

« Spécialiste reconnue de droit international général, de droit des institutions européennes et de philosophie du droit international, Samantha Besson, née en 1973, fait partie d’une génération de chercheurs et de chercheuses qui s’est attachée à redonner vie à la réflexion philosophique sur le droit international et ses institutions. Active tant en langue française qu’anglaise, elle explore depuis de nombreuses années les multiples facettes de la question de la légitimité (notamment démocratique) du droit international, mais aussi les questions des sources et sujets du droit international ou encore de responsabilité internationale des États et des organisations internationales. Au cours de sa carrière, elle a en outre investi de nombreux domaines spécifiques du droit international et européen, et principalement le droit international et européen des droits de l’homme et le droit international comparé. Que ce soit en tant que principe de justification du droit antidiscriminatoire comparé et européen, comme valeur sous-jacente à une théorie démocratique du droit national, européen ou international et, tout dernièrement, comme statut fondamental protégé par le droit international et européen des droits de l’homme, c’est avant tout le principe d’égalité individuelle qui constitue la trame de fond des travaux de Samantha Besson. Ce qui distingue sa contribution, c’est à la fois un goût pour la comparaison liée à la pluralité des droits des peuples du monde et une approche interdisciplinaire que rend nécessaire l’exploration des liens entre droit, morale et politique. De ses premières armes dans le monde du droit privé, et notamment en droit des contrats, elle a en outre conservé un intérêt tout particulier pour la distinction « public/privé » en droit occidental et en analyse les diverses déclinaisons et dilutions en droit international contemporain. Outre une très vaste bibliographie savante, elle est l’auteure ou l’éditrice de plusieurs ouvrages qui ont fait date en philosophie du droit international et ont permis de renouveler la discipline. On mentionnera notamment les ouvrages collectifs The Philosophy of International Law (Oxford University Press : Oxford, 2010 ; coédité avec John Tasioulas) et The Oxford Handbook on the Sources of International Law (Oxford University Press : Oxford, 2017 ; coédité avec Jean d’Aspremont). La philosophie du droit international, c’est aussi, et en même temps, celle des institutions internationales. De nos jours, ces institutions recouvrent non seulement les États et diverses organisations internationales, mais aussi de multiples organisations non gouvernementales et entreprises multinationales. Penser le droit international des institutions implique dès lors non seulement de procéder à une analyse attentive et critique de chacune de ces institutions publiques et privées, mais aussi à articuler des propositions pour une réforme prudente et cohérente de tout l’ordre institutionnel international face aux crises profondes qui le secouent désormais, et ce tant en Europe que dans le monde. C’est cette recherche en droit international à la fois exigeante sur un plan scientifique et engagée en pratique, une recherche qui mobilise souvent plusieurs disciplines et savoirs, que Samantha Besson souhaite poursuivre et enseigner au Collège de France. »
« À maints égards, l’histoire du droit international se confond avec celle du concept, voire du standard de civilisation(s) en Occident. La civilisation a en effet marqué l’évolution de ce droit : d’un « droit de civilisation » des autres civilisations au pluriel dès le XVIIe siècle, vers un « droit-civilisation » au singulier dès 1945. Depuis le tournant du millénaire, cependant, comme dans d’autres contextes d’ailleurs, les civilisations ont rattrapé le droit international. En cette nouvelle ère de crispation civilisationnelle, deux fondamentalismes guettent les diverses entreprises de « dialogue des civilisations » que connaît le droit international contemporain : un universalisme uniformisant (et la négation des civilisations qu’il induit), d’une part, et un relativisme culturel (et son essentialisation des civilisations qui rend leur conflit inéluctable), de l’autre.
Sensibles au péril de ce troisième temps de la civilisation en droit international et à l’importance de l’« unité dans la diversité », quelques internationalistes ont cherché à renouer avec l’une ou l’autre forme de jus gentium et à identifier, par la comparaison, les principes d’un nouveau droit commun. Pour l’heure, toutefois, ces projets ont fait peu de cas de la dimension institutionnelle et donc politique de ce droit, pourtant nécessaire à la légitimité universelle d’un droit prétendument transcivilisationnel. C’est à la dimension institutionnelle de ce que l’on pourrait nommer le nouveau « concert » des civilisations (qui se réalise tant dans la dispute que dans l’harmonie, comme sa double étymologie le révèle) que cette contribution est consacrée.
Son argument est que la clef de la tension en apparence insoluble entre l’universel et le particulier en droit international se trouve dans les rapports très particuliers qui unissent le droit (occidental, devenu droit international) à la civilisation. Ce n’est qu’en comprenant ces rapports qu’on pourra non seulement saisir à la fois la force historique du droit public européen devenu droit international et sa faiblesse face à certaines des revendications civilisationnelles contraires qui lui sont aujourd’hui opposées, mais aussi révéler et exploiter les ressources dont dispose déjà le droit international contemporain afin d’éviter les écueils des nouveaux impérialismes qui en menacent le principe. La conscience des ressorts civilisationnels du droit international permettra en effet de mieux identifier et de corriger certains des travers fondamentalistes de la pratique actuelle du droit international, d’une part, mais aussi d’en tirer les arguments internes nécessaires pour en proposer d’importantes réformes institutionnelles, d’autre part. Ce n’est qu’au prix de ce travail qu’après le droit de civilisation et le droit-civilisation, nous pourrons espérer connaître un « droit international des civilisations ».«
– Le droit international des civilisations ou comment instituer leur concertation, Colloque de rentrée 2020 – Civilisations : questionner l’identité et la diversité, par Samantha Besson (Collège de France)

« « Le texte qui suit est un ensemble d’extraits d’un travail de recherche effectué entre 2018 et 2019 interrogeant la lutte contre l’impunité menée par la justice pénale internationale (en général) en tant qu’impératif moral, ces extraits sont tirés de la version automne 2019 de cette recherche qui est depuis le début de cet été en réécriture (je ne sais pas vraiment quand je la terminerai ou si je la terminerai même) aux fins peut-être de publication monographique (je ne sais pas si je le ferai, si j’y parviendrai, on verra bien). L’idée de publication monographique m’a été suggérée par un de mes (éternels) Me Jedi (qui avec d’autres Me Jedi m’ont enrichi de leurs critiques incroyables et autres propositions de revisions / corrections).
[…] »
– Sur la Cour Pénale Internationale »
– Sur la Lutte contre l’Impunité
– Sur les interprètes authentiques du droit que sont les Juges

Monde 1 :
« Conséquentialisme dans un monde en quête de gouvernementalité
Le système international contemporain est un monde en quête de gouvernementalité dans un environnement de morale diffuse (Canto-Sperber 2010, 85-137; Ogien et Laugier 2017), d’anarchie/de désordre mondial (Hoffmann 1998), de guerres, dans un monde selon Canto-Sperber (2010, 85-137) où les états de paix se révèlent lourds de menaces en même temps que la distinction entre guerre et paix n’est pas facile à faire. Un monde contemporain qui brouille les frontières entre local national et international (Smouts 1998; Appadurai 1996), et ceci dans un contexte de transnationalisation et de globalisation de la rationalité (Cerny 2010). Le système international contemporain est ainsi hobbesien et rousseauiste (Stein 1982; Hermet 2005; Hermet et al. 2005; Linklater 1998; Keohane 2003, 2005); de la sorte, la guerre est inévitable étant donné ce que sont les acteurs internationaux et la condition de rivalité où ils sont placés, en outre un monde d’autant plus de violences en observant le développement du terrorisme international (Canto-Sperber 2010, 85-137).
Le système international contemporain, dans une réalité présente observée comme ingouvernable (Gori 2015), est pour ainsi dire un monde en quête de gouvernementalité(s) (précisément à la recherche d’une réponse politico-institutionnelle uniforme et globale répondant au comment gouverner à partir de la conscience de l’existence du pluralisme politique de notre contemporanéité et des variantes importantes voire des nuances diversement contrastées au sein même des idéologies qui sont loin d’être aussi monolithiques qu’elles n’y paraissent) en l’absence à la fois d’un mécanisme de pouvoir (ou un ensemble de technologies de pouvoir) général dominant (archaïque ou classique, c’est-à-dire la souveraineté – le « pouvoir de « faire mourir et laisser vivre » » Behrent 2013; contemporain, c’est-à-dire la discipline ou le biopouvoir[1] (Paltrinieri 2013) – le « pouvoir de « faire vivre et laisser mourir » » Behrent 2013) et d’un gouvernement mondial, d’une gouvernance mondiale effective dans des systèmes contemporains multi-niveaux qui voit l’élaboration de nouveaux instruments ou outils de gouvernance situés entre le hard power (des instruments, appareils ou outils de gouvernance qui sont « sont de nature ouvertement prescriptive et prolongent, d’une certaine manière, plusieurs méthodes de gouvernement existantes en matière de suivi, de contrôle ou d’audit » – Poupeau 2017, 173-201) et le soft power (conventions, protocoles, accords internationaux n’ayant pas une force juridique contraignante mais découlant d’une volonté d’actions collectives entre des entités étatiques ou quasi-étatiques attachées à la préservation de leur souveraineté ou autonomie décisionnelle, il s’agit précisément « des « processus non coercitifs, qui s’appuient sur la volonté des participants de s’accorder, par la délibération collective, sur des normes procédurales, des modes de régulation et des objectifs politiques communs, tout en préservant la diversité des solutions nationales, voire des mesures locales ». L’accent est mis sur la dimension cognitive de l’action publique, via le partage de connaissances, la diffusion des expériences ou l’apprentissage par les acteurs de nouvelles pratiques. ») (Poupeau 2017, 173-201). Des instruments ou outils de gouvernance qui ne peuvent pas toujours être neutres de toute conceptualisation idéologique[2] (Hermet 2005; Laval 2018, 33-58) de la gouvernance (« Les institutions ne sont pas appréhendées comme des agents neutres reflétant et mettant en œuvre certains choix politiques. Elles ont une certaine autonomie et peuvent, de ce fait, exercer une influence propre sur l’ordre social » – Poupeau 2017, 147-172) ou qui sont examinés d’après une lecture critique idéologique (néo-marxiste[3] notamment) mettant l’accent sur la domination institutionnelle étatique par rapport au pouvoir local (municipalités, régions – qui sont des actrices distinctives dans le système institutionnel interne ou dans la sphère domestique, et de telles actrices sont parfois en opposition du pouvoir central étatique dans la mesure qu’elles expriment des intérêts spécifiques divergents de classe – classe moyenne urbaine et bourgeoise par exemple) qui elle ne possède qu’une autonomie toute aussi relative par rapport à la force capitaliste intégratrice du global et du local (Poupeau 2017, 83-102).
Gouvernementalité, c’est-à-dire comprise comme un ensemble de dispositifs normatifs de surveillance et de contrôle des territoires ainsi que des populations (crises migratoires, terrorismes), de tels dispositifs (législatifs, sécuritaires) en tant que capacités de l’État moderne. Gouvernementalité vue comme la manifestation de l’effective et de l’efficace (Muller 2015) pénétration d’appareils normatifs dans la totalité du corps social (Paltrinieri 2013; Behrent 2013) par l’entremise notamment d’une multitude d’institutions disciplinaires (religion, école, famille, etc.) ordonnançant les communautés et les individus[4]; à cet effet, face à la pluralité des modes de gouverner (des diverses réponses apportées à la question du comment gouverner) les communautés et les individus, on parlera dès lors de « gouvernementalités » plus ou moins effectives (à l’instar du libéralisme – Ba Sene 2017, du néolibéralisme[5] – Laval 2018, 23-32; du socialisme, du communisme, du marxisme, de l’islamisme, du nazisme[6], du fascisme, etc. – Behrent 2013). Gouvernementalité de la sorte entendue comme un ensemble de pratiques réglementaires et institutionnelles, de technologies de pouvoir (procédures, normes, discours) dans sa conceptualisation foucaldienne[7], organisant la discipline[8] (Foucault 2004, 111-112; Foucault 2014; Lemke 2002).
Gouvernementalité dans le sens réaliste des relations internationales, c’est-à-dire l’existence dans un monde chaotique (du fait du pluralisme en termes de valeurs culturelles, de normes ou de normativités[9] [croyances, représentations, habitudes ou pratiques sociales, etc. – Napoli 2013], de moral et d’éthique, d’idéologie, de comportements et d’attitudes, antagonistes ou plus ou moins incompatibles, menaçant constamment l’ordre international ou le fragilisant) d’une puissance supérieure tutélaire capable de promouvoir des règles d’action et de sanctionner les comportements déviants des États (Canto-Sperber 2010, 85-137; Roseneau et al. 1992). En ce sens, la gouvernementalité est associée à « l’idée d’un stabilisateur hégémonique [c’est-à-dire] celle d’un garant en dernier ressort, celui qui agit lorsque les autres n’y parviennent pas, pour rétablir la stabilité. [Cette idée] suppose qu’il existe une hégémonie […] » (Lafont Rapnouil 2020).
Dans cet ordre de choses, le système international contemporain est celui :
- de pluralisme juridique mondial et de limites juridictionnelles des acteurs judiciaires internationaux (Becheraoui 2005; Rambaud 2014; Watt et Fairgrieve 2006; Merry 1997; Berman 2013);
- de dynamiques transfrontalières et multi-niveaux du militantisme, de l’activisme en droits humains (Sikkink 2005; Keck et Sikkink 2014; Bennett et al. 2004; Risse et al. 1999; Sikkink 1998; Bennett 2005; Simmons 2009);
- de productions de normes par des pôles de pouvoir dominés par des acteurs sans souveraineté et dans lequel les contestations des normes ou les contestations par la mobilisation des normes montrent un espace socio-politique et juridique sous tension, les rapports de force entre les acteurs internationaux restent dans une rationalité de gain de la puissance ou plus précisément de gain du pouvoir. Les États placés dans une relation d’affrontements entre valeurs et pouvoir/puissance (Sikkink et Walling 2007; Gomez et Nivet 2015; Simmons et Jo 2019; Miller 2018; Bennett et al. 2004; Tarrow 2005; Merry 1997; Merry 2006; Bourdon 2003; Haas 1989; Haas 1992; Haas 2015; Morgenthau 1963).
La lutte contre l’impunité relève dans cette réalité contemporaine[10] d’un impératif hypothétique, de l’éthique conséquentialiste.
[1]Tout en tenant compte de la diversité des interprétations données à la notion paradigmatique de biopouvoir qui n’est pas (à l’instar de celle de bipolitique) un néologisme foucaldien (Paltrinieri 2013), mais aussi des différentes exégèses de la pensée foucaldienne sur sa reformulation (dont il serait possible de dire qu’elle serait « le contre-pied de l’interprétation dominante du biopouvoir comme réduction du politique au biologique » – Paltrinieri 2013) de ladite notion (de nature hybride : mi théorique mi hypothétique– Paltrinieri 2013), le biopouvoir ici est inscrit dans les différentes transformations historiques des processus dits naturels (l’intégration comme grille d’analyse des interactions du vivant avec son environnement – consubstantielles à la génétique des populations, intégration déstabilisatrice d’une idée pure de la ‘nature humaine’ dans la mesure que la vie biologique de l’être humain est affectée et métamorphosée par l’histoire politique des normativités (par exemple les normativités de la sexualité, en ce sens « l’action humaine laisse une « trace » perceptible dans la « configuration biologique » de l’espèce humaine » (Paltrinieri 2013), ce qui implique une diminution de l’opposition radicale ou extrême entre histoire et nature). Le biopouvoir n’est ici dès lors pas une biologisation du politique ou la notion dans cette perspective foucaldienne n’est pas réductible à une approche naturaliste du politique (c’est-à-dire la nature humaine à « l’origine génétique d’un agir politique dont la vie biologique est considérée comme une donnée inaltérable et intemporelle » – Paltrinieri 2013). La notion est plutôt entendue ici comme la traduction conceptuelle de l’articulation de la vie (humaine) et de l’histoire « caractérisée par « cette position double de la vie qui la met à la fois à l’extérieur de l’histoire, comme son entour biologique, et à l’intérieur de l’historicité humaine, pénétrée par ses techniques de savoir et de pouvoir » » (Paltrinieri 2013) notamment issues de l’étude des processus biologiques propres des corps individuels et populations, processus « contrôlés et transformés par une série de mécanismes étatiques régularisateurs » (Paltrinieri 2013), de pratiques humaines reflétant l’interférence entre biologie et histoire, de telle sorte qu’il s’agirait à la fois d’une imitation et d’une reproduction de « quelque chose comme une « nature » » (Paltrinieri 2013). Cette reformulation foucaldienne de la notion de biopouvoir « s’inspire de la leçon philosophique de Georges Canguilhem selon laquelle l’histoire de l’homme serait celle d’un être capable de structurer son milieu à travers le dépassement de normes biologiques et la création de normes sociales » (Paltrinieri 2013) tout autant que sa problématisation foucaldienne « est également tributaire de l’influence évidente des historiens des Annales, et plus particulièrement de Fernand Braudel qui avait en effet mis l’accent sur l’articulation entre le monde biologique et le monde social dans la construction historique d’une culture. À ce sujet, Braudel avait montré l’historicité des interactions entre le milieu naturel et le milieu humain en examinant comment le commerce avec l’Orient ou le Nouveau Monde avait non seulement mis en circulation des idées et des usages nouveaux, mais importé aussi des plantes qui avaient modifié le milieu végétal, des épidémies responsables de plusieurs fluctuations démographiques perceptibles jusqu’à l’aube de la modernité et une nouvelle alimentation qui a fini par modifier durablement les dimensions biologiques et physiques de l’existence humaine. Pour l’historien, le travail perpétuel de réagencement et de réajustement des sociétés modifie l’environnement biologique où évolue l’humanité, mais aussi les dispositions physiques et mentales des êtres humains. C’est ce modèle braudelien que Foucault mobilise lorsqu’il affirme que la « bio-histoire » est continuellement traversée par une « biopolitique », qui n’est pas une simple adaptation du pouvoir à la vie, une « imitation de la vie », ou une « capture de la vie » dans l’ordre politique. La biopolitique décrit davantage le domaine de l’action humaine et de ses effets sur la vie dans le contexte plus large de l’« interférence » entre les mouvements de la vie et les processus historiques. » (Paltrinieri 2013).
[2] Approches institutionnalistes libérales ou néo-institutionnalistes héritières du wilsonnisme, en l’occurrence. Tel que le présente Poupeau (2017, 147-172) : « Même si ces quelques concepts peuvent donner le sentiment d’une certaine unité, il faut d’emblée souligner la grande diversité des approches néo-institutionnalistes […]. Deux principales lignes de démarcation invitent à opérer une distinction entre les chercheurs. La première porte sur l’importance prêtée au caractère stratégique de la rationalité individuelle, que certains postulent, que d’autres contestent. La seconde, qui est très liée, renvoie à la nature du poids qu’exercent les institutions sur l’individu, certains les appréhendant comme un simple cadre dans lequel se déploient les interactions (logique de la contrainte), quand d’autres y voient un système normatif beaucoup plus pesant (logique de la structuration). Ces deux lignes de clivage permettent de distinguer trois grandes familles d’approches [les institutions comme un cadre de contraintes pour les acteurs rationnels, l’institution comme système structurant pour les individus, l’ordre institutionnel avec ses constructions, ses normes et ses rôles] pouvant être utiles pour appréhender les phénomènes multi-niveaux. »
[3] Dans cette perspective critique, Poupeau (2017, 83-102) note que : « Aux États-Unis, les théories néomarxistes inspirent de nombreux travaux sur la croissance urbaine (pour une synthèse, cf. Tabb et Sawers, 1984). Ceux-ci mettent en avant l’incapacité des gouvernements des villes à maîtriser le développement de leur territoire face aux forces économiques. Cette impuissance est à rechercher dans le processus d’accumulation du capital, qui prescrit une vision de l’aménagement à laquelle ni les élus ni les fonctionnaires ne peuvent s’opposer. Bien loin d’être des forces autonomes, qui pourraient user de leur légitimité démocratique pour défendre des alternatives propres, ces derniers ne font que cautionner des décisions prises par les forces capitalistes, ce qui rend très secondaire l’analyse de l’action publique, qu’elle soit locale ou multi-niveaux. »
[4] En nous inscrivant dans le commentaire analytique de Colin Gordon (cité dans Haroche 2008, 13-30) qui en arrive à la pensée que « Foucault a envisagé le terme de « gouvernement » dans un sens à la fois large et étroit. Il a proposé une définition du terme de gouvernement en général comme signifiant la « conduite de la conduite », c’est-à-dire une forme d’activité visant à façonner, orienter ou influer sur la conduite d’une personne ou d’un ensemble de personnes […] Le gouvernement comme activité pouvait concerner le rapport de soi à soi, les relations entre personnes privées impliquant une certaine forme de contrôle ou d’influence, les relations à l’intérieur des institutions sociales et des communautés et, finalement, les relations ayant trait à l’exercice de la souveraineté politique. Foucault était fondamentalement intéressé par les liens entre les diverses formes et les diverses significations du gouvernement. »
[5] Selon Laval (2018, 33-58) : « Lorsque Foucault avait introduit le concept de « gouvernementalité », il s’agissait pour lui d’un mode de pouvoir circonscrit dans le temps et qui était parfaitement corrélé à la biopolitique définie comme gestion de la population : « Par “gouvernementalité”, j’entends l’ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d’exercer cette forme bien spécifique, quoique très complexe, de pouvoir qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l’économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité. » Cette première définition de la « gouvernementalité » était donc indexée à un type historique très particulier de politique, la biopolitique, qui visait les grands mouvements oscillatoires affectant la vie des populations (la morbidité, la naissance, la mort, la sexualité, la pauvreté et la richesse, les prix des denrées, etc.). Mais la « gouvernementalité » va prendre un sens beaucoup plus large, interchangeable avec l’« art de gouverner » ou la « rationalité gouvernementale », pour désigner les manières très concrètes, souvent fines et invisibles dont on conduit les individus. Il concerne donc le type d’action qui permet qu’un individu fasse ce qu’un autre individu attend de lui, mais aussi les façons dont les individus s’y dérobent. Avec ce concept, ce sont les dispositifs, les cadres, les « milieux » qui sont mis au centre de l’analyse, et qui constituent autant de conditions au travers desquelles peuvent se déployer des conduites voulues. Comme on le voit, la problématique de la « gouvernementalité » et sa célèbre définition du « gouvernement des conduites » sont très directement liées à la manière dont Foucault se laisse « travailler » par son objet de recherche : le gouvernement libéral et néolibéral. Et lorsqu’il affirme que « gouverner […] c’est structurer le champ d’action éventuel des autres », il donne une définition générale – tirée très directement de son matériau même – de ce que gouverner veut dire. » Dans cette ordre de choses, Laval (2018, 23-32) en arrive à dire que : « Le cours de 1979 conserve son originalité dans l’approche du néolibéralisme, ce qui en assurera d’ailleurs le succès. Plutôt que d’inscrire le néolibéralisme dans l’histoire du capitalisme, comme le font les analyses marxistes, Foucault en a fait un moment dans l’histoire des formes de pouvoir. Plus précisément, il l’a inscrit dans l’histoire des manières dont le libéralisme a entendu réguler la population et conduire les hommes : non plus par la culpabilité, le commandement et la coercition, mais par l’intérêt librement poursuivi dans le cadre d’une société d’échanges. Le libéralisme est un gouvernement économique des hommes. Cette formule désigne le gouvernement d’individus qui agissent par intérêt et calcul et que le pouvoir doit inciter plutôt que contraindre. Mais aussi, et de façon complémentaire, un gouvernement politique « tranquille » et « modeste » dans la mesure même où il peut se fier à la capacité des individus à suivre leurs intérêts dans leurs conduites et leurs échanges. C’est ce type de pouvoir par « manipulation des intérêts » qui a permis à Foucault de renouveler sa propre conception des rapports de pouvoir. Il a ainsi pu montrer, au-delà de l’exercice de la contrainte, les formes indirectes, subtiles, invisibles de « conduite des conduites », c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, prendre toute la mesure de la « gouvernementalité ». Le néolibéralisme se présente comme une variante du libéralisme apparue dans les années 1930. »
[6] Foucault dans sa réflexion « « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976) » (citée dans Behrent 2013) souligne à propos de la société dite nazie que l’« On a donc dans la société nazie cette chose tout de même extraordinaire : c’est une société qui a absolument généralisé le biopouvoir, mais qui a, en même temps, généralisé le droit souverain de tuer. Les deux mécanismes, celui classique, archaïque, qui donnait à l’État droit de vie et de mort sur ses citoyens, et le nouveau mécanisme organisé autour de la discipline, de la régulation, bref, le nouveau mécanisme de biopouvoir, se trouvent exactement coïncider ». C’est donc que « Foucault considère que le nazisme représente une fusion paradoxale du nouveau et de l’ancien – plus précisément […] de technologies de pouvoir modernes et passées. Le nazisme est à comprendre comme une fusion des technologies de pouvoir les plus contemporaines – la discipline et le biopouvoir, soit le pouvoir de « faire vivre et laisser mourir » – et des technologies les plus archaïques : la souveraineté, ou le pouvoir de « faire mourir et laisser vivre ». » (Behrent 2013)
[7] Précisément, d’un Foucault ni scientifique ni philosophe stricto sensu, à la recherche d’une méthode indéterminée pour un penser autrement dénué de marxisme, d’existentialisme, d’humanisme, sans totalité ni cogito (Granjon 2005, 5-72).
[8] Tel que le synthétise Paupou (2017, 173-201) la gouvernementalité dans son sens foucaldien « repose non pas sur la contrainte, la discipline ou la possession (apanages et techniques traditionnels du pouvoir avant cette période) mais sur un ensemble de « technologies » nouvelles qui visent à orienter durablement, et de manière non coercitive, les comportements des populations (dans les domaines de la santé, de la sécurité, de la production de richesses, etc.). Pour ce faire, les gouvernants développent des savoirs, des typologies, des outils statistiques, des systèmes de classification, des appareillages métrologiques qui ont vocation à saisir le « réel » ou, pour le dire autrement, à caractériser l’état des territoires qu’il s’agit de contrôler. À partir de ces connaissances sont élaborés des dispositifs destinés à gérer les populations (les citoyens devenant ainsi des « administrés »), via une forme de « contrainte douce » pourrait-on dire. Celle-ci se déploie non pas sous l’aspect de prescriptions directes et explicites mais à travers un ensemble de techniques reposant sur la contribution volontaire des individus, qui laissent à ces derniers le sentiment d’agir en toute autonomie. Loin des « modes de faire » disciplinaires associées à la punition et à l’encadrement des populations, cette forme moderne de pouvoir s’exerce ainsi de manière diffuse, quotidienne, à travers des systèmes de codes, de normes implicites, de schèmes de pensée et de comportement. Ceux-ci pénètrent au plus profond de la vie des individus et les font participer à l’entretien de l’ordre institutionnel (notion de « microphysique du pouvoir »). La gouvernementalité fonctionne, en somme, autour d’un nouveau couple, fondamental : l’autonomie et le contrôle. Elle fait intervenir un nouveau principe, tout aussi essentiel : la régulation, entendue selon Michel Foucault comme une activité de gestion et d’orientation des comportements collectifs. »
[9] Tel que le concède Napoli (2013) : « chaque société exprime une exigence de régulation qui se canalise selon les modalités les plus variées, des plus proches des pratiques élémentaires de la vie aux plus sophistiquées et dotées d’un taux élevé de formalisation. Le champ de la normativité ne peut ainsi se dessiner qu’en termes pluriels […] ».
[10] Amorale ou d’une moralité de l’intérêt, de motivations prudentielles. »

