le monde et reçoit de ce dernier confirmation de son être propre aussi bien que de sa fragilité, alors la différence entre le monde des humains et le monde des non-humains n’est plus une différence d’ordre externe. En s’opposant au monde des non-humains, l’humanité s’oppose à elle-même. Car, finalement, c’est dans la relation que nous entretenons avec l’ensemble du vivant que se manifeste, en dernière instance, la vérité de ce que nous sommes.
Dans l’Afrique antique, le signe manifeste de l’épiphanie qu’est l’humanité était la graine que l’on fourre en terre, qui meurt, renaît et produit aussi bien l’arbre, le fruit que la vie. C’est en grande partie pour célébrer les noces de la graine et de la vie que les Africains anciens inventèrent parole et langage, objets et techniques, cérémonies et rituels, œuvres d’art, voire les institutions sociales et politiques. La graine devait produire la vie dans un environnement fragile et hostile au sein duquel l’humanité devait trouver travail et repos, mais qu’elle devait également protéger. Cet environnement avait, chaque fois, besoin d’être réparé. La plupart des savoirs vernaculaires n’avaient d’utilité que par rapport à ce labeur sans fin de réparation. Il était entendu que la nature était une force en soi. L’on ne pouvait la façonner, la transformer et la contrôler qu’en accord avec elle. Au demeurant, cette double tâche de transformation et de régénération participait d’un assemblage cosmologique dont la fonction était de consolider chaque fois le champ des relations entre les humains et les autres vivants avec lesquels ils partageaient le monde.
Partager le monde avec d’autres vivants, telle était la dette par excellence. Telle était surtout la clé de la durabilité aussi bien des humains que des non-humains. Dans ce système d’échange, de réciprocité et de mutualité, humains et non-humains étaient le limon des uns et des autres.
Du limon, Édouard Glissant n’en parlait pas simplement comme des rebuts de la matière – une substance ou des éléments apparemment morts, une part apparemment perdue, des débris arrachés à leur source, et que charrient les eaux. Il l’envisageait aussi comme un résidu déposé sur les rivages des fleuves, au milieu des archipels, au fond des océans, le long des vallées ou au pied des falaises – partout, et surtout en ces lieux arides et déserts d’où, par un retournement inattendu, du fumier émergent des formes inédites de la vie, du travail et du langage.
La durabilité de notre monde devait, faisait-il valoir, être pensée à partir de l’envers de l’histoire, à partir de l’esclave et de la structure cannibale de notre modernité, celle qui se met en place au moment de la traite des Nègres et qui s’en nourrit des siècles durant. Le monde qui émerge de cette structure cannibale est fait d’innombrables ossements humains ensevelis sous l’océan et qui, petit à petit, font squelette et se dotent de chair. Il est fait de tonnes de débris et de moignons, de bouts de mots épars mais bientôt joints et à partir desquels, comme miraculeusement, se reconstitue la langue, au lieu de rencontre entre l’être humain et son animal. La durabilité du monde dépend de notre capacité de réanimation des êtres et des choses apparemment sans vie – l’homme mort, rendu à la poussière par la sèche économie, celle qui, pauvre en monde, trafique avec les corps et la vie.
Le monde ne durera donc pas à moins que l’humanité ne s’attelle à la tâche de constitution de ce qu’il faut bien appeler les réserves de vie. Si le refus de périr fait de nous des êtres d’histoire et autorise que le monde soit monde, alors notre vocation de durer ne peut être réalisée que si le désir de vie devient la pierre angulaire d’une nouvelle pensée de la politique et de la culture.
Chez les Dogons anciens, ce labeur sans fin de réparation avait un nom – la dialectique de la viande et de la graine. Le travail des institutions sociales était de lutter contre la mort de l’être humain et d’en endiguer la corruption, c’est-à-dire sa déchéance dans la pourriture. Le masque était le symbole par excellence de cette détermination des vivants de se défendre contre la mort. Simulacre du cadavre et substitut du corps périssable, sa fonction n’était pas seulement de commémorer les défunts. Elle était aussi de témoigner de la transfiguration du corps (enveloppe périssable) et de l’apothéose du monde et de son imputrescibilité. C’est donc à revenir à l’idée de la vie comme forme impérissable et imputrescible que nous invite le travail de réparation.
Dans ces conditions, l’on aura beau ériger des frontières, construire des murs et des enclos, diviser, classifier, hiérarchiser, chercher à retrancher de l’humanité ceux et celles que l’on aura rabaissés, que l’on méprise ou encore qui ne nous ressemblent pas, ou avec lesquels nous pensons que nous ne nous entendrons jamais. Il n’y a qu’un seul monde et nous en sommes tous des ayants droit. Ce monde nous appartient à tous, également, et nous en sommes tous des cohéritiers, même si les manières de l’habiter ne sont pas les mêmes – d’où justement la réelle pluralité des cultures et des façons de vivre. Le dire ne signifie en rien occulter la brutalité et le cynisme qui caractérisent encore la rencontre des peuples et des nations. C’est simplement rappeler une donnée immédiate, inexorable, dont l’origine se situe sans doute au début des Temps modernes – à savoir l’irréversible processus d’emmêlement et d’entrelacement des cultures, des peuples et des nations.
Il n’y a donc qu’un seul monde, du moins présentement, et ce monde est tout ce qui est. Ce qui, par conséquent, nous est commun est le sentiment ou encore le désir d’être, chacun en soi, des êtres humains à part entière. Ce désir de plénitude en humanité est quelque chose que nous partageons tous. Ce qui, par ailleurs, nous est de plus en plus commun, c’est désormais la proximité du lointain. C’est le fait d’avoir en partage, que nous le voulions ou non, ce monde qui est tout ce qui est et tout ce que nous avons.
Pour construire ce monde qui nous est commun, il faudra restituer à ceux et celles qui ont subi un processus d’abstraction et de chosification dans l’histoire la part d’humanité qui leur a été volée. Dans cette perspective, le concept de réparation, en plus d’être une catégorie économique, renvoie au processus de réassemblage des parts qui ont été amputées, la réparation des liens qui ont été brisés, la relance du jeu de réciprocité sans lequel il ne saurait y avoir de montée en humanité.
Restitution et réparation sont donc au cœur de la possibilité même de la construction d’une conscience commune du monde, c’est-à-dire de l’accomplissement d’une justice universelle. Les deux concepts de restitution et de réparation reposent sur l’idée selon laquelle il y a une part d’humanité intrinsèque dont est dépositaire chaque personne humaine. Cette part irréductible appartient à chacun de nous. Elle fait qu’objectivement nous sommes à la fois distincts les uns des autres et semblables. L’éthique de la restitution et de la réparation implique par conséquent la reconnaissance de ce que l’on pourrait appeler la part d’autrui, qui n’est pas la mienne, et dont je suis pourtant le garant, que je le veuille ou non. Cette part d’autrui, je ne saurais l’accaparer sans conséquence pour l’idée de soi, de la justice, du droit, voire de l’humanité tout court, ou encore pour le projet de l’universel, si tant est que telle soit effectivement la destination finale.
Réparation, par ailleurs, parce que l’histoire a laissé des lésions, des entailles. Le processus historique a été, pour une large part de notre humanité, un processus d’accoutumance à la mort d’autrui – mort lente, mort par asphyxie, mort subite, mort déléguée. Cette accoutumance à la mort d’autrui, de celui ou de celle avec lequel l’on croit n’avoir rien en partage, ces formes multiples de tarissement des sources vives de la vie au nom de la race ou de la différence, tout cela a laissé des traces très profondes à la fois dans l’imaginaire et la culture et dans les rapports sociaux et économiques. Ces lésions et entailles empêchent de faire communauté. De fait, la construction du commun est inséparable de la réinvention de la communauté.
La question de la communauté universelle se pose donc, par définition, en termes d’habitation de l’Ouvert, de soin porté à l’Ouvert – ce qui est tout à fait différent d’une démarche qui viserait d’abord à enclore, à rester en enclos dans ce qui, pour ainsi dire, nous est parent. Cette forme de désapparentement est tout le contraire de la différence. La différence est, dans la plupart des cas, le résultat de la construction d’un désir. Elle est également le résultat d’un travail d’abstraction, de classification, de division et d’exclusion – un travail du pouvoir qui, par la suite, est internalisé et reproduit dans les gestes de la vie de tous les jours y compris par les exclus eux-mêmes. Souvent, le désir de différence émerge précisément là où on vit le plus intensément une expérience d’exclusion. Dans ces conditions, la proclamation de la différence est le langage renversé du désir de reconnaissance et d’inclusion.
Mais si, de fait, la différence se constitue dans le désir (voire l’envie), ce désir n’est pas nécessairement désir de puissance. Ce peut être également le désir d’être protégé, d’être épargné, d’être préservé du danger. D’autre part, le désir de différence n’est pas non plus nécessairement l’opposé du projet de l’en-commun. En fait, pour ceux qui ont subi la domination coloniale ou pour ceux dont la part d’humanité a été volée à un moment donné de l’histoire, le recouvrement de cette part d’humanité passe souvent par la proclamation de la différence. Mais, comme on le voit dans une partie de la critique nègre moderne, la proclamation de la différence n’est qu’un moment d’un projet plus large – le projet d’un monde qui vient, d’un monde en avant de nous, dont la destination est universelle, un monde débarrassé du fardeau de la race, et du ressentiment et du désir de vengeance qu’appelle toute situation de racisme. »
– Mbembe, A. (2015). Épilogue: Il n’y a qu’un seul monde. Dans : , A. Mbembe, Critique de la raison nègre (pp. 257-264). La Découverte.
« C’est donc à cette « analyse du sens » qu’il va falloir procéder.
Avant de nous lancer, cependant, dans cette « deuxième navigation » ou dans ce « supplément d’enquête » tournés vers une autre signifiance, rappelons brièvement l’utilité – surtout propédeutique et négative – de ce premier périple. Il nous est apparu que, dans sa manière de se rapporter à « la question du sens », notre « époque » était en proie à une inquiétude et à une désorientation essentielles.
Et que les vains efforts pour la libérer de ses apories nous acheminaient vers une question de fond :
« N’est-il pas possible de concevoir dans l’être une orientation – un sens – qui réunirait univocité et liberté ? » (HAH, p. 41).
Est-il possible, autrement dit, de conjuguer certaine générosité affirmative du multiple (historico-culturel) avec certaine rigueur critique du penser (raisonnable), sans tomber ni dans une dispersion esthétisante, ni dans un enfermement techno-rationaliste ?
Voilà qui suppose, à tout le moins, une distance à prendre à l’égard des modalités majeures que la signifiance a revêtues jusqu’à présent :
ni le savoir ni l’expérience,
ni l’égologie intentionnelle ni l’existence en souci de soi,
ni la vérité ni le sens de l’Être
ne sauraient être à la mesure de l’Inconnu qui nous requiert.
Pour affronter aujourd’hui la question centrale de toujours – « comment » sortir du non-sens ? –, il faut sans doute avoir le courage de chercher à penser autrement ; pour Levinas, il s’agit de se risquer à « penser la possibilité » inouïe d’un sens qui « soit » « arrachement à l’essence » (AE, p. 9).
L’épreuve du jugement (éthique)
[…] »
– Guibal, F. (2005). Hauteur : cultures et transcendance. Dans : , F. Guibal, Emmanuel Levinas ou les intrigues du sens (pp. 79-115). Presses Universitaires de France. »
– « Savons-nous bien ce que veut dire – ce que « signifie » – signifier ? »