Monde 2 :
« Déontologisme dans un système international de multilatéralisme oligarchique ou déséquilibré
Historiquement, les antagonismes entre les entités humaines souveraines (les individus) ou les communautés politiques et idéologiques (les États) sont une indéniable réalité; en effet, – l’histoire humaine s’est toujours présentée comme une succession de conflits et d’hostilités (Cha 2007; Cassels 2002; Hassner 1964; Richmond 2003). Et ils ont débouché sur l’établissement ou le renforcement de processus de médiation (Devin 2009) favorisant à la fois le respect et le développement mutuels. Tel que l’observe Bourgeois (1990, 33-48), la violence guerrière ou révolutionnaire est le moteur de l’histoire et donc du droit lui-même; elle est le fondement du contrat originaire que tout droit public développe et elle est la raison de l’élaboration d’une éthique de la vie socio-politique – c’est notamment le cas de l’invention du modèle européen de gestion des conflits qu’est l’Union européenne (Bazin et Tenenbaum 2017).
Le besoin humain de réalisation de soi dans un environnement viable et stable a été re-affirmé après les tumultes, les crises, les violences, les dégradations générales de l’ordre étatique interne et de l’ordre inter-étatique. Comme l’illustrent sur le plan des relations inter-étatiques la création des systèmes westphalien (de la SDN aux Nations Unies), et l’émergence de la globalisation avec le renforcement de la société civile internationale (Cohen 2005; Frank 2015). Ce sont ainsi les conflits (ou la mémoire des conflits – Bussy 2013) qui ont non seulement constitué des formes de révolution dans le sens de changement radical[1] mais aussi ont provoqué (ou accéléré, soutenu) les mutations de l’ordre international. À cet effet, en adoptant une approche explicative de la transformation des systèmes géopolitiques inspirée de la théorie des relations sociales de propriété, Teschke (2012, 16) observe que :
[…] le bris décisif qui amène à la modernité des relations internationales ne se situe pas avec les traités de paix de Westphalie, mais plutôt avec l’avènement du premier État moderne – l’Angleterre postrévolutionnaire [c’est-à-dire l’émergence d’une] classe capitaliste terrienne possédant des droits de propriété privés exclusifs sur la terre, la nature de l’autorité politique a fait l’objet d’une redéfinition en termes de souveraineté parlementaire annonce la consolidation de la souveraineté moderne [, dès lors, à partir de ce moment] la Grande-Bretagne commence à déployer une nouvelle conception de la politique étrangère, tout en demeurant entourée d’États dynastiques dédiés à l’accumulation territoriale [. C’est donc] l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle [qui] constitue le point de départ d’une nouvelle périodisation du développement du système international moderne […] Cet État, ex hypothesis, a ébranlé les régimes continentaux lors d’une série de crises internationales médiatisées géopolitiquement – en commençant par la Révolution française jusqu’à la Première Guerre mondiale – les entraînant dans une série de réformes et de révolutions menées (par en haut) afin d’adapter leurs systèmes économiques et politiques à la performance économique et au pouvoir militaire supérieurs de l’Angleterre capitaliste. Au cours de cette période de transition prolongée, des relations interétatiques spécifiquement modernes sont graduellement venues remplacer la logique westphalienne des relations interdynastiques.
Selon le paradigme réaliste des théories des relations internationales (Battistella 2009, 123-171), le système westphalien est une solution politique trouvée pour un fonctionnement optimal des relations inter-étatiques (permettant d’assurer un environnement global de stabilité, de développement, de sécurité, pour les communautés politiques et les communautés des peuples). Le système westphalien est ainsi instrumental ou le produit de motivations instrumentales. De cette perspective, les Traités de Westphalie mettant fin à la guerre de Trente ans en 1648 (Gantet 2000) ont fondé les relations internationales modernes. C’est-à-dire qu’ils ont posé la définition de l’État moderne comme organisation politique des sociétés humaines, la reconnaissance de la souveraineté (étatique) externe[2] et interne[3]. Une double souveraineté qui impose la non-ingérence d’autres entités souveraines étatiques dans les affaires internes d’un État, l’équilibre de puissance[4]. Ainsi, le système westphalien est une élaboration des règles constitutives des relations internationales de l’époque moderne[5].
Le système de la SDN, établi à la fin de la Première Guerre mondiale (résultat pour d’aucuns de l’instabilité des systèmes bismarckiens et de leurs répliques, de la prédominance d’un bilatéralisme protégé et parrainé par l’obsession de la puissance – Badie 2007, 215-232; Anderson 2007), pose les jalons d’un multilatéralisme défini par le wilsonisme[6]. Selon ce multilatéralisme wilsonniste la sécurité dérive plus efficacement d’un arrangement collectif obéissant à des normes que d’un équilibre de puissance nécessairement instable, fragile et en fin de compte belligène (Badie 2007, 215-232). Le wilsonisme s’inspire entre autres choses du système kantien d’humanité – pour cette pensée politique, les équilibres westphaliens de dissuasion n’ont pas permis l’effectivité de la sécurité collective comme démonstration est faite par la Première Guerre mondiale (Claval 2010, 221-246). Dès lors, la sécurité collective passe par la mise en place d’un système normatif global (supranational) qui de fait met la puissance sous surveillance (Badie 2007, 215-232).
Cette évolution conceptuelle de la sécurité collective comme impératifs politique et juridique rejoint le courant solidariste de Bourgeois (1893; 1912; 1902). Le solidarisme bourgeoisien s’enracine dans la sociologie durkheimienne (pour celle-ci l’intégration de type organiciste vaut mieux que la puissance wébérienne) (Mièvre 2001; Amiel 2009; Borgetto 2003; d’Hombres 2010; Badie 2007, 215-232; Jeannesson 2014; Badie 2007, 215-232).
Cette idée du solidarisme d’inspiration durkheimienne ayant aboutie à un système socio-politique et juridique des relations inter-étatiques dans lequel le multilatéralisme signifie un arrangement institutionnel entre États, mais aussi comme un mode de promotion de la solidarité et de l’intégration internationale elle se voulait d’abord facteur de réduction ou, plus exactement, d’apprivoisement de la puissance (Badie 2007, 215-232). Le solidarisme bourgeoisien est un humanisme (la reconnaissance de la nature humaine en tout un chacun, la reconnaissance de l’altérité, comme l’a également théorisé Pierre Leroux pour qui la solidarité est un sentiment républicain – le Bras-Chopard 1992, 63), mais surtout le solidarisme est la responsabilité mutuelle (respect, entraide, assistance) qui s’établit entre deux ou plusieurs personnes et ce solidarisme instaure un lien fraternel qui oblige tous les êtres humains envers les autres, nous faisant un devoir d’assister ceux de nos semblables qui sont dans l’infortune (Mièvre 2001; Bouglé 1907; Chappuis 1998) – il est de la sorte une éthique des relations humaines (Chappuis 1998). Ainsi, le solidarisme, comme théorisé par Léon Bourgeois, a pour principe (en adoptant la formulation de Christian Nadeau[7]) : une responsabilité de tous à l’égard de chacun, c’est à la fois une forme de la justice comme de l’équité, ce qui la distingue de la charité; cette solidarité collective s’oppose à tout effacement de l’individu au profit de la collectivité, c’est-à-dire que les libertés des individus ne sont pas sacrifiées sur l’autel des luttes sociales. De la sorte, dans le solidarisme bourgeoisien, il y a : la reconnaissance de l’individualité, la réciprocité entre les individus, les devoirs envers la collectivité, l’interdépendance entre les composantes de la société internationale.
Un solidarisme intégré dans la DUDH quand dans son article Premier elle reconnaît que tous les êtres humains sont nés libres et égaux autant en dignité qu’en droits, qu’ils sont doués de raison et de conscience, et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité (Préambule de la DUDH). En ce sens, la DUDH va plus loin que le principe de bon esprit de voisinage instauré par le Préambule de la CNU comme vivre-ensemble[8] du « Nous, peuples des Nations Unies » (Préambule de la CNU). La DUDH modifie substantiellement cette éthique du bon voisinage (une éthique de sociabilité[9] de voisinage) pour établir une d’une nature solidariste.
À cet effet, il ne s’agit plus simplement de l’établissement d’une horizontalité intersubjectiviste dans la relation dyadique directe de l’être-avec d’un Je et d’un Tu, qui ne se suffit pas à elle-seule à faire société dans la mesure qu’une telle relation ne va jamais au-delà de l’identité particulière des subjectivités, non plus d’un « Nous » d’interdépendance uniquement personnelle entre les individus (maintenus dans une relation dyadique immédiate) ne parvenant jamais à la construction d’un vivre-ensemble comme communauté – c’est-à-dire une structure supraindividuelle, mais il est plutôt question d’un « Nous » triadique qui « relie les individus qui le composent par l’intermédiaire de leur rattachement à des « tiers communs », que ce soit une règle, un objet, une tierce personne ou simplement la représentation du Nous qu’ils constituent ou croient constituer […] » (Kaufmann 2016).
De la sorte, pour faire société découlant du vouloir vivre-ensemble, le Je et le Tu se voit compléter par un nécessaire Il (ou Elle) en tant que tiers (commun). Ce « tiers substitue à la relation immédiate […] la relation médiate » issue de leur rapport commun au tiers; et bien que cette « forme indirecte de relation peut rompre la réciprocité immédiate de l’ajustement intersubjectif des êtres qu’elle relie […] en les englobant dans une unité plus vaste », elle « peut aussi rapprocher des êtres qui n’ont pas de contact ou qui sont d’emblée séparés par des « cassures » […] (Kaufmann 2016). Ainsi, à partir de cette perspective d’ontologie relationnelle, le « Nous » du préambule de la CNU est entendu dans le sens de ce « Nous » triadique du fait notamment que cette Charte de San Francisco comme tiers (commun) rattache les États, les nations, les peuples, les individus, à un ensemble de règles, de normes, de principes, de valeurs, leur servant d’intermédiaire dans leurs relations tout autant qu’elle leur permet de se réaliser (ou de penser leur développement) au-delà de leurs identités particulières (et leurs propres besoins personnels).
Dès lors, avec ce regard, ce tiers (commun) qu’est la CNU se substitue à la relation immédiate (bilatérale) des constituants de l’intersubjectivité, elle rompt la réciprocité immédiate de l’ajustement intersubjectif des êtres qu’elle relie en les englobant dans une unité (humaine, morale, socio-politique) plus vaste (une structure supraindividuelle – l’institution onusienne) que le simple être-avec du Je et du Tu. Une des éthiques édictées par ce tiers (commun) est une double éthique de bon voisinage et d’amitié civique qui se voit modifier ou amender par la DUDH à travers sa prescription de relations intersubjectives imprégnées d’un esprit de fraternité.
Cette expression sous-entend au moins une double reconnaissance : la reconnaissance d’un lien de parenté humaine entre les nations, les peuples et les individus; la reconnaissance d’un lien de solidarité (du sentiment profond d’un tel lien) unissant les êtres humains vus comme faisant partie d’une grande famille (pour dire d’une unité plus vaste que leurs propres individualités, subjectivités). Cette reconnaissance du lien de solidarité entre les membres de la communauté humaine n’est pas en soi une nouveauté ou une originalité de la DUDH car les dispositions mêmes de la CNU (par exemple celles consacrées au développement – économique et social – mutuel) indiquent déjà la présence d’une éthique de solidarité ou d’un solidarisme normatif et prescriptif qui s’inscrit dans une représentation de la communauté humaine – la vision – d’après-guerre du « Nous, Peuple des Nations Unies ».
Si ce solidarisme est de la sorte identifiable dans les deux textes fondateurs du système international contemporain, sa présence est liée au rôle joué par Léon Bourgeois dans la conceptualisation et la mise en place de ce système (Bourgeois 1923; Niess et Vaïsse 2007). En effet, Léon Bourgeois a activement participé aux conférences internationales pour la paix de La Haye (1899 et 1907) en tant que représentant de l’État français (Niess 2009; Jeannesson 2014). Conférences qui ont jeté les assises politiques et juridiques des relations contemporaines entre les nations civilisées. En effet, la conférence de 1899 a abouti à l’adoption de trois conventions internationales dont celle pour le règlement pacifique des conflits internationaux (le principe d’arbitrage comme mode de règlement pacifique des différends et fondement des juridictions internationales classiques – Mégret 2013a), celle concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, et celle pour l’adaptation à la guerre maritime des principes de la Convention de Genève du 22 août 1864 (Niess 2009). Comme le souligne Niess (2009), la première convention s’inspire profondément de la philosophie solidariste de Léon Bourgeois qui en a dirigé la troisième commission. On peut y lire que la conférence de 1899 reconnaît la solidarité qui unit les membres de la société des nations civilisées mais aussi qu’elle veut étendre l’empire du droit et fortifier le sentiment de la justice internationale (Préambule de ladite Convention cité par Niess – 2009). Concrètement, c’est l’article 27 de cette Convention qui fait de la solidarité des nations un devoir international (Niess 2009). Cette conférence de 1899 est connue pour avoir réalisé une avancée majeure du droit international humanitaire (Greenwood 2000) et du règlement pacifique des conflits entre les nations (Kalshoven 2000; Renner et Schwartz 1999).
La conférence de 1907 dont Léon Bourgeois préside la première commission chargée des questions liées à l’arbitrage international permet de renforcer les avancées de celle de 1899 en termes d’arbitrage international des différends internationaux et d’idée d’une résolution pacifique des conflits entre les nations. Même si cette conférence n’a pas mis fin aux guerres ou n’a pas permis un évitement de la guerre, il n’en demeure pas moins que deux de ses principes fondamentaux ont été préservés dans l’élaboration du système international après les Première et Seconde guerres mondiales, et ils sont devenus des principes directeurs du système onusien (Préambule de la CNU) :
1/ les nations civilisées ne se font pas la guerre et sont appelées à pratiquer la tolérance, à vivre en paix les unes avec les autres dans un esprit de bon voisinage et,
2/ la solidarité entre les nations oblige à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales.
Le premier principe se lit dans l’article Premier de la Charte de San Francisco qui indique les buts poursuivis par l’Organisation internationale (ci-après OI) : « Maintenir la paix et la sécurité internationales » par « des moyens pacifiques » et ce, « conformément aux principes de la justice et du droit international »[10]. Ce but poursuivi est l’objet du chapitre VI (articles 33-38) de ladite Charte portant sur le règlement pacifique des différends, du chapitre XIV (articles 92-96) portant sur la CIJ (dont tous les « Membres des Nations Unies sont ipso facto parties au Statut de la Cour » – article 93, alinéa 1). Le second principe se lit à la fois dans le Préambule de la Charte de San Francisco qui voit les « Peuples des Nations Unies » (non pas la société des nations ou la communauté d’États-nations) s’engager à « prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde » (article 1, alinéa 2 de la CNU) au nombre desquelles « le relèvement des niveaux de vie » (article 55, alinéa a). En vue de favoriser l’effectivité d’un tel idéal de solidarité, la CNU fait (comme stratégie et modalité) de la coopération économique et sociale internationale (Chapitre IX : articles 55-60 de ladite Charte) la stratégie et la modalité de la réalisation de cet idéal. La coopération économique et sociale permet de créer les conditions de stabilité et de bien-être nécessaires pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité des droits des peuples (article 55 de ladite Charte).
L’idéal de solidarité a été récemment réaffirmé par l’Assemblée générale des Nations Unies comme valeur et principe du système international en adoptant la Résolution finale du Sommet mondial de 2005 (A/RES/60/1 du 24 octobre 2005 – ci-après la Résolution finale AGNU de 2005). Ainsi cette Résolution en son paragraphe 4 déclare : « Nous réaffirmons que nos valeurs fondamentales communes, que sont la liberté, l’égalité, la solidarité, la tolérance, le respect de tous les droits de l’homme, le respect de la nature et le partage des responsabilités, sont essentielles dans les relations internationales »
D’autre part, l’influence philosophique du solidarisme de Léon Bourgeois sur la constitution du système des relations internationales modernes (internationalisme instiutionnel) se trouve aussi dans la mise en place de la SDN (Bourgeois 1910; Bourgeois 1923)). En effet, comme le souligne Niess (2009), la SDN est l’œuvre majeure de Léon Bourgeois. C’est selon Niess (2009) sur l’initiative de ce dernier qu’est créée l’Association française pour la Société des Nations en 1918; et par la suite, l’organe même de la Société des Nations est le triomphe de la pensée de Léon Bourgeois amendée par la vision anglo-saxonne américaine (le wilsonisme). Le concept de SDN remonte au moins jusqu’à 1899 et revient de façon récurrente chez Léon Bourgeois dans nombre de discours dans les années 1910 (Niess 2009). L’idée portée par ce concept c’est la paix par le droit (Niess 2009) – une idée analogue à celle du projet kantien de la paix perpétuelle, c’est-à-dire le fait de chercher le calme et la sécurité dans une constitution conforme à la loi (Kant 1991). En effet, pour Léon Bourgeois, comme dans une famille ou ceux d’une nation, les hommes civilisés sont liés par des lois naturelles de solidarité auxquelles nul ne peut se soustraire (Niess 2009). Cette philosophie politique du solidarisme constitue le cadre de discussion des différents travaux et conférences ayant menés à la formalisation du projet de la SDN (Niess 2009). Le pacte de la SDN par l’influence américaine est une synthèse a minima des idées défendues par Léon Bourgeois (Niess 2009) – un minima qui s’explique pour d’aucuns par un certain pragmatisme ou un certain réalisme (Snyder et Vinjamuri 2004). Il n’en reste pas moins que c’est cette pensée bourgeoisienne solidariste s’est retrouvée comme vu précédemment codifiée à la fois dans la CNU que dans la DUDH. À cet effet, la société des Peuples de la pensée bourgeoisienne est formulée dans le Nous, Peuples des Nations Unies du Préambule de la CNU, c’est elle qui est lue dans la famille humaine de la DUDH. Une société des semblables, c’est-à-dire une société globale d’individus différents, mais égaux en droit et en dignité (Jeannesson 2014).
En somme, la pensée de Léon Bourgeois comme reprise dans la DUDH et la CNU, c’est d’abord par rapport au libéralisme et au socialisme : une synthèse et une alternative (Jeannesson 2014). Elle reconnaît les individualités et les individuations tout en établissant des devoirs (de solidarité), une obligation morale (d’assistance, d’entraide, mais surtout de respect de la dignité) de chacun envers ses semblables (devoir d’humanité).
Toutefois, le système des Nations Unies, né lui aussi de l’expérience de la guerre ou de la faillite de la paix (Baumont 1960) – illustrant pour d’aucuns de façon dramatique que la puissance résistait avec succès à toute tentative d’endiguement institutionnel (Badie 2007, 215-232) – est un compromis ou un équilibre trouvé entre la puissance et le multilatéralisme institutionnel (Badie 2007, 215-232; Badie et Smouts 1992; Badie et Devin 2007; Badie 2004; Smouts 1998; Claude 1971; Cox 1992; Barnett et Sikkink 2008; Barnett et Finnemore 2004). Un système pragmatique (Claude 1993) d’organisation socio-politique (économique, juridique) de l’ordre international (la paix entre multilatéralisme et la puissance – Badie 2009). Un ordre international contemporain qui de fait reproduit les inégalités entre les communautés politiques (Badie et Vidal 2017), l’inéquitable répartition de l’autorité, les logiques d’hégémonie (Badie 2014), tout en naturalisant l’aspect multilatéraliste des politiques mondiales (Badie 2007, 215-252). C’est dans cette contemporanéité que s’observe l’action de la CPI, cette dernière étant le produit d’un système ordonnancé (Krasner 1983) déjà déséquilibré ou oligarchique (Petiteville 2018; Badie et Vidal 2018) et l’héritière d’un certain solidarisme bourgeoisien mais également porteuse d’une pensée kantienne de la paix par le droit (Kant 1992). Une idée de la paix par le droit réitérée politiquement par la Résolution finale AGNU de 2005 (paragraphes 6 et 9) :
« 6. Nous réaffirmons l’importance vitale d’un système multilatéral efficace fondé sur le droit international pour mieux affronter les menaces et les défis multiformes et interdépendants auxquels le monde doit faire face et pour aller de l’avant dans les domaines de la paix et de la sécurité, de développement et des droits de l’homme […]
9. Nous considérons que la paix et la sécurité, le développement et les droits de l’homme constituent le socle sur lequel repose le système des Nations Unies et les fondements de la sécurité et du bien-être collectifs. Nous reconnaissons que le développement, la paix et la sécurité et les droits de l’homme sont inséparables et se renforcent mutuellement. »
[1] Radical, c’est-à-dire la transformation de la nature profonde des choses et des êtres, des anciens préceptes fondamentaux, la redéfinition des cadres symboliques en vigueur.
[8] Par Vivre-ensemble, en nous inspirant de la réflexion de Kodjo-Grandvaux (2013, 195-250), nous entendons ici le projet de société du « Nous » triadique inclusif d’un sens partagé du passé, une expérience partagée du présent, et d’une vision partagée du futur ; projet de société reconnaissant les intérêts réels du Je et du Tu en tant que sources et ressources de l’évolution dynamique et significative de la structure sociétale. Ainsi, le vivre-ensemble est une construction prenant en compte le conflit – consubstantiel de l’existence d’intérêts réels sous tension (souvent antagonistes, quelques fois irréconciliables) – qui oblige à la production, l’actualisation et la réalisation d’un consensus socio-politique. Dans cette dimension politique du vivre-ensemble, qui est en effet un projet de construction socio-politique perpétuelle, seule l’élaboration (renouvelée) d’un tel consensus obligé (autant que celle d’une vision partagée du futur), rend possible (notamment dans les sociétés dites modernes) le fait de donner véritablement sens à la citoyenneté.
[9] Sociabilité, c’est-à-dire en philosophie politique moderne : « […] la capacité des humains à vivre ensemble de façon pacifique, à aimer se retrouver et converser. Cette acception caractérise la capacité à nouer des liens pacifiés avec autrui. » (Renou 2020) Ainsi, selon Georg Simmel : « la sociabilité peut être considérée comme « la forme ludique de la socialité », c’est-à-dire comme « un jeu au cours duquel chacun fait “comme si” tous étaient égaux ». […] Pour Simmel, les moments de sociabilité se caractérisent par deux aspects : l’absence de finalité explicite et l’égalité a priori des participants, indépendamment de leurs positions et prestiges sociaux respectifs. Cette dimension de la vie sociale procure aux agents la satisfaction d’être socialisés, c’est-à-dire le sentiment d’avoir une place dans une compagnie caractérisée par des liens de réciprocité. » (Renou 2020).
[10] Article 1, alinéa 1; mais aussi l’article 2 alinéa 3 qui stipule que ce règlement pacifique des différends internationaux ne saurait se faire que par des moyens ne mettant pas en danger ni la sécurité internationale ni la justice. »
Droit international, justice internationale, ordre contemporain, la morale et éthique des relations internationales, dans le Monde 1 :
« Lutte contre l’impunité : un impératif hypothétique, un conséquentialisme
Comme présenté au chapitre précédent, l’élaboration d’un système de justice internationale est une volonté de moraliser de la communauté internationale par le droit les relations internationales (Aptel 2007) ou formulé différemment de renforcer la morale du système international. Il s’agit à partir de l’idée kantienne de la paix par le droit de faire de ce dernier un instrument de la construction d’un monde dans lequel tous puissent habiter sans craindre pour leur intégrité, à même de garantir à chacun la possibilité de la réalisation de soi, c’est-à-dire l’effectivité et la protection de la dignité humaine (de la puissance d’agir, de l’autonomie de la volonté). C’est-à-dire l’effectivité des conditions permettant le bien-être nécessaire pour assurer entre les nations des relations pacifiques et amicales (article 55, paragraphes a et b, de la CNU; Nussbaum et Sen 1993). Cette élaboration exprime de la sorte la conviction selon laquelle le recours à un tiers impartial[1] jugeant conformément au droit les différends entre les États est contributif d’un ordre international de non-affrontements militaires, d’antagonismes de type guerrier ou d’actes de la force, d’un environnement mondial viable et de relative stabilité[2] (Canto-Sperber 2010, 85-137; Kissinger 2017; Waltz 2008; Hoffmann 1982; Balzacq 2016).
Ainsi, selon l’analyse exhaustive de Canto-Sperber[3] que nous suivons ici de près, c’est une idée qui s’oppose de la sorte à l’autre idée réaliste d’une scène internationale réduite à l’égoïsme des États (mus par l’intérêt et la puissance), conditionnée ou modelée par les impératifs de la puissance (satisfaction des intérêts, la recherche de la gloire et la domination dans la rivalité, comportement prédateur). Sans toujours contester les impératifs d’une paix par le droit et par la solidarité, le réalisme comme théorie des relations internationales y voit des considérations secondaires par rapport aux impératifs de la puissance. Dans cette vision réaliste de la scène internationale, les prétentions morales comme quête d’objectifs absolus sont également comprises comme un mépris des nuances et un rejet de l’histoire. En effet, cette vision critique l’absolutisme moral sans qu’elle ne disconvienne de la morale en général comme souci des normes et des légitimités. Dans cette idée réaliste de la scène internationale, les États n’ont en effet qu’une moralité motivée par des raisons prudentielles et leurs intérêts n’ont pas pour objectif une coexistence harmonieuse. (Canto-Sperber 2010, 85-137).
Cette observation de Canto-Sperber du réel des relations international s’appuie sur la mémoire humaine, c’est-à-dire l’histoire, qui pour la théoricienne enseigne avec constance que la volonté de dominer et le service des intérêts l’emportent sur les considérations morales. Dès lors, l’intervention du droit s’articule autour du rapport de force entre l’action du plus fort et l’acceptation du plus faible, les raisons morales n’étant mobilisées qu’à des fins de légitimité et de bonne image de soi superficielles – et seulement si les parties sont sur le même pied d’égalité. Ainsi, ce n’est donc pour elle ni la recherche de la paix, ni le souci de la morale qui guident l’action des États. Dans cet ordre de choses, la morale internationale n’a pas dans la politique moderne de fondement politique d’autant plus selon la philosophe qu’il n’y a pas de contrat et de renoncement que chacun fait à sa puissance d’agir en faveur d’un tiers, chez Hobbes, ou en faveur de tous les autres, chez Rousseau. S’il n’y a pas sur le plan de la théorie contractualiste une telle convention, dans une certaine mesure ce fondement politique qui n’en est pas un serait plutôt un fondement d’adhésion aux règles communes, aux valeurs, à une idée commune du bien de l’univers et la reconnaissance dans certains cas de la nécessité d’une action internationale. Cette morale internationale ainsi ne suppose pas, à l’inverse de la politique, une communauté unifiée, une volonté générale, et un pouvoir de décision concentré dans un seul acteur – un acteur dont l’action volontaire puisse être imputable de responsabilité. De la sorte autant pour Hobbes, Rousseau, que pour Kant, il n’y a pas d’action internationale qui soit impersonnelle et une action sans auteur ne peut être une action véritable ni a fortiori une action morale puisqu’une dépersonnalisation de l’action internationale rendra difficile l’imputation d’une responsabilité morale; or, les institutions internationales, et en particulier l’ONU, tendent à faire de l’action, et surtout de l’emploi de la force, le privilège d’un organisme collectif et impersonnel (Canto-Sperber 2010, 85-137).
D’un autre côté, pour Canto-Sperber, si la morale internationale a pour objectif la disparition de la guerre, pour Hobbes il s’agit d’assurer les conditions d’impossibilité de la guerre, pour Kant il est question de l’instauration de la paix perpétuelle, dès lors tant qu’il n’y a pas de paix définitivement garantie entre les nations, il n’y a donc plus de morale. Pour Vittoria, Suarez et Grotius, qui selon la philosophe sont plus nuancés, il est possible d’esquisser une morale internationale à partir de la nécessité de normes, de solidarités, d’appartenances, la loi naturelle, le droit des gens, les normes juridiques sont des ressources morales qui visent plus à limiter et prévenir les conflits qu’à les rendre impossibles. Ainsi, selon la théoricienne, pour ces auteurs (Vittoria, Suarez, Grotius), le thème de la morale internationale ne se réduit pas à une réflexion sur les moyens d’éviter la guerre et de préserver la paix. Ce à quoi pour Canto-Sperber il est possible d’objecter en soulignant le fait qu’une morale qui tienne compte des menaces et ne prétende pas viser à l’éradication des conflits n’est qu’un succédané de morale (Canto-Sperber 2010, 85-137).
Dès lors, d’après l’auteure, de cette analyse d’un type réaliste de la politique internationale et de la morale, la morale ne doit pas être dans la complexité du monde contemporain qu’une affaire de préférence subjective (relativisme moral), de conception figée et définitive du bien (universalisme arbitraire et dogmatique), c’est-à-dire la morale ne doit pas être le refuge de la confusion mentale ou de l’angélisme mais doit aller au cœur du réel (morale réaliste) (réel d’un monde de coexistence ou de liens inextricables entre la fatalité du mal et l’aspiration aux valeurs). Dans cette suite, selon Canto-Sperber, la conclusion qui s’impose est qu’une véritable morale est fondée sur un pouvoir de sanction que seul un pouvoir politique unifié peut légitimer, il n’y a ainsi donc pas de morale internationale sans l’existence d’une politique centralisée du monde, de la sorte il vaille se souvenir de la prudence kantienne qui accepte le contrat mutuel des États tout en refusant l’idée d’une politique mondiale (parce que pour Kant l’établissement d’une morale entre les États n’a pas pour condition que la communauté mondiale se transforme en corps politique, les règles internationales élaborées par les entités souveraines étatiques tirant leur force du fait qu’elles ont souscrit par leur volonté individuelle et autonome, le fondement moral d’un gouvernement mondial – c’est-à-dire le consentement individualisé – disparaitrait avec celle des États comme unités constitutives) (Canto-Sperber 2010, 85-137).
Dans cette perspective d’une morale internationale non-idéaliste (dans un monde à la politique et au droit non-cosmopolites) que s’observe une action instrumentalisée (utilisant la morale comme discours de justification d’une politique menée) de lutte contre l’impunité de la justice pénale internationale (Aptel 2007). En effet, pour Aptel que nous suivons ici de près, le renforcement de la justice pénale internationale correspond à un mouvement soutenu d’internationalisation et de globalisation des droits humains conduit notamment par les Nations Unies, de la sorte si la justice pénale internationale et les juridictions de la même nature ne sont pas exclusivement et nécessairement issues d’une volonté de moralisation des relations internationales, il est possible qu’elles y contribuent tant par leur existence que par leurs actions. Pour ainsi dire, la consolidation de la justice pénale internationale n’est pas toujours motivée par la morale mais son résultat peut coïncider avec satisfaction tout au moins partiellement aux attentes morales, par conséquent la justice pénale internationale est une action de lutte contre l’impunité située entre Morgenthau et Kant, c’est-à-dire les relations internationales ne sont pas tout à fait déterminés par les seuls intérêts stratégiques des États, elles peuvent être inspirées par des principes moraux sans toutefois se conformer à un impératif moral catégorique défini par les idéaux de justice et de morale; la justice pénale internationale est donc le fruit de la politique internationale mais à s’affranchir tant bien que mal de la tutelle des puissances qui en sont les créatrices. C’est en fin de compte un acte oscillant entre raison d’État et l’État de droit (Aptel 2007).
[…]
En résumé, dans cette contemporanéité et de façon consubstantielle, la justice est avant tout un lieu d’affrontements d’intérêts. Pour Canto-Sperber (2010, 187-212; 2010, 243-269), la question morale d’un type idéaliste est ainsi creuse et sans portée; en effet, elle apparaît comme secondaire ou instrumentalisée à des fins politiques, de pouvoir, de la puissance. Une morale de façade cachant à peine un cynisme de facto (Bourdon 2007), la rendant quelquefois illisible (Canto-Sperber 2010, 85-137) ou incertaine – une morale dans le contingent (Canto-Sperber 2010, 243-269). Des fins qui peuvent ou non coïncidées avec des idéaux moraux (et les supposées pressions morales des opinions publiques perçues comme des faux-semblants ou d’une réalité relative – Boniface 2007). La lutte contre l’impunité est ainsi[1] un enjeu politique où le droit est une arme comme une autre dans le champ de bataille que sont à la fois les lieux du judiciaire[2] et la scène internationale[3] (Rupert 2012).
Toutefois, comme le souligne Canto-Sperber (2010, 187-212) les motivations morales font partie des facteurs explicatifs des relations internationales; à la faveur de certaines conditions particulières, elles peuvent prendre une importance cruciale dans la constitution du monde. Et dans ces conditions particulières combinant à la fois Thucydide (Cawkwell 2006) et Grotius (1768), pour Canto-Sperber qu’ici nous suivons de près, la morale dite réaliste est non seulement un fait mais aussi rend le monde plus intelligible dans la mesure où elle permet de jeter une meilleure lumière sur les faits et contribue par là à l’intelligibilité du réel – la morale, d’une certaine façon, nous aide à voir plus clair. Devant l’objection (de certains théoriciens réalistes) que la morale n’a rien à faire dans le monde d’aujourd’hui, il convient de faire la remarque que le monde n’est plus neutre et qu’il est même chargé, et peut-être surchargé, d’éthique. Le besoin de juger ce qui se passe d’un point de vue moral est très largement partagé et la sensibilité morale est exacerbée. Le monde contemporain est ainsi celui d’un sentiment vivement ressenti d’un destin commun à toute l’humanité – ou d’une sensibilité morale, et les tentatives d’agir sur la scène internationale au nom des valeurs ont été parfois couronnées de succès de sorte que ces victoires ont diffusé la conviction que la morale pouvait avoir un effet sur le monde. Il y a en définitive une moralisation progressive du monde faite dans l’ambiguïté et la concurrence engendrant la confusion au cœur même de la morale valeurs indécises et principes vacillants. Si les principes semblent recueillir l’accord – un accord sur les valeurs communes, la description du monde auquel ils s’appliquent illustre d’une divergence de vues qui montre que l’enjeu contemporain est davantage dans la formulation des exigences morales (Canto-Sperber 2010, 187-212; Canto-Sperber 2010, 243-269; Canto-Sperber 2010, 85-137).
Une formulation, selon Canto-Sperber dont nous continuons à présenter la pensée, qui doit rendre compatible la moralité des États (la raison d’État ou la morale de l’intérêt national) et la moralité universelle (la reconnaissance de l’existence d’un bien commun du monde – un bonum orbis, d’une responsabilité par rapport à l’état du monde, d’une solidarité humaine). Par exemple, en adoptant une perspective kantienne, de voir qu’en nouant des contrats, les États manifestent leur aptitude à prendre des engagements qui vont au-delà des intérêts et le fait que les États puissent procéder ensemble à l’établissement d’une réalité supranationale permet de postuler la présence en eux d’un engagement à l’égard de normes communes et ce postulat est d’autant plausible que le fait d’être solidaires dans un tel engagement amène les États à accepter des décisions qui iraient contre leurs intérêts immédiats. Ainsi, en transposant à l’échelle internationale des droits tels que ceux humains, les États ont pleinement reconnu les valeurs universelles portées par de tels droits. Dès lors, il n’y a pas incompatibilité de principe entre la morale des États et la morale universelle, mais de nombreux éléments constitutifs de la moralité des États relèvent de la morale universelle. C’est donc par l’entremise de cette proximité ou cette compatibilité entre la morale d’État et la morale universelle que l’action sur la scène internationale (qui n’est pas toujours ou systématiquement l’usage de la force mais celui de la pression, le fait de contraindre, de sanctionner les États délinquants afin qu’ils corrigent les pires excès chez eux découle parfois de l’application des lois internationales, sans qu’il soit besoin d’une décision particulière pour les mettre en œuvre.
C’est ainsi que le droit peut avoir alors les mêmes effets que l’usage de la force et contraindre les comportements, même si la paix par la loi est un idéal et que la loi en tant que telle n’est pas toujours capable de rétablir la paix. La morale réaliste est en définitive un universalisme modéré[4] et un rationalisme tempéré[5]. (Canto-Sperber 2010, 187-212; Canto-Sperber 2010, 243-269; Canto-Sperber 2010, 85-137)
[…]
[1] En l’absence d’une effective morale internationale (ou dans un moment de construction d’une morale internationale adaptée à la réalité de la politique internationale).
[2] A l’instar des tribunaux transformés ainsi en arènes politiques.
[3] La politique internationale – affrontements des puissances, chocs des intérêts, nationalismes, etc. (Canto-Sperber 2010, 187-212; Canto-Sperber 2010, 243-269).
[4] « La dignité de la personne humaine est la base des droits fondamentaux. […] Il existe différentes façons de vivre la dignité de la personne et l’expérience de la liberté; les unes peuvent mettre au premier plan l’individu, les autres lier l’individu à la communauté. […] L’unilatéralisme moral prétend inversement que seules les valeurs de la culture occidentale, parce qu’elles sont universelles, doivent s’imposer partout » (Canto-Sperber 2010, 243-269).
[5] « Il n’est donc pas absurde de penser que dès qu’on se met à échanger des arguments, on s’oriente vers une concertation, même si cela ne garantit pas qu’on parvienne à un accord. […] La rationalité dispose à la morale dès qu’il y a accord sur ce à quoi l’on donne du prix. » (Canto-Sperber 2010, 243-269).
[1] Paradigme du libéralisme internationalisme – idéalisme.
[2] La notion de stabilité de l’ordre international selon une approche réaliste des théories des relations internationales est difficilement concevable sans une compréhension de la notion de sécurité qui d’un point de vue théorique (études de sécurité en relations internationales) est résumée dans une lecture historique et critique par Balzacq (2016, 19-70) : « Dans une lecture davantage pluraliste du développement des études de sécurité, Bill McSweeney isole, non pas deux, mais quatre périodes : (1) celle dite de la « théorie politique » (1919-1950) ; (2) la phase de la « science politique » (1950-1980), laquelle recouvre, grossomodo, l’âge d’or et les débuts de la renaissance dans le découpage de Walt ; (3) la phase appelée « économie politique » (1980-1990), axée sur l’importance de l’interdépendance ; (4) la période « sociologique » adossée au troisième débat en théorie des Relations internationales. Bref, les classifications de Walt et de McSweeney peuvent à la fois se ressembler (dans leur linéarité historique) et se distinguer (dans le nombre de phases qu’elles identifient et le contenu qu’elles leur attribuent). Ainsi, la période sociologique de McSweeney déverrouille l’horizon des études de sécurité, puisqu’elle intègre précisément ce que Walt excluait, c’est-à-dire les approches post- ou anti-positivistes. »
[3] Nous nous référons principalement à la théoricienne dans les paragraphes suivants, nous la paraphrasons du mieux que possible, ainsi aux fins d’allègement du texte et de confort de la lecture, nous plaçons la référence bibliographique à la fin de chaque paragraphe. »

Droit international, justice internationale, ordre contemporain, la morale et éthique des relations internationales, dans le Monde 2 :
[Conclusion – de la recherche]
« En définitive, il convient à la suite de Tosel (2008, 181-252) de conclure que l’ordre juridique international :
[…] demeure, certes, incomplet et manque du Tiers titulaire de la force légitime. Mais sur le plan logique et même ontologique, il se pose comme celui qui sanctionne les ordres juridiques étatiques et tend à les réguler en leur imposant ses propres règles de sécurité et de paix collective. Il révèle alors son objectivité rationnelle suprême. Il constitue comme l’esprit juridique universel du monde.
Si dans la pensée kelsénienne le fondement de l’obligation propre à l’ordre juridique international ne peut être recherché à l’extérieur de cet ordre qui se pose comme autoréférentiel (Tosel 2008, 181-252), il n’en reste pas moins qu’il peut être observé que l’ordre juridique international a reconnu par des énoncés et des attributions de signification objective le principe de dignité comme l’unité juridico-morale du genre humain. De telle sorte, le droit international est un idéalisme moral codifié ou transposé dans le corpus juridique international, et l’éthique universelle apparaît alors comme l’ultime fondement méta-juridique du droit international (Tosel 2008, 181-252). Dès lors, les guerres historiques, anciennes, contemporaines, les violations graves des droits humains, les atteintes au principe de dignité humaine heurtant la conscience humaine, sont des faits qui moralement rendent justifiable le primat juridique sur la souveraineté étatique. Ensuite, la lutte contre l’impunité, « entre le scepticisme moral d’un certain réalisme politique radical et l’idéalisme moral d’obédience kantienne » (Chung 2013), est sans doute une convergence des intérêts égoïstes et des actions proprement morales tirant généralement leur source du principe de dignité qui est de façon ontologique universaliste.
Composante de la lutte pour la reconnaissance, la lutte contre l’impunité se manifeste sur différents niveaux de l’ordre global (international, infra-étatique, atomiste) et se fait à travers une pluralité de modalités d’action qui – sans être toujours antagonistes ou contradictoires – se complètent en palliant les manquements, les insuffisances, des unes et des autres.
Cette lutte contre l’impunité s’effectue dans un monde aux multiples paradoxes :
- un monde étrange (Remaud 2015) faisant face au dilemme de la boussole (Remaud 2015, 1-24) et du despotisme de la nostalgie (Remaud 2015, 115-135) avec sa part d’emmurement et du citoyen aventureux (Remaud 2015, 55-74) tout en étant un monde ordonnancé par les institutions internationales (Keohane 2005) et les désirs d’avenir (collectifs et individuels) offrant par les agendas internationaux élaborés une direction des affaires mondiales et une claire vision d’avenir projeté;
- un monde d’humanité et d’originalité mais aussi de violences et d’institutions disciplinaires agrégatives des identités originales, de culture et des cultures (Remaud 2015), et de recompositions des paysages identitaires et des imaginaires (entre imitation et singularisation, homogénéisation et fragmentation) (Appadurai 1996, 1999, 2005, 2013);
- un monde du temps des humiliés comme la pathologie contemporaine des relations internationales (Badie 2019) mais aussi un monde de contre-réactions des humiliés (Khagram et al. 2002; Beck 2003);
- un monde en abîme (Tosel 2008) et un monde à l’ordre international restauré ou en quête de restauration (Tosel 2008, 181-252; Clark 2014);
- un monde de globalisation des droits humains tout en étant une société (globale) de l’inimitié : « Désir d’ennemi, désir d’apartheid (séparation et enclavement) et fantasme d’extermination » (Mbembe 2018, 69-103);
- un monde de checks points pour les êtres humains (Mbembe 2018, 69-103) et de libre circulation des biens (libéralisme économique);
- un monde de diversité des individualismes[1] (Lipovetsky 1983) (ou de monades leibniziennes) et d’émergence d’une figure archétypale commune : l’individualisme solidariste (Türkmen 2016) explicatif d’une nouvelle forme d’engagement socio-politique et moral (Montoni 2018; Pleyers 2016) dans des réalités contemporaines d’anomie au niveau infra-étatique (Lipovetsky et Serroy 2008), de nouvelles formes de citoyenneté et de nouveaux espaces/réseaux de convivialité (Pleyers 2016), de subjectivités politiques (Pleyers 2016);
- un monde de « l’extrême fragilité de tous [et du] tout » (Mbembe 2018, 197-204), d’extrême vulnérabilité, attiré autant par le Tout-Monde (cosmopolitisme) que par le vide (force de la destruction, radicalisation de la différence) (Mbembe 2018, 197-204);
- un monde d’épuisement des démocraties (devenues « imprévisibles et paranoïaques, des puissances anarchiques sans symbole, sans signification ni destin, [p]rivées de justifications ne leur reste plus que l’ornement » – Mbembe 2018, 197-204), de principe autoritaire et de rejet des autoritarismes (de résistances face aux restaurations autoritaires – Allal et Vannetzel 2017);
- un monde de l’inviolabilité, l’inaliénabilité, l’imprescriptibilité de la dignité humaine, mais aussi d’aliénation, d’injustice, de déshumanisation et d’infrahumanisation (Haslam et Loughnan 2014, Somerville 2011), de négation subreptice (Georgiou et Zaborowski 2017) ou manifeste de la dignité humaine;
- un monde d’États-nations (« imagined communities » – Anderson 2006) construisant par l’élaboration de récits nationalistes (ou de romans nationaux) des frontières entre les communautés des peuples mais aussi un monde de lieux (« [le] « lieu » [comme] toute expérience de rencontre avec les autres qui ouvre la voie à la prise de conscience de soi non pas nécessairement comme individu singulier, mais en tant qu’éclat séminal d’une humanité plus large » – Mbembe 2018, 197-204), ou un monde de l’après État-nation avec une nouvelle constellation politique (Habermas 2000);
- un monde de multilatéralisme déséquilibré ou oligarchique et d’institutionnalisme libéral inégalitaire; etc.
Néanmoins, notre examen de la lutte contre l’impunité a montré que malgré ces états paradoxaux du monde, il existe au moins une commune valeur partagée par les membres de la famille humaine : le principe de dignité.
La dignité humaine n’est pas le propre d’une communauté ou d’une civilisation particulière (Diakité 2008), aucune civilisation ou communauté ne peut prétendre l’avoir théorisée en premier avec netteté ou avec rationalité sans faire montre d’un certain culturalisme (Brisson 2018) – ou d’un suprématisme (ethno)culturel. La dignité humaine est intrinsèque à tous les êtres humains qui la conçoive non seulement comme fondement de la réalisation de soi mais aussi comme espace des possibles dans la mesure où elle dit autonomie de la volonté[2]. La dignité humaine a toujours été ainsi vécue et pensée par toutes les cultures et les civilisations, et la diversité des expériences de cette dignité exprime les rapports originaux que les uns et les autres établissent avec le monde (Sen 2005). Une diversité qui ne dit pas une conceptualisation plurielle de la dignité mais plutôt montre comment à travers elle les sujets se mettent en correspondance avec le monde : individualisme-collectivisme (Voronov et Singer 2002), individualisme solidariste, théisme, athéisme, agnosticisme, croyances surnaturelles et non-croyances surnaturelles, etc.
Ainsi, au-delà de cette diversité, moins un relativisme moral et un pluralisme moral, certaines valeurs sont partagées par tous les membres de la famille humaine à l’instar du respect (voire de la crainte éprouvée) pour l’être sacré qu’est la personne humaine dont la négation est vécue comme un sacrilège (une négation qui heurte la conscience humaine) d’où l’impératif de la sanctionner – c’est-à-dire essentiellement punir le non-respect de cette sacralité (impératif catégorique) mais aussi restaurer cette idée abîmée par l’acte de négation; également re-affirmer cette nature sacrée.
La lutte contre l’impunité comme sanction négative de cette violation de l’être sacré est ainsi avant tout un impératif moral catégorique. Cette sanction moralement impérative et catégorique dit aussi l’être et faire humanité, c’est dans cet ordre de choses qu’il est compris le phénomène de l’internationalisation de la protection des droits de l’homme, quels que soient ses ressorts politiques ou idéologiques, qui est bien interprétée par les tribunaux eux-mêmes comme la volonté de projection d’une communauté internationale acquise à un projet de société minimum (Mégret 2013a).
De la sorte, l’action de la justice pénale internationale est cette ré-affirmation de cet être et faire humanité qui n’est ni universalisme modéré ni un rationalisme tempéré – encore moins un unilatéralisme puisque c’est ce que tout être raisonnable désirerait – dans la mesure où le principe de dignité (principe métajuridique et moral fondamental de la société humaine globale) ne connaît en tant que valeur et source des droits humains aucun relativisme et aucun pluralisme.
Ce principe n’est pas le produit d’un consensus du genre humain (sur le genre humain), il n’émane pas d’une justification (Scanlon 1998) ou d’un échange discursif d’arguments (Habermas 1990), sa nature est immanente ou indissociable de la nature humaine. C’est en ce sens également qu’elle est réelle tout en étant idéale parce que bien qu’elle soit vécue par chacun dans le monde sensible, dans la quotidienneté, dans l’existence (existence en tant que champ d’expérience), elle est l’objet d’abstraction permettant de la saisir rationnellement (un saisissement abstrait identifiant ses éléments essentiels que sont la liberté, l’égalité, la responsabilité, la solidarité, le devoir, et leur conférant par un processus interprétatif un sens compréhensif susceptible d’être valable pour tous).«
[1] L’individu replié sur son quant-à-soi chérissant son identité personnelle.
[2] C’est-à-dire véritablement, effectivement, vouloir et pouvoir qui eux expriment la conscience et la connaissance de soi, de la sorte elle est d’abord une instance critique – la liberté – tout en établissant dans le sens kantien une impérative solidarité – puisque décentrant le sujet de lui-même pour le projeter dans la totalité de l’humanité sans qu’il ne perdre de sa singularité propre.
« […]
Si le réalisme est une théorisation de l’être humain à partir de l’acceptation du postulat selon lequel cet être est un loup pour autrui et qu’il est mu essentiellement par la satisfaction d’intérêts égoïstes, notre examen a montré que comme toute théorisation le réalisme est d’abord une altération (idéologique) du réel et que le pensum du théoricien n’est donc pas neutre (sans cesser toutefois d’être objectif).
Une autre perspective montre un être humain à la fois bon, méchant, égoïste, solidaire (Türkmen 2006; Paugman 2012, 2013) dans un monde qui est en même temps :
- anarchique (ou de désordre du fait du pluralisme juridique ou de la pluralité des pôles de pouvoir et d’autorité);
- ordonnancé (du fait de la nature disciplinaire des institutions internationales à partir d’un cadre global commun : la Charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des droits de l’homme voire Statut de Rome);
- inégalitaire oligarchique ou déséquilibré (en termes de rapports de force entre les groupes sociaux);
- égalitaire en termes de justice et de principes normatifs (qui rendent possibles une critique et une remise en question des situations d’inégalité oligarchique ou déséquilibrée);
- violent par les antagonismes et pacifié par le développement du droit international et d’une éthique (respect mutuel – lois de réciprocité et d’universalité, règlement pacifique des conflits ou des différends, médiation, négociation, etc.) sans laquelle faire communauté et société humaine est inenvisageable.
Le monde contemporain est ainsi un monde de la puissance et celui du tiers tutélaire mandaté (le droit, le juge) pour arbitrer les différends dont l’action se doit être conforme aux clauses fondamentales du contrat socio-politique et moral (impartialité, équité, idéaux de justice) afin de maintenir sa légitimité et l’obéissance qu’elle instaure (Tyler 2006). L’être humain est dès lors un être à même d’agir selon des considérations relatives à sa propre personne, d’après des motivations prudentielles, en suivant une rationalité instrumentale ou axiologique, en raison de principes ou préceptes moraux. Et chacun de ces régimes de causes incorporent en diverses proportions, dans les faits, un ou plusieurs des aspects susmentionnés. Dans le cas de la lutte contre l’impunité, la prédominance des raisons morales et d’une action affirmative conforme à la loi morale qu’est le respect du principe de dignité semblent non seulement expliquer le fait que les individus ainsi que les États ont à chaque épisode historique transformant radicalement le système international fait le choix de sa reconnaissance.
Cette dernière s’est faite à l’encontre de leurs intérêts immédiats ou à long terme (domination, gains de la puissance, etc.) – comme le montrent Mearsheimer et Walt (2007) l’État (notamment étasunien sous influence du lobby pro-israëlien) peut agir de façon irrationnelle (ou de façon contraire à leurs intérêts nationaux).
Pour dire, les vainqueurs auraient pu effectuer un choix renforçant davantage leur position, un choix n’introduisant pas in fine des valeurs restrictives de leur hégémonie, ils auraient pu ne pas inscrire des normes juridiques politiques et morales de conduite comme principes directeurs et fondamentaux des relations internationales dans des énoncés internationaux à l’instar de ceux de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les autres États rejoignant le groupe des nations dites civilisées du système onusien par leur adhésion auraient pu ne pas poser un tel acte adhésion.
Cette reconnaissance montre aussi la constance dans la re-affirmation de valeurs considérées comme universelles puisque rattachées à la nature humaine (une telle re-affirmation est illustratrice du rôle du système de croyances et des schèmes de pensée dans la prise de décision politique – Larson 1994). Ces valeurs d’un certain idéalisme et d’un jusnaturalisme certain ont ainsi été au cœur même de l’élaboration de la modernité des relations internationales, des sociétés humaines, des nations dites civilisées. La lutte contre l’impunité étant dès lors une nécessité de ne pas tolérer des comportements impropres à cette modernité.
Et cette lutte contre l’impunité a été la source d’une quasi permanente re-invention du droit par les individus qu’ils soient des interprètes authentiques ou des interprètes profanes. Ces re-inventions du droit expriment ainsi le caractère moralement impératif et catégorique d’une telle lutte, et elles montrent les différents progrès réalisés par les sociétés humaines, la communauté internationale ou la société humaine globale, sur les chemins vers la maturité. Dès lors, cette perspective offre un regard autre sur l’être humain, entre conflits et espoirs de paix, entre le juste et l’injuste, entre désintégration du droit et re-intégration du droit, entre puissance et impuissance.
[…]
Si le réalisme est une altération du réel (lequel, sans vouloir proposer un énoncé définitoire du réel – auquel l’on ne saurait imposer un sens fixe du défini puisqu’il n’est en rien un ensemble de choses stables ou demeurant en l’état, est ainsi « une masse d’objections à la raison constituée » – cette dernière « rentre en dialogue avec elle-même, et se met, relativement à elle-même en état de contestation et de rectification » – Desanti 1984, 276; et « la pensée rationnelle est un système questionnant vis-à-vis d’une réalité endormie[1] » – Bachelard 1949, 86; Desanti 1984, 275-278), nous convenons aussi que notre recherche est une altération du réel (à travers l’ensemble d’objections justifiant les choix opérés dans les présuppositions du cadre théorique, la méthodologie, les approches épistémologiques, etc.). Elle est le produit d’un pensum (travail) sous influences (Weber 2003; Weber 1965). Influences notamment (en dehors même des influences extra-épistémiques que sont les expériences biographiques et les croyances idéologiques, sociales, culturelles, politiques, etc. traversant ou modelant le théoricien / la théoricienne, un fait qui relativisent de la sorte la pureté analytique) à travers l’intégration par le théoricien / la théoricienne des énoncés épistémiques quasi canoniques institués dans sa communauté (scientifique) d’appartenance (qui sont des propositions de sens et de significations inscrites dans un régime de vérité parce qu’elles sont jugées les plus satisfaisantes par les pairs en raison de leurs apports heuristiques en termes de progrès de la connaissance – l’expérience et/ou l’analytique) et des concepts systématisés dans sa discipline qui sont des régions de constance (dans lesquelles l’on observe un conservatisme par l’élimination des éléments de troubles, des turbulences, qui se relèvent problématiques pour le maintien du statu quo épistémique), des ontologies ou des absoluités, ainsi que des lieux de l’orthodoxie scientifique (Bachelard 1949; Desanti 1984).
Comme toute recherche donc, elle n’est pas neutre (ou n’a pas l’intention de prétendre à l’impossible neutralité[2] et la difficile impartialité[3] de toute recherche en sciences humaines et sociales) sans cesser de répondre aux critères d’objectivité: c’est-à-dire d’un de la prise de conscience de telles influences (épistémiques et extra-épistémiques) et de deux de la mise à distance critique du théoricien / de la théoricienne par rapport à ces influences. Une telle conceptualisation de l’objectivité s’inspire ici de la formulation bachelardienne de la surveillance[4] intellectuelle ou intellectualisée de soi (Bachelard 1949, 83-101).
Ainsi, dans notre propos, à partir de Bachelard (1949) et du commentaire de Desanti (1984), l’objectivité exige une impérative surveillance intellectuelle ou intellectualisée de soi. Selon Desanti (1984), il importait à Bachelard (1949) « de saisir la pensée scientifique au travail dans les champs (différenciés) où elle exerce et produit de la rationalité » (Desanti 1984, 273). En ce sens, la surveillance bachelardienne devrait être comprise comme « la manière de saisir au plus près cette sorte particulière de travail qu’est l’activité scientifique » (Desanti 1984, 273); autrement formulé, une attention prêtée à l’activité scientifique au travail (Desanti 1984) – précisément, c’est la double vigilance découlant du rapport à l’objet de connaissance (l’attention prêtée à l’activité de la pensée rationnelle appliquée à l’objet de connaissance par l’entremise des procédures épistémologiques qui d’un point de vue normatif réduisent leur questionnement critique systématique par le chercheur / la chercheure – réduction du nihilisme épistémologique) et aux variations, aux oscillations, parfois minimes dans les champs théoriques (le savoir) ayant l’effet de stabilité des architectures conceptuelles tout en les menaçant (Desanti 1984; Bachelard 1949, 83-101).
Dans cette suite, l’objectivité oriente vers la surveillance du sur-moi actif et du [sur]moi de culture; une telle surveillance conduit nécessairement à l’interrogation évaluative (ou la mise à l’épreuve) des certitudes rationnelles tout autant que celle de l’absolutisme méthodologique (entendu ici à la fois comme un ensemble d’architectures conceptuelles acquises et valorisées s’imposant telles des évidences et un ensemble de procédures, de protocoles d’expérience, de règles ou de normes naturalisées, permettant la conservation et la production de la finalité rationnelle) (Desanti 1984; Bachelard 1949, 83-101). Une interrogation de l’absolutisme méthodologique en tant que composante de la surveillance intellectuelle ou intellectualisée de soi c’est ici davantage un examen non pas de l’application adéquate de la méthode (qu’est la fidélité méthodologique) mais de la méthode elle-même[5] (qui est en réalité une censure ou une épuration épistémologique – Bachelard 1949). Pour finir, l’objectivité est également comprise comme l’évaluation critique du rapport du rationnel et de l’expérimental (rationalisme – empirisme), en même temps qu’un mode d’organisation – à partir de la raison constituée – des niveaux du réel et de réalités exigeant des rectifications et des précisions issues de tels niveaux.
Dès lors, comme toute autre interprétation (voire abstraction) questionnant le réel, notre recherche n’a pas pour visée la vérité[6] mais simplement la proposition d’une compréhension des sens et significations de son objet d’examen et d’interrogation (qui permette un autre éclairage des enjeux discutés).
Ce sens et cette signification jettent un regard différent sur la DUDH (Convention universelle des valeurs communes de l’Humanité, Décalogue laïque selon René Cassin – Pichon 2007) et la CNU (Constitution du système international contemporain) qui se révèlent comme des ré-affirmations du principe de dignité. Ré-affirmations qui pour d’aucuns peuvent dire qu’un tel principe n’est pas aussi universel qu’il se présente, puisque s’il coulerait de source il ne serait pas impératif de le ré-affirmer. Une autre lecture de telles ré-affirmations pourrait dire qu’elles ne font que relever la contradiction dans le fait qu’un individu se reconnaisse comme dignité humaine et nie d’une façon comme d’une autre cette nature humaine chez autrui en raison de motivations subjectives qui n’admettraient la réciproque (loi de réciprocité), tout autant que cette négation ne serait pas ce que tout être raisonnable voudrait (loi d’universalité).
D’autre part, il a été montré dans notre recherche que la justice pénale internationale contemporaine comme un ensemble d’institutions judiciaires émane de contextes historiques spécifiques : les Tribunaux militaires de Nuremberg et de Tokyo résultent de la Seconde guerre mondiale, les tribunaux pénaux internationaux ad hoc que sont le TPIY et le TPIR sont des institutions judiciaires dont la mise en place fût une réponse aux situations de négation de la dignité humaine (Kosovo, génocide rwandais) dans un monde globalisé (post-bipolaire – Salamé 1998), les Tribunaux internationaux mixtes également.
La CPI est le produit d’une volonté d’instaurer une institution judiciaire permanente et de compétence universelle qui puisse répondre aux violations graves de la dignité humaine comme constatées dans le monde post-bipolaire. En ce sens, elle est un fait intentionnel, avec des buts et objectifs, une institution remplissant une fonction, elle a des aspects conséquentialistes et une dimension utilitariste.
Il a été montré aussi que la justice pénale internationale est d’abord une mémoire de la fragilité et de la vulnérabilité de la dignité humaine[7], une affirmation du principe de dignité – de sa vulnérabilité et de sa fragilité. Lutter contre l’impunité consiste de la sorte à un devoir mémoriel[8] qui consiste à travers le procès pénal à une signification judiciaire de l’évènement historique[9] et la sanction est une inscription mémorielle du sens syncrétique des réalités-vérités de l’événement historique dans la mémoire collective (le récit/roman mémoriel) – inscription réalisée par la décision judiciaire.
La lutte judiciarisée contre l’impunité contribuant de cette façon comme le travail critique des historiens à l’élaboration d’une juste mémoire[10]. Dans cette idée, la lutte contre l’impunité par les institutions judiciaires pénales par le procès pénal est en soi une trace mémorielle (conservant les réalités-vérités des accusés et des victimes qui sont présentées et confrontées), une judiciarisation de la mémoire (le procès étant une restitution de la mémoire) (Allinne 2018a), mais aussi par l’élaboration d’une jurisprudence signifiant les évènements et symbolisant en termes de valeurs morales c’est un rappel du passé dans lequel la vulnérabilité et la fragilité de l’être et faire humanité furent observées. C’est dans cet ordre de choses que cette action de lutte contre l’impunité est une mémoire d’un type juridique.
Dans cette perspective, la lutte contre l’impunité ne relève pas du possible ou de fins possibles, lutter contre l’impunité est une action de soumission à la loi morale qu’est le principe de dignité (et au devoir mémoriel). Les décisions judiciaires de la CPI ne sont pas ainsi l’objet de compromis, elles ne s’inscrivent pas dans une dynamique utilitariste, eudémonique, et encore moins dans une perspective conséquentialiste ou téléologique.
D’autre part, en dehors de l’action judiciaire pénale internationale, les actions non-judiciarisées (ou d’une justice d’un type citoyen) de la société civile internationale soutiennent cet impératif moral catégorique et ils sont :
- le boycott comme un engagement politique et soft power (Gomez 2015) / buycott (Hawkins 2010) comme expression d’une consommation engagée (Balsiger 2009; Dubuisson-Quellier 2018; Klein 2009) – de contestation par la consommation d’actions de situations et d’attitudes impropres au standard moral de dignité humaine tels que le buycott exercé contre le régime sud-africain de l’apartheid ou plus récemment contre les produits israéliens;
- les manifestations sociales comme ce fût le cas en Amérique latine; activisme citoyen (Hernandez Castillo 2017; Kahn et Kellner 2004);
- le militantisme des acteurs internationaux sans souveraineté (ONGs, OINGs) (Bob 2005);
- l’engagement des entrepreneurs moraux dans les croisades morales, etc. Ces actions sont moins un conséquentialisme ou une morale conséquentialiste qu’initialement une réaction (individuellement solidariste ou collectivement ressentie) devant des situations de crimes d’inhumanité.
De la sorte, avant le « Plus jamais ça » conséquentialiste ou des actions conséquentialistes[11] à l’instar du blaming ou du shaming (Franklin 2008) et les appels à la sanction visant à réintégrer l’humanité en elle-même et par elle-même, il y a d’abord une affirmation catégorique : « Non, ce n’est pas acceptable ». Également, comme montré dans notre recherche, la justice pénale internationale n’est pas une idée spontanée – elle a une histoire, ou seulement un acte de création circonstancielle – résultante d’intérêts purement égoïstes ou simple produit d’un pragmatisme.
Cette justice n’échappe pas à l’instrumentalisation (Blaise 2011). Par son origine, et du fait de son appartenance au système international, elle est l’internationalisation d’une morale et l’instauration d’un universalisme éthique. Le système international aussi bien que westphalien qu’onusien est en soi une moralisation du monde ou la mondialisation/l’internationalisation d’une morale (Mazabraud 2012). La morale lui est consubstantielle, dès lors le droit international et les institutions (pénales) internationales qu’il met en place sont naturellement pourrait-on dire imprégnées de cette morale et tendent à la reproduire.
[…]
Perfectible d’autant plus que pour d’aucuns son effet dissuasif est relatif (Jeangène Vilmer 2011, 73-125; Jeangène Vilmer 2013a) si l’on définit la dissuasion comme le fait d’une abstention d’agir de manière contraire à la prescription de la loi, et si l’on évalue l’effet dissuasif de la justice pénale internationale par la conviction que les individus agissant dans l’inobservance de la loi ont conscience du risque d’être poursuivis et condamnés pour les actes criminels qu’ils posent.
Pour ce qui est de la dissuasion, notre recherche a essayé de montrer que la justice pénale internationale ne poursuit pas, ne condamne pas, toujours les criminels, mais aussi n’a jamais empêché la perpétration des crimes internationaux. Aucun système pénal ou aucune loi pénale n’a jamais empêché le crime. Aucun système pénal ou aucune loi pénale n’a jamais empêché que des individus conçoivent des manières élaborées ou plus habiles d’enfreindre la loi.
Il est aussi vrai que sans une définition du crime par la loi il n’y aurait pas de crime (nullum crimen, nulla poena sine lege). En ce sens, les violations répétées de toute loi pénale par les individus n’ont pas rendu l’existence de l’ensemble normatif sans pertinence. Autrement dit, son existence avec son identification des comportements impropres permet une attribution de signification objective tout en rendant possible la re-invention du droit. Ainsi, de tels actes qualifiés de criminels illustrent en soi une certaine efficacité de la loi, mais aussi la créativité des individus-criminels montre que la loi a un certain effet modificateur de leur comportement – tout au moins qu’ils ne peuvent agir en faisant fi de son existence.
D’autre part, l’effet dissuasif de la loi pénale ne vise pas simplement la non-commission d’actes criminels puisqu’aucune loi n’a jamais empêché des individus, autonomies de la volonté, d’agir de façon inconsidérée ou méprisante de la norme. Comme le souligne Coppens (2005, 433) en analysant la pensée kantienne sur la sanction de la justice publique :
La raison est […] que si l’utilité seule de la peine (prévention de la menace) pouvait jouer comme une mécanique pour faire agir l’homme, ce dernier ne pourrait plus être caractérisé par la liberté de sa volonté. L’homme criminel serait alors […] de la pure mécanique plaquée sur du vivant et donc de l’être incapable d’imputation, sans liberté ni responsabilité.
La loi pénale n’est donc pas une négation de l’autonomie de la volonté des individus (sinon elle serait immorale) mais vise la non-banalisation du mal (c’est-à-dire de de tels actes), au refus que ce mal ne soit érigé en une norme acceptable, ne relève d’une banalité (« La loi qualifie des comportements et les érige en crimes ou délits pour dissuader de les accomplir » – Coppens 2005). La loi pénale dans une perspective d’éthique d’un type déontologiste (d’inspiration kantienne) est une affirmation catégorique de l’interdit qu’est le mal et la justice pénale à sanctionner la transgression de cet interdit.
Dans une perspective utilitariste, elle consiste au rappel que de telles transgressions ne sauraient être tolérées par la communauté morale qu’est la société humaine et donc de dissuader des comportements contraires (ou encourager des comportements conformes à la loi). C’est dans ce sens que la pensée kantienne de la sanction pénale même si elle est une critique générale du conséquentialisme a tout de même des préoccupations utilitaristes (Coppens 2005, 434-439). Cette non-banalisation du mal est une dénonciation de l’acte contraire au principe de dignité. Il s’agit d’affirmer l’obligation de renoncement à Soi comme entité égoïste et à s’inscrire dans la totalité de l’humanité dans laquelle autant Soi qu’autrui est inclus (Habermas 2018b).
Ainsi, l’effet dissuasif de la loi pénale s’observe dans cette autre réalité dans laquelle de telles attitudes ne sont ni communes ni généralisées (il n’y a pas de crimes d’inhumanité à chaque coin de rue du monde), elles sont plutôt des exceptions (ces actes sont vus comme des anormalités ou des anomalies, c’est d’ailleurs aussi pourquoi ils heurtent ou choquent la conscience humaine et provoquent une réprobation proportionnelle à ce choc). Autrement dit, les génocides, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre, les crimes d’agression, ne sont pas dans notre contemporanéité des actualités quotidiennes, des actes banalisés, des manières d’être et de faire suscitant une certaine indifférence de tous (au contraire).
Comme montré dans cette recherche, la production normative (jurisprudentielle) de la justice pénale internationale est dans ce sens dissuasif d’une significative efficacité, les balises normatifs de l’agir sont posées dans un contexte spécifique, re-adaptées aux réalités contemporaines et aux évolutions des enjeux de justice (par le truchement des re-interprétations authentiques du droit).
En réalité, les limites de la justice pénale internationale sont une opportunité d’amélioration de l’ensemble normatif et de l’action des acteurs du système international, voire de renforcement des voies alternatives à l’institution judiciaire pénale internationale dans le cadre du respect du principe de dignité. Les limites d’une telle justice montrent aussi l’importance de la mise en place aux fins de dissuasion :
- de l’éducation aux droits humains;
- du soutien à l’interculturalisme comme compénétration des subjectivités solidaires (ou l’être-avec – Nancy 2011, bien plus que l’être-à-côté multiculuraliste construisant des mondes culturels-identitaires à part qui entretiennent plus ou moins des relations de bon voisinage);
- de la réflexion (juridico-philosophique) sur le discours chosifiant autrui (directement ou indirectement) qui questionne la tolérance de la loi vis-à-vis du verbe de haine (pour dire l’enjeu de la liberté d’expression ou d’opinion et son acceptabilité par rapport à son effet chosifiant de la dignité d’autrui);
- de la libre circulation des individus (comme cela est le cas des biens dans le monde globalisé néolibéral) favorisant la découverte d’autres réalités hospitalières des différences (grâce notamment au développement des attitudes de convivialité) et renforçant le caractère déjà cosmopolite (Turner 2001; Bhargava 2006; Lourme 2014) de l’individu dit postmoderne (Vattimo 1988) (ou du tribalisme postmoderne – Maffesoli 2011, 2019) ou des temps hypermodernes (Lipovetsky 2004) : celui de la fin des métarécits (Lyotard 1984, 1986) et de la vie liquide (Bauman 2006; Bauman 2013; tout autant que du droit liquide[1] – Emeric 2017) entre subjectivation permanente et nihilisme (Nietzsche 1968; Haroche 2008, 143-149); celui de l’individu-dualiste (Zoll 1992; Lipovetsky 1983; Giddens 1991; Dewey 1999) glocal – enraciné dans une localité (dans le sens de contexte et de relation plutôt que d’échelle et d’espace – Appadurai 1996, 2005), et inscrit dans une globalité (ayant conscience du monde et s’y projetant notamment par les technologies de l’information et de la communication ou par son engagement dans les causes telles la défense des droits humains ou celle de l’environnement, etc.) (Friedman 2002).
D’un autre côté, ces limites dissuasives de l’action de la justice pénale internationale interrogent et interpellent la responsabilité des États. Comme le souligne Capitant (2011b) :
Le renforcement actuel d’une réponse judiciaire internationale aux crimes internationaux, bien que légitime et décente malgré ses faiblesses, ne saurait se faire au détriment de l’engagement de ces mêmes États à lutter contre la commission de ces crimes dont ils estiment qu’ils violent l’humanité dans son essence. […]
La réponse « pénale » ne saurait être l’unique réponse internationale au risque sans doute de compromettre une part de sa légitimité. La lutte contre l’impunité et le champ d’expertise professionnel qui se développe aujourd’hui en matière de justice pénale ne devrait pas faire oublier une exigence tout aussi nécessaire, voire peut-être encore plus cruciale, de lutter contre la commission des crimes internationaux et de souligner les responsabilités internationales qui en découlent.
Dès lors, la lutte contre l’impunité consiste avant tout à lutter contre la commission des crimes internationaux par une abstention de faire (transgression de la loi) et une action proactive de protection des droits humains (élaboration et développement d’instruments juridiques de protection, assistance et coopération avec les institutions judiciaires). L’action de la justice pénale internationale est donc perfectible.
[…]
Perfectible dans l’intégration des apports africains (Fisher 2018) en termes de mécanismes postconflictuels (transitionnels, extrajudiciaires) mis en œuvre par certains États africains qui diffèrent de l’approche occidentale du droit pénal « teintée d’individualisme et de formalisme » (Bernard 2014) pouvant faire ainsi de la justice pénale internationale une justice moins « hors sol » (Mégret 2014) – et ce, grâce à un processus renforcé d’hybridation (processus la mettant ainsi en dehors du double mouvement distinct d’occidentalisation et d’orientalisation de son action).
Comme souligné dans notre examen, l’institution judiciaire qu’est la CPI est loin d’être l’idéal (modèle d’une perfection absolue). Il n’est pas certain qu’elle le soit dans un proche avenir, voire il n’est même pas indispensable qu’elle le soit, ce qui importe c’est qu’elle affirme dans le domaine pénal international les idéaux de justice tout en s’abstenant de reproduire à l’encontre de certaines communautés une vision racialisée ou raciste du temps des colonies.
Ce qu’il importe c’est qu’elle agisse en conformité avec sa mission – c’est-à-dire lutter contre l’impunité partout où s’observe des situations de violations du Statut de Rome en montrant ainsi qu’il n’existe pas ni de crime occidental ni de crime africain (ou autres) seulement des crimes d’inhumanité, qu’il n’y a pas de singularité hiérarchisante dans l’inhumanité (ou de hiérarchie des inhumanités).
Autrement dit, il n’existe pas fondamentalement de différence morale entre des fours crématoires et des enfants-soldats, ou bien encore entre le viol comme crime de guerre et l’invasion (en violation du droit international) par un État ou un groupe limité d’États d’un autre État souverain comme les situations irakiennes et libyennes l’illustrent (avec les conséquences humanitaires et irréversibles que de tels crimes d’agression produisent tant sur les populations civiles que dans la stabilité des régions concernées).
Et même, il n’y a pas de reconnaissance de la modernité de certaines communautés par l’entremise de l’inhumanité mais seulement la reconnaissance de comportements ne relevant pas de l’acceptable par rapport à la norme (juridique, morale) en vigueur dans la société (globale).
Le barbare ou le sauvage n’étant pas celui qui n’est pas à même de faire la distinction entre le bien et le mal – puisque tout être humain évolue avant tout dans une communauté morale possédant un Décalogue qui dit le bien et le mal à partir desquels sont formulés des commandements (Nurock 2011) – mais celui qui conscient de cette distinction (précisément de l’interdit de violer l’être sacré qu’est la personne humaine) se place en dehors de cette acceptabilité en agissant contrairement aux deux lois fondamentales de l’être et faire humanité : deux éléments essentiels du principe de dignité et de toute vie sociale (lois de réciprocité et d’universalité). Et le barbare, le sauvage, voire le primitif, de ce fait, peut être aussi occidental que non-occidental. En ce sens, la CPI n’agit pas toujours en conformité de sa mission. Elle n’a pas toujours agi de façon idéale ou du moins conforme à sa mission.
Si l’action de la CPI est perfectible et loin de l’idéal (Makau Mutua 2015), il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas seule dans la lutte contre l’impunité, la judiciarisation de cette lutte coexiste avec une réalité non-judiciarisée (Jelin 2006) qui dans une dynamique processuelle différente (naming, blaming, claiming) de celle que l’institution judiciaire pénale internationale (punir, dissuader, réparer) parvient à être d’une certaine efficacité (Roht-Arriza 2005), d’une certaine utilité (Welch Jr. 2001). Comme notre recherche a voulu le montrer, elle peut consister en la fin de l’inexistence ou de l’invisibilité des situations d’atteintes graves au principe de dignité, la fin du silence (omerta, tabou) et de l’amnésie (oubli) (Tsutsui 2006; Leizaola 2007; Carrillo-Bessat 2008), les luttes pour la reconnaissance, etc.
Dans cette suite, sur le plan des politiques mondiales, il est de plus en plus difficile pour les acteurs internationaux de s’indifférer de la présence et des actions des acteurs sans souveraineté (OINGs, ONGs par exemple – Tsutsui et Wotipka 2004, les réseaux transnationaux – Turner 2007) qui assument une fonction de surveillance des entités souveraines (États) (Hallward 2013) comme celle des acteurs corporatifs internationaux (multinationales). En ce sens, sur le plan proprement normatif, la lutte contre l’impunité c’est aussi l’action d’émergence de normes renforçant le principe de dignité que pose les communautés épistémiques (Haas 1989, 1992, 2015) et le développement de régimes d’autorité (autorité privée – Hall et Biersteker 2002) en matière de droits humains (Nowak 2003).
Un renforcement normatif qui pourrait être observé dans le développement d’une action de justice alternative (qui réinvente en soi la notion traditionnelle de justice – Lefèvre 2018; mettant fin au silence de l’impunité et permettant la re-connaissance à l’instar du Tribunal d’opinion de Tokyo pour les femmes de réconfort en 2000 – Montavon 2019). C’est aussi là un phénomène manifestant du besoin et de la nécessité d’une lutte contre l’impunité d’un type catégorique ne tolérant aucun pragmatisme permissif et aucun angle mort dans la protection de la dignité humaine (à l’instar du « Tribunal Russell sur la Palestine, présidé par Stéphane Hessel » – Lefèvre 2018).
[…]
Comme présenté dans notre recherche, la CPI entretient une relation de proximité avec de tels acteurs issus de la société civile internationale. Ce sont souvent eux qui sortent de l’inexistence médiatique des situations de crimes d’inhumanité, font des enquêtes sur le terrain, et transmettent les informations susceptibles d’être des éléments de preuve de commission de crime au Bureau du Procureur de la CPI, informations permettant l’ouverture d’examens préliminaires.
Cette relation est d’autant plus importante, voire cruciale, parce qu’au-delà de son apport matériel, elle contribue à la robustesse des normes du droit international (Bianchi 1997; Bethoux 2011). C’est-à-dire qu’elle manifeste du soutien apporté par de tels acteurs et des masses au droit international (Simmons et Jo 2019) :
Norms are more likely to be robust when they enjoy support among nonstate actors, including mass publics. […] norms will be more fragile where they lack support among local populations. […] In 2016 alone, Gambians ousted a leader who derided the ICC as “an International Caucasian Court for the prosecution and humiliation of the people of color, especially Africans” and replaced him with a new leader promising to respect international commitments. A national referendum rejected the Colombian peace agreement at least in part because the Colombian people were committed to bringing justice. These events emit mixed signals, but also suggest that public opinion is not irrelevant to ICL norm robustness.
Ces différentes modalités de l’action de lutte contre l’impunité soulignent de l’importance de mettre en place des moyens de soutien et de renforcement de ce devoir moral, de la nécessité d’élaborer des « politiques de la dignité comme politique de civilisation » (Kouvouama 2016).
Des moyens qui peuvent être :
- L’octroi d’une plus grande autonomie à la CPI (mais aussi d’une surveillance accrue de l’action du Procureur de ladite Cour afin que son action ne puisse être d’une sélectivité injustifiable au regard des informations obtenues sur des situations de crimes d’inhumanité – Hall 2004), l’appui aux initiatives régionales à l’instar du projet d’une cour pénale africaine et dont le Protocole de Malabo institue outre les catégories classiques de crimes internationaux une nouvelle catégorie : le trafic, la corruption et l’exploitation abusive des ressources naturelles (Dezalay 2017);
- La reconnaissance plus affirmée des entités sans souveraineté (OINGs, ONGs, réseaux transnationaux de militants des droits humains) évoluant sur la scène internationale et représentatives des aspirations de la société civile internationale et des masses – reconnaissance qui peut être dans la mise en place d’une structure mondiale de coordination de leurs actions remplissant une fonction de surveillance des acteurs internationaux (multinationales et États) avec des ressources humaines, financières, logistiques adéquates;
- L’intégration dans les institutions internationales des communautés épistémiques réfléchissant et éclairant sur les enjeux de dignité humaine afin d’apporter leur expertise à des acteurs internationaux qui peuvent ne pas toujours en avoir conscience ou en saisir toutes les complexités voire ne possédant pas toujours des solutions pratiques leur permettant d’exercer avec beaucoup plus de justice leur pouvoir politique;
- L’éducation de l’individu contemporain qui fait face au péril de la désinformation et de la manipulation, individu dont il est dit qu’il a perdu tout esprit critique (suggérant une autonomie de la volonté fragilisée) avec tout le potentiel d’aliénation que cet état peut permettre, une éducation à l’encontre des modèles productivistes du capitalisme (autrement dit, une éducation qui ne soit pas pour servir le marché ou conçue à partir de la fonctionnalité économique ou la rentabilité économique des individus) mais revenant aux fondamentaux kantiens de l’éducation du citoyen.
Ces moyens peuvent ainsi contribuer au renforcement du droit et à une diminution de la violence au sein de la société globale – donc à la lutte contre l’impunité. Pour ce qui est du décideur politique et de l’interprète authentique du droit, comme le souligne Bourgeois (1990, 33-48) :
L’homme ne peut lui-même faire avancer le droit de l’homme qu’en respectant le droit existant, donc par la voie du réformisme, mise en œuvre d’abord par le responsable de l’administration du droit. Encore faut-il que ce responsable y soit prêt. C’est-à-dire, d’une part, qu’il en ressente l’intérêt pour lui-même en prenant conscience de l’inéluctabilité du renversement violent, par l’histoire, du pouvoir contraire au droit juste, et cela par l’écoute privilégiée du philosophe et, plus généralement, par l’accueil « éclairé » des avis des citoyens : la « liberté de la plume » est, en ce sens, « l’unique palladium des droits du peuple ».
Pour finir, la lutte contre l’impunité témoigne d’une foi et d’une espérance en l’humanité. En ces temps contemporains incertains, de chosification de l’Autre, de discours d’offense et de contre-offense dans les espaces (locaux et globaux) socio-politiques, en cette ère de -ismes de la haine, cette lutte dit à la fois la non-indifférence à l’Autre (ou plutôt le souci de l’Autre), c’est une exigence catégorique de respect mutuel, de solidarité, de l’universel conjugué au singulier (et inversement) dans un cadre de pluralité ou de diversité encadré par le principe de dignité.
[…]
[1] Pour Emeric (2017) de façon intuitive, le droit liquide est entendue comme : « une normativité liquide peut-être de moins en moins juridique, de plus en plus technique et gestionnaire, même si elle conserve l’appel au droit comme structure de légitimation formelle. Techniquement, le passage du droit dur au droit souple s’analyse comme une modification de la texture normative ; tandis que les flux normatifs s’analysent comme le résultat d’une mutation des modes de production du droit, un droit produit en continu et à grande vitesse (DPCGV). Bien qu’en apparence distincts, il se pourrait que droit souple et droit en flux participent d’un processus de fluidisation de la normativité juridique. Plus précisément, je formule l’hypothèse que le phénomène « droit souple » apparaît comme une étape préalable à une mutation de la normativité juridique. La coexistence du droit dur avec le développement de masse du droit souple étatique (et para-étatique) contribuerait au passage du droit « dur » au droit « fluide ». De sorte qu’il est permis d’établir un lien logique et diachronique entre droit souple et droit fluide : droit dur → droit souple → droit fluide → droit liquide. L’émergence du droit fluide apparaîtrait alors comme l’étape qu’emprunte le processus de transformation de la normativité juridique en sa forme liquide. »
[1] Pour Desanti (1984, 277-278), dans son analyse bachelardienne de la surveillance intellectuelle de soi : « La pensée qui met en mouvement la raison constituée face au réel objectant, brise la rémanence des représentations figées, et donc opère « vis-à-vis d’une réalité endormie », qu’elle réveille alors. Il en résulte que ce que nous nommons « objet de la connaissance », c’est-à-dire ce à quoi s’applique la pensée rationnelle dans son activité de rectification, est toujours situé au lieu de rencontre et d’affrontement de deux domaines. Un domaine d’inertie dans lequel demeurent fixées et disponibles les modes de représentations des choses. Un domaine problématique et dynamique dans lequel s’articulent les exigences du réel « objectant ». L’objet qui s’offre au connaître comporte dans ses modes de manifestation tous les degrés de stratification, toutes les couches d’expérience, les unes naïves, les autres instruites, qui se constituent en cette région de rencontre. Il n’a rien de la donnée immédiate et simple. »
[2] Tel que le fait remarquer Freund (1990) : « Les uns pensent que cette neutralité impliquerait un positivisme scientiste qui exclurait toute prise en considération des valeurs, d’autres y voient un parti-pris d’objectivité idéale, irréalisable dans les sciences sociales, d’autres encore la rejettent comme un point de vue qui était défendable il y a une cinquantaine d’années, mais qui serait dépassé par l’ouverture méthodologique qui caractérise de nos jours les sciences humaines en général, d’autres enfin y trouvent un refus de tenir compte de l’importance de l’idéologie, celle-ci affectant consciemment ou inconsciemment toute forme de pensée, y compris le choix d’une méthode. Aussi est-il devenu opportun, semble-t-il, de restituer la pensée de Weber dans sa vérité, non seulement pour mieux préciser ce qu’il entendait par neutralité axiologique, mais aussi pour la mettre en relation avec d’autres notions fondamentales de son épistémologie. » Et cette « vérité » est que : « Ainsi comprise, la neutralité axiologique oblige le savant à prendre plus clairement conscience de certains aspects de la démarche scientifique : du moment que le travail scientifique prétend à une « validité objective », il se fonde lui-même sur une évaluation, suivant les présuppositions qui garantissent son objectivité. Contrairement donc à certaines interprétations, la neutralité axiologique n’est pas le refus de toute évaluation, puisqu’elle repose elle-même sur une évaluation, d’un type spécial. Elle récuse simplement les autres évaluations de caractère politique, moral ou religieux parce qu’elles ne sont pas susceptibles de conférer aux faits une « validité objective ». Ainsi la neutralité axiologique a pour base le choix d’une évaluation déterminée, à savoir que les choses méritent d’être connus objectivement, étant entendu que ce choix constitue une présupposition qui échappe « à toute démonstration par des moyens scientifiques ». Le fondement de l’activité scientifique n’est pas lui-même scientifique, il dépend du choix des savants qui estiment que le travail scientifique est important en soi, que le monde vaut la peine d’être connu, qu’il est wissenswert. » (Freund 1990).
[3] D’une part, parce que le chercheur est imprégné de valeurs de toutes sortes (idéologie, croyances, etc.) et de partis pris épistémiques (les énoncés épistémiques quasi canoniques) qui conditionnent sa saisie et son approche du réel (Weber 2003 ; Weber 1965). C’est à partir de tels éléments (qui sont des accès à la connaissance) qu’il construit la réalité première (intuitive) des phénomènes ou des choses, et d’après lesquelles il examine des choses ou des phénomènes. D’autre part, de façon subséquente à la précédente observation, le chercheur en discriminant certains faits par rapport à d’autres, en hiérarchisant les éléments factuels et rationnels ou en leur accordant une certaine importance épistémique selon une pluralité de considérations (méthodologiques, expérimentales, logiques, etc.) – choix qui ne peuvent toujours avec satisfaction (unanime et universelle) se justifier d’un point de vue épistémologique – prend effectivement position dans sa démarche scientifique (Weber 2003) et il intègre certains partis pris épistémiques qui sont incorporés dans ses choix analytiques. Mais aussi, cette prise de position (qui n’est non pas personnelle mais ‘savante’) du chercheur est naturellement exigée par la configuration du champ épistémique dans lequel il évolue puisqu’un tel champ connaît ses propres tensions et il est animé de luttes paradigmatiques et de connaissances – c’est-à-dire le débat / la discussion scientifique. Ainsi, son travail de recherche est partie prenante d’un tel débat / d’une telle discussion en cours dans sa communauté scientifique d’appartenance, ce travail dès lors bien qu’il se présente comme dépourvu de tout partis pris personnel (ce qui ne peut être objectivement attesté) n’est pas dénué de positionnement savant. En ce sens, toute production savante comme proposition scientifique – étant dans les faits un parti pris savant – est un dire essentiellement politique. En dehors du débat / de la discussion scientifique, le travail de recherche est également un dire politique (que le théoricien / la théoricienne le veuille ou pas) qui est partie prenante des rapports de pouvoir observables dans la Cité.
[4] Selon Desanti (1984, 273), dans la pensée barchelardienne du rationalisme appliqué, précisément dans sa saisie de l’activité scientifique : « « Surveiller » peut s’étendre en deux sens. 1) Veiller à maintenir les constances ; s’efforcer d’éliminer les éléments de trouble. Bref faire en sorte que les choses demeurent en leur état. Ce qui veut dire : chercher à définir pour ces régions les procédures (les formes de catégorisation et de systématisation) propres à renforcer leur apparente stabilité. 2) En un autre sens surveiller veut dire prêter attention aux variations, aux oscillations, souvent minimes dont la composition entraîne l’effet de stabilité mais la menace également ; aux rapports de voisinage aussi, aux relations mobiles qui s’instituent aux frontières du champ théorique considéré, aux turbulences qui en affectent la figure d’équilibre, d’une manière qui n’est pas immédiatement visible, pour qui aperçoit la théorie en survol, selon la seule architecture, supposée fixe, de ses concepts et de ses énoncés canoniques. C’est en ce second sens que G. Bachelard a pratiqué l’espèce de surveillance qui caractérise son épistémologie. »
[5] Tel que le souligne Bachelard (1949, 86) : « Il n’y a pas de connaissance par juxtaposition. Il faut toujours qu’une connaissance ait une valeur d’organisation ou plus exactement une valeur de réorganisation. S’instruire c’est prendre conscience de la valeur de division des cellules du savoir. Et toujours la connaissance est prise dans le doublet du rationalisme appliqué ; il faut toujours qu’un fait juge une méthode, il faut toujours qu’une méthode ait la sanction d’un fait. L’empirisme et le rationalisme ont alors un dialogue quotidien. »
[6] En nous s’inscrivant dans la lecture freudienne de la neutralité axiologique wébérienne : « Weber rejette le positivisme scientiste qui non seulement fait de la science la valeur ultime qui consacrerait la validité des autres activités humaines, mais aussi le lieu où les hommes trouveraient enfin un jour la paix, le bonheur, la justice, etc. Du moment qu’elle est asservie à des présuppositions et des évaluations déterminées elle ne saurait valider que ce qu’elle peut contrôler dans les limites de ses présuppositions et non ce qui y reste extérieur. La neutralité axiologique signifie de ce point de vue que la science n’est compétente que dans son domaine, que délimitent ses présuppositions. Aussi Weber n’a-t-il cessé de combattre la thèse d’une science sans présuppotions. » (Freund 1990).
[7] Des crimes ayant heurtés la conscience humaine, des périls qui menacent en tout temps l’humanité.
[8] Le souvenir que quelque chose d’une telle nature a lieu, le refus du tabou ou de l’amnésie, la fin de l’inexistence et de l’invisibilité, le rejet de la double mise à mort des victimes.
[9] Une écriture/réécriture judiciaire de l’histoire.
[10] Un équilibre entre les trop mémoriels : trop peu de mémoire – oubli, tabou, inexistence, invisibilité, marginalisation mémorielle – et trop de mémoire – abus mémoriels, concurrence ou compétition des communautés de mémoire, etc.
[11] Stigmatisation, marginalisation, exclusion sur la scène internationale des auteurs et responsables de violations graves du principe de dignité. »