« « Il y a une histoire commune entre Africains et Européens, faite de brutalité mais aussi d’échanges »
Professeure d’histoire à l’université de Bristol, Olivette Otele est l’auteure d’« African Europeans », un livre qui retrace la présence des Noirs en Europe depuis plus de deux mille ans.
Propos recueillis par Coumba Kane
Olivette Otele est professeure d’histoire coloniale à l’université de Bristol, au Royaume-Uni. D’origine camerounaise, elle est la première femme noire à occuper la présidence d’une chaire d’histoire au Royaume-Uni. Elle vient de publier African Europeans, An Untold History (Hurst Publishers, 2020, non traduit), une synthèse inédite sur la présence des Noirs en Europe, du IIIe siècle avant Jésus-Christ à nos jours. Une histoire qui « ne peut pas être réduite à l’esclavage et à la colonisation, comme c’est souvent le cas », souligne-t-elle.
Quelle était la perception des Africains par les Européens sous l’Antiquité, période par laquelle débute votre ouvrage ?
Pour les Grecs, les Africains représentaient ceux qui vivaient au sud de la Méditerranée. Le bassin méditerranéen était perçu comme le centre d’échanges entre des populations différentes et les Africains étaient des acteurs de ces interactions. Quant à l’empire romain, bien que brutal et esclavagiste, il entretenait une forme de multiculturalisme. Dans un parcours de vie, l’origine géographique ou la couleur de peau jouaient souvent moins que l’ambition personnelle. C’est ainsi que Septime Sévère, né dans l’actuelle Libye [en 146], a pu devenir empereur à Rome et fonder une dynastie. Sans compter les nombreux penseurs qui ont marqué l’histoire européenne, à l’image de Saint-Augustin ou Apulée, tous deux originaires d’Afrique du Nord.
Au Moyen-Age, l’origine géographique semble d’ailleurs moins vecteur de préjugés raciaux que la religion…
Le rapport à l’islam de l’Europe chrétienne à l’époque médiévale illustre en effet cette prégnance des préjugés raciaux sur une base religieuse. Dans un contexte de rivalité entre ces deux monothéismes, en particulier autour de la Méditerranée, des attributs péjoratifs sont accolés aux musulmans. En France, au XIe siècle, dans le poème épique La Chanson de Roland, ils sont décrits comme « d’horribles animaux ». Mais tous les Européens n’étaient pas vus comme un bloc homogène. Les Irlandais, qui furent réduits en esclavage par les Vikings, étaient perçus par les Anglais comme des sauvages « à civiliser » et donc à dominer.
Quel fut le rôle de l’Eglise dans la fabrique des préjugés raciaux à l’égard des populations noires ?
L’Eglise entretenait une certaine ambivalence envers les Africains. Elle va permettre l’émergence de saints noirs, tout en associant la peau foncée à la couleur du mal. Le message véhiculé se résumait ainsi : en se repentant, on pouvait être sauvé, même en naissant noir. C’est ainsi qu’au XVIe siècle, l’Europe du Sud a vu apparaître un certain nombre de saints noirs, parmi lesquels les franciscains siciliens Benoît le More et Antonio da Noto. Ce dernier a vu le jour en Afrique du Nord dans une famille musulmane. Après avoir été capturé par des pirates siciliens, il a été réduit en esclavage en Sicile, où il s’est converti au catholicisme et s’est distingué par sa piété. Malgré ce parcours de sainteté, son nom est tombé dans l’oubli, contrairement à celui de Benoît le More, né de parents subsahariens fervents chrétiens et canonisé en 1807. Il est aujourd’hui le saint patron de Palerme.
Vous évoquez une très forte présence noire en Europe au XVIe siècle. A quoi est-elle due ?
La traite des Noirs n’était pas que triangulaire. Dès le XVe siècle, des captifs africains furent déportés dans des villes européennes, d’Amsterdam à Séville en passant par Venise et Lisbonne. Leurs maîtres chrétiens les achetaient à des intermédiaires arabes. Beaucoup étaient des hommes, contraints de travailler dans les champs et les fermes, notamment dans le sud de l’Italie. Avant la traite des Noirs en Europe, les riches familles du centre et du nord de l’Italie se procuraient des domestiques issues de l’actuelle Europe de l’Est, de la Russie et de l’Asie centrale. Mais après la chute de Constantinople, les esclaves africains devinrent plus nombreux. De cette forte présence noire en Europe, il reste des tableaux de la Renaissance, vrais témoins de l’époque.
Vous établissez un lien entre la déshumanisation des Noirs et la naissance de l’identité européenne. Comment ces deux aspects sont-ils corrélés ?
Les préjugés basés sur la couleur de la peau se cimentent à l’époque de la traite transatlantique et du commerce de captifs africains. Au XVe siècle, une communauté de valeurs lie Portugais, Français, Anglais, Hollandais, Espagnols, Suédois ou Vénitiens, lancés dans la course effrénée aux denrées, à l’or et aux esclaves. Ils sont en concurrence et souvent en conflit, mais ils convoitent la même chose. Cette idée du « nous contre le reste du monde à conquérir »sera un puissant catalyseur de l’identité européenne, tandis que les Noirs sont asservis en raison d’une supposée infériorité. La déshumanisation des femmes noires, elle, débute plus tôt. Dès le XIIIe siècle, des médecins européens auscultent leurs parties génitales et en concluent qu’elles seraient plus enclines aux relations sexuelles que les femmes blanches.
Vous retracez également la résistance des Afro-Européens face au racisme. La lutte des marrons en Amérique et dans les Caraïbes est documentée, contrairement à celle des Afro-Européens. Comment s’est-elle manifestée ?
Cela a pris plusieurs formes. Par la culture, le théâtre notamment, et par la religion, au travers des confréries. Ces congrégations noires, fondées à Lisbonne et Séville, permettaient aux esclaves de se fréquenter pour parler de religion. Les maîtres autorisaient ces rencontres dans l’espoir que l’adoption du christianisme brise leurs velléités de révolte. Progressivement, ces groupes d’entraide vont déborder de leur cadre original. Les esclaves se constituent en réseaux, échangent des connaissances, leur savoir-faire. Ils y trouvent de quoi tenir face à l’asservissement, et donc de quoi survivre moralement. Ces confréries, qui ont joué un rôle dans le développement de la chrétienté, ont représenté une forme de résistance, une stratégie de survie. Elles témoignent aussi de la longue tradition de l’activisme afro-européen.
Certains Afro-Européens ont également fréquenté les cercles d’élite des sociétés de leur époque. Ont-ils échappé au racisme ?
Il y a eu des trajectoires de vie différentes selon les pays et les époques. Alessandro de Medicis, né d’une mère subsaharienne et figure puissante de la Renaissance, n’était pas perçu comme noir. S’il fut décrié par ses contemporains, c’était pour ses penchants jugés immoraux. Cependant, après sa mort, il y a eu une tentative de gommer ses origines africaines, comme on le constate à travers les tableaux le représentant. Aujourd’hui, en Italie, son double héritage culturel n’est plus occulté.
Au XVIe siècle, Juan Latino, éminent grammairien, poète et latiniste de Grenade, fit également beaucoup parler de lui. Né esclave, il est considéré comme un monument de la renaissance espagnole. Il faut imaginer les conditions de vie de cet homme qui se levait tous les matins pour enseigner à l’université de Grenade, qui a écrit des poèmes sublimes, tout en restant esclave !
En France, Joseph Boulogne de Saint-George, dit le Chevalier de Saint-George, né en 1745 dans les Caraïbes d’un père colon et d’une mère esclave, eut également un destin hors pair. Musicien de génie, escrimeur, militaire et militant abolitionniste, il tomba dans l’oubli après sa mort, malgré sa contribution à l’histoire culturelle, politique et sportive française. Cependant, même si son parcours remarquable n’est pas enseigné à l’école et à l’université, quelques chercheurs caribéens exhument son histoire.
Dans le panorama européen que vous dressez, quelle est la particularité de la France dans le rapport aux populations noires en métropole durant l’esclavage ?
En France, il y a progressivement une volonté de contrôle de ces populations. A Paris notamment, dans la période pré-révolutionnaire, les autorités s’inquiètent du nombre important de Noirs en circulation. Il y avait parmi eux des hommes et femmes libres, mais la plupart étaient des esclaves qui accompagnaient leur maître de passage en métropole. Les autorités soupçonnaient ces Noirs d’insuffler, à leur retour dans les plantations, des idées insurrectionnelles. Une préoccupation d’autant plus vive que les colonies étaient menacées par des révoltes d’esclaves. Pour contrôler la présence de ces Noirs indésirables en métropole, une unité spéciale, la police des Noirs, est créée en 1777. Les autorités les contraignent à circuler avec un laissez-passer, sous peine d’être expulsés vers les colonies. Pour ceux qui accompagnent leur maître en métropole, interdiction leur est faite de débarquer. Ils sont placés dès leur arrivée dans des centres de détention, dans l’attente du retour du maître.
Pour vous, cette histoire fait écho aux violences policières actuelles sur des personnes noires…
Oui. Il ne s’agit pas de tirer un trait tout droit entre le XVIIIe et le XXIe siècle, mais la manière de policer les corps noirs, de les contraindre et de les violenter n’est pas un produit de l’histoire contemporaine. De la même manière, à l’échelle européenne, la politique migratoire s’enracine dans cet héritage, car l’idée qu’il faille contrôler l’entrée jugée massive d’extra-Européens, d’Africains en particulier, trouve ses origines dans l’histoire coloniale. L’un des objectifs de cet ouvrage est de rappeler qu’il y a une histoire commune entre Africains et Européens, faite de brutalité certes, mais aussi d’échanges, de collaborations, de migrations et de résilience.
« « De certains hommes on dit qu’ils sont perdus. “Perditos”. Ils sont comme des trous d’acide dans la vie sociale accoutumée. »
Pascal Quignard, Les Ombres errantes »
– Mazurel, H. (2020). Prélude. L’étrange étranger. Dans : , H. Mazurel, Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit (pp. 9-24). La Découverte.