« « Si j’avais été en prison, j’en serais ressorti en étant une personne pire, avec un cœur endurci. » Russ Kelly
La punition a beau être au cœur de notre système de justice, pas une journée ne se passe sans que nous ayons l’impression que certaines personnes qui devraient être punies échappent à la justice – meurtriers de femmes autochtones, agresseurs sexuels, incluant des prêtres et des policiers, prédateurs financiers –, tandis que d’autres sont trop sévèrement sanctionnées – mineurs, femmes autochtones, itinérants, etc. Traversé de contradictions et montrant les signes d’une incapacité de rendre justice dans plusieurs cas, notre système judiciaire nous semble ainsi souvent malade, déboussolé ; les quêtes de justice portées par les peuples autochtones et le mouvement #MoiAussi, notamment, en témoignent avec force.
Ainsi sommes-nous régulièrement placés devant le constat que la vie collective repose sur des normes et des voies de régulation des relations humaines et des conflits qui doivent faire sens pour l’ensemble d’une société. Ces normes doivent correspondre à une manière commune d’interpréter la réalité qui propose une idée cohérente et largement partagée de la justice. Les défaillances de notre système judiciaire ne sont pas que techniques ; elles sont symptomatiques de rapports de pouvoir et de logiques dominantes incluant le racisme systémique, le conservatisme ou encore la marchandisation croissante du droit, qui mettent sous tension l’idée même de justice. Ainsi, on peut sérieusement se demander s’il existe une vision commune de la justice lorsqu’on tolère qu’un nombre élevé et anormal de femmes autochtones peuplent nos prisons, alors même que les agresseurs et meurtriers de centaines de leurs consœurs restent introuvés ou impunis depuis des années.
Dans ce contexte, il n’est pas facile de parler de voies alternatives à l’approche punitive qui prévaut et finit souvent par cacher l’essentiel. Cela demeure toutefois important : la prison ne résout pas les problèmes politiques, économiques et sociaux à l’origine de nombreux crimes et méfaits, pas plus que la répression ne diminue la criminalité dans notre société. Nous voyions déjà la nécessité de parler de « justice alternative » dans le dossier que Relations consacrait aux prisons en juin 2004[1], alors que le taux d’incarcération au pays était déjà préoccupant. Que s’est-il passé depuis ? Néolibéralisme et affaissement de l’État social ont coïncidé avec le durcissement des peines, le renforcement de l’appareil répressif, l’accentuation du problème de surpopulation carcérale (causée entre autres par le recours accru à la détention préventive et par la rareté croissante des libérations conditionnelles) et la surreprésentation aberrante des Autochtones dans le système de justice. Malgré la réforme actuelle du Code criminel proposée par le gouvernement fédéral – censée améliorer l’accès et l’efficacité du système en réponse à l’arrêt Jordan, notamment, mais sans que les ressources suivent toujours –, on tarde à se débarrasser du legs du gouvernement conservateur de Stephen Harper (2006-2015). Pensons aux peines minimales obligatoires qui contribuent à engorger le système en sanctionnant trop durement, et de manière souvent contreproductive, des personnes parmi les plus marginalisées et vulnérables.
Mises de l’avant depuis les années 1970 et portées par une multitude d’organismes, différentes initiatives de justice alternative peuvent nous permettre, collectivement, de sortir du tout-répressif, tout en responsabilisant les personnes et autres acteurs sociaux concernés. Ces initiatives visent essentiellement à écarter l’incarcération et la voie judiciaire lorsque c’est possible, à favoriser des pratiques de médiation et de réparation, à mieux tenir compte de certaines réalités sociales qui sont des vecteurs de délinquance ou de criminalité. Plurielles, certaines approches s’éloignent vraiment d’une visée punitive tandis que d’autres font plutôt dans le « punir autrement », le tout dans un fragile équilibre à trouver entre l’intérêt de la victime, celui du contrevenant et celui de la société.
Une des mesures-phares ayant ouvert une brèche dans notre Code criminel a aujourd’hui 20 ans. En effet, l’arrêt Gladue et les rapports du même nom visent à ce que les juges tiennent compte, dans les cas où des contrevenants autochtones sont en cause, de l’histoire de ces personnes et des effets dévastateurs des politiques coloniales sur elles et sur leur peuple, en proposant des sanctions et des mesures qui trouvent un écho dans les conceptions autochtones de la justice. Plutôt mitigé, le bilan que l’on peut en faire ouvre la voie à une idée plus radicale qui fait partie des recommandations majeures de la Commission vérité et réconciliation du Canada : celle de reconnaître enfin officiellement les traditions juridiques autochtones en tant que systèmes de droit légitimes.
Plusieurs pratiques de justice alternative s’inspirent d’ailleurs des principes de conciliation et de réparation associés à certaines traditions autochtones. Toutefois, nombre de spécialistes nous mettent en garde contre la simplification ou l’idéalisation de ces traditions plurielles, souvent basées sur des concepts complètement étrangers aux nôtres, et nous invitent à ne pas réduire la quête de justice autochtone à la seule justice réparatrice. Cette dernière, peut-être la plus connue des approches de justice alternative, cherche à créer un chemin d’humanité où la victime d’un crime, la communauté affectée et la personne contrevenante peuvent s’exprimer, échanger et vivre un processus qui se veut réparateur bien qu’éprouvant.
Une tension existera toujours entre les initiatives authentiques développées dans l’intérêt commun et d’autres qui sont instrumentalisées ; notre vigilance à cet égard s’impose. Le désengorgement des tribunaux, par exemple, ne doit pas se faire au profit d’une justice privatisée, de cabinets d’avocats en quête de nouveaux marchés (en médiation, en justice participative, etc.) et d’un droit expansif qui ne sert pas toujours la justice, ni l’intérêt public et démocratique. La tendance générale à faire porter aux seuls individus la charge de ce qui leur arrive – très forte dans notre système punitif et notre société sous l’emprise de l’idéologie néolibérale – doit aussi être combattue si l’on aspire à des transformations bénéfiques pour tous. Chose certaine, d’immenses chantiers de travail attendent ceux et celles qui œuvrent à humaniser la justice et à la rendre plus… juste.
[1] « La prison au banc des accusés », Relations, no 693, juin 2004. »
– Justice alternative : quand punir ne suffit pas
Par : Catherine Caron





par Akram Belkaïd
« En mai 1961, le jeune écrivain Kateb Yacine, tout auréolé du succès de son roman Nedjma, publiait dans Le Monde diplomatique un article intitulé «Tous les chemins mènent au Maghreb» où il rappelait la communauté de destin des pays d’Afrique du nord. C’était trois ans après la Conférence de Tanger, aujourd’hui tombée dans l’oubli, où les trois grands partis indépendantistes (Istiqlal pour le Maroc, Front de libération nationale (FLN) pour l’Algérie et Néo-Destour pour la Tunisie) proclamèrent leur foi en un Maghreb uni sur le plan politique. Il s’agissait-là d’une espérance partagée par plusieurs générations de militants qui s’étaient dressés contre la présence française. Comment ne pas croire alors en cette union? Un Maghreb uni faisait — et fait toujours, sens : une homogénéité religieuse, l’islam sunnite étant largement majoritaire, deux langues partagées (l’amazigh dans ses différentes versions et l’arabe maghrébin), des habitudes culturelles communes et une histoire partagée marquée notamment par la solidarité qui se jouait des frontières.
Ainsi, quand la France décide, en 1953, d’exiler à Madagascar le sultan marocain Mohammed V, grand-père de l’actuel souverain Mohammed VI, c’est tout le Maghreb qui s’embrase. La même chose s’était produite en décembre 1952 après l’assassinat par les services secrets français de Ferhat Hachad, la grande figure du syndicalisme tunisien. À peine connue l’information de sa mort, le Maroc s’enflamme; c’est à Casablanca qu’eurent lien les émeutes les plus violentes (40 morts parmi les manifestants). Enfin, le FLN algérien puis le Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) trouvèrent soutien, appui et refuge au Maroc comme en Tunisie durant la guerre d’indépendance (1954-1962).
Mais les indépendances ont balayé le projet maghrébin qui s’est transformé peu à peu en incantation stérile. En 1963, un conflit frontalier oppose le Maroc et l’Algérie. Douze ans plus tard, la prise de contrôle de l’ex-Sahara espagnol par le Royaume chérifien provoque deux affrontements meurtriers entre les deux pays et installe entre eux une paix froide qui, aujourd’hui encore, fait du Maghreb une zone très peu intégrée. Créée en 1989, l’Union du Maghreb arabe (UMA) demeure une coquille vide. Sur le papier, cet ensemble élargi à la Libye et à la Mauritanie, se voulait ambitieux : libre-circulation des personnes et des marchandises, normes communes, monnaie unique, échanges intenses en matière d’éducation et de formation, etc. De cela, rien ou presque n’a été réalisé. La frontière terrestre algéro-marocaine est fermée depuis 1994, il n’existe aucun équivalent de programme Erasmus pour les étudiants des trois pays et la liste des divisions — politiques, culturelles ou sportives —, semble interminable. Pour un exportateur de la région, il est plus facile de faire des affaires avec la France qu’avec le pays voisin. Et les chercheurs qui travaillent sur la région constatent régulièrement le coût de ce «non-Maghreb».
C’est dire à quel point cette démarche commune auprès de l’Unesco relève de la surprise agréable. Un autre exemple, peu connu, concerne l’interconnexion des réseaux électriques maghrébins qui a été achevée il y a quelques années ce qui démontre que des progrès peuvent être accomplis pour peu que le chauvinisme et les calculs politiques mesquins ne s’en mêlent pas.
Certes, cela n’empêchera pas chaque pays de continuer à revendiquer la paternité du couscous. Rappelons qu’en 2016, l’Algérie avait tenté de déposer seule un dossier auprès de l’Unesco avant de faire machine arrière après les protestations tunisienne et marocaine. Mais ces querelles picrocholines existent aussi à l’intérieur de chaque pays, l’adage affirmant qu’il y a autant de couscous que de familles. Plat du vendredi ou du dimanche, selon le jour de repos hebdomadaire des uns et des autres, le «t’âm» (ou «nourriture», le terme couscous est très rarement employé dans les dialectes arabes maghrébins sauf en Tunisie avec «kouskssi») ou «seksou», ou encore «kseksou», se décline en plusieurs centaines de recettes, qu’il soit à base de blé dur, d’orge ou même de maïs, avec ou sans épices, avec ou sans viande d’agneau, poisson ou poulet, chacune de ses recettes est propre à une région, une ville ou même un village. L’auteur de ces lignes privilégie ainsi une recette basique, issue de la tradition familiale : un couscous simple, au beurre ou, c’est encore mieux, à l’huile d’olive, mélangé à des petits pois de saison cuits à la vapeur. Autre recette, proustienne celle-ci : du lait chaud, un peu de miel et de la semoule çabha, c’est-à-dire qui reste du couscous de la veille.
Une hérésie sans nom
Mais, au-delà des divisions à propos de cet emblème par excellence de la convivialité et du partage — le couscous est mangé dans les joyeuses comme les tristes occasions —, deux choses uniront tous les Maghrébins : d’abord, leur méfiance atavique à l’égard de la semoule dite «express» censée permettre d’obtenir un couscous en moins de cinq minutes (semoule arrosée d’eau bouillante). Ensuite, et c’est le pire des crimes gastronomiques, la combinaison couscous-merguez si chère aux restaurateurs, patrons de relais-routiers et autres gargotiers et bistrotiers de France et de Navarre. Il s’agit-là d’une hérésie sans nom, d’une grave atteinte au bon goût culinaire, d’une dérive inacceptable en matière de (mauvaise) appropriation culturelle. Cela vaut pour toute viande grillée ou braisée, comme le méchoui, qui viendrait à accompagner ce plat. Imagine-t-on un cassoulet au haddock? Une choucroute à la viande de chèvre? Espérons que l’Unesco œuvrera fermement pour bannir cette pratique regrettable… »
par Akram Belkaïd