« « Les catégories du vrai, du beau, du juste et du bien sont aujourd’hui en déclin. Nous essaierons ici de comprendre pourquoi. Mais on ne peut décemment réfléchir aux causes de leur déclin sans commencer par tenter de savoir comment ces catégories se sont formées. Cela nous conduira à revenir sur quelques aspects majeurs renvoyant à l’apparition même de la philosophie et du logos. Et à nous interroger ensuite sur les circonstances qui ont amené certaines tendances de la philosophie moderne, puis postmoderne à se défaire, voire à renier ces notions.
I. La délégitimation corrélative du logos
Le logos n’aurait aucune consistance sans référence à ces catégories transcendantales ou idéales du vrai, du beau, du juste et du bien. Comme nous allons le voir, elles naissent en effet en même temps que lui lors de sa coupure historiale avec le mythos. Coupure essentielle, qui a peut-être existé dans d’autres civilisations (en Inde ? en Chine ?), mais qui, nulle part ailleurs, n’a été aussi marquée qu’en Occident.
Comment rendre compte de cette différence entre mythos et logos ? On peut, en première approche, les définir comme deux formes de discursivité différentes. Une différence qui se traduit par deux conceptions et même deux formes de vérité. Pour comprendre cette différence, les travaux de Jean-Pierre Vernant et de Marcel Détienne sur le mythe grec sont essentiels. Dans Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, Détienne [1979] a mis en œuvre une méthode issue de la lexicologie structurale grâce à laquelle il a fait apparaître les lignes de force du système lexical en jeu dans les mythes grecs. Ce qui lui a permis d’atteindre quelque chose comme l’archi-écriture de ces mythes, c’est-à-dire les rapports d’opposition et d’association fondamentaux entre des termes ou des valeurs clés. Il a ainsi montré qu’« à partir du signifiant alétheia [vérité], s’organisait le « champ sémantique » de ce mot » [ibid., p. 5, note 6]. Il en ressort cette proposition décisive : dans l’aléthéia archaïque, la vérité ne s’oppose pas au faux, mais à léthé, l’oubli.
Il résulte de cette opposition deux façons de parler, c’est-à-dire de « faire sens », différentes. Dans le mythe, le locuteur autorisé, c’est-à-dire le conteur, le devin ou le rhapsode, parle pour transmettre de génération en génération les actes des dieux et les exploits des hommes héroïques de façon à les conserver en les actualisant dans la mémoire des hommes. Le logos substituera à ce rapport Vérité vs Oubli une autre opposition : là, le locuteur autorisé, c’est-à-dire le philosophe, cherchera à rompre avec les histoires multiples des hommes (dont se constitue la doxa) pour atteindre à une proposition universelle susceptible d’être soit vraie, soit fausse.
Ces deux façons partent d’une propriété sous-jacente à toute parole que le grand linguiste Émile Benveniste présentait comme « triviale et infiniment importante ». La forme trinitaire qui fait que, quand j’ouvre la bouche pour parler, je dis nécessairement je à un tu à propos de il. Cette forme trinitaire (synchronique) peut prendre une allure ternaire (diachronique) qui fait que, quand je parle, je (narrateur actuel) transmets à tu (narrataire actuel) des histoires que ce je tient de il (ancien narrateur). Jean-François Lyotard, qui a beaucoup travaillé sur cette variante ternaire, nous apprend que, dans le « savoir narratif » à l’œuvre dans le mythe, le fait de se trouver en position de narrataire place ipso facto ce dernier en position de narrateur potentiel. Autrement dit, avoir entendu une histoire de la part d’un narrateur autorisé me place dans la position, voire dans l’obligation, de bientôt devoir la transmettre à mon tour.
C’est très différent dans le logos. Le philosophe est en effet celui qui affectera de ne rien comprendre aux histoires dont il est le destinataire au point qu’il se placera dans l’incapacité de les retransmettre. C’est là la position socratique par excellence. Socrate est celui qui, au lieu de transmettre l’histoire qu’il tient de son interlocuteur, va mettre en doute l’énoncé entendu, en torpillant son interlocuteur (« Socrate la torpille ») par cette apostrophe : « La différence entre toi et moi est que toi, tu crois que tu sais, alors que moi, je sais que je ne sais » – adage fameux que Platon prête à Socrate dans l’Apologie de Socrate (21d) et dans le Ménon (80d 1-3). Bref, Socrate est celui qui ne comprend rien et qui ne veut rien comprendre aux histoires dont on l’abreuve et qu’on lui demande de retransmettre. Il y oppose une fin de non-recevoir. Il ne joue plus le rôle d’un tu qui accepte de complaisamment renvoyer la balle. Il devient un il, une sorte d’absent. Mais, bien loin que cela mette fin au discours, cela le redéfinit et le relance autrement. Car ce il, qui ne représente plus qu’une pure forme impersonnelle dans les relations de personne, ne réfère plus qu’à une non-personne idéale qui place le locuteur dans une alternative imprévue. Soit il se tait et renonce à raconter son histoire. Soit il se résout à produire une autre proposition, moins spécieuse, mieux formée, c’est-à-dire plus universellement soutenable. Si je en vient à formuler cette nouvelle proposition, cette dernière sera à son tour sujette à l’objection possible de il. Et ainsi de suite. Lorsque, devant la dernière proposition émise par je, le il ne sera plus en mesure de fournir une objection pertinente, la proposition sera considérée comme valide… jusqu’à ce qu’une nouvelle objection, émise dix minutes, dix ans ou dix siècles plus tard, force l’énonciateur qui l’aurait reprise à son compte, le je, à remanier à nouveau sa proposition. Dans ce passage d’une forme à l’autre, le savoir produit a cessé d’être narratif pour devenir démonstratif (ou apophantique selon le mot d’Aristote).
Le il du savoir démonstratif, par son impersonnalité même, fonctionne donc en quelque sorte comme le pire et le meilleur des interlocuteurs : le pire parce qu’en émettant l’objection exacte aux propos du je, il peut ruiner ce propos, mais le meilleur parce qu’il permet aussi à ce dernier d’avancer vers une nouvelle proposition éventuellement (et temporairement) recevable comme vraie. Pour voir à l’œuvre ce fonctionnement, il suffit de se reporter au Ménon où l’on voit l’esclave avancer pas à pas, après chaque objection de Socrate, vers la seule réponse recevable à la question de savoir comment doubler la surface d’un carré.
Ce « il » objecteur est concevable comme un « personnage philosophique » (concept de Deleuze) dans la mesure où il est appelé à tenir ce rôle du pire et du meilleur des interlocuteurs propre à l’énonciation démonstrative dans la philosophie qui se constitue : après Socrate dans le dialogue platonicien, ce sera, par exemple, le Malin Génie chez Descartes, ou Dionysos chez Nietzsche…
Là où le savoir narratif permettait de produire des savoirs multiples et uniques, c’est-à-dire des occurrences toujours nouvelles s’agrégeant au mythe en répondant au besoin d’affirmation de présence du locuteur qui chantait en les actualisant les exploits des dieux et des ancêtres, le savoir démonstratif permet de produire des savoirs valides toujours et partout – au moins tant qu’une nouvelle objection n’aura pas contraint à une réélaboration. Le mythos disait « ce qui fut, ce qui est et ce qui sera » (Détienne) dans une parole adéquate au monde ; le logos parle du monde ou plutôt d’un objet du monde dans une parole non immédiatement adéquate. Ce qui suppose un dispositif discursif, c’est-à-dire un rapport spécial de place entre les deux interlocuteurs, tel que tout autre sujet placé dans les mêmes conditions, c’est-à-dire devant un il objecteur, pourra idéalement « accoucher » (la maïeutique socratique) des mêmes propositions. On a donc bien affaire, dans le savoir narratif et dans le savoir démonstratif, à deux grammaires énonciatives différentes.
À l’occasion de cette bascule entre savoir narratif et savoir démonstratif, c’est donc la définition du vrai et de la vérité qui change. Nous passons d’un univers narratif unaire (qui, en se prenant lui-même comme référence, était en expansion infinie) et trinitaire (tendu dans le jeu énonciatif entre trois personnes verbales) à un univers démonstratif binaire (je/il) se devant de répondre aux fourches caudines du vrai ou du faux.
Le pas suivant dans l’établissement du savoir démonstratif comme seul savoir légitime sera franchi dès Platon : puisque les poètes ne s’inscrivent pas dans l’ordre du vrai ou du faux, c’est… qu’ils mentent. L’œuvre de Platon est aussi une machine à refouler les poètes hors les murs de la cité philosophique qui se construit. Pour le philosophe, les images exhibées par les conteurs ne traduisent plus l’irruption de l’invisible, elles ne sont que le stigmate d’un non-être. Dans le mode narratif, elles étaient le moyen de surseoir à l’Oubli menaçant d’engloutir à jamais les exploits des héros et étaient donc, comme véhicules de la Mémoire, le meilleur organe de la Vérité. Dans la première pensée philosophique, elles deviennent l’expression du faux. Elles s’inscrivent désormais du côté du fictif, de l’illusoire, de la semblance entendue comme faux-semblant (phantasmata). L’apparition n’est plus, comme dans la pensée mythique, l’aspect le plus important de la réalité invisible, elle devient une catégorie spécifique posée en écran face à l’être : elle le simule, mais surtout le dissimule. En cette position, elle rejoint la doxa qui fait le lit de l’erreur en tant qu’elle permet l’attribution de l’être à ce qui n’est pas.
La règle du jeu a donc changé : la nouvelle vérité n’est plus susceptible de transformations incessantes à mesure même qu’elle s’actualise, elle doit désormais coïncider à elle-même. Alors que cette nouvelle aléthéia s’exprime dans le rapport vrai-faux, l’ancienne aléthéia est redéfinie par la première philosophie comme formant un couple oppositionnel non plus avec léthé (oubli), mais un couple où elle se trouve associée à apaté (tromperie).
Les sophistes, qui continueront de s’opposer à ce nouvel ordre philosophique du vrai ou du faux, seront mis dans le même sac que les poètes. Ils ne font, selon Platon, que prolonger une activité d’illusionnistes :
« Le sophiste, […] n’est-il pas désormais certain que c’est une manière de sorcier, puisqu’il est un imitateur de ce qui est réel […]. C’est dans la catégorie du charlatan qu’il faut le placer comme une variété de celle-ci ».
(Platon, Sophiste, 235 a)
Le sophiste produit des images parlées (eidôla legomena) qui sont de la même nature que les imitations de réalités, les semblances illusoires produites par les praticiens de la parole mythique.
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Comme dans toutes les grandes révolutions culturelles, il aura suffi que la définition d’un terme majeur, en l’occurrence celui de la vérité, change, pour que tous les termes associés soient à leur tour redéfinis. Ainsi en fut-il du juste, du beau et du bien.
Le Juste était dépendant d’épreuves ordaliques telles que celle des dits de justice du Basileus, le roi rendant la justice. En Grèce archaïque, il pouvait dire quelque chose comme : Si je t’immerge la tête dans l’eau jusqu’au coucher du soleil et que tu vives encore, c’est que tu es soutenu par les dieux et je te donnerai raison contre ton adversaire. Cette justice ordalique est remplacée par la justice argumentée qui implique de soupeser les arguments en pour et en contre avant de délibérer.
Quant au Beau, autrefois dépendant de la survenue d’éléments venus du monde premier, celui des forces de la nature, dans le monde humain de la culture, il est désormais défini par l’observance d’harmonies exprimées par le nombre qui, en tant qu’accord des contraires, permet l’expression de l’unité du monde. Harmonies qui peuvent être musicales lorsqu’elles traitent des intervalles sonores, ou géométriques, comme celle du Pentalpha (qui a servi de base à la représentation graphique du corps humain).
Reste le Bien. Dans La République, dans l’allégorie de la caverne, Platon décrit le Bien comme la cause centrale qui tient ensemble les autres idéaux.
« Maintenant, mon cher Glaucon, il faut assimiler le monde visible au séjour dans la caverne, et la lumière du feu qui l’éclaire à la puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la contemplation de ses objets, si tu la considères comme l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisqu’aussi bien tu désires la connaître […]. Dans le monde intelligible, l’idée du Bien est perçue la dernière et avec peine, mais on ne peut la percevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de droit et de beau en toutes choses […], c’est elle-même qui est souveraine et dispense la vérité et l’intelligence et il faut la voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie publique ».
(La République, VII, 516a-517c)
II. La désuétude du Vrai, du Beau, du Juste et du Bien
Ces idéaux antiques ont dominé le champ de la pensée philosophique pendant plus de deux mille ans, en dépit même de retours permanents du mythos (qu’on pense, par exemple, à la Divine Comédie de Dante ou à Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, ou encore à la ferveur populaire pour les contes qui, jusqu’il y a peu, ne s’est jamais démentie). Témoin de la permanence de ces idéaux philosophiques, le livre à grand succès publié par l’historien de la philosophie Victor Cousin, plusieurs fois réédité au cours du xixe siècle, dont le titre en dit long : Du vrai, du beau et du bien.
Certes, les sophistes de l’Antiquité avaient cherché à saper ces idéaux dès leur apparition, mais la puissance logique du nouveau discours les avait tenus dans une position subalterne. Et pour longtemps. Cependant, à un certain moment de l’époque moderne, d’autres critiques sont apparues ébranlant de plus en plus l’édifice logique. Voyons, non pas tous ces temps, mais les principaux. Nous en avons retenu cinq : le temps Mandeville, celui des utilitaristes, celui des pragmatistes, le temps Duchamp et celui des philosophies postmodernes.
Mandeville : la redéfinition paradoxale du Bien
Platon, nous venons de le voir, faisait du bien l’idéal qui tenait les autres idéaux ensembles. On peut le dire autrement : rien de fâcheux ne pouvait arriver au logos tant que le bien restait en place. Un verrouillage qui pouvait durer longtemps puisque faire voler en éclat l’idéal du bien risquait fort de retomber en premier lieu, non pas tant sur l’objet visé que sur celui qui, commettant cet attentat, se discréditait par là même. Or il est arrivé quelqu’un qui a pris ce risque : Bernard de Mandeville (1670-1733), auteur de la fameuse Fable des abeilles.
Le rapprochement des textes anciens et de ce texte majeur du xviiie siècle, trop oublié aujourd’hui, fait apparaître une surprise de taille : le retour en force de l’attitude sophistique au cœur de la pensée des Lumières anglaises, qui donnera naissance au libéralisme. Car, qu’est-ce que le propos de Mandeville dans sa fameuse Fable, sinon un propos de type sophistique ? Dans la Fable, comme dans toute bonne fable, on trouve en effet, dans la position de la morale (ce dont on doit absolument se souvenir), cet énoncé renversant : « Les vices privés font la vertu publique. » Autrement dit, le bien procède du mal.
Les sophistes, on le sait, contrairement aux philosophes, ne se soucient pas de la vérité, ils ne cherchent qu’à persuader leur auditoire, quelle que soit la proposition à soutenir. Pour obtenir ce résultat, ils profitent donc des ambiguïtés du langage afin de produire des raisonnements d’apparence solides, ayant celle de la rigueur démonstrative, mais contenant en réalité un vice, volontaire ou non, permettant de provoquer l’adhésion de l’auditeur. C’est pourquoi Socrate, aux prises avec un sophiste, cherche souvent à montrer que son argumentation contient en fait un vice logique ou paralogisme : un « sophisme ». On sait à cet égard comment la philosophie a dû se développer pour ne pas tomber sous la coupe de la sophistique, se faisant forte de démontrer tout et son contraire : en établissant une science de la logique, visant à classer les différentes formes de raisonnement en faisant le tri entre ceux qui sont réellement cohérents et ceux qui sont fautifs bien que présentant l’apparence de la cohérence. C’est ainsi qu’Aristote écrira plusieurs traités, comme l’Organon, les Réfutations sophistiques et la Rhétorique.
Or, quand on affirme que le vice peut se convertir en vertu, on se trouve exactement dans la position de celui qui affirme que le blanc peut être noir ou que le plomb peut se sublimer en or. On se trouve dans une position non logique ou non scientifique qui a cependant pour elle un grand avantage. Celui de surprendre l’auditeur commun, toujours prompt à se laisser séduire par des raisonnements magiques ou alchimiques ou paradoxaux. Osons cette hypothèse : le logos a été ébranlé comme jamais auparavant par un fulgurant trait d’humour. Ce qui l’atteste, c’est la réaction, face à ce propos de Mandeville, du plus malicieux des philosophes du xviiie siècle, Voltaire. Voltaire ne s’y est pas trompé en écrivant sur Mandeville : il a fait de l’humour sur l’humour. C’est pourquoi, dans Candide, il a renchéri sur Mandeville.
On a longtemps pensé que la seule cible de Voltaire, dans Candide, était Leibniz et sa théorie de la Théodicée (1710) – théorie qui permet de justifier Dieu en dépit du mal qui règne chez les hommes. Or, il existe au moins une autre cible dans Candide : Mandeville, qui va beaucoup plus loin que Leibniz. Jusqu’à la nécessité de partir du mal pour que le bien advienne. Il ne faut pas oublier, en effet, que Voltaire connaissait parfaitement La Fable des abeilles puisque c’était sa maîtresse, Mme du Châtelet, qui avait traduit ce texte en français en 1736 et qu’il en avait longuement discuté avec elle lors de sa retraite à Cirey [Badinter, 2006 (1983)]. On trouve d’ailleurs une allusion directe à Mandeville dans le chapitre IV de Candide, lorsque le professeur Pangloss justifie les multiples formes du mal :
« Tout cela était indispensable : […] les malheurs particuliers font le bien général ; de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. »
Ce qui permet à Candide de donner une définition de la philosophie de Pangloss :
« C’est la rage de dire que tout va bien quand on est mal ».
(chapitre XIX)
Voltaire se moque de ceux qui se laissent berner par Pangloss, baptisé professeur de « métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie », qui enseigne que « les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin ». Ce dont il apporte la « preuve » suivante : « Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes ; aussi avons-nous des lunettes. » De même pour le mal, s’il existe, cela ne peut être que pour servir à la meilleure fin ! Le bien.
C’est pourtant cette « nigologie » qui a fini par triompher lorsque furent fondées, une génération plus tard, les sciences économiques. Pour ce faire, Adam Smith a repris les principaux concepts de Mandeville, notamment celui du self love, l’égoïsme, comme moteur de l’économie :
« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ».
(Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, T. I, chap. II, livre I)
De là à penser que l’économie libérale et néolibérale, dans laquelle le monde entier se trouve aujourd’hui plongé, est pensable comme une nigologie qui a réussi, il y a un pas… que nous sommes fortement tentés de franchir.
Les utilitaristes : la liquidation du Juste
La sophistique mandevillienne de la conversion des vices en vertus a donc permis la construction d’une nouvelle religion, celle du Marché, dont Adam Smith s’est fait le prophète puisque, selon le libéralisme anglais, le plan divin se réalise tout seul à partir des propres intérêts de chacun. Mais elle a aussi permis la création d’un nouveau champ philosophique, celui de l’utilitarisme anglais, avec Jeremy Bentham, puis John Stuart Mill. Bentham se revendique d’ailleurs ouvertement de Mandeville, comme le montre ce passage de Science de la vie morale de 1834 :
« Quand Mandeville mit en avant sa théorie que ‟les vices privés sont des bienfaits publics”, il ne vit pas que l’application erronée des termes de vice et de vertu était source de confusions […] et que le principe qu’il défendait n’était autre, sous le nuage qui le couvrait, que celui de la maximisation du bonheur ».
[Bentham, 1834]
Cette annexion de Mandeville par Bentham eut une conséquence majeure vis-à-vis d’une grave question : ce qu’il est juste ou non de faire dans la vie pratique. Bentham affirme en effet que l’on n’a plus du tout à se soucier de savoir si une action est vertueuse au départ. Car la seule chose qui importe est qu’elle soit vertueuse à l’arrivée. C’est le second idéal antique – agir de façon juste – qui se trouve ébranlé.
L’utilitarisme anglais affirme en effet que le caractère juste ou injuste des actions n’est déterminé que par… le caractère utile ou non de leurs conséquences. C’est donc une autre morale, une morale téléologique, qui apparaît lorsqu’on prend les conséquences pour seul critère normatif. L’utilitarisme se caractérise donc par un oubli volontaire des causes et une valorisation exclusive des conséquences. C’est là ce qu’on appelle, depuis la fin des années 1950, un conséquentialisme. Peu importe donc au nom de quoi on entreprend une action, ce qui importe, c’est qu’elle soit supposée engendrer le plus de bonheur pour le maximum d’agents – le bonheur étant défini, selon l’utilitarisme, comme la maximisation des « vices privés » (commodément renommés donc comme « plaisirs »).