« Depuis plusieurs décennies, la capacité de notre système juridique de rendre justice aux victimes d’agression sexuelle est remise en question. Le mouvement #MoiAussi l’a réitéré avec vigueur. La peur du processus judiciaire et la conviction qu’ont les victimes que leur agresseur ne sera pas reconnu coupable ou puni de façon adéquate font partie des raisons qui expliquent que seulement 5 % des agressions sexuelles aient été dénoncées au Canada en 2014, selon les dernières données dont dispose le Centre canadien de la statistique juridique[1]. Même lorsque les victimes dénoncent leur agresseur, 79 % des dossiers ne font jamais l’objet d’un procès. Certains dossiers sont écartés par la police ou la poursuite après avoir été jugés non fondés ou trop difficiles à prouver. D’autres prennent fin avec la décision de la victime de se retirer du processus. Par ailleurs, lorsque les accusés sont effectivement poursuivis, 56 % sont condamnés[2].
Nous assistons ainsi à un phénomène de mise à l’écart graduelle des dossiers d’agression sexuelle qui met en péril la capacité du système judiciaire de punir ce type de violences. Si pareil phénomène s’explique par plusieurs facteurs, l’influence des stéréotypes de genre et des mythes concernant le viol y joue certainement un rôle. Devant ces constats, plusieurs solutions alternatives et novatrices sont élaborées à l’extérieur comme à l’intérieur du système afin de rendre justice autrement. Parmi celles-ci, les tribunaux spécialisés en matière sexuelle attirent particulièrement l’attention.
Apparus en 1993 en Afrique du Sud, ces tribunaux suscitent depuis l’intérêt de nombreux pays. Le modèle initial sud-africain propose des cours distinctes des cours criminelles traditionnelles, où l’on ne juge que des contrevenants accusés de crimes sexuels. Pour y siéger ou y pratiquer, juges et procureurs doivent avoir un intérêt particulier pour ces dossiers, avoir de l’expérience en la matière et suivre des formations de manière continue en droit criminel, mais également sur la dynamique et les effets de la violence sexuelle. L’approche de ces tribunaux est basée sur la victime. Ainsi disposent-ils d’installations visant à faciliter le témoignage des victimes et permettant à celles-ci d’éviter tout contact avec l’accusé. De plus, ils offrent aux victimes la possibilité de bénéficier de services d’agents de préparation à la Cour, de professionnels offrant de l’aide psychosociale tout au long du processus criminel et de professionnels du domaine médical. Enfin, le nombre d’acteurs impliqués dans chaque dossier est restreint de manière à assurer une meilleure collaboration entre chacun d’eux, à permettre aux victimes d’être mieux informées et à éviter qu’elles aient à répéter le récit de leur agression.
Cette initiative est particulièrement intéressante en raison de la spécialisation qu’acquièrent les acteurs du système de justice grâce à la concentration de leur champ de pratique et à l’accès à une formation continue. Cette spécialisation permet de minimiser l’effet des mythes sur le viol et des stéréotypes de genre qui interviennent trop souvent, consciemment ou non, dans les dossiers de crimes sexuels. De même, elle permet de réduire les risques qu’une victime subisse de nouveaux traumatismes en participant au processus judiciaire, puisque les acteurs du tribunal spécialisé comprennent mieux la réalité et les effets des crimes sexuels sur les victimes et apprennent à interagir de manière appropriée avec elles. Par ailleurs, une fine connaissance des règles de droit, de preuve et de procédure propres aux dossiers sexuels favorise une meilleure application de celles-ci et le respect des valeurs qui les sous-tendent.
Enfin, combler les besoins physiques, psychologiques et émotionnels de la victime – de la dénonciation à la condamnation – permet d’en faire un témoin plus solide et d’assurer sa participation au processus judiciaire. Cette collaboration avec la victime, qui est considérée comme un acteur clé du système, est essentielle pour mener une enquête, intenter une poursuite de qualité, et veiller à ce que justice soit rendue avec célérité.
En Afrique du Sud, les tribunaux spécialisés enregistrent annuellement des taux de condamnation d’environ 70 %. Il y a fort à parier que de tels tribunaux pourraient jouer un rôle positif au Québec, tant à l’égard du taux de condamnation des agresseurs sexuels que de l’expérience judiciaire des victimes.
[1] « Les agressions sexuelles autodéclarées au Canada, 2014 », Juristat, 2017, p. 18 et 34.
[2] Centre canadien de la statistique juridique, « De l’arrestation à la déclaration de culpabilité : décisions rendues par les tribunaux dans les affaires d’agression sexuelle déclarées par la police au Canada, 2009 à 2014 », Juristat, 2017. »
– Le modèle des tribunaux spécialisés en matière sexuelle
Par : Maude Cloutier




Chomsky, however, has no interest in harnessing education to prop up governments or market economies. Nor does he see education as a tool for righting historical wrongs, securing middle class jobs, or meeting any other agenda. »
« Chomsky, whose thoughts on education we’ve featured before, tells us in the short video interview at the top of the post how he defines what it means to be truly educated. And to do so, he reaches back to a philosopher whose views you won’t hear referenced often, Wilhelm von Humboldt, German humanist, friend of Goethe and Schiller, and “founder of the modern higher education system.” Humboldt, Chomsky says, “argued, I think, very plausibly, that the core principle and requirement of a fulfilled human being is the ability to inquire and create constructively, independently, without external controls.”
A true education, Chomsky suggests, opens a door to human intellectual freedom and creative autonomy.
To clarify, Chomsky paraphrases a “leading physicist” and former MIT colleague, who would tell his students, “it’s not important what we cover in the class; it’s important what you discover.” On this point of view, to be truly educated means to be resourceful, to be able to “formulate serious questions” and “question standard doctrine, if that’s appropriate”…. It means to “find your own way.” This definition sounds similar to Nietzsche’s views on the subject, though Nietzsche had little hope in very many people attaining a true education. Chomsky, as you might expect, proceeds in a much more democratic spirit.
In the interview above from 2013 (see the second video), you can hear him discuss why he has devoted his life to educating not only his paying students, but also nearly anyone who asks him a question. He also talks about his own education and further elucidates his views on the relationship between education, creativity, and critical inquiry. And, in the very first few minutes, you’ll find out whether Chomsky prefers George Orwell’s 1984 or Aldous Huxley’s Brave New World. (Hint: it’s neither.)
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Josh Jones is a writer and musician based in Durham, NC. Follow him at @jdmagness »
– Noam Chomsky Defines What It Means to Be a Truly Educated Person

« Les droits de l’homme sont régulièrement assimilés à une bien-pensance qui conduirait à la crétinisation des esprits. La liberté de l’individu serait responsable de la dissolution des liens sociaux, de la montée des incivilités, de la domination néolibérale. Les droits contemporains signeraient la fin du politique, car ils ne seraient que des revendications égoïstes détachées de toute délibération collective. Il est temps de répondre à ce fatras de reproches. Non, les droits de l’homme ne font pas de nous des malotrus, ni de mauvais citoyens, et ils ne se confondent pas avec le néolibéralisme. Au contraire, il est urgent, aujourd’hui que la tentation autoritaire s’étend, de donner aux droits de l’homme leur pleine signification. Réplique aux confusions ambiantes, ce livre voudrait servir de boussole démocratique pour des temps troublés.
Justine Lacroix est professeure de science politique à l’Université libre de Bruxelles. Jean-Yves Pranchère est professeur de philosophie politique à l’Université libre de Bruxelles. Ils ont publié ensemble Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique (Seuil, 2016). »
– Les Droits de l’homme rendent-ils idiot ? (via Revue Esprit)


« Social Justice in Times of Uncertainty takes as a starting point the health pandemic that erupted in 2020, which led societies across the world to cope with disruptions in the provisioning of goods and services, means of livelihood, and fundamental freedom – not least, that of movement. The crisis also revealed global and local inequalities, translated into who has the right to live or not, and raised new questions around (in)justice in the contemporary world. In light of the turmoil experienced, as a globalized society and within our communities, this congress emphasizes the relevance of social and environmental justice in the making of a fair society, asking the question: in times of uncertainty, what does it mean to live a good life in a just society? »
– La justice sociale en temps d’incertitude
Social justice in times of uncertainty
The 2021 Congress of the Swiss Sociological Association (SSA)



L’Atlas de l’Afrique (1), coordonné par l’Agence française de développement (AFD), présente les contributions conjuguées de ses experts et de ceux de la Commission économique pour l’Afrique (CEA) des Nations unies. Illustrée par près de cent cartes et graphiques, cette approche a le grand mérite de prendre le pouls d’une Afrique «qui innove». Aux thèmes transversaux attendus, axés sur les Objectifs de développement durable (ODD), s’agrègent des chapitres conçus comme autant d’«exemples incarnés» : les femmes, le numérique, les sociétés civiles, l’emploi, les jeunes. L’ensemble, bien qu’assez académique et sans surprise, dresse un panorama complet et offre de précieuses données statistiques.

Le second ouvrage, plus libre de ton, est, au fond, plus ambitieux. Car, en revisitant les codes de cette Géopolitique de l’Afrique (2), les auteurs s’attachent à analyser chacune des lignes de force qui la traversent. Les contributions de Philippe Hugon (1939-2018), qui fut directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et professeur émérite à l’université Paris Nanterre, et du grand reporter Jean-Christophe Servant, collaborateur du Monde diplomatique, proposent une radiographie minutieuse, servie par une forme originale et didactique de «fiches», enrichies de cartes inédites.
La pertinence de cet ouvrage tient à son approche : chacune des quatre parties qui le structurent — «Une Afrique plurielle», «Les défis de l’Afrique», «Les enjeux (géo)politiques» et «Les leviers du décollage» — est traitée en dix fiches synthétiques qui n’esquivent aucun angle difficile. Mieux : les auteurs s’attachent à resituer chaque problématique (la colonisation, le climat, le sous-développement, la démographie, le fossé numérique, les fractures sociales, etc.) dans le continuum critique des thèses et des théories produites jusqu’ici. Le résultat est inédit et décapant.
Sur le vaste thème «De la colonisation à la mondialisation», par exemple, Hugon et Servant reviennent sur les cinq ressorts de la dernière phase de la mondialisation (le changement d’échelle, la globalisation, le rôle du capitalisme financier, la multipolarisation et la constitution de réseaux transnationaux) pour montrer que, «en Afrique, la mondialisation achève la colonisation», mais avec des données et des acteurs nouveaux. Compte tenu de la diversification des États qui y interviennent — les pays émergents, notamment —, «les cartes, de plus en plus nombreuses, sont aujourd’hui largement dans les mains des acteurs africains».
Pour aller «au-delà de la rente» et de sa vieille logique qui pénalise depuis des lustres les économies, ils rappellent la persistante domination de «la production et l’exportation de produits du sol (agriculture, bois) et du sous-sol (mines, hydrocarbures)». Puis ils soulignent que le secteur manufacturier «pourrait être une alternative à cette dépendance de la rente», qui conduit toujours à une situation où «les populations restent vulnérables aux chocs extérieurs (prix des aliments ou du pétrole)».
De même, lorsque est abordée la (très) classique thématique du développement, l’accent est mis sur l’injonction à «se réinventer». Car l’Afrique doit enfin sortir des impasses du «court-termisme» d’acteurs extérieurs au continent — Fonds monétaire international, marchés financiers, fondations privées — pour privilégier «des modèles de développement à long terme». Face au «modèle consumériste, énergivore, carboné et producteur de déchets» des pays occidentaux, «les sociétés africaines peuvent s’approprier de nombreux progrès scientifiques et techniques réalisés par les pays riches pour construire leur modernité et leur croissance décarbonée selon des trajectoires plurielles».
Olivier Piot
Journaliste.«
« De même, lorsque est abordée la (très) classique thématique du développement, l’accent est mis sur l’injonction à «se réinventer». Car l’Afrique doit enfin sortir des impasses du «court-termisme» d’acteurs extérieurs au continent — Fonds monétaire international, marchés financiers, fondations privées — pour privilégier «des modèles de développement à long terme». Face au «modèle consumériste, énergivore, carboné et producteur de déchets» des pays occidentaux, «les sociétés africaines peuvent s’approprier de nombreux progrès scientifiques et techniques réalisés par les pays riches pour construire leur modernité et leur croissance décarbonée selon des trajectoires plurielles».
Olivier Piot
Journaliste. »
– Afrique
Vers une géopolitique renouvelée
par Olivier Piot

Roy Boyne, Scott Lash
« Nous ne pouvons pas penser le monde hors du langage. Fort de cette conviction, Wittgenstein entend déjouer les pièges du langage quand il tourne à vide et montre une nouvelle manière de pratiquer la philosophie.
Le langage, telle est la grande affaire pour Ludwig Wittgenstein. S’il y revient toujours, ce n’est pas parce qu’il veut construire une philosophie du langage au sens restreint du terme. C’est parce qu’il est convaincu qu’on ne peut guère lui donner congé. Nous sommes de plain-pied dans le langage – obstinément. Impossible d’adopter un point de vue angélique qui nous permettrait de penser le monde en dehors de lui.
C’est ce que montre déjà le Tractatus logico-philosophicus (1921), premier et seul ouvrage publié du vivant de Wittgenstein. Le livre est étonnant, écrit à coup de propositions lapidaires et de formules logiques. Ambitieux, le philosophe autrichien entreprend de tracer les frontières de ce que l’on peut penser en traçant les frontières de ce que l’on peut dire. Il n’y a pas de propositions philosophiques, celles qui se disent telles sont en réalité des pseudo-propositions. Car, écrit Wittgenstein, « le but de la philosophie est la clarification logique des pensée […] »
– Wittgenstein. La voie du langage
Catherine Halpern
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Platon. Délier pour mieux relier
Dimitri El Murr
Aristote. Philosophe du divers
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Épicure et le bonheur de l’homme libre
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Averroès. La cohérence de la vérité (accès libre)
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Machiavel. La ruse et la force
Jean-Vincent Holeindre
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Descartes. Une révolution en philosophie ?
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Spinoza. Une éthique de la joie
Pascal Séverac
Locke. L’esprit de la modernité
Philippe Hamou
Martine de Gaudemar
Philippe Saltel
Rousseau. La nature, la fiction et l’humain
André Charrak
Kant. Éloge de la finitude humaine
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Kierkegaard. L’existence est l’essentiel
Stéphane Vial
L’utilitarisme. Maximiser le bonheur
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Jean-François Dortier
Nietzsche. La civilisation comme problème
Éric Blondel
Husserl. La naissance de la phénoménologie
Laurent Jourmier
Bergson. Le temps de la création
Arnaud François
Bachelard. La science et les images
François Dagognet
Heidegger. Penser notre présence au monde
Dominique Saatdjian
Popper. Science et raison critique
Jacques Lecomte
Sartre. Condamnés à être libres
Guillaume Allary
Arendt. La politique à rebrousse-poil
Jean-Claude Poizat
Merleau-Ponty. Penseur de l’impensé
Étienne Bimbenet
Ricoeur. Expliquer plus pour comprendre mieux
François Dosse
Catherine Halpern
Deleuze. Une philosophie du mouvement
François Dosse
Foucault. L’histoire au service de la philosophie
Catherine Halpern
Derrida. Le rire de l’écriture
Marc Goldschmit
Jean-François Dortier
Jean-François Marmion
Le bonheur est-il obligatoire ?
Martine Fournier
Solenn Carof
Pense-t-on en mots ou en images ?
Achille Weinberg
Le travail sens dessus dessous
Xavier de la Vega
Thomas Lepeltier
La morale est-elle naturelle ?
Nicolas Journet
Les techniques menacent-elles l’homme ?
Catherine Halpern
Et si nous aimions être dominés ?
Martin Duru

« Semantic relativism is the view that the truth-value of some types of statements can vary depending on factors besides possible worlds and times, without any change in their propositional content. It has grown increasingly popular as a semantic theory of several types of statements, including statements that attribute knowledge of a proposition to a subject (knowledge attributions). The ways of knowing claim is the view that perception logically implies knowledge. In my “Semantic Relativism and Ways of Knowing” (2019) I argued that a relativist semantics for knowledge attributions is incompatible with the ways of knowing claim. I suggested that this incompatibility depends on some basic features of the logic of relativist semantics, and therefore can be shown to generalise beyond the discussion of knowledge attributions to semantic relativism more broadly. Here I make this generalisation. I demonstrate that for any proposition p expressed by a statement that does not have a relativist semantics, and for any proposition q expressed by a statement that does have a relativist semantics, p fails to logically imply q. I explain why this happens, discuss some of its philosophical consequences, and consider a way to modify relativist semantics to avoid it. I conclude that semantic relativism raises interesting philosophical questions that have gone largely unnoticed in discussions of this view until now.
Introduction
Semantic relativism is now established as a formally rigorous and philosophically robust framework for the analysis of a number of expressions, including predicates of personal taste (e.g. ‘good’, ‘tasty’, ‘fun’), moral judgement (e.g. ‘wrong’), epistemic predicates (e.g. ‘know’), and others. It says that the truth-value of statements that contain these expressions can vary depending on factors besides possible worlds and times, without any change in their propositional content. For instance, if Rick and Morty say ‘Adventures are fun’ to each other, they may say the same thing at the same time, but what they say might be true relative to Rick and false relative to Morty. This will be made more precise in Section 2, but roughly the idea is that, besides the possible world and time of the utterance, the truth-value of ‘Adventures are fun’ is sensitive to a standard of fun that is different for different people. This works in a similar way for ‘wrong’, ‘know’, and other expressions, except here the sensitivity is to standards of morality, epistemic standards, and so on (see, e.g., Kölbel 2008; MacFarlane 2014).
In a recent paper (2019), I argued that relativism about ‘know’ is incompatible with the ways of knowing claim. The ways of knowing claim is the claim that for any subject x and any proposition p, the proposition that x perceives that p (call this the ‘perception proposition’) logically implies the proposition that x knows that p (call this the ‘knowledge proposition’). For example, that Danny saw that Humpty Dumpty had a fall logically implies that Danny knows that Humpty Dumpty had a fall. I already gave (e.g. 2019: 2103–2104) a number of reasons to think that the ways of knowing claim is significant, and the emphasis in the present paper is on generalising my findings, so I won’t defend the ways of knowing claim. For our present purposes it should suffice to note that it enjoys an unusually long philosophical pedigree: from Russell (1948: 422), Moore (1953: 77), Chisholm (1989: 41), to Williamson (2000: 34).
I noted (2019: 2090) that this incompatibility is a consequence of the logic of semantic relativism, by which I mean the set of formal principles that underlie relativist semantics; for example, I noted that the incompatibility can be demonstrated in purely set theoretic terms, with minimal assumptions about how set membership is determined and no assumptions about the members themselves. I will explain the incompatibility in detail later on, but at root the problem arises because the truth-value of the knowledge proposition is sensitive to a standard that the perception proposition is not sensitive to.
I did suggest (2019: 2104) that this kind of incompatibility generalises beyond ‘know’ and the ways of knowing claim to semantic relativism more broadly. However, I did not demonstrate this and only briefly discussed some of its implications.
Here I demonstrate that the incompatibility does generalise to semantic relativism more broadly and discuss some broader implications of this generalisation. The paper is structured into seven sections. In Sect. 2 I outline the relevant aspects of relativist semantics and define logical implication. In Sect. 3 I generalise my earlier claims without reference to any concrete examples. No examples are used in order to show that the claims do not depend on the details of a given debate, but on some basic conditions that can occur as a consequence of the logic of the relativist framework. In Sect. 4 I provide a few concrete examples. In Sects. 5 and 6 I discuss two philosophical consequences of semantic relativism that arise as a result of the above discussion. In Sect. 7 I consider a way to modify relativist semantics to avoid these consequences. I conclude in Sect. 8.
Relativist Semantics
Circumstances of Evaluation and Relativism
The foundation for relativist semantics is usually David Kaplan’s well-known “Demonstratives” (1989). In Kaplan’s framework sentences in contexts (i.e. sentence types tokened through use in speech or writing) express propositions or contents that are evaluated for truth at so-called circumstances of evaluations, which are characterised as ordered pairs of possible worlds and times.Footnote1 For shorthand, we will use ‘sentence’ to mean ‘sentence in context’ in what follows. For instance, suppose a sentence Φ expresses the proposition that p; the truth-value of p is determined as a function of a circumstance < w, t > , where the parameters w and t stand for a possible world and a time.
Relativists extend this framework in one of two ways. Moderate relativists like Max Kölbel (e.g. 2008) say that there are parameters of circumstances besides w and t and the values of these unorthodox parameters are determined by the context in which the sentence was tokened, i.e. the context of use or utterance. Radical relativists like John MacFarlane (e.g. 2014) also say that there are unorthodox parameters, but the values of both orthodox and unorthodox parameters may be determined by so-called contexts of assessment, which may or may not overlap with the contexts of use. Contexts of assessment are understood to represent a possible situation in which the utterance of a sentence might be evaluated for truth.
For example, both moderate and radical relativists would say that sentence (1) expresses the proposition ADVENTURE:
(1) Adventures are fun.
ADVENTURE: that adventures are fun.
And they would say that the truth-value of ADVENTURE varies as a function of the value of a standards of taste parameter f. When evaluating uttered sentences, moderate relativists would index f to the context of utterance, and radical relativists would index f to the context of assessment.Footnote2 For instance, let’s say Rick likes adventures and Morty hates them. Then according to moderate relativism, Rick’s context of utterance sets a value of f such that ADVENTURE comes out true, and Morty’s such that ADVENTURE comes out false. According to radical relativism, Rick’s context of assessment sets a value of f such that ADVENTURE comes out true, and Morty’s such that ADVENTURE comes out false. When the context of utterance and the context of assessment overlap, moderate and radical relativism yield the same truth-values. The difference between the two views is revealed when the context of utterance and the context of assessment come apart. Suppose that Rick utters ‘Adventures are fun’ and both Rick and Morty evaluate whether what Rick is said is true or false. Following moderate relativism, what Rick said is true for both Rick and Morty; the truth-value is a function of Rick’s context of utterance and Rick likes adventures. In contrast, following radical relativism, what Rick said is false for Morty; the truth-value is a function of Morty’s context of assessment and Morty hates adventures. But it is true for Rick; the truth-value is a function of Rick’s context of assessment.
We need not dwell on these differences. What is important here is that for both types of relativism, a circumstance of evaluation in this case is a tuple < w, t, f > . More generally, both moderate and radical relativists add unorthodox parameters to circumstances and—this last part is crucial for the demonstration in §3 below—the values of the parameters of circumstances vary independently of each other. To make things easier in the rest of the paper, let us symbolise the unorthodox parameter with n. Finally, because what we will say does not depend on variation in times, for the sake of simplicity let us drop these from circumstances.
Thus, we will understand circumstances of evaluation just as pairs < w, n > , where the values of w and n vary independently of each other. The truth-value of the proposition expressed by a sentence is evaluated with respect to the values of w and n.
Assessment-Sensitivity and Insensitivity
According to semantic relativism, all sentences express propositions that are evaluated with respect to < w, n > . However, not all propositions are evaluated in the same way. Sentences like (1) express propositions whose truth-values vary when the values of either w or n vary. Other sentences express propositions whose truth-values vary only when the value of w varies; changes in the value of n make no difference to the truth-value of the proposition. Our formal semantic system looks at the values of all the parameters to yield a truth-value for any proposition, but in the case of propositions expressed by the latter type of sentences, the value of n makes no practical difference to their truth-values. Semantic relativism is not, or need not be, a form of global relativism (see Wright 2008: 166–68).
MacFarlane (2014: 90) calls the two types of sentences assessment-sensitive and assessment-insensitive (see also Tarasov 2019: 2092):
AS: A sentence Φ is assessment-sensitive if and only if there is a circumstance of evaluation < w1, n1 > at which the proposition expressed by Φ is true, and there is another circumstance of evaluation < w1, n2 > at which it is false, where n2 ≠ n1.
AIS: A sentence Φ is assessment-insensitive if and only if, if the proposition expressed by Φ is true at circumstance < w1, n1 > , then it is also true at every circumstance which is a member of the set {< w1, n2 > , < w1, n3 > , …, < w1, nn >}, where nn is any value of the parameter n.Footnote3
We have already seen an example of a sentence that fits AS, viz. sentence (1). Here is an example of a sentence that fits AIS:
(2) Rick built a gun.
Presumably, whether Rick built a gun is not dependent on a context of assessment; it is intuitive that this is not something dependent on someone’s judgement or standard. The present framework allows us to respect this intuition; (2) can be analysed as assessment-insensitive.
An important point to emphasize here is that, if we evaluate a proposition that is expressed by an assessment-sensitive sentence, we will find at least one value of n at which that proposition is false; otherwise, the sentence would not be assessment-sensitive after all. I have noted (2019: 2095) that relativists make an analogy between the way contingent sentences are modelled in possible world semantics and assessment-sensitive sentences are modelled in relativist semantics: just as in a possible worlds semantic model for contingent sentences there must be at least one possible world at which the proposition expressed by a contingent sentence is true and at least one possible world at which the proposition is false, so in a semantic model for assessment-sensitive sentences there must be at least one value of a parameter fixed by a context of assessment with respect to which the proposition expressed by an assessment-sensitive sentence is true and at least one value of this parameter with respect to which the proposition is false.
As we go along, the interaction between propositions along the two axes of circumstances of evaluation will be made clearer with the use of concrete examples presented within toy semantic models that include as few circumstances of evaluation as possible. This initial exposition is here to give a general sense of the fine workings of the relativist system through a familiar analogy with possible worlds.
[…]
Conclusion
We have seen that my 2019 claims about semantic relativism about ‘know’ generalise to semantic relativism more broadly and we noted some worrying consequences of this generalisation. In particular, we noted that semantic relativism ends up being incompatible with more than just the ways of knowing claim, that it implies a commitment to deferentialist methodological priority and that it invites what we have called unexpected relativism. We also saw that the natural way to modify relativist semantics would at best avoid only some of these issues at the price of a more coarse-grained semantics. While there are prima facie reasons to be concerned about these consequences, the extent to which we ultimately find them worrying is open to debate. Nonetheless, the fact that these consequences are there to be debated is, to the best of my knowledge, a novel finding. Semantic relativism is a view that raises more philosophical questions than relativists and non-relativists alike have accounted for. Whichever way these questions are ultimately answered, we have a new line of enquiry to engage semantic relativists on, and in the broader discussions of the semantics of expressions like ‘know’, ‘wrong’ and others. »
– Tarasov, L. Semantic Relativism and Logical Implication. Erkenn (2020).

« The 12th issue of On_Culture seeks to explore ambiguity in its potential and limits as an analytical tool for research in the study of culture. By the same token, the issue is also interested in perspectives on ambiguity as a cultural phenomenon in its historical situatedness and political dimensions.
Argument
As a topic that is both timeless and current, the variety of manifestations and functions of ambiguity in culture, politics and everyday life has inspired scholars from various disciplines in the study of culture, from gender and queer studies (Engel 2002, Wilkerson 2007) to art history and theory (Eco 1962, Franklin 2020), and social sciences (Bauman 2007). The 12th issue of On_Culture seeks to explore ambiguity in its potential and limits as an analytical tool for research in the study of culture. By the same token, the issue is also interested in perspectives on ambiguity as a cultural phenomenon in its historical situatedness and political dimensions.
The act of renouncing fixed binary oppositions in social and cultural environment, although often celebrated for its dynamic power and political potential, can fuel reactionary and anti-democratic backlashes and calls for cultural homogeneity. Especially in times of crisis, such as the ongoing pandemic, simple answers to complex questions seem to be growing in popularity. In a study on the connection between totalitarianism, authoritarianism and ambiguity intolerance, Adorno et al. (1950) pointed out that “ambiguity tolerance” (Frenkel-Brunswick 1949) decreases, when the social and cultural environment is uncertain. More recently, Thomas Bauer (2018, 2021) has also argued that modern societies show a comparatively high level of ambiguity intolerance in comparison to pre-modern societies.
From literary fiction to political discourse, ambiguity counts among the narrative effects of the increasingly noticeable blurring of the fact/fiction boundaries. What are the implications of this epistemological ambiguity and what does it reveal about the cultural landscape which gives rise to this situation? While the concept of ambiguity is often employed to describe equivocal, open, and enigmatic phenomena, the following questions often remain unanswered: What exactly is meant when something is characterized as ambiguous? Are there different stages, degrees, or variations of ambiguity, and can they be differentiated terminologically and analytically? How can we include ambiguity’s historicity in our conceptual reflections and theoretical discussions? To what extent are the production, perception, transformation and functions of ambiguity shaped by the occidental western tradition of thought, and what are the challenging phenomena?
We welcome (disciplinary and interdisciplinary) contributions that go beyond the mere statement of ambiguity, and instead carefully describe different ambiguous phenomena and investigate what means are used to produce this ambiguity, how it functions, and what different levels and forms exist in its production and reception. Though the editorial team would be delighted to see unequivocal answers to some of the previously raised questions, this issue also seeks to disrupt traditional expectations of scientific knowledge production by raising more (new) questions than giving final answers.
Possible topics include but are not limited to:
(systematic) approaches to ambiguity in art, visual culture, and literature
ambiguity and epistemology
undisambiguation in theory and praxis (e.g. deconstructive (re-)reading, queering)
conceptual proximity (vis-à-vis ambivalence, hybridity, liminality, queer, opacity, abstraction)
critique of ambiguity and alternative concepts
historicity of ambiguity: historical manifestations and transformation processes
ambiguity and narrative (e.g. fact/fiction boundaries, (post)modern poetics)
ambiguity and (political and/or activist) engagement: strategic use of ambiguity (e.g. as camouflage and self/protection)
ambiguity (in)tolerance in everyday life or in times of crisis (COVID-19 pandemic, peak phase of the AIDS epidemic, etc.)
significance of ambiguity for gender studies, queer studies, and post/decolonial studies
ambiguity and its potentials for (political-democratic) education and pedagogy
culture(s) of ambiguity in religions »
– Ambiguity: Conditions, Potentials, Limits
“On_Culture” Issue 12 (Winter 2021)
« Littérature
Comment écrit-on «je» en arabe?
par Arezki Metref »




Histoire d’humeurs à prendre ou à laisser…
Greta Rodriguez-Antoniotti







« Un complotiste peut en cacher un autre ! Tous ne sont pas des stratèges sans scrupules : certains peuvent être de bonne foi. Nous sommes d’autant plus tentés de les croire et de les relayer que leurs explications sont cohérentes.
Les « théories du complot » sont des récits explicatifs postulant que certains événements ont été orchestrés, dans le plus grand secret, par un groupe de puissants dans l’objectif de privilégier leurs intérêts (1). Elles disposent aujourd’hui d’une large exposition médiatique, au point qu’elles préoccupent les politiques et sont considérées comme des menaces pour la cohésion nationale. Le gouvernement a ainsi appelé l’Éducation nationale à instaurer dans les écoles des stratégies spécifiques de lutte contre le phénomène complotiste, dans le but de protéger les jeunes contre les manipulations.
Il est vrai que ces théories peuvent être créées ou instrumentalisées à des fins politico-idéologiques. Pensons à la plus connue, la théorie du « complot juif mondial », développée et utilisée depuis le 19e siècle pour asseoir la légitimité d’idéologies antisémites. De prime abord, le lien entre complotisme et manipulation peut donc sembler évident, et on pourrait penser que ces récits ne relèvent que de manipulateurs sans scrupules cherchant à diriger l’opinion par différents moyens. Les recherches scientifiques sur le sujet amènent pourtant à nuancer ce point de vue.
Un complot, c’est logique et ça simplifie la vie !
Certes, les propagateurs de ces théories utilisent bel et bien des stratégies plus ou moins élaborées dans le but de convaincre leurs interlocuteurs de leur véracité, par exemple en impliquant émotionnellement leur public, ou en utilisant la forme narrative et des scenarii courants de nature à les faire paraître plus intuitives. Mais ces stratégies ne sont pas forcément réfléchies et généralisées par des stratèges de haut niveau dans un objectif manipulatoire conscient : nombre de personnes croient très sincèrement à ces récits, les mêmes mécanismes se retrouvant d’ailleurs chez toute personne diffusant des opinions ou des croyances (2).
De plus, contrairement aux idées reçues, une théorie du complot s’élabore et se propage, en grande partie, grâce à des mécanismes cognitifs parfaitement rationnels et explicables. Par exemple, elle se construit souvent autour du dévoilement de vérités cachées et explique des événements complexes par un nombre limité de facteurs, ce qui est très attractif. Elle peut aussi s’accompagner d’un mille-feuille argumentatif (3) : une compilation de « preuves », souvent individuellement peu convaincantes mais difficiles à réfuter du fait de leur accumulation. Le récit complotiste peut alors apparaître, par défaut d’investissement cognitif, plus convaincant que l’explication proposée par les autorités.
Ces mécanismes sont liés à l’épatante capacité du cerveau humain à interpréter des stimuli disparates pour nous permettre d’évoluer dans un environnement complexe. Nous pouvons tous être induits en erreur à cause de « biais cognitifs » qui nous amènent à adhérer à des explications en apparence logiques ou intuitives, mais fausses ! Nous pouvons ainsi facilement attribuer la même cause à deux événements quasi simultanés (illusion des séries), surestimer la régularité du hasard (effet de râteau), considérer en priorité les éléments qui renforcent notre idée première (biais de confirmation), etc.
La tentation d’y croire
La théorie du complot convaincra aussi d’autant plus qu’elle évoluera dans un contexte social la favorisant. Construite sur un attachement fort et exclusif à son groupe d’appartenance et sur le rejet de tout autre (4), elle évite la remise en question. Si elle répond à des questionnements fondamentaux du groupe, ses adeptes feront abstraction d’informations inexactes. Si elle est plébiscitée par l’entourage, il sera aussi plus facile d’y croire. En effet, toutes les certitudes sont sociales et reposent sur la confiance en autrui, dans l’idée que tous ne peuvent être unanimes dans l’erreur (stratégie du conformisme), et qu’il est plus confortable de partager les idées de son groupe. Or, malgré la disponibilité accrue d’informations provenant de sources variées, nous tendons tous à privilégier certains récits explicatifs en ignorant ceux d’autres groupes (5). Par exemple, nous lisons plutôt des médias présentant une vision du monde proche de la nôtre et nous confrontons peu à des sources contradictoires.
Cependant, sauf dans des cas de croyance radicale, l’adhésion au récit complotiste n’est pas statique mais peut être conditionnelle, partielle ou probabiliste, et des nuances et des révisions de son interprétation apparaissent selon les circonstances. La théorie du complot n’est pas seulement transmise, elle se discute, afin d’arriver à un consensus sur l’explication des événements relatés mais aussi sur le degré de foi à y porter. Même si la confrontation entre ses adeptes et les sceptiques n’engendre pas forcément de consensus, cette discussion impactera la position de chaque interlocuteur obligé de défendre son opinion… quitte à parfois radicaliser sa position pour garder la face en cas de contestation.
Qu’elle émerge de questionnements sincères ou qu’elle soit produite et instrumentalisée dans un but politique ou idéologique, la théorie du complot fonctionne surtout parce qu’elle s’ancre dans un terrain cognitif, psychologique et socioculturel favorable, et qu’elle répond au besoin finalement bien légitime de citoyens de donner du sens à des événements émotionnellement interpellants (par exemple, un attentat). Ce terrain propice ne se limite pas à la seule « complosphère » militante : tout un chacun y est potentiellement soumis.
De par le fonctionnement du cerveau et notre sociabilité, nous sommes tous, à un certain degré, à la fois manipulateurs et manipulés. Il est donc nécessaire de conscientiser ces mécanismes, de ne pas coller l’étiquette de « manipulateur » à tous les diffuseurs de ces théories, ni d’opposer ceux qui détiendraient toujours la vérité à ceux qui seraient constamment dans l’erreur. Il faut, au contraire, prendre en compte ces mécanismes et nuances dans la conception d’outils et d’actions destinés à contrer les effets négatifs de ces récits et les dérives manipulatoires volontaires de certains mouvements. Et de privilégier un dialogue constructif avec ceux qui doutent.
Baptiste Campion et Aurore Van de Winkel
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L’art de se manipuler tout seul
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NOTES
(1) Pierre-André Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne, Mille et Une nuits, 2006.
(2) Voir Michel-Louis Rouquette et al., « Influence de la pertinence et de la structure sous-jacente sur la mémorisation des énoncés », Bulletin de psychologie, vol. XXX, n° 1-2, 1976.
(3) Gérald Bronner, La Démocratie des crédules, Puf, 2013.
(4) Uli Windisch, Le Prêt-à-penser. Les formes de la communication et de l’argumentation quotidiennes, L’Âge d’homme, 1990.
(5) Gary Alan Fine, « Rumeur, confiance et société civile. Mémoire collective et cultures de jugement », Diogène, n° 213, janvier-mars 2006. »





« Texte d’opinion publié en primeur sur notre site.
Les tendances marxistes d’un certain nombre de professeurs dans les facultés de sciences sociales ne datent pas d’hier. Mais plus récemment, ces tendances se sont étendues progressivement aux sciences naturelles (mathématiques, physique, biologie, etc.). Au point, semble-t-il, qu’il soit de plus en plus difficile de discerner les articles scientifiques farfelus des études sérieuses.
Rien n’expose mieux ce phénomène que l’initiative de Peter Boghossian, James Lindsay et Helen Pluckrose. Ces trois universitaires ont pendant plus d’un an rédigé plusieurs papiers complètement loufoques pour finalement les voir publier dans certains des plus prestigieux journaux académiques des sciences sociales.
Dans ce qu’on appelle le « canular Sokal au carré », ces chercheurs américains ont rédigé une vingtaine de fausses études pour piéger plusieurs revues universitaires afin de mettre en lumière ce qu’ils voyaient comme une corruption de la recherche académique répandue dans le champ des sciences sociales, et les dérives idéologiques dans certaines disciplines scientifiques.
Je cite Wikipédia : « Les papiers avancent des thèses volontairement absurdes : une nouvelle catégorie de bodybuilding pour obèses devrait être créée afin que ce sport cesse d’être oppressif envers les gros, encourager les hommes à utiliser des sex-toys anaux permettrait de lutter contre l’homophobie et la transphobie, les étudiants blancs devraient assister aux cours par terre et enchaînés, l’astronomie serait une science intrinsèquement sexiste. »
« Un des papiers a été rédigé à partir d’une poésie générée aléatoirement par un ‘’générateur de poésie adolescente angoissée’’, et un autre est une recopie d’un chapitre de Mein Kampf dont certains mots ont été remplacés par des termes propres au vocabulaire féministe. C’est une étude sur la ‘’culture du viol chez les chiens dans les parcs canins’’ qui, de par son absurdité, a attiré l’attention des médias durant l’été 2018. »
Quatre de ces études, qui auraient normalement dû être rejetées par les comités de lecture, ont été publiées (dans des journaux académiques comme Gender, Place, and Culture, Sexuality & Culture ou le Journal of Poetry Therapy). Et trois autres avaient été acceptées en vue d’une publication! Leur démarche est également bien documentée dans cet article de Areo Magazine (dirigé par Pluckrose).
Ce canular est venu en réaction à un mouvement qui semblait marginal au départ, mais qui prend une place de plus en plus grande. Et surtout, qui menace non seulement la liberté d’expression, mais la qualité de nos institutions académiques. Il s’agit d’un courant antilibéral à l’intérieur d’une certaine gauche, qui s’inspire du « marxisme culturel », un mouvement explicitement antilibéral et anticapitaliste qui s’appuie sur une critique radicale des sociétés libérales occidentales, considérées comme patriarcales, racistes, hétérosexistes et oppressives de diverses manières. Notamment parce qu’elles ont des majorités blanches et parce que l’économie de marché ne peut fonctionner qu’au profit de la majorité et en exploitant les minorités.
Ce mouvement idéologique, bien réel, va sans doute continuer de faire des ravages pour un bout de temps, et constitue une menace sérieuse pour ceux qui croient que les valeurs de nos sociétés doivent être défendues. En effet, il va sans dire que la liberté d’expression, un aspect fondamental des sociétés libérales occidentales, n’a pas vraiment d’importance pour cette frange d’extrémistes.
Bref, cette histoire serait plus drôle si elle n’était pas également inquiétante. Les débats d’idées, ainsi que l’économie de marché en général, sont menacés par ces tendances et il faut en prendre conscience.
Michel Kelly-Gagnon est président et directeur général de l’IEDM. Il signe ce texte à titre personnel. »


« The non-philosophical process of describing and rigorously explaining a reality is one that observes the effects of the real, reacts to the ‘workings of the real’ which resides behind the conceptual or discursive phenomenon that represents it, and builds its own syntax, which is then subjected to the real. (Kolozova, 2014: 3)
Embarking on the theoretical journey of François Laruelle’s ‘non-philosophy’, Katerina Kolozova has provoked us to challenge philosophical thought’s colonization of ‘the real’1; instead, she has urged us to approach the subject (amongst other concepts) not as a construed figure or even a map of positions that can only think itself, but rather as a radical concept, ‘an instance’ that can enable thought to align with the real, instead of absorbing it in the totality of any system of linguistic representation and/or meaning.
But how can one ‘correlate only with the real and in an immanent way’ (Kolozova, 2014: 4) following Kolozova’s trails in ‘non-philosophy’? It is here that the figuration of ‘the nomadic subject’ (Braidotti, 1994, 2011) has recently come to haunt me as a concept that needs to be revisited and radicalized. Throughout my work I have repeatedly drawn on the nomadic subject as a useful figuration of female subjectivity (see Tamboukou, 2004, 2009, 2010, 2012). Nomadism as a spatial concept denoting uncharted movements seemed to facilitate non-static ways of theorizing the subject and his/her relations to the world and to others. But it seems that the nomads of the real world, and their torturing wanderings today, have challenged the romance of unregulated movement and force us to radically rethink the very concept of nomadism itself.
In engaging with questions of the real, I draw here on Alfred North Whitehead’s (1985) organic awareness of reality. In Whitehead’s realism, and his famous thesis against ‘the bifurcation of nature’, there is no gap between the scientific conception and the subjective experience of the world (1964: 30). As we emerge from the world and not the world from us, the real that has conditioned our being-in-the-world, and our very ability to think, is continually urging us to respond to the questions it raises and to react to the necessities it creates, no matter how chaotic or ungraspable they are.
The question I therefore raise in this paper is whether nomadism has become a concept irreparably infected with the unbearable heaviness of those who are not able to move and cross borders and boundaries – the dark side of the moon of mobility. To put it simply: can we still use the nomadic subject in the era of the so called ‘refugee crisis’ that has uprooted millions of people across the globe and has forced them to take up nomadic paths as the only feasible way of going on living? Here it is important to note that the notion of the ‘crisis’ is debated and contested in current bodies of literature as a discursive construct in the process of restricting global mobility (see Zavos, 2017; Carastathis et al., 2018). As Donna Gabaccia has argued, ‘historians of migration view human movement as an ordinary, rather than exceptional, dimension of human life and as an almost universal human experience’ (1999: 1115). But what has changed in the current flows of forced displacement is that in January 2016 women and children on the move outnumbered adult men for the first time, comprising 60 per cent of migrants crossing into Europe.2 This unprecedented phenomenon of women’s mobility in the wilderness raises the question: how can the feminist figuration of the nomadic subject enable us to grasp the lived experiences of women entangled in global mobility assemblages (Tamboukou, 2020b)?
In introducing the second edition of Nomadic Subjects, Braidotti has importantly noted that ‘the central concern for my nomadic subject is that there is a noticeable gap between how we live […] and how we represent to ourselves this lived existence in theoretical terms and discourses’ (2011: 4). In this light, nomadic subjectivity is a process that should be taken ‘as ethically accountable and empowering’ (Braidotti, 2011: 4). But how can this be done? This is the question that I want to take up in this paper. While I have been inspired by Braidotti’s philosophical figuration of the nomadic subject, I also want to consider the implications of using words and names that have become unbearably heavy within the geopolitical contexts of our lived existence.
‘There is a forcible affect of language, which courses like blood through its speakers’, Denise Riley has written (2005: 1), pointing to the force of language to wound beyond consciousness, recognition and analytical thinking. Moreover, feminist theorists have persuasively argued that naming is a political act, one that is based on mutual recognition (see Scheman, 1993; Baaten, 2002). To put it simply, the names that we give and the words that we use not only express but also constitute the real. Drawing on Ludwig Wittgenstein’s philosophy of language, Jane Braaten has observed, however, that there are no literal or fully determinate meanings of words and sentences, and therefore viable alternatives are always possible (Baaten, 2002: 176). Since naming is an important political form of recognition, albeit not fully determinate, what I want to contemplate in this paper is the necessity or desirability of a shift in naming as a way of recognizing displaced women’s right to have a place to live.
In light of the above, in this paper I problematize the nomadic subject, both as a concept and as a name – a descriptor of a subject position. My argument is that despite its radical genealogy in feminist theory and politics, the figuration of the nomad cannot correlate with the lived experiences of displaced women in the current geopolitical context. Although nomadism is still a component entangled in current mobility assemblages (Tamboukou, 2020b), its cartographies unveil different modalities of wanderings, other tracks, traces and sea crossings to be followed and understood.
[…]
Thinking Nomadism: A Contested Notion
Rosi Braidotti’s figuration of ‘the nomadic subject’ has been a radical intervention in the way feminism has theorized subjectivity. Nomadism runs as a red thread throughout her work, weaving together her trilogy of Nomadic Subjects (1994), Metamorphoses (2002) and Transpositions (2006). While revisiting the first edition of Nomadic Subjects (2011), Braidotti has also offered Nomadic Theory (2012) as a comprehensive volume encompassing the concepts, formulations and figurations that emerge from her overall philosophical work. While acknowledging the critical archive of knowledges that Braidotti has created around her take of nomadism, in this paper I will focus on ‘the nomadic subject’ as a philosophical and political figuration unfolding throughout her corpus, as briefly outlined above.
Spaces, places, gendered bodies and movement are at the heart of the embodied and embedded conceptualization of ‘the nomadic subject’. But while Braidotti has tried to ground and sex the abstract figure of the nomad in Deleuze and Guattari’s (1988) philosophical work, she has nevertheless created her own abstractions, as I will further argue in this section. In introducing her figuration, Braidotti has highlighted its mythical traits and has pointed to its connections to a Spinozist take on political imagination – imagining a different world so that social change can become an actuality: ‘the nomadic subject is a myth, or a political action, that allows me to think through and move across established categories and levels of experience: blurring boundaries without burning bridges’, she has written (Braidotti, 2011: 26).
Despite its mythical and metaphorical traits, however, the nomad acknowledges the real by pointing to the bodily, material and spatial roots of subjectivity. Nomadic subjects are subjects in transition. They are not characterized by homelessness, but by their ability to recreate their homes everywhere. As Deleuze and Guattari have put it, ‘the nomad has a territory; distributes himself [sic] in a smooth space; occupies, inhabits, holds that space’ (1988: 380). Distributed in a smooth space, the nomadic subject is not permanent: it is constituted by continuous shifts and changes, which have their cycles of repetition and recurrence. The nomad is not unified but is not completely devoid of unity either. The nomad passes through, connects, circulates, moves on; she or he makes connections and keeps coming back (1988: 380). It is, however, in passing between these points that the nomad enjoys the freedom of movement. The life of the nomad is the going between, ‘the intermezzo’ (1988: 380). Nomadic subjects cannot be integrated into established social structures and react critically to the discourses and practices that have set the conditions of their existence in this world.
In the light of Deleuze and Guattari’s nomadology (1988), Braidotti has thus imagined ‘nomadic consciousness as a form of political resistance to hegemonic and exclusionary views of subjectivity’ (2011: 58); she has further related it to the Foucauldian notion of counter-memory that has the possibility of enacting a rebellion of subjugated knowledges (2011: 60). Travelling is not essential in the condition of the nomad. As Deleuze and Guattari have put it, ‘the question is what in nomad life is a principle and what is only a consequence’ (1988: 380), and in this line of analysis the nomad’s transition from point to point is indeed a consequence, ‘a factual necessity’, while ‘it is false to define the nomad by movement’. Braidotti has therefore noted that ‘it is the subversion of set conventions that defines the nomadic process, not the literal act of travelling’, adding that ‘some of the greatest trips can take place without physically moving from one’s habitat’ (Braidotti, 2011: 26). In this light, nomadism is not a situation of being but of becoming: ‘nomadic shifts designate, therefore, a creative sort of becoming, a performative metaphor that allows for otherwise unlikely encounters and unsuspected sources of interaction, of experience and of knowledge’ (2011: 27).
[…] »
– Tamboukou, M. (2020). Feeling the Real: The Non-Nomadic Subject of Feminism. Theory, Culture & Society.