Cette nouvelle « morale » conséquentialiste prête le flanc à de graves critiques :
1) Tout d’abord, elle permet le plus grand cynisme de la part des décideurs de l’action qui pourront, par exemple, dire à leurs subalternes : « Vous ne comprenez pas que nous faisons cette action (par exemple, vous licencier) pour le bien futur du plus grand nombre. » Ces décideurs peuvent alors éventuellement ajouter : « Ne seriez-vous donc pas un peu égoïste ? » Un reproche que n’aurait pas désavoué Adam Smith, pourtant grand défenseur du self love, puisqu’il reprochait aux pauvres de trop souvent céder à une fâcheuse tendance : celle de se donner « une injuste préférence » (Traité des sentiments moraux, I. III).
2) Elle s’inspire très clairement de l’adage attribué à Machiavel selon lequel « la fin justifie les moyens » – ce qui relève d’une raison cynique. Pas le cynisme philosophique originaire, celui d’un Diogène qui, pour contester l’ordre injuste du monde, affectait de s’en exclure en devenant mendiant. Mais le cynisme du puissant qui ne s’embarrasse pas du jugement d’autrui pour parvenir plus vite à des fins qu’il prétend supérieures.
3) Cette morale téléologique est très abusive car on ne sait jamais au juste, dans l’action pratique, quelle peut être la véritable conséquence à long terme d’une action. Par exemple, il a fallu attendre trois siècles de développement industriel pour comprendre les véritables conséquences de l’industrie sur l’environnement. Ainsi, à l’époque de Mandeville, ce qu’on n’appelait pas encore la pollution était traitée comme pouvant être bénéfique (se débarrasser des « immondices » crée beaucoup d’emplois). Il est donc possible que l’humour très britannique de Mandeville, qui s’amuse que les vices produisent des vertus, trouve ici une limite absolue puisque les conséquences à long terme risquent d’être catastrophiques.
4) Si on se place strictement du point de vue de l’intérêt économique, il est clair que l’action la plus dévastatrice sur une communauté humaine est ainsi celle qui a les meilleures conséquences économiques. Ainsi, déclencher une guerre, pourvu qu’elle soit bien destructrice, ne peut avoir que des effets économiques excellents puisqu’il faudra, après, tout reconstruire. Mais que vaudra cette « axiomatique de l’intérêt » [Caillé, 2005 (1993), chap. IV] lorsque tout sera détruit ?
5) Le conséquentialisme est imprudent : il incite à agir en fonction d’un futur (toujours hypothétique) en refoulant l’examen du présent (toujours certain). Il pousse donc à s’affranchir de la légendaire phronèsis grecque – « prudence », en français – qu’Aristote présente notamment dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque.
6) Cette morale d’un nouveau genre permet de se dispenser de tout examen de l’action à entreprendre pourvu qu’elle soit supposée apporter, plus tard, des résultats positifs. C’est donc la retenue kantienne (l’Achtung), la nécessité de l’examen critique avant d’entreprendre une action pour savoir si elle satisfait aux exigences morales vis-à-vis de l’autre, qui est congédiée. Pas étonnant que les sociétés libérales célèbrent si souvent le risque.
7) Le conséquentialisme a permis la production d’un nouveau sophisme, lourd de conséquences, c’est le cas de le dire, puisqu’à la morale, il a opposé l’éthique alors que les deux notions étaient traditionnellement liées. La morale (ce qui vaut pour tous) est ainsi devenue désuète, et l’éthique (ce que j’ose faire, y compris contre tous) promue. L’éthique – c’est un comble – est ainsi venue justifier de nombreux passages à l’acte au motif que personne ne peut comprendre ce que je fais, ce qui ne m’empêche pas de faire quand même, au contraire, parce que cela peut induire, plus tard, des effets favorables.
8) Le conséquentialisme permet le développement de problématiques hautement sacrificielles à l’encontre de certaines composantes de la population. On les rencontre chez Mandeville au moins à deux occasions. D’une part, quand il préconise, dans Vénus la populaire, de sacrifier – c’est le mot exact qu’il utilise – un certain nombre de femmes pauvres en les assignant aux bordels publics afin que les femmes d’un rang plus élevé soient délivrées des trop fréquentes ardeurs des hommes. D’autre part, quand, dans son Essai sur la charité, il demande la fermeture des écoles de charité pour jeunes pauvres de façon à destiner ceux-ci aux tâches ingrates et pénibles afin que le reste de la population en soit exempté et puisse ainsi accroître ses plaisirs.
9) Enfin, l’utilitarisme, en faisant, comme John Stuart Mill le propose, du plaisir, de l’absence de souffrance, « les seules choses désirables comme fins » [Mill, 1988 (1863), p. 49], entend clairement se démarquer des fondements de la pensée grecque en prenant l’exact contre-pied des positions défendues pas Aristote dans L’Éthique à Nicomaque. Mais – surprise –, quand on relit ce texte, on s’aperçoit alors qu’Aristote a répondu comme par avance aux utilitaristes. Il met en effet en garde celui qui prônerait une telle position hédoniste en faisant remarquer que « le plaisir n’est pas le bien et que tout plaisir n’est pas désirable » (Livre X, 1174). Aristote va même plus loin en demandant à cet homme s’il pourrait « ressentir du plaisir en accomplissant un acte particulièrement déshonorant » (ibid.). Question non rhétorique car Aristote n’excluait pas que cela fût possible. Ce serait en effet le cas d’un homme qui aurait « choisi de vivre en conservant durant toute son existence l’intelligence d’un petit enfant désirant continuer à jouir le plus possible des plaisirs de l’enfance » (ibid.). À l’évidence, une telle retombée en enfance ne permet guère à l’individu de se retrouver en bonne position pour accéder aux grands idéaux du vrai, du beau, du juste et du bien. Il n’est donc pas étonnant qu’Aristote préconise une tout autre visée : le seul bonheur atteignable dans une vie ne relève pas des plaisirs, mais de l’amitié – l’amitié accomplie, construite, adulte : la philia. Laquelle implique un au-delà du simple intérêt et la création de relations de réciprocité, seules à même de nourrir l’être social. Faute de ce choix, il est à craindre que, plus les activités humaines se définiront par l’utilitarisme, plus apparaîtront certaines formes d’infantilisation dans le lien social, se soldant par un recul de la symbolisation et par la recherche de plus en plus ouverte de satisfactions pulsionnelles. Ce symptôme atteint déjà toute la société occidentale, du bas en haut, jusqu’à la Maison Blanche.
Les pragmatistes : l’adieu au Vrai
Lorsque nous enquêtons sur les sophismes fondateurs du libéralisme et de l’utilitarisme, nous arrivons au pragmatisme, dont on peut situer l’avènement à la fin du xixe siècle, avec William James. On peut dire – et ce ne sera pas une surprise – que le pragmatisme vise à pulvériser ce qui tient le plus à cœur à la philosophie classique, la notion de vérité. C’est un pas supplémentaire décisif dans le démantèlement et le renversement du logos. Le libéralisme (qui porte bien son nom) visait à défaire les individus de leur culpabilité et à libérer leurs passions prohibées – les vices, comme disait sans détour Mandeville. L’utilitarisme, en renonçant à la prudence dans l’action, misant sur un futur hypothétique en ignorant le présent, était une anti-phronèsis. Le pragmatisme, lui, voudra en finir avec la vérité. Selon William James, le vrai n’existe tout simplement pas : « Il est simplement, affirme-t-il, ce qui consiste à être [à un moment donné] avantageux pour la pensée. » Le vrai n’est donc qu’une affirmation momentanée, réduite à son utilité contingente. Si tel est le cas, alors il est ridicule de vouloir accéder à la vérité. C’est ce que théorisera John Dewey recommandant une attitude pragmatique à l’opposé de l’accès à la connaissance par contemplation des idées, comme chez Platon, ou même comme chez Descartes, qui comparait les idées à des sortes de tableaux (« La lumière naturelle me fait connaître évidemment que les idées sont en moi comme des tableaux, ou des images », Descartes, Méditation troisième). Cette attitude pragmatiste implique qu’il n’y ait plus de « théorie » au sens grec de theorein (littéralement « contempler »), mais seulement de la praxis impliquant comme telle un agir. Je ne peux donc voir, ou concevoir, aucune idée, mais seulement faire des expériences, des expériences infiniment multiples et variées.
Comme on éprouve, encore aujourd’hui, beaucoup de mal à mettre en relation libéralisme, utilitarisme et pragmatisme, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que cette notion d’expérience si chère au pragmatisme était déjà, avant même que les philosophes pragmatiques ne l’aient consacrée, et avant que la philosophie de l’éducation de John Dewey ne s’en soit emparée, au centre de la pensée de David Hume, ami d’Adam Smith et figure décisive du libéralisme anglais [Deleule, 1979]. On trouve dans l’Enquête sur l’entendement humain (1748) ce passage significatif :
« J’oserai affirmer, comme une proposition générale qui n’admet pas d’exception, que la connaissance […] ne s’obtient, en aucun cas, par des raisonnements a priori ; mais qu’elle naît entièrement de l’expérience quand nous trouvons que des objets particuliers sont en conjonction constante l’un avec l’autre ».
[Hume, 1983 (1748), p. 88, souligné par nous]
Notons au passage qu’il est très bizarre d’affirmer « une proposition générale qui n’admet pas d’exception » dans une proposition qui récuse toute proposition générale fondée sur le raisonnement a priori et ne reconnaît que des vérités locales dont la validité est limitée à l’hic et nunc. C’est un peu comme si Hume avait dit : J’affirme [comme une loi universelle] qu’il n’y a pas de loi universelle. Faut-il s’étonner de la présence de ce paradoxe ? Non, car c’est là le type de proposition (en forme de sophisme) qui infeste les énoncés de la pragmatique.
La philosophie pragmatiste est certainement très critiquable pour sa volonté de substituer l’efficacité à la vérité, mais il faut lui reconnaître que, par ce biais, elle parvient parfois à ouvrir de nouveaux champs. On en a un bel exemple avec Richard Sennett. Dans son important livre sur le travail manuel et les différentes formes de l’organisation ouvrière non industrielle, intitulé Ce que sait la main. La culture de l’artisanat [Sennett, 2010 (2008)], il a montré qu’il fallait accorder au faire et au savoir-faire le même prestige qu’au savoir. On doit donc reconnaître à la pragmatique ses salutaires capacités urticantes et provocantes vis-à-vis des propositions de toute philosophie qui aurait tendance à s’endormir sur ses lauriers. Mais il y a une marge entre le dogmatisme qui campe sur des propositions universelles creuses et le pragmatisme qui ne veut connaître que des objets singuliers. Entre les deux, se situe le travail de la vive philosophie dont Kant a montré la voie lors de sa discussion avec Hume. Kant, on le sait, avait remercié Hume de l’avoir réveillé de son « long sommeil dogmatique » en insistant sur la nécessité de l’expérience. Non sans lui rappeler toutefois que la sensibilité n’avait de sens qu’à être organisée dans l’entendement. C’est d’ailleurs par là que Kant aura relancé, en pleine période moderne, le grand projet du logos grec : en montrant que la vérité n’est ni dogmatique (révélée depuis toujours), ni contingente ou fortuite, mais qu’elle se donne dans un horizon, comme tel critique.
Duchamp : la mort du Beau
Il y a le beau, que l’art a toujours beaucoup recherché. Mais ce beau doit être soutenu par ce qui est plus beau que le beau – par le sublime. Car, dans le beau, nous sommes simplement heureux. Alors que, dans le sublime, nous ne sommes pas heureux, nous sommes transportés ailleurs. Ravis, au sens premier du terme « ravir » : « emporter, emmener de force », selon Le Robert. Dans ce cas, quelque chose dans l’objet montré nous attire dangereusement et nous déporte. C’est, dans un beau paysage, un inquiétant soleil noir qui brille à l’horizon du visible. C’est un engloutissement sonore qui défait les intervalles harmoniques savamment construits. Nous savons alors que nous devons nous quitter, quoi qu’il en coûte, pour aller voir là, pour aller entendre cela. Vers quelque chose comme une discordance visuelle ou une dissonance sonore. Ailleurs. Le miracle du ravissement est là : qu’on puisse justement y aller pour y être un instant. Il ne s’agit pas, dans le sublime, de se faire plaisir. Il s’agit d’accéder à une formidable puissance de négativité, à ces cyprès immenses comme des flammes noires peints par Van Gogh, à ces multitonalités de Wagner, puis à ces atonalités de Schoenberg, qui déforment notre entendement et qui, éventuellement, nous transforment.
C’est dans la Critique de la faculté de juger (1790) que Kant aborde la question du sublime (voir les paragraphes 23 à 29, « Sur l’analytique du sublime »). Il y indique que le sublime correspond à la capacité, non pas de représenter dans un temps et un espace finis une puissance infinie (ce dont il doute), mais de l’évoquer, d’y faire allusion. Pour Kant et pour les modernes, le sublime ne se référait donc pas à ce qui était représenté : « Ce que nous nommons sublime […] ne peut être représenté », mais à un au-delà auquel le spectateur serait renvoyé (« sublime » vient du latin sublimis, « levé dans les airs, haut », de sub, et limes, limus, « qui monte en ligne oblique », Le Robert).
Plus l’art de la modernité se libérait de la représentation, plus il s’ouvrait au plus beau que beau. Au sublime : le « je » moderne y ressentait, dans l’angoisse ou dans l’exaltation, une présence Autre. L’œuvre était habitée de ce que Walter Benjamin appelait alors l’aura. L’aura, issue des esthétiques du sublime, est ce qui témoigne dans l’œuvre d’une « présence Autre » et qui atteste de l’« apparition unique d’un lointain » [Benjamin, 1991 (1936), p. 144]. C’est cela, l’aura – l’aura menacée, selon lui, par la reproductibilité technique de l’œuvre d’art – qu’il fallait préserver contre toute altération.
Benjamin n’aura pas eu le temps de s’apercevoir que la perte de l’aura, de la sublimité, allait bientôt se manifester dans une autre forme de reproductibilité.
Pour comprendre cette autre forme, il faut partir du moment où Duchamp a proposé sa Fontaine au Salon de la Society of Independent Artists de New York, en 1917. Comme chacun sait, c’était un simple urinoir signé R. Mutt. Nom qui rappelait alors à tous celui de Mott, fournisseur d’équipements domestiques, de même que celui d’un personnage d’une bande dessinée, « Mutt and Jeff » : « Mutt, un petit gros rigolo, Jeff, un grand maigre ». De surcroît, « mutt », en anglais familier, signifie « imbécile » ou « bâtard ». La pièce fut refusée et exposée dans la galerie d’Alfred Stieglitz.
Là encore, à l’instar de Mandeville qui avait renversé le bien, c’est par l’humour que Duchamp a subverti le beau. Car ce dernier s’est en quelque sorte proposé de produire du sublime à partir d’un objet non beau. Il lui a alors fallu déplacer l’attention en passant de l’objet lui-même aux circonstances de l’exposition d’un non-objet artistique dans un lieu dédié à l’art. Et, pour faire sa démonstration, Duchamp ne lésina pas sur l’objet puisqu’il choisit un objet banal, si banal qu’il était dévoué aux basses fonctions humaines.
Le moins qu’on puisse dire est qu’il réussit, à partir d’un non-objet, à produire du sublime puisque son geste interrogeait beaucoup de choses, dont le statut de l’objet industriel, le statut du geste créateur, le statut d’un objet ready-made, l’art aux États-Unis, le sexe des objets, la fonction d’une exposition et tout ce qu’on voudra – ce qui est largement suffisant pour déporter notre regard vers tout autre chose que ce qu’on voit. Il n’est donc pas étonnant que, sitôt sa démonstration terminée (sitôt l’exposition close), Duchamp s’est empressé de perdre son bel urinoir industriel. Signifiant par là, si besoin était, que ce truc n’avait aucune valeur esthétique.
La question qui se pose immédiatement est celle de savoir si un tel geste était reproductible. Si on pouvait consacrer toutes les expositions, non pas aux objets, mais aux circonstances de l’exposition en refaisant sans cesse le coup avec d’autres non-objets. À l’évidence, non, on ne le peut pas, car les significations d’un tel acte s’épuisent dès sa première réalisation.
On aurait donc dû en rester là et célébrer ad æternam un excellent canular. Mais l’étrange est que, cinquante ans plus tard, cet objet non beau – perdu, oublié par Duchamp lui-même – est revenu auréolé d’une gloire nouvelle. Et ceci, grâce au Pop Art qui, dans les années 1960, a réactivé le concept de ready-made. On demanda donc à Marcel Duchamp de récréer sa Fontaine au Pasadena Museum of Art de Los Angeles. Duchamp, qui n’était pas à un canular près, fit donc ce qu’il faut bien appeler un faux, qu’il signa de « Mutt 1917 » pour avérer la copie. Ce fut un énorme succès, et Duchamp reçu la commande de vingt Fontaine supplémentaires qui se trouvent aujourd’hui disséminées dans de grands musées, dont le centre Pompidou.
On se demande d’ailleurs pourquoi la multiplication des Fontaine s’est arrêtée là : n’aurait-il pas fallu, pour soutenir vraiment la supercherie, que Duchamp aille signer toutes les pissotières du monde ? Mais, bref, l’objet, par ce faux grossier, est alors entré dans l’histoire de l’art, ouvrant la porte à l’avalanche en guise d’œuvres, d’objets banals, c’est-à-dire non beaux.
Puis, comme il faut bien subvertir, et même subvertir la subversion, vinrent les sous-objets, les morceaux d’objet, puis les déchets. Nous sommes encore sur cet « élan ». En décembre 2004, la Fontaine de Duchamp a été élue comme l’œuvre la plus significative du xxe siècle par cinq cents hautes personnalités du milieu britannique de l’art.
C’est ainsi que la lourde négativité du geste de Duchamp se changea en de banales positivités. Que voit-on, depuis lors ? Rien : combien de gribouillages torturés ? Combien de photos intégralement banales ? Combien d’installations faites de vieux vêtements, de tas de charbon, de poupées démantibulées, de peignes édentés, d’étagères obliques, etc. ?
La sublimité liée au geste unique de Duchamp s’est envolée et il ne reste, au mieux, que la banalité d’une pure affirmation égoïque de l’artiste qui ne cesse de faire et refaire son propre portrait à travers les pauvres objets qu’il présente. Si naguère l’œuvre défigurait, jusqu’à celui qui la regardait, obligé de se recomposer ailleurs, aujourd’hui, l’œuvre ne cesse de figurer, c’est-à-dire de tirer le portrait de l’artiste, réduit à filmer sa cure de désintoxication, à nous montrer la chemise qu’il a utilisée, sa vieille cafetière ou tout ce que, lui, a vu ou cru voir dans tel ou tel objet.
Il s’avère donc que le geste non reproductible de Duchamp a été reproduit. De sorte que nous sommes sortis de l’acte subversif et entrés dans de la copie indéfiniment dupliquée de l’acte subversif. En d’autres termes, nous sommes sortis de l’authenticité et entrés dans l’ère du « comme si », qui ne peut conduire qu’à la « comm-édie » de la subversion programmée.
Mais pourquoi et comment sommes-nous entrés dans l’inauthentique ? Les analyses de Jean-François Lyotard, inventeur du concept de postmodernité, sont à cet égard très instructives. S’il donnait, dans les années 1980, des Leçons, très aiguës, sur l’analytique du sublime à partir de Kant [Lyotard, 1991], c’est probablement qu’il avait compris que le sublime, dans la postmodernité, devenait l’enjeu d’une très intense lutte et qu’il était en passe de perdre la partie. C’est justement à cette époque que Lyotard avança une hypothèse décisive : le sublime en art n’avait pas disparu ; il avait changé de place, c’est-à-dire muté (à moins qu’on ne puisse dire « Mutté » en référence à Duchamp). Dans un texte intitulé « Le sublime et l’avant-garde », Lyotard [1988, p. 115 sq.] conjectura que « la sublimité n’est plus [aujourd’hui] dans l’art, mais dans la spéculation sur l’art ». En d’autres termes : plus le marché de l’art sera puissant et organisé, plus les conditions générales du marché tendront à s’imposer à la production artistique. La conséquence, ce sera « une confusion entre l’innovation et l’Ereignis ». En guise d’Ereignis, d’événement sursignifiant, on se bornera, au mieux, à produire de l’imprévu. Certes, plus ce qui se présente est inattendu – et qu’est-ce qui peut être plus inattendu que n’importe quoi –, plus la recherche de l’innovation, dont le capitalisme est si friand, se trouvera comblée, mais plus grand sera alors le risque de ne valider comme art vivant que ce qui est totalement dépourvu de signification. De la sorte, on sera passé de la représentation « sublime » d’un lointain inassignable, porteur de la plus haute signification, à une possible absence totale de sens.
Ce qui confirme ce déplacement du sublime – de l’art à la spéculation sur l’art –, c’est le fait que le marché financier se célèbre et se sublime désormais en pouvant effectivement donner une valeur financière astronomique à un rien artistique. Cette puissance est en train de contaminer toute la création en la faisant entrer dans un « art phynancier » dont on connaît les modèles : les œuvres du nouveau Mickey‑l’ange (Jeff Koons) et celles de ses amis (Damien Hirst, les frères Chapman, Tracey Emin, Maurizio Cattelan et quelques autres). Mais, rassurons-nous puisque, en France, c’est Bernard Arnault qui, de sa fondation Louis Vuitton, et François Pinault qui, de son Palazzo Grassi de Venise – les deux émargeant au peloton de tête des fortunes françaises – sont juges (et parties) des « valeurs » produites.
Les philosophies postmodernes : la mise à mort du Vrai, du Beau, du Juste et du Bien
Au terme de ce parcours, il ne nous semble pas abusif de dire que le libéralisme et ses avatars philosophiques, l’utilitarisme et le pragmatisme, et, dans la création, le remplacement de l’art par le marché de l’art, apparaissent bien comme des moments de renversement du logos. Cette analyse serait par trop incomplète sans un retour sur le rôle des philosophies postmodernes qui se sont fait un plaisir de déconstruire ces idéaux. Il faut à cet égard tout d’abord relever, de façon certes anecdotique, mais significative, l’extrême intérêt des philosophes phares de la postmodernité pour ces courants. Il ne nous semble pas un hasard que le premier travail de Deleuze, futur héraut et héros de la philosophie postmoderne, ait été consacré à Hume. L’ouvrage s’appelle Empirisme et subjectivité, essai sur la nature humaine selon Hume, et date de 1953. Deleuze y fait l’hypothèse d’une subjectivation empirique procédant d’étayages et d’expériences successives. Pas plus qu’il ne nous semble un hasard que Foucault, quand il habitait Sidi Bou Saïd, en Tunisie, de 1966 à 1968, après son Histoire de la folie, ait passé une bonne partie de son temps à discuter avec Gérard Deledalle à propos de ce courant alors à peu près inconnu en France, le pragmatisme, dont ce dernier, alors directeur du département de philosophie de l’université de Tunis, était grand spécialiste. Et à écumer sa bibliothèque pleine d’ouvrages mal connus en France provenant de ce champ.
Nous étions alors avant mai 1968, et des franges importantes de la société, dont la jeunesse, se sont légitimement mises à s’interroger sur des valeurs souvent à l’œuvre dans les grandes institutions, comme le patriarcat ou la suprématie de l’homme blanc ou la dangerosité des pauvres. C’est à ce mouvement légitime que les philosophies postmodernes ont emboîté le pas pour le pousser à l’extrême et le dévier. Tout, alors, est devenu suspect, au point que les idéaux classiques du vrai, du beau, du juste et du bien ont été perçus comme ce que Deleuze appelait des « grands signifiants despotiques » dont il fallait absolument s’affranchir, de même que des institutions qui s’en soutenaient. Ce qui a finalement conduit Deleuze, grand philosophe, à faire l’éloge du « schizo » qui, en branchant tout dans tout, faisait table rase de tous les idéaux.
Le travail de Bourdieu sur la domination est très significatif de ce dévoiement. Dans un livre fameux, il annonce dès le titre qu’il va traiter de la « domination masculine » – ce qui est une vraie et grave question – et il en vient à mettre en cause… une donnée parfaitement avérée par la science, la différence biologique des sexes, ouvrant ainsi la voie à des revendications postmodernes comme la possibilité de choisir son sexe. Ce dévoiement flatte peut-être le sentiment de toute-puissance des individus croyant se libérer de toutes les oppressions, mais, étant fondée sur une bourde, voire sur un grossier déni de réalité, il mène directement à l’impasse. C’est ainsi que, dans le préambule de La Domination masculine, on peut lire :
« Les apparences biologiques et les effets bien réels qu’a produits, dans les corps et dans les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et faire apparaître une construction sociale naturalisée (les « genres » en tant qu’habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe et de la réalité et de la représentation de la réalité, et qui s’impose parfois à la recherche elle-même ».
[Bourdieu, 1998, préambule]
Si cette phrase a une organisation logique, ce qui n’est pas sûr tant elle est construite sur des renversements enchâssés les uns dans les autres, elle signifie qu’il y a un renversement des causes et des effets, de sorte que la nature est seconde et n’est que le fruit de la division arbitraire de la réalité dans la culture. Autrement dit, dans la nature, la différence sexuelle n’existe pas. Ce qu’on voit : les deux sexes, les deux écritures, disons « XX » pour les femmes et « XY » pour les hommes, ne sont en fait que des « apparences biologiques ». Des apparences biologiques construites par le social : ce qui s’énonce, de façon à nouveau très laborieuse. Ainsi :
« Le monde social construit le corps comme réalité sexuée et comme dépositaire de principes de vision et de division sexuants. Ce programme social de perception incorporé s’applique à toutes les choses du monde, et en premier lieu au corps lui-même, dans sa réalité biologique : c’est lui qui construit la différence entre les sexes biologiques conformément aux principes d’une vision mythique du monde enracinée dans la relation arbitraire de domination des hommes sur les femmes, elle-même inscrite, avec la division du travail, dans la réalité de l’ordre social ».
[ibid., p. 16]
On comprend pourquoi la syntaxe est laborieuse : il faut prouver que c’est le « programme social […] qui construit la différence entre les sexes biologiques » ! Ici se pose la question de savoir si faire de la sociologie au Collège de France autorise à prendre la variable secondaire (la représentation des sexes dans la culture) pour la variable principale (la différence des sexes dans la nature) et vice versa. Car nous avons là affaire à un cas manifeste – et revendiqué – d’inversion des causes et des effets : le sexe biologique… dépend de sa représentation dans la culture. C’est de la lourde artillerie sophistique.
Cette bourde devait d’autant mieux passer dans la doxa de l’époque qu’elle était accréditée par un grand Homo academicus du Collège de France. Il ne restait plus qu’à répandre cette bourde dans la culture de l’époque pour qu’elle devienne nouvelle « vérité ». Ce dont s’est chargée la grande presse. Au bout du compte, on obtient un article publiable dans Télérama, héritier de la presse chrétienne, soucieux de montrer qu’il est à la page en emboîtant le pas de la nouvelle critique de la culture auprès du grand public. Dans sa livraison du 12 décembre 2010, l’hebdo « postchrétien » publie donc un article intitulé « Féminin/masculin : pourquoi la question du sexe est politique ? ». On peut y lire (en caractères gras) que « la différence des sexes n’est pas une donnée naturelle, déterminée à la naissance, mais elle est construite par l’éducation ». Vient ensuite la donnée « scientifique » nouvelle qu’il convient d’intégrer si on veut vraiment être au fait des dernières nouvelles en ce domaine :
« Chez les humains, avec les hermaphrodites, il existe au moins trois sexes du point de vue anatomique et, en tenant compte des principales anomalies, il y a non pas deux mais huit formules chromosomiques de l’identité sexuelle… »
En fait de science, nous sommes au comble de l’absurdité. Premièrement, l’article met sur le même plan ce qui est essentiel et qui apparaît dans 99,98 % des cas, et ce qui est accidentel et qui ne survient que dans 0,02 % des cas. Deuxièmement, il ne se rend pas compte de la contradiction qui le mine : à supposer même qu’il existe huit sexes biologiques, cela resterait une donnée naturelle et non culturelle. Pourtant, c’est vers la conclusion inverse que l’article va : il n’y a plus de déterminations biologiques, donc le marché du sexe est ouvert. Faites donc votre choix et ne restez surtout pas enfermés dans les vieilles notions politico-religieuses !
En fait, un minimum de sérieux dans les références scientifiques aurait montré que les femmes « XY » représentent 1/10 000e des naissances et les mâles « XX », 1/20 000e des naissances (soit 0,005 % des individus !). De même pour les hermaphrodites vrais : 1/30 000e des naissances. Dire que les chromosomes « XX » et « XY » déterminent le sexe reste donc vrai dans 99,98 % des cas. Quant aux autres cas, ils s’expliquent aisément : les inadéquations entre sexe chromosomique et sexe gonadique proviennent d’un déplacement du gène dit « SRY » (Sexdetermining Region of Y chromosome), normalement situé à l’extrémité du bras court du chromosome Y. C’est ce gène qui active la différenciation des gonades indifférenciées en testicules et qui détermine donc le sexe : les « femmes XY » l’ayant perdu et les « hommes XX » l’ayant gagné par translocation sur le chromosome « X » lors de la formation des cellules haploïdes, c’est-à-dire des gamètes mâles (spermatozoïdes) ou femelles (ovules). Ces anomalies très rares (entre 1 cas sur 10 000 et 1 cas sur 30 000) n’invalident donc absolument pas la détermination et l’existence biologique des sexes, contrairement à ce que dit l’article… qui a été diffusé à près de 700 000 exemplaires et lu par plus de deux millions de personnes dans les bonnes familles françaises.
Résultats : beaucoup de petits postchrétiens branchés qui croyaient autrefois que Dieu avait découpé l’humanité en hommes et en femmes, au point de s’en culpabiliser à vie (ou à mort) quand ils ne se sentaient pas tombés du bon côté, se mettent désormais à croire qu’ils peuvent choisir leur sexe.
Ce qui est remarquable est qu’on retrouve cette même rhétorique de l’inversion au cœur du travail de la philosophe américaine Judith Butler, portée à de nouvelles conséquences puisque diffusée dans le monde entier. Des travaux qui concernent moins le genre, comme on le croit, que le sexe. Pas de difficulté spéciale quand on dit que le genre est une construction psychique, une sorte de théâtre. Les humains sont des êtres parlant et un homme a le droit (qu’on devrait inscrire dans toutes les constitutions) de se prendre et donc de se dire une femme (idem, à l’inverse, pour une femme) – personne de sensé ne saurait reprocher à quiconque d’avoir des phantasmes, lesquels sont de l’ordre du paraître et non de l’être. Mais les problèmes commencent lorsqu’on dit, comme Judith Butler, que le sexe – le sexe (de l’ordre de l’être) et non le genre (de l’ordre du paraître) – est une construction performative, c’est-à-dire linguistique. Que ce dernier procède non pas d’une donnée naturelle, mais d’une construction historique où se trouvent mises en œuvre des normes discursives qui font advenir, dans le réel, ce qu’elles norment, c’est-à-dire les corps sexués.
Ce que Judith Butler explique ainsi :
« La performativité doit être comprise, non pas comme un “acte” singulier ou délibéré, mais plutôt comme la pratique réitérative et citationnelle par laquelle le discours produit les effets qu’il nomme ».
[Butler, 2009 (1993)]
L’inversion sophistique est déjà claire, mais sûrement pas encore assez puisque Judith Butler passe en force et conclut :
« Les normes régulatrices du “sexe” travaillent sous un mode performatif pour constituer la matérialité des corps et, plus spécifiquement, pour matérialiser le sexe du corps, pour matérialiser la différence sexuelle en étant au service de la consolidation de l’impératif hétérosexuel ».
[Butler, ibid., p. 7 sq.]
Bref, c’est le discours sur le sexe qui détermine le sexe réel tel qu’il apparaît sur les corps. Une grave question se pose ici : se serait-on libéré du patriarcat, des usurpations et des dominations indues qu’il encourageait, pour confier la grande question humaine vitale, celle de la sexuation, aux sophistes ?
Il vaut voir comment Judith Butler s’y prend pour accréditer son sophisme. Elle s’autorise d’une extension fautive de la belle notion de performatif inventée par John Austin, philosophe du langage ordinaire, et dont il faut rappeler la teneur. Selon Austin, l’acte de parole performatif réussi se reconnaît à ce qu’il a pu changer dans la réalité des relations entre les interlocuteurs, dans leur rapport de place. Par exemple, si je profère l’énoncé performatif « Je t’aime » à une femme et qu’elle me croit, alors notre relation avant et après cet acte ne sera plus la même. Autrement dit, le performatif produit des effets symboliques, c’est-à-dire des effets qui concernent la réalité intersubjective, c’est-à-dire le contrat sous toutes ses formes (morale, psychique, politique ou juridique) existant entre ceux qui parlent. Mais, en aucun cas, l’acte de parole performatif réussi ne peut produire des effets dans le réel extra-subjectif, autrement dit dans le monde physique. Bref, le mot peut produire des effets sur les locuteurs, mais ne crée pas la chose matérielle. La création de la chose par le mot n’est pensée possible que dans un univers discursif magique bien répertorié, connu sous le nom de « nomina sunt numina » (lorsque les noms sont des présages) dans lequel il n’y a pas de distance entre le mot et la chose.
Les discours que nous venons de rencontrer relèvent donc, non d’un univers logique, mais d’un univers magique ou mythique tel que ceux qui existent dans les contes lorsque, par exemple, un pauvre bûcheron reçoit la visite d’une fée qui lui accorde trois vœux. L’homme affamé répond : « Je veux une saucisse. » Le vœu est immédiatement exaucé par la fée, ce qui provoque la réaction colérique de la femme du bûcheron fâchée du peu d’ambition de son mari : « Que cette saucisse te monte au nez ! » Comme le second vœu est exaucé, il ne reste plus au couple qu’à s’entendre pour formuler un troisième vœu : « Par pitié, faites disparaître cette saucisse de mon nez ! » La fée exauce le troisième vœu et… disparaît.
Il ne faut donc pas confondre le fait que le discours du patriarcat sur le sexe arraisonne les pratiques sexuelles des hommes et des femmes – ce qu’il est légitime d’interroger – avec une capacité qu’auraient les discours à créer du réel extra-subjectif ou extralinguistique. Bref, il ne faut pas confondre saucisse et pénis. Certes, le discours possède des effets performatifs, mais il n’a jamais provoqué l’apparition de pénis sur les corps, pas plus que d’utérus, d’ailleurs. Autrement dit, le réel est indifférent à ce qu’on en dit ; et, considérant toutes les bêtises que nous sommes capables de dire, c’est sûrement mieux ainsi. Tout ce que le discours peut, et c’est déjà beaucoup, c’est arraisonner le réel pour lui imposer certains usages sociaux.
Or, comme le remarque le philosophe du langage Bruno Ambroise, dans un remarquable article paru dans une livraison de la revue Raisons politiques où il s’interroge sur « le corps du libéralisme » [Ambroise, 2003], les philosophies postmodernes (comme telles, libérales) ont voulu « croire que la réalité biologique/corporelle/matérielle elle-même (pouvait) immédiatement résulter d’une action linguistique/symbolique ». Nous sortons là du féminisme rigoureux comme celui, par exemple, d’Antoinette Fouque [1995], de Geneviève Fraisse [2010], de Christine Delphy [2001] ou de Colette Guillaumin [1992]. Cette dernière avait produit le concept de « sexage », signifiant que la sexualité pouvait être « arraisonnée » par les normes et le récit patriarcaux. Ce sont ces perspectives rigoureuses, témoignant de tout ce que l’accès enfin officiel des femmes au logos (et donc à la nécessité de dire ce qui est vrai et ce qui est faux) pouvait apporter de nouveau à la compréhension de la civilisation à partir du décryptage des récits et discours d’oppression, qui se trouvent refoulées par la dérive sophistique postmoderne. Cette sophistique caractéristique de notre époque débouche finalement sur un militantisme magique qui encourage chacun à … inventer son sexe. Nous sommes alors dans l’ordre du fantastique : non seulement on se met à croire à la réalité du fantasme, mais, en plus, on exige sa reconnaissance par la loi.
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Si nous additionnons ces traits de la culture libérale qui se cumulent depuis trois siècles, nous obtenons : un Bien qui procède du Mal, du Juste qui découle de l’Injuste, du Beau détruit par le Marché, du Vrai devenu occasionnel, du fake promu par des sommités…
C’est probablement ce qui explique que notre monde culturel postmoderne fonctionne maintenant si bien à la postvérité, c’est-à-dire par des affirmations sophistiques ad hoc qui peuvent s’inventer à la demande, à foison et sans aucunes preuves. Puisque j’ai besoin d’affirmer ces fables pour paraître, semble dire le sujet postmoderne, c’est qu’elles sont vraies, belles, justes et bonnes. C’est un retour au mythos, mais un mythos frelaté parce que les exploits qu’il faut raconter, ce ne sont plus ceux des dieux, des héros et des forces de la phusis, ce sont les miens. En bref, le héros, c’est moi. Un moi d’autant plus stimulé que toutes les formes du fake, de la simulation et de la diffusion massive de la simulation sont désormais à portée de clic. Laquelle peut se terminer en apothéose : la diffusion virale du fake, reçu cinq sur cinq par de vastes troupeaux de nigauds qui, de par le monde, diront : C’est vrai puisque je l’ai lu sur Facebook !
Cette « culture », constitutive d’une nouvelle et puissante doxa postmoderne, imprègne désormais toute la société : du président de États-Unis qui, toutes les nuits, twitte frénétiquement ses postvérités, à l’individu postmoderne qui croit qu’il sera libre s’il dénonce la « dictature » du Vrai, du Beau, du Juste et du Bien.
Cette « culture » est l’effet dérivé, on l’a dit, du sophisme mandevillien sur lequel s’est fondé le capitalisme qui remodèle le monde depuis trois siècles : le vice peut se transformer en vertu, une vertu dont l’expression la plus tangible est la richesse. Ce sophisme a littéralement transformé le capitalisme en une religion qui promet la richesse infinie sur terre. Une religion nouvelle, car immanente et non plus transcendante, telle que le plan divin se réalise tout seul dès lors que les individus suivent seulement et aveuglément leurs propres intérêts. Ce qui peut se dire autrement : il existe, au cœur de la raison occidentale moderne, un délire. Un délire parce que, pour obtenir tout, il lui faudra tout détruire (les subjectivités, les sociétés, les solidarités, l’environnement…).
La marque la plus certaine de la progression de ce délire, c’est la destruction des bases mêmes de la pensée. Après avoir détruit le mythos par le logos, nous voici maintenant en train de détruire méthodiquement le logos. D’une part, en le pulvérisant dans une multitude de petites histoires égotiques. D’autre part, en le réduisant à sa partie purement instrumentale, celle dont s’alimentent les techno-sciences qui sont le moyen le plus approprié pour convoquer chaque lieu du monde afin de le construire comme un complexe calculable et prévisible de matières à exploiter de façon industrielle, c’est-à-dire optimale.
Bref, de quoi crier ici : Please, Mister Socrate, help !
À supposer que ce dernier entende notre appel, que pourrait-il répondre ?
Rien, peut-être. Soit que, comme Godot, il ait choisi de définitivement s’absenter en nous abandonnant à notre sort, soit que, comme un maître zen, il ait pris le parti de se taire pour nous forcer à réfléchir.
Mais nous n’excluons pas qu’après un long silence, Socrate fasse, en ce moment crucial de l’aventure humaine, un retour critique, hautement socratique, sur ce qu’il nous a lui-même légué il y a plus de deux millénaires. Une correction hypercritique, en somme, qui déboucherait sur l’idée que, pour sauver les idéaux du vrai, du beau, du juste et du bien, il faille reconstruire autrement les deux grands jeux de langage constitutifs de la pensée.
Le mythos. Aux origines, le savoir narratif avait été délégitimé au motif qu’à travers une infinie diversité de récits, il donnait faussement l’être à ce qui n’en avait pas – de cette proscription avait émergé un autre jeu de langage : le logos. Cependant, on sait aujourd’hui que les récits sont peut-être faux, mais que cela ne les empêche pas d’être efficaces (au sens de « performatifs » : produisant des effets). Tant sur le plan individuel que collectif. Ils portent la marque d’un nous faisant référence à un passé pour imaginer un futur. Certes, ils ne répondent pas à la condition de vérité, mais ils fonctionnent à l’image des axiomes indémontrables d’une science. Ils permettent aux cultures d’affirmer des valeurs fondamentales concernant le rapport à l’invisible, le rapport entre les générations, le rapport entre les sexes, le rapport entre les individus (ce qui est autorisé, ce qui est interdit)…
Or il est une valeur qu’il importe d’autant plus d’affirmer qu’aujourd’hui elle est gravement menacée : ce qui est commun, ce qui fait la commune humanité. Un nouveau grand récit, multiple et fragmentaire, est justement en train de se constituer pour affirmer qu’un avenir est encore possible en portant une valeur, comme telle non démontrable, mais essentielle, celle d’une vie qui veut continuer plutôt que se détruire.
Le logos. Il faut à l’évidence remettre sur le métier l’idée d’un savoir démonstratif visant l’universel. Le cosmopolitisme, déjà repéré par Kant, a pris une dimension telle que cet universel ne peut plus s’exprimer aujourd’hui que par le pluriversel. C’est aujourd’hui le seul moyen de sauver le vrai, le beau, le juste et le bien, dans leurs diversités. »
– Dufour, D. (2018). Du vrai, du beau, du juste et du bien. Hypothèses sur le déclin des idéaux de la culture occidentale. Revue du MAUSS, 51(1), 147-176. »




« C’est cette partie de son parcours qu’analyse Kengo Kuma dans l’ouvrage L’architecture naturelle. Il y raconte la construction de sa posture militante dans un rapport de proximité avec le lecteur et le transporte au fil des huit chapitres au grès de ses rencontres avec les artisans locaux et les matériaux environnants à l’origine de chacun des projets présentés dans l’ouvrage. L’architecte expose ses réflexions sur ses processus de conception – production plutôt que représentation –, ses influences – Bruno Taut et la villa Huyga plutôt que Le Corbusier et la villa Savoye – et sur son rapport au lieu – « relationnalité » plutôt que rupture. Issu d’une génération succédant aux maîtres japonais Arata Isozaki et Tadao Andô, Kengo Kuma souhaite en effet trouver sa propre voie en utilisant comme matériau « notre terre, le lieu, et des techniques adaptées à ce dernier ». L’architecte ne résume donc pas son concept « d’architecture naturelle » au seul emploi de matériaux bio ou géosourcés mais l’envisage plutôt comme le « mariage réussi de l’architecture et du lieu » engendrant ainsi une « relation heureuse avec la nature ». »
– Du lisible au visible : « L’architecture naturelle » de Kengo Kuma




BEAUCHEMIN, Cris, « Profil démographique des personnes d’origine subsaharienne en France », Etudes de la Chaire Diasporas Africaines no. 2/2020, pp. 1-37. Sciences Po Bordeaux et Université Bordeaux Montaigne.


I hope our notion of diversity is not reduced to this: that we accept differences of colour on a superficial level but refuse to expose tyranny and human rights abuses around the world.
Diversity is global. It is not confined to national borders. If you just want to fix the mess in Canada or the West, you will let the rest of the world go to ruin. Make sure your diversity policies do not empower dictators in other places. Make sure your diversity policies do not empower the big shots in the ethnic communities here.
Diversity is a political commitment, not a social pacifier.
It is critical of the self as well as of the other.«
















« « Guardian of the year » : Assa Traoré mise en lumière par le « Time »
Depuis 2016, Assa Traoré se bat pour connaître la vérité sur la mort de son frère Adama Traoré, décédé après une interpellation de la police. Un combat salué par le magazine américain « Time » qui l’a désignée comme « Guardian of the year ». »

« Au-delà de ce cercle, depuis une quinzaine d’années a pu se développer autour de la théorie développée par le sociologue un débat serein qui évite à la fois l’adoration stérile et le rejet de principe. Les mérites du concept d’habitus, par exemple, ont été discutés par Bernard Lahire. Selon lui, le concept a l’intérêt de faire porter le regard vers la dimension incorporée du social, c’est-à-dire la manière dont ce que pensons être le plus intime (nos goûts et dégoûts, nos manières de nous tenir, nos façons de parler…) est façonné par les rapports sociaux. Mais d’une part, rien n’est dit de la manière concrète dont se fait cette incorporation : pour reprendre les concepts de P. Bourdieu qu’est-ce concrètement qu’une « disposition » ? Un « schème générateur » ? Comment se transmet le capital culturel ?). D’autre part, il engage une vision homogène de l’homme, qui transposerait dans tous les domaines de sa pratique les mêmes dispositions (l’habitus, justement). OR, selon B. Lahire, nous pouvons être porteurs de dispositions hétérogènes voire contradictoires, parce que nous avons subi l’influence de nombreuses socialisations : la famille, l’école, les médias, les amis, les clubs auquel on participe… Bref, il ne s’agit pas de renoncer à la perspective qu’ouvre l’habitus, mais bien de l’approfondir et de la complexifier.
Le concept de champ suscite également des débats. Sous la plume de P. Bourdieu et d’autres, de nombreux travaux sur le champ littéraire, le champ scientifique, le champ religieux, le patronat… ont apporté la preuve de sa pertinence. Porteur d’une vision originale du monde social – un ensemble de sphères d’activités structurées et relativement autonomes, porteuses d’enjeux spécifiques – ce concept est-il pour autant universel ? Autrement dit, permet-il d’expliquer l’ensemble des actions humaines ? Des sociologues féministes se sont par exemple demandé dans quel « champ » il fallait inscrire les femmes au foyer. De même, à quel champ rapporter un ouvrier ? Le politiste Lilian Mathieu a témoigné de son embarras lorsque, jeune chercheur enthousisaste, il part sur le terrain de la prostitution avec l’ambition de l’étudier comme un champ. Il doit déchanter : certes, la prostitution a ses dominant(e)s et ses dominé(e)s, ses logiques de concurrence et ses conflits de légitimité (en particulier autour des espaces occupés). Mais il manque ce que Bourdieu appelle l’illusio, c’est-à-dire le fait d’être pris au jeu, de vivre pour le jeu, comme l’écrivain qui rêve du prix Goncourt, et d’en maîtriser les règles implicites. Après quoi courir dans le monde de la prostitution, sinon le client ? Cet exemple souligne que la théorie des champs semble être calée pour l’étude des activités de production des biens symboliques (artistes, écrivains, scientifiques…) et, plus généralement, des pôles dominants du monde social. C’est pourquoi, selon B. Lahire, « la théorie des champs (il faudrait d’ailleurs toujours parler de la théorie des champs du pouvoir) ne peut constituer une théorie générale et universelle, mais représente – et c’est déjà bien – une théorie régionale du monde social. »
Plus largement encore, on assiste à un essaimage des concepts. Alors que P. Bourdieu avait défendu que les trois concepts majeurs d’habitus, capital et champ devaient fonctionner ensemble, ils font l’objet d’un usage de plus en plus libre de sa théorie. Le concept de capital le montre bien. Un de ses dérivés, le capital social, a connu un véritable succès en solo, aux Etats-Unis en particulier où le sociologue Robert Putnam a repris le terme dans une acception légèrement différente et lancé tout un courant de recherche. Plus récemment, on a vu fleurir de nouveaux types de capitaux, non prévus par Bourdieu. Ont ainsi été proposés le « capital militant » déjà évoqué, ont été proposés le « capital social populaire » (ressources liés pour les classes populaires au fait d’être d’un lieu, de participer d’une société d’interconnaissance) ou encore le « capital guerrier » (dans les banlieues, ressources mobilisables dans les situations violentes : force physique, capacité d’intimidiation, capital social…).
Bref, tout semble indiquer que l’héritage scientifique se détache peu à peu de son créateur, pour entrer dans le patrimoine commun des sciences sociales dans lequel chacun peut puiser selon ses besoins. Reste également, au-delà des concepts estampillés, une ligne d’analyse du monde social. Son principe majeur est sans doute de rappeler la nécessité de resituer la dimension historique des faits sociaux, et en particulier d’envisager l’action individuelle comme la rencontre entre l’histoire faite corps et l’histoire faite chose. L’histoire faite corps, c’est-à-dire les diverses façons d’agir, de penser et de sentir que l’individu incorpore selon sa socialisation, sa trajectoire, sa position. L’histoire faite chose, c’est-à-dire l’action humaine qu’ont objectivé les institutions qui constituent un état du monde social, avec ses dominants, ses dominés, ses différents champs et leurs enjeux de lutte spécifiques, ses catégories de pensée…Une perspective auxquelles il n’est sans doute plus aujourd’hui nécessaire d’être bourdieusien pour adhérer.
Lexique
Habitus : Faire du tennis, aimer les romans noirs, parler avec un accent… Pour Bourdieu, toutes nos manières d’agir, penser et sentir sont le produit de notre socialisation (famille, éducation), qui inscrit en nous un habitus, c’est-à-dire un ensemble de dispositions qui guident nos choix dans tous les domaines de l’existence. L’habitus agit de manière non-consciente, il est devenu une seconde nature : nous avons tellement intégré ces dispositions nous n’avons pas besoin de réfléchir pour faire des choix ajustés à notre condition.
Capital : La position de chacun dans la société n’est pas seulement défini par son capital économique (revenus, patrimoine). L’individu possède d’autres ressources, intangibles, qui le situent dans l’espace social et que P. bourdieu qualifie également, par analogie, de capitaux. IL distingue notamment le capital culturel (diplômes, éruditions, connaissance des codes…) et le capital social (carnet d’adresses, réseaux de relations). Le capital symbolique désigne toute espèce de capital lorsqu’elle perçue comme selon les catégories de perception qu’il impose (lorsque par exemple on pense de quelqu’un qui a une thèse qu’il est « brillant »).
Champ : Un écrivain, un scientifique, un homme politique évoluent dans un microcosme, un monde clos qui réunit tous ceux qui partagent la même activité. Ce sont ces mondes que P. bourdieu appelle des champs. Les membres d’un champ partagent tous un intérêt pour le « jeu » qui s’y déroule. Le sociologue nomme illusio le fait d’être « pris » dans le jeu et ses enjeux, tel le scientifique qui rêve du Collège de France et du prix Nobel… Chaque champ a son illusio, mais ils sont tous structurés avec des positions dominantes et des positions dominées. D’où des luttes permanentes pour maintenir ou renverser les hiérarchies établies, comme lorsqu’un jeune chercheur développe une critique des théories en place pour imposer sa propre théorie. Pour P. Bourdieu, comprendre l’action d’un individu c’est reconstituer les positions existantes dans le champ considéré, par rapport auquel cet individu oriente son action.
Violence symbolique : Dans Les héritiers, Bourdieu et Passeron mettent en évidence le fait que l’école favorise, par la culture et le rapport au savoir qu’elle privilégie, les enfants des classes supérieures. Pourtant, ces derniers ne contestent pas les verdicts qu’elle émet. C’est pour Bourdieu un exemple typique de violence symbolique : un rapport de force (entre groupes sociaux) est converti en rapport de sens (on est plus ou moins « doué » pour l’école) avec la complicité active des dominés qui le reconnaissent comme légitime (« c’est vrai que je suis pas très fort en français») et, par là même, le méconnaissent comme arbitraire. »
– Pierre Bourdieu (1930-2002) : une pensée toujours à l’oeuvre, par Xavier Molénat


« I love beauty. But I like the beauty accidentally, not dished up, served up on a platter. »
– 82 famous quotes of Wole Soyinka as Nobel Laureate clocks 82

« Le 26 mai 1828, Kaspar Hauser fit son apparition sur une place de Nuremberg. Ce jeune homme, qui semblait avoir 16 ou 17 ans, savait à peine marcher. Il n’avait pas cinquante mots en bouche et ne pouvait dire d’où il venait, ni où il allait. On l’aurait dit échappé de la Caverne de Platon. Il demeure à ce jour l’un des plus célèbres « enfants sauvages ».
Ayant grandi séquestré, coupé de tout contact humain, il fut arraché à une nuit insondable pour naître au monde une seconde fois. Rien ne le rattachait à son époque, pas même à un groupe social ou une génération. Kaspar ignorait jusqu’à la différence homme-femme. Il habitait un corps étrange et dissonant, vierge de toute socialisation. On découvrit bientôt sa sensorialité inouïe, sa vie émotionnelle intense. Du moins jusqu’à ce qu’il apprenne, douloureusement, les mœurs et usages de son temps, non sans être devenu, la rumeur enflant, l’orphelin de l’Europe.
Le plus probable est que Kaspar Hauser ait été un prince héritier, écarté d’une succession par une sombre intrigue de cour. Son assassinat, cinq ans plus tard, semble le corroborer. Le plus intéressant, toutefois, ne réside pas tant dans le mystère de ses origines ou l’énigme de sa mort que dans la capacité de cette histoire tragique, aux accents œdipiens, à en dire long sur la culture, sur nos façons d’arraisonner le monde. L’examen approfondi de cette trajectoire aberrante révèle aussi, par son anomalie même, jusqu’à quelles secrètes profondeurs le social et l’histoire s’inscrivent d’ordinaire en chacun de nous. Ce qui laisse soupçonner derrière cette vie minuscule un cas majuscule des sciences humaines et sociales. »
– Mazurel, H. (2020). Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit. La Découverte.





Littératures modernes de l’Europe néolatine (1999-2020)





















Cette publication consacrée au droit à la santé propose un vaste dossier réunissant plus d’une quinzaine d’auteurs et autrices qui y partagent leurs analyses et leurs réflexions sur la réalisation du droit à la santé dans le contexte québécois, canadien et international.










« L’esclavage en Nouvelle-France n’est pas un sujet enseigné dans les livres d’histoire et il demeure peu connu de l’ensemble de la population.
Pourtant, plusieurs fonds d’archives conservés dans les différents centres de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) attestent l’existence de l’esclavage dans la colonie dès le XVIIe siècle. D’Olivier Lejeune, premier esclave connu, en passant par Mathieu Da Costa et Marie-Angélique, plus de 2700 esclaves sont enregistrés dans les registres paroissiaux.
Présentée en 10 bannières illustrées, enrichies de citations, cette exposition permet aux visiteurs de saisir toute l’importance de cette page d’histoire. On y découvre la pratique de l’esclavage chez les nations autochtones avant l’arrivée des Européens. Au contact de ceux-ci, les esclaves deviennent une valeur d’échange au même titre que la fourrure et sont offerts comme cadeau lors des rencontres diplomatiques. De plus, au XVIIIe siècle, les échanges entre les Autochtones et les Français sont de plus en plus fréquents et permettent aux habitants de se procurer des esclaves comme main-d’œuvre.
Nous trouvons les preuves de l’existence d’esclaves d’origine amérindienne et africaine dans les registres d’état civil (baptêmes, mariages et sépultures), dans les greffes des notaires (ventes, engagements et inventaires après décès) et dans les archives judiciaires (comme témoins ou accusés).
Leur présence dans la vie quotidienne des habitants du Canada est confirmée par les journaux intimes, les Relations des jésuites et les récits de voyage, alors que la législation qui les concerne est présente dans les registres des intendants et dans la correspondance officielle.
Les esclaves amérindiens, les esclaves noirs et les propriétaires d’esclaves, voilà quelques-uns des thèmes abordés dans cette exposition qui se penche sur le phénomène de l’esclavage en Nouvelle France jusqu’à son abolition, qui s’est échelonnée entre 1798 et 1803.
BAnQ possède plus d’un demi-million de pages d’archives datant de l’époque du Régime français qui sont numérisées et qui sont disponibles gratuitement sur son portail internet: http://pistard.banq.qc.ca/unite_chercheurs/recherche_simple?p_anqsid=20150918102653761&P_rech_type=A. »











Les sensibilités sont le lieu d’un attrait scientifique inédit aux quatre coins du monde. Des laboratoires de recherche se spécialisent et les ouvrages de référence s’accumulent. Il s’agit dès lors de faire exister, au cœur des sciences sociales, un espace spécifique de recherches, mais aussi de confrontation des méthodes, de relecture de travaux « classiques » ou encore d’expérimentation de modes d’expression alternatifs (photographie, bande dessinée, etc.) qui puisse s’emparer de la question des affects et mettre ainsi en circulation les principes d’une élucidation critique du monde. Cette revue vise par là à libérer la possibilité subversive de dire, penser et même faire le monde autrement.«


« Le premier numéro de la revue Sensibilités, éditée par la jeune maison d’édition Anamosa, s’attaque à l’un des objets canoniques de la sociologie, en se donnant pour projet de faire une « anatomie du charisme». Portée par des historien-ne-s (Quentin Deluermoz, Christophe Granger, Hervé Mazurel et Clémentine Vidal-Naquet), mais faisant la part belle aux autres disciplines, la publication aborde la vie des affects comme une « démarche de connaissance » (p. 164) et non comme un objet. La rédaction affiche son ambition que la revue ne soit pas lue par les professionnel-le-s des sciences sociales ; en témoignent non seulement l’aspect de l’ouvrage – soulignons la qualité du papier et le grand soin qui apporté au graphisme –, mais aussi le choix éditorial de présenter en alternance des articles scientifiques de forme classique et des reportages photographiques, des bandes dessinées…
La première partie de ce numéro regroupe quatre articles universitaires. À Bourdieu qui critiquait le charisme wébérien comme étant « naturalisant », Isabelle Kalinowski répond en mobilisant les développements (trop méconnus) que Weber consacre à d’autres formes de charisme, dans ses écrits plus empiriques sur les religions orientales. Les charismes héréditaires et gentilices (propres à un clan, mais devant être éveillés par un enseignement pour se révéler), de fonction (séparés des qualités de la personne, par exemple le prêtre), ou encore personnels ou individuels (les plus instables, pouvant à tout instant cesser de fonctionner s’ils ne sont pas actualisés) viennent ainsi, par leurs propriétés, appuyer la définition du charisme donnée par Weber : « qualité considérée comme extraordinaire qui est attribuée à une personne ». Manuel Schotté, lui, préfère au terme de charisme celui de grandeur, moins chargé de présupposés, et dessine des pistes de recherche autour de ce qui fait la grandeur d’un individu, d’une part (quelles dynamiques de valorisation, ensuite naturalisées, amènent un individu à être reconnu ?), et de ce que lui fait la grandeur, d’autre part (quelles sont les incidences d’un jugement sur la perception de lui-même et les capacités de celui qui le reçoit ?), en systématisant de nombreux travaux empiriques. Yves Cohen retrace ensuite l’histoire du terme de « charisme », dont l’acception religieuse est relativement récente, puis cherche à caractériser le charisme des chefs à partir de travaux historiques, avant de revenir sur les multiples usages contemporains du mot. Suit la traduction d’un texte de Nicole Woolsey Biggart sur la vente à domicile, qui date de 1988 mais n’en éclaire pas moins les formes les plus actuelles de management. Dans les entreprises de vente de tupperware ou de produits de beauté, le charisme du patron n’est pas le seul moteur de l’investissement au travail des vendeuses (qui restent formellement indépendantes) : l’auteure identifie trois formes de contrôle de l’implication des vendeuses par l’entreprise, « la construction d’un nouveau soi », « la célébration de l’appartenance au groupe » et « l’encouragement à l’implication personnelle » (p. 57). Si ce mode de fonctionnement se révèle en réalité peu efficace du fait du très fort turn-over des vendeuses, la vente à domicile n’en constitue pas moins « une manière de résoudre la tension qui existe entre une vie de travail routinière et la poursuite de l’individualisme économique » (p. 67). Dans le dernier article de cette partie « Recherche », Christophe Granger confronte les analyses de la sociologie aux textes où Proust exprime son incapacité à admirer le jeu théâtral de la Berma, alors qu’il s’attendait, assistant pour la première fois à une de ses représentations, à être touché par le talent de cette artiste sacralisée. C’est seulement lorsque son rapport scolaire à l’art, qui le portait à la compréhension de la pièce plutôt qu’à l’admiration du jeu de l’interprète, est éclipsé par l’impression sensible, c’est-à-dire une compréhension pratique, que Proust parvient enfin à admirer la virtuosité de la Berma. L’admiration naît donc d’une incorporation suffisamment poussée des règles de l’admirable qui, devenues une véritable seconde nature pour le romancier, parviennent à se faire oublier comme telles, et autorisent ainsi la rencontre entre les « conditions de possibilité de l’impression personnelle » et « la définition sociale de l’art comme expérience de l’ineffable » (p. 82).
La seconde rubrique, « Expérience », compte deux articles photographiques : un reportage de Charlotte Krebbs, qui a cherché à saisir le charisme à l’œuvre dans un rituel Peul, et une fiction graphique d’Aurélien Giard, qui met en scène la domination impersonnelle du charisme, « faisant sentir […] l’absurdité de notre monde en objectivant la manière dont il est fait » (p. 111). En mêlant comics et manuel de développement personnel, Christophe Granger signe ensuite un article dont le ton et la forme ne sont pas sans rappeler ceux des premiers numéros des Actes de la recherche en sciences sociales. Il y souligne les affinités qu’entretiennent le développement personnel et l’injonction du néo-management à développer son charisme : s’appuyant sur la psychologisation des rapports sociaux et sur les valeurs de la réforme de soi, la « révolution néolibérale des manières d’être » fait du charisme la « capacité à s’imposer à soi-même ce qu’on est » (p. 108), c’est-à-dire l’adaptation à l’ordre social existant. Catherine Renzi clôt la rubrique en rendant compte d’une recherche « embarquée avec » les acteurs d’un centre éducatif fermé. La mise en regard de l’analyse et des témoignages des éducateurs et des éducatrices souligne que ces professionnels tirent leur autorité du « travail émotionnel » effectué dans des situations d’écart à la norme où ils impliquent leur subjectivité et se mettent sur un pied d’égalité avec les jeunes qu’ils encadrent, dans une logique de don et de contre-don suscitant une confiance mutuelle et même un « enchantement affectif ». Se pose dès lors la question, symétrique, de l’implication émotionnelle du praticien-chercheur, et des difficultés qu’elle implique (sortie du terrain, conflit de loyauté).
Dans une rubrique de « discussion critique », « Dispute », Hervé Mazurel et Christophe Granger discutent de l’anthropologie interprétative de Geertz, autour de pages arrachées à « Centres, rois, et charisme : réflexion sur les symboliques du pouvoir » (1977). Ils soulignant les apports du tenant de l’anthropologie interprétative, sans pourtant négliger ses impasses (syllogismes, etc.). Le numéro se clôt par la rubrique « Comment ça s’écrit », où Arlette Farge raconte l’« intranquillité quotidienne » que suscite la rédaction de ses ouvrages.
Si le concept de charisme peut apparaître désormais comme un « obstacle épistémologique » à l’analyse de la réalité qu’il est censé permettre, ce premier numéro de Sensibilités prouve toutefois que le thème de charisme, lui, reste fécond, à condition de ne pas tenir ce terme pour explicatif par lui-même, mais de chercher derrière chaque phénomène charismatique les faits sociaux qui rendent possible la soumission enchantée à un homme. »
– Baptiste Pagnier, « « Anatomie du charisme », Sensibilités. Histoire, critique & sciences sociales, n° 1, 2016 », Lectures [En ligne]


« In the final scene of Legally Blonde (2001), Elle Woods quotes Aristotle as part of her graduation speech: ‘The law is reason free from passion.’ ‘No offence to Aristotle,’ she continues, but ‘I have come to find that passion is a key ingredient to the study and practice of law.’ Elle captures a contradiction between a common conception of law as emotionless, and the practice of law as something that in reality always involves emotions. This tension between the theory and experience of law is one that goes back centuries, even millennia.
The history of law challenges any assumption that law should, by its nature, be isolated from human feeling. Instead, it reveals nuanced ways in which emotions impact legal processes and enable law to carry more social power. Law isn’t simply about the application of abstract principles; it’s about shaping relationships between real people. Emotions are one way that law, whether in a murder trial or a contract signing, connects to the broader social reality of its participants.
An early 12th-century English law book called The Laws of Henry I (Leges Henrici Primi in the original Latin) highlights the role of informal agreements between litigants, which draw on emotional bonds to create peace. When discussing different ways of solving a dispute, the Laws state: ‘An agreement supersedes law, and love supersedes judgment’ (‘pactum enim legem vincit et amor iudicium’). This means that a voluntary agreement is preferable to a sentence given by an official justice. Love, or amor in Latin, could provide a more effective resolution than a legal sentence. The author describes agreements based on love and friendship as legally binding. They share many of the same trappings as court settlements, including being made in the presence of witnesses and potentially overseen by a justice. »
– The language of love in a 12th-century English law book, by Meghan Woolley





« Besieged by ongoing economic crises, global health emergencies, geopolitical instabilities, ecological devastation, and growing political resentments, the intractable nature of the problems that configure the present has never loomed larger or more darkly. But what, indeed, is a problem? Problematising the modern image that treats problems as obstacles to be overcome by the progress of technoscientific knowledge and policy, this introductory article lays the groundwork for a generative conceptualisation of problems. Reweaving intercontinental connections between traditions of French philosophy and American pragmatism, it proffers a conception of the problematic as a mode of existence that is irreducible to the subjective, the methodological, or the epistemological. Problems go all the way down and up, requiring nothing less than an art of metamorphosis capable of engendering processes of creation, invention, and transformation in whose hold bodies and practices, knowledges and lives, thoughts and worlds, are done and undone, made and remade. »
– Savransky, M. (2020). Problems All the Way Down. Theory, Culture & Society.

« The concept of ‘problem’ has been recently promoted by the official academic institutions and put at the centre of a new field of research, self-styled ‘transdisciplinary studies’, in order to provide a foundation to a resolutely transdisciplinary approach to research and thought in general. The paper notes that the same move (i.e. connecting a problem-centred approach to thought with transdisciplinary method) can be found in Deleuze’s philosophy, which provides us with what the technocratic image of thought advocated by transdisciplinary studies ultimately cannot provide: a positive concept of problems where those are not negative moments but originary and active matrices of thought. It then argues that Deleuze owes this concept to the French epistemological tradition, and more specifically to Bachelard, where it is nothing other than the concept of structure. It ends by explicating what particular version of structuralism Deleuze was thus led to construct in order to account for the role of problems in a radically transdisciplinary account of thought: it is the fact that all structures are multi-structured that grounds the essentially transdisciplinary nature of thought. The fact that we could think differently is precisely what makes us think. »
– Maniglier, P. (2019). Problem and Structure: Bachelard, Deleuze and Transdisciplinarity. Theory, Culture & Society.



For that reason, I want to use pictures that show our species—and the diversity of human experiences—in ways that challenge inequality, discrimination, and harm.


« In his lectures on pragmatism, William James famously proposed that the question of ‘the one and the many’ constitutes the most central of all philosophic problems, and that it is ‘central because so pregnant’. Prompted by James’ proposition, this article explores the intimately political connection in James’ thought between his pluralistic metaphysics and the nature of the problematic as a generative force that impregnates worlds and thoughts with differences: what I here call ‘the pluralistic problematic’. Exploring the generative significance of the problematic in James’ philosophy, I propose that, where James is concerned, the pluriverse has a thoroughly problematic mode of existence. And pluralism, rather than a celebration of the many, rather than a philosophical exposition on multiple worlds and ontologies, or a theory of the organisation of a diverse polis, is first and foremost a pragmatics of the pluriverse – a political, experimental and pragmatic response to the ongoing insistence of the pluralistic problematic. »
– Savransky, M. (2019). The Pluralistic Problematic: William James and the Pragmatics of the Pluriverse. Theory, Culture & Society.


« At the end of his life, Michel Foucault wrote of ‘problematization’ as what he had done all along. Yet some commentators see a ‘new’ Foucault emerging together with this term. This essay accepts the last hypothesis and connects it with the French scene, where problematization was already familiar, and its use under tension. Starting with Bachelard, problematization was related with a polemic epistemological stance, but its reprise by Gilles Deleuze turned it into an affirmative theme dramatizing the creation of problems. Situating Foucault’s problematization in this philosophical line permits us to develop the relation he proposed between problematization and the test of contemporary reality on the thinker. This paper will put problematization itself to the test of our present, that is, to the prospect of the social-ecological devastation associated with climate disorder. Both following and betraying Foucault with the help of Whitehead and Haraway, problematization will then be related to the power of sensible events, a power which requires allowing oneself to be touched, and allowing what touches us the power to modify the relation we entertain to our own reasons. »
– Stengers, I. (2019). Putting Problematization to the Test of Our Present. Theory, Culture & Society.

« At the beginning of the Amarna Period, the Egyptian chariot was an essential weapon and already the annals of Thutmose III attest to its central importance. However, apart from the prominent use of the chariot during war, it is also documented in other contexts like hunting, sports, and as a profane means of locomotion. In most cases, men are depicted on chariots and also mentioned in texts. But from Dynasty 18 through Greco-Roman Period there are also texts and representations that associate women such as ladies-in-waiting, princesses, queens, and goddesses with chariots. Their total number is small, but within this small group a significant increase during the reigns of Akhenaten and Tutankhamun is tangible.
[…]
The iconographic and textual evidence of women on chariots reveals they are almost all of a “private” nature; except for the scene on the ostracon, they do not show a martial context. In contrast, most representations most male chariot users are shown in a military context. Women on chariots use the typical means of transport for their social class in the New Kingdom. The use of the chariot was apparently not gender-specific. This contrasts for example with the European Middle Ages, when travelling in a wagon was considered as inappropriate for men and reserved for women, while men travelled on horseback. In Egypt, there were apparently no gender-related restrictions on the use of chariots. The iconographic and textual evidence for women on chariots is certainly an exception, but only in terms of their rarity, not because of the choice of means of transport.
As mentioned above, the iconographic and textual evidence of women on chariots accumulates drastically in the Amarna Period. Nefertiti is pictured on a chariot either alone or with one or two companions. She is therefore the earliest known woman represented alone on a chariot, and until the Greco-Roman Period she remains the only woman and queen to have been shown alone on a chariot in a civil context.
The ladies-in-waiting and princesses are always portrayed riding in pairs on the chariot. While the princesses could also act as a driver, ladies-in-waiting are always accompanied by a charioteer. Moreover, the ladies-in-waiting appear in connection with the royal family’s outings on a chariot, never in other scenes. The conspicuous increase of evidence in the Amarna Period is directly related to the special position of royal women at this time. In particular the outstanding position of Nefertiti, appearing alone on the chariot, shows her as Akhenaten’s counterpart, as is also known from numerous ritual scenes and textual evidence of this period. »
– Nefertiti on Her Chariot – The Female Use of Chariots in Ancient Egypt
by Heidi Köpp-Junk