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Figura fait paraître le premier ouvrage de sa nouvelle collection «Photons»: L’exode des cerveaux de Philippe St-Germain. Entièrement numérique et distribué gratuitement, il paraît en format PDF et ePub.
Sous la direction de Cassie Bérard et Sophie Marcotte, cette collection réunit de courts essais et des entretiens et jette un nouvel éclairage sur l’imaginaire contemporain, sur ses archéologies et sur les pratiques de la création. Elle propose des écrits vifs alliant rigueur, liberté et audace, qui contribuent à ouvrir des pistes de recherche et à explorer des pratiques actuelles. «L’exode des cerveaux» de Philippe St-Germain est une enquête consacrée aux fictions philosophiques portant sur des extractions, transferts et greffes de cerveaux, en tout ou en partie. Habituellement employés comme des outils dans la réflexion sur l’identité personnelle, ces récits sont ici le foyer de l’investigation. L’examen de leur évolution tantôt subtile, tantôt radicale, de leurs personnages et de leurs motifs, des dialogues qu’ils entretiennent avec des fictions littéraires et cinématographiques apparentées, ainsi que des réflexions des auteurs sur leur poïétique, brosse le portrait de ce que pourrait être une philosophie de série B remplie de monstres et de merveilles. On y suit le cerveau vagabond avant de suivre la théorie, bien que les deux logent souvent à la même enseigne.
http://figura.uqam.ca/parution/lexode-des-cerveaux#overlay-context=«

« Gaston Bachelard : la raison contre l’imagination
Le parcours de Gaston Bachelard (1884-1962) est exceptionnel à plus d’un titre. Ce fils de buraliste avait dû abandonner ses études après le baccalauréat, faute de ressources. Devenu commis des postes, il suit des cours du soir en philosophie et physique, et après la guerre de 14-18, soutient une agrégation de philosophie et sa thèse d’État. Ce n’est qu’en 1930, à l’âge de quarante-six ans, qu’il obtient un poste à la faculté des lettres de Dijon. Cela ne l’empêchera pas de produire une œuvre abondante qui relève à la fois de la philosophie des sciences et de l’analyse de pensée poétique.
L’esprit scientifique et l’esprit poétique, la raison et l’imagination, « l’animus » et « l’anima » : tels sont, pour Bachelard, les deux versants de la pensée humaine.
Le premier pôle de la pensée est l’esprit rationnel, fondement de toute science. La science doit s’extraire des images et de la puissance de l’imagination pour atteindre la rationalité abstraite des modèles théoriques purs. La science que Bachelard a en tête est avant tout la physique contemporaine : le physique quantique et la théorie de la relativité, c’est-à-dire une science faite de modèles, d’équations et dont les représentations du monde rompent totalement avec l’intuition ordinaire. La construction de cette science est, depuis Copernic, Galilée et Newton, en lutte permanente contre l’impression des sens : les sens nous font croire que le Soleil tourne autour de la Terre, alors que c’est l’inverse qui est vrai. Contre les images et impressions trompeuses, la théorie physique du monde doit se construire en s’arrachant au monde des images. « L’esprit scientifique se constitue sur un ensemble d’erreurs rectifiées. », écrit Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique (1938).
L’autre pôle de la pensée humaine est l’imagination. Elle se complaît dans les rêves, la rêverie, la poésie, la fiction. Son mode de pensée n’est pas la raison mais le jeu des métaphores et des analogies.
Ces deux pôles de la pensée conduisent chacun à de belles créations. Bachelard est tout à la fois un amoureux de la poésie, du rêve et de l’imagination débordante. Son époque n’est-elle pas celle du surréalisme et de la psychanalyse ?
L’erreur de Bachelard
Einstein pensait en images. Il a expliqué comment ses découvertes reposaient sur des expériences de pensée très visuelles. Il s’imagine assis sur un rayon de lumière et, projeté ainsi à la même vitesse que le rayon lumineux, il se demande s’il pourrait se voir dans un miroir placé devant lui. « Les mots ou le langage, écrit ou parlé, ne semblent jouer aucun rôle dans mon mécanisme de pensée (…) Les éléments de pensée sont, dans mon cas, de type visuel. » écrit Einstein. Il ajoute que les mots conventionnels destinés à exposer sa pensée viennent après « laborieusement ».
Si l’on en croit le mathématicien Jacques Hadamard, l’imagination – au sens d’une pensée en image –, joue aussi un grand rôle dans l’invention mathématique. Souvent, un mathématicien « voit » une solution en imaginant un chemin nouveau qui conduit entre deux domaines des mathématiques jusque-là séparés. C’est ainsi que théorème de Fermat fut découvert. La vision vient en premier, la démonstration suit. Ce n’est sans doute pas un hasard si le mot « Théorème » renvoie, selon l’étymologie grecque, au mot « vision ».
Ces témoignages semblent aller à l’encontre de la conception du philosophe Gaston Bachelard pour qui l’imagination était un « obstacle épistémologique » au progrès scientifique. Dans La Formation de l’esprit scientifique (1938), il soutient que la science moderne repose sur une abstraction de plus en plus grande. L’esprit scientifique suppose donc de s’extirper des représentations imagées, qui sont des sources d’erreurs. La science doit se défaire de la puissance évocatrice de l’imagination pour attendre une rationalité abstraite.
Or dans le cas d’Einstein, l’imagination n’est pas ennemie de l’abstraction. C’est même à travers des expériences de pensée imaginaires (comme le fait de s’imaginer dans un ascenseur en train de tomber) que le physicien parvient à s’extraire de l’expérience courante et peut concevoir de nouvelles relations entre les choses.
Pour Bachelard la pensée est tiraillée entre ces deux pôles : l’animus et l’anima, c’est-à-dire la raison et l’imagination. À la fois homme de science et poète, Bachelard ne mettait pas l’une au dessus de l’autre, mais en faisait deux compartiments séparés de l’esprit humain.
Aujourd’hui, les historiens et philosophes des sciences admettent que l’imagination – au sens de pensée en image – intervient dans la découverte scientifique – y compris dans les domaines les plus abstraits – comme la physique ou les mathématiques. Einstein en a témoigné, comme bien d’autres physiciens. Les scientifiques seraient donc avant tout de grands rêveurs. Voilà de quoi réenchanter la science. »
– À la recherche de la méthode scientifique, Sciences Humaines Magazine, 2012″



“Physicists tend to treat quantum mechanics like a mindless robot they rely on to perform certain tasks, not as a beloved family member they care about on a personal level,” writes Sean Carroll in the prologue of his new book, Something Deeply Hidden, which publishes today. The Caltech physicist thinks that his colleagues have put off thinking about the true meaning of quantum mechanics for too long. In particular, Carroll objects to the mainstream approach to quantum mechanics that’s known formally as the Copenhagen interpretation, and informally as “shut up and calculate.” Instead, he favors a five-decade-old idea known as Many Worlds, first proposed by physicist Hugh Everett. It describes the universe as a changing set of numbers, known as the wave function, that evolves according to a single equation. According to Many Worlds, the universe continually splits into new branches, to produce multiple versions of ourselves. Carroll thinks that, so far, Many Worlds is the simplest possible explanation of quantum mechanics. WIRED asked him a series of stoner questions about the nature of reality, and he obliged. The interview has been condensed and lightly edited for clarity.
What is reality?
Carroll: The best answer we can give is that reality is a vector in Hilbert space. This is the technical way of saying that reality is described by a single quantum mechanical wave function. OK, that’s abstract. Please conceptualize this?
We see tables and chairs and people and planets moving through spacetime. Quantum mechanics says that there are no such things as tables and chairs—there’s just something we call a wave function.
Our classical description of the world is a higher level, approximate way of talking about the wave function. The job of physicists and philosophers is to show how, if we live in a world that is just a wave function, then why does it look like there are people and planets and tables and chairs? We don’t have a definite consensus.
So, let’s talk about Many Worlds. What is it?
Quantum mechanics says that an electron can be in a superposition of all possible locations. There’s no such thing as the position of an electron. But when you observe the electron, you see it in one location. This is the fundamental mystery of quantum mechanics. Its description when no one is looking is different from what you see.
Many Worlds says, why don’t we just treat you, the observer, as your own quantum mechanical system? You’re made of quantum mechanical particles also. So what happens when you, the observer, looks for the electron? The electron starts in a superposition of many possible locations. When you look, you evolve into a combined system of you and the electron in a superposition. The superposition consists of the electron being here and you seeing it here, plus the electron being there and you seeing it there, and so on. Hugh Everett’s brilliant move was to say that the different parts of the superposition really exist. It’s just that they’re in separate, non-interacting worlds.
Say you flip a coin. Heads, you get a million dollars—tails, you die. Many Worlds says that once you flip the coin, both worlds are in existence?
The worlds branch when you make a quantum measurement, not flip a coin. But to the spirit of your question, yes. When a macroscopic observer becomes entangled with a microscopic quantum system in a superposition, the world branches.
So because the universe branches, there are different versions of me and you, some of which may be dead. Does this bother you?
As a kid, I did worry, what if the world didn’t exist at all? I would lose sleep over that. But Many Worlds never gave me the same existential worries. I do talk about identity in the book, and how we can make sense of the multiple copies of us. Are they really us? Should I care about them? But I think almost always the answer is that you should behave in our world exactly as if those worlds didn’t exist. There are even formal proofs, given certain assumptions, saying this is true.
Really, none of this bothers you?
Look, we know our observable universe looks the same, on average, many billions of light-years away from here. There’s a cutoff to how far we can see, so it could be infinitely big. If the universe is infinitely big, and it looks the same everywhere, that guarantees that infinite copies of something exactly like you exist out there. Does that bother me? No. I’m not going to talk to those people. I have other things to worry about. I feel the same way about the other branches of the wave function. I can’t interact with them. I wish them well, that’s all I can say.
Then what’s the point?
Understanding reality. It’s not about personal growth. It shouldn’t be. It’s trying to understand how reality works at a deep level. It’s not that we want the worlds to be there; it’s just the simplest, most austere way of understanding the data.
Where are the worlds?
There’s no such thing as where they are. Certain things don’t have locations. Where is our universe? The universe is not the kind of thing that has a location. Where is brotherhood located? Where is the number five located? The worlds just exist simultaneously as our own.
In your book you write about how Everett’s PhD adviser watered down his ideas about Many Worlds because they seemed directly at odds with mainstream physics. Have you ever felt ostracized or censored by the rest of the physics community?
« Ostracized, » « censored »—those are not the right words. Ignored, certainly. I’ve been told, « When you apply for grants, don’t mention you work on the foundations of quantum mechanics. » It’s not seen as serious physics. It’s not something government agencies want to give you money to do.
Most people don’t spend a lot of time thinking about what reality is. When did you start?
It took me a while to find out that reality, as described by quantum mechanics, was much weirder than the Big Bang and black holes and stuff like that. That didn’t start until I was an undergraduate in college. But I can trace my interest in physics to being about 10 years old. I was always attracted to the biggest possible questions. I was never interested in how a telephone works.
Why not?
If you understand telephones, I’m not sure how much it would tell you about how radios or cars or other things work. Whereas understanding reality applies to everything.
So I have to ask. Recently, many well-known scientists such as Lawrence Krauss and George Church have had to publicly reckon with the fact that they took money from and cultivated connections with Jeffrey Epstein. For years you contributed writing to the Edge Foundation, whose founder John Brockman was called “Jeffrey Epstein’s intellectual enabler” by The New Republic. Epstein also helped fund the Edge Foundation for years. Did you at any point interact with or cross paths with Epstein through your work with Edge or otherwise?
Not through Edge. I had no idea he was involved. I never met Epstein. I was once invited to some science get-together on Epstein’s island, and I said no. But that was through a completely different connection, not through Brockman.
What year was the Jeffrey Epstein invite?
I don’t remember; it was probably ‘08 or ‘09, if I’m guessing. It was certainly after I moved to Caltech, which was in 2006.
How come you declined?
There was a bunch of reasons. The person who arranged for me to be invited was Al Seckel, who was just another sort of disreputable person. The whole thing seemed disreputable from start to finish, so I didn’t want to have anything to do with it. Life is too short. I have other things to do.
« Toucher au « vrai » : la poésie à l’épreuve des sciences et des savoirs
Ce dossier critique d’Acta fabula accompagne et prolonge le numéro 24 de Fabula-LhT, qui s’interroge sur les rapports entre pratiques de poésie et notion de vérité, du Moyen Âge aux productions contemporaines.
Les ouvrages retenus pour compte rendu ont été choisis de manière à refléter la diversité des époques et des approches mises en valeur dans les articles rassemblés pour LhT. Ils analysent des objets très variés et relèvent de plusieurs méthodologies. La littérature dite « scientifique », portant sur des savoirs techniques ou des objets d’invention technologique, y voisine avec la poésie lyrique moderne : Elsa Courant sur Marta Caraion, “Les Philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques“. Littérature, sciences et industrie en 1855 (2008), Émilie Merlevede sur Régine Foloppe, Baudelaire et la vérité poétique (2019), Laura Roux sur Thierry Roger, La Muse au couteau. Lecture des Amours jaunes de Tristan Corbière (2019), et Annick Ettlin sur Joseph Acquisto, Poetry’s Knowing Ignorance (2020). Mais on trouvera aussi des textes portant sur les rencontres entre poésie et philosophie contemporaine ainsi que des réflexions sur des formes d’écriture de type documentaire peut-être rétives à la spécificité du discours poétique au sens conventionnel du terme : Annick Ettlin sur Jacques Rancière, Le Sillon du poème. En lisant Philippe Beck (2016) et Alain Badiou, Que pense le poème ? (2016) et Jan Baetens sur Franck Leibovici, De l’amour (2019).
Enfin, ce dossier reprend également deux comptes rendus ayant déjà paru dans Acta Fabula, mais dont la reprise permet de présenter un panorama plus complet des travaux portant sur la thématique du numéro de LhT : Pierre Vinclair sur Nicholas Manning, Rhétorique de la sincérité (2013) et Jean-François Duclos sur Laurent Fels, Poésie et science(s) chez Saint-John Perse (2016).
ELSA COURANT
De l’« Eden » au « Pandémonium » : la littérature à l’épreuve de l’âge industriel sur : Marta Caraion, « Les Philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques ». Littérature, sciences et industrie en 1855
ÉMILIE MERLEVEDE
La vérité poétique : un horizon d’attente ultra‑moderne ? sur : Régine Foloppe, Baudelaire et la vérité poétique
LAURA ROUX
Corbière & la vérité des voix sur : Thierry Roger, La Muse au couteau. Lecture des Amours jaunes de Tristan Corbière
ANNICK ETTLIN
Éloge des glissements poétiques sur : Joseph Acquisto, Poetry’s Knowing Ignorance
PIERRE VINCLAIR
La poésie ou les paradoxes de la sincérité sur : Nicholas Manning, Rhétorique de la sincérité. La poésie moderne en quête d’un langage vrai
JEAN-FRANÇOIS DUCLOS
« Si j’étais physicien » : Saint-John Perse et la science sur : Laurent Fels, Poésie et science(s) chez Saint-John Perse
ANNICK ETTLIN
« On ne creuse jamais en somme que selon l’horizontalité du sillon » : poésie et pensée chez Rancière vs. Badiou sur : Jacques Rancière, Le Sillon du poème. En lisant Philippe Beck, Caen : Nous, 2016, 122 p., EAN : 9782370840288.Alain Badiou, Que pense le poème ?
JAN BAETENS
Faire le réel, fabriquer le vrai sur : Franck Leibovici, De l’amour »




« « « Il est des visages qui sont leur propre masque et dont on ne peut tirer que l’ombre. »
– Vendredi, fin de soirée : Bière(s) en compagnie de Némésis & Méduse






The 18th-century German philosopher Immanuel Kant believed that lying – no matter how noble or even life-saving a lie might seem – is always morally wrong. Kant’s view drew a distinct contrast with his utilitarian contemporaries, including the English philosopher Jeremy Bentham, whose outlook could be boiled down to the maxim that ‘the greatest happiness of the greatest number is the foundation of morals’. In this lecture at Harvard University in 2009, the US professor and political philosopher Michael Sandel draws from the highly influential text Groundwork of the Metaphysic of Morals (1785) to explore Kant’s somewhat counterintuitive outlook on morality. In doing so, Sandel, with his talent for elucidating complex ideas, builds a deeper context for Kant’s worldview, including his thoughts on human uniqueness, dignity and agency.
Video by Harvard University
Producer: Leon Kelly
Website: Justice with Michael Sandel«


« Où commence et où finit l’humanisme ? L’histoire du mot lui-même est celle d’un anachronisme : il s’invente à la fin du 18e siècle pour nommer la vision commune à ces érudits qui, quatre siècles plus tôt, férus d’antiquités gréco-latines, ont réhabilité le pouvoir de la raison dans la connaissance du monde et la définition des buts de l’existence humaine. Pétrarque, Boccace, Dante, et plus tard Leonard de Vinci, Érasme, Rabelais, incarnent parmi cent autres cet espoir que, sans remettre en cause les fondements de la religion chrétienne, l’homme peut aussi réaliser son salut sur Terre et s’améliorer lui-même. Mais, au moment même où le terme s’impose, une autre page a été tournée : celle des Lumières, du rejet du pouvoir souverain de l’Église et de la monarchie. L’humanisme moderne, laïc et républicain, s’incarne dans le droit et la politique en proclamant l’égalité des citoyens, la tolérance et l’harmonie possible des nations. L’humanisme est une vision idéaliste de l’histoire, dont la centralité de l’homme et l’assurance de son progrès universel sont les valeurs motrices. Or, cette même histoire n’a jamais manqué de mettre ces valeurs à l’épreuve de leurs prétentions. Michel de Montaigne doutait déjà de tout en 1580, Thomas Hobbes craignait que l’homme soit resté « un loup pour l’homme », et Jean-Jacques Rousseau, en 1755, se méfiait fort des dérives de la raison, des arts et des lettres. Le 19e siècle ne rêve que de progrès, mais déshabille aussi l’humanisme : Charles Darwin bouscule l’exception humaine, Karl Marx dénonce une idéologie bourgeoise, Friedrich Nietzsche moque toute morale humaniste. Et le pire attend encore : comment, au 20e siècle, croire à la raison humaine après l’hécatombe d’une, puis de deux guerres mondiales ? Comment croire au progrès lorsque la machine créée par l’homme menace de l’asservir et de détruire la planète ? En 1966, Michel Foucault écrit que l’homme, en tant que maître de son destin, n’a jamais été qu’un mirage, une illusion. C’était aller trop vite en besogne. Même consternés par l’impuissance des humains à se gouverner, même face aux pires menaces, les penseurs du 21e siècle ont à reconnaître que l’homme est, plus que jamais, responsable de lui-même et de son environnement. Comment ne pas être humaniste ? »
– La grande histoire de l’humanisme, par Nicolas Journet

« « Encadrés par une association de rescapés, une centaine d’orphelins de l’est du pays, qui avaient entre 8 et 12 ans en avril 1994, ont raconté leur histoire. Ces textes furent rangés, oubliés puis découverts par hasard à Kigali par l’historienne Hélène Dumas, en 2016. Ils disent l’horreur à hauteur d’enfants, restituent la terrible réalité de l’extermination des Tutsis au Rwanda. Ils font sentir les odeurs, entendre les sons, voir les blessures, les mises à mort, les stratégies de survie, l’impossible résilience. La lecture est éprouvante, mais l’expérience n’est pas toujours spectaculaire et crue. […] L’horreur est aussi conjurée par des exemples de sauvetages. Tous ces orphelins ont éprouvé la part hideuse de notre humanité, quelques-uns en ont toutefois vu une face lumineuse. »
Extrait d’un article, à retrouver dans La Croix aujourd’hui, sur le livre d’Hélène Dumas « Sans ciel ni terre », également disponible en ligne
https://www.la-croix.com/…/Paroles-orphelines-genocide…


« L’un des mythes les plus tenaces produits par le discours américain sur les «guerres de la culture» qui, depuis plus de trente ans, auraient déchiré les Etats-Unis, postule que la contre-culture de la jeunesse possède un pouvoir inné de transgression sociale, et que la bataille éternelle entre hippie et col-bleu, amateur de disco et religieux, individualiste et conformiste serait tout aussi importante que la lutte des classes d’antan.
Cette croyance est acceptée non seulement par les apôtres universitaires des cultural studies, mais aussi par les patrons de l’industrie et du divertissement. Ecouter aux Etats-Unis n’importe quel programme télévisé à une heure de grande écoute, c’est entendre les marchands utiliser la publicité pour en appeler à la révolution, pour réclamer la transgression des usages et des règles et pour insister sur la nécessité d’aller jusqu’à l’extrême, quoi qu’en disent patrons, porteurs de costumes ou grenouilles de bénitier. »
– Le marketing de la libération, par Thomas Frank




An Introduction
Ali Meghji
« Nomadism as a spatial concept denoting uncharted movements has opened up non-static ways of theorizing the subject in feminist theory and beyond. But it seems that the nomads of the real world and their torturing wanderings today have irrevocably challenged the romance of unregulated movement and force us to radically rethink the very concept of nomadism itself. In this paper I address the aporias that women’s entanglement in current mobility assemblages has raised in the ways we understand and imagine the subject of feminism. In doing so, I experiment with the concept of the non-nomad as an emergent figuration that retains the radicalism of nomadic theories, while pointing to their margins, shadows and exclusions. »
– Tamboukou, M. (2020). Feeling the Real: The Non-Nomadic Subject of Feminism. Theory, Culture & Society.

» La prolifique bibliographie qui est le fruit de la rencontre entre les études de genre et le Moyen Âge nous invite à problématiser le rapport entre ces termes : loin de les envisager comme synonymes, nous souhaitons penser la relation entre extérieur et intérieur de l’individu d’une manière dynamique. Modifier son aspect extérieur au Moyen Âge, est-ce révéler son intériorité réelle au monde, attester une transformation intime, accompagner cette transformation identitaire ? Notre approche sera plurielle et fera dialoguer littérature, histoire, et histoire de l’art.
Argumentaire
Le monde médiéval se considère traditionnellement comme « une vaste similitudo », ce qui implique une correspondance entre l’intériorité d’un individu et l’extériorité qu’il ou elle présente aux autres ; dans le cadre de l’anthropologie chrétienne est ainsi envisagée une corrélation entre l’âme et le corps, dans un idéal de conformité qui rend possible la transparence de l’identité. L’extériorisation de cette identité s’exprime en particulier dans l’habit qui, comme le concluait Fanny Oudin dans le bulletin n°25 de Questes en 2013, fait bien le moine.
Mais lorsqu’il y a inadéquation entre l’extérieur et l’intérieur, le mot « déguisement » peut être posé : il peut s’agir de Trubert qui trompe le duc de Bourgogne vêtu en charpentier, médecin ou chevalier dans le contexte littéraire du fabliau, ou des masques et costumes plus ou moins tolérés par les autorités lors des carnavals. Le terme de « travestissement » est quant à lui désormais utilisé pour les personnes qui se présentent au monde sous un genre qui ne leur a pas été attribué : l’exemple de Jeanne d’Arc qui revêt l’armure masculine pour combattre est le plus connu, mais on peut aussi penser aux hommes du Bascot de Mauléon qui se présentent « en habit de femmes et cruches en [leurs] mains », parlant « à fainte voix » pour prendre le château de Turie dans le troisième Livre des Chroniques de Froissart.
Alors que le genre suscite des réflexions d’ordre universitaire autant que politique, associer les termes de « déguisements », « travestissements » et « transformations » n’est pas anodin : loin de les envisager comme synonymes, en les mettant en relation, nous souhaitons inviter à penser la relation entre extérieur et intérieur d’un individu de manière dynamique. En effet, modifier son aspect extérieur au Moyen Âge peut aussi permettre de révéler son intériorité réelle au monde, d’attester d’une transformation intime, ou d’accompagner cette transformation identitaire. Sur ce dernier point, on pense par exemple aux travestissements forcés de saint Alexis et de sainte Hélène : ces modifications extérieures de l’individu apparaissent comme une épreuve d’humilité essentielle dans le Salut chrétien et dans l’accès à la sainteté, leur nouvelle identité. »
– Déguisements, travestissements, transformations
Séminaire de Questes


« Sommaire
Une étrange obsession 8
Philosophie et fiction 10
Le transfert d’âme 12
Le bon et le truand 14
La machine à variations 16
De l’église au laboratoire 18
L’âge d’or (1953-1965) 20
Relire le cerveau 22
La double transplantation ou le personnage en surplus 24
La narration commande la thèse 26
L’âge d’argent (1970-1972) 29
Une métalepse cervicale 31
Les fictions impossibles 33
Les répliques 35
Le goût de la série B 37
Les marécages de la pensée 39
La philosophie et son dehors 42
Les spectres 44
Les corps jumeaux 46
Autofictions philosophiques
Les effets spéciaux 50
La revanche des animaux 52
La terminologie du transfert 54
Destituer le cerveau 56
Personnages restants 58
Le tout et ses parties 60
La réhabilitation du tronc cérébral 62
Science-«fiction» 64
L’âge de bronze (2013-2016) 66
Futurologies 69
Bibliographie
[…]
Sans imiter ce personnage de Cormac McCarthy « qui ouvrait les crânes des gens pour manger leur cervelle à la cuiller » (1992 : 167), ou ce chirurgien imaginé par Hervé Guibert qui s’extasie devant la « contrée luminescente et fourmillante » (1988 : 104) du cerveau d’un philosophe dont il tait le nom (nous savons qu’il s’agit de Michel Foucault), les savants fous littéraires et cinématographiques montrent un goût affirmé pour le cerveau. Le cinéma de sérieB des années 50 et 60 marque peut être l’âge d’or de ces organes itinérants, les bocaux de formol constituant un ornement incontournable dans tout laboratoire excentrique, comme si on s’intéressait d’abord au potentiel esthétique du cerveau-objet. La véritable institution scientifique n’est pas en reste lorsqu’elle a accès aux cerveaux de gens hors-norme, qu’ils soient génies, fous ou tueurs en série. […]
Une fois en exode, le cerveau franchit les frontières anatomiques et disciplinaires en les fragilisant. C’est un révélateur, un miroir (fût-il déformé) qui nous renvoie à nos enthousiasmes et à nos hantises. Ma propre obsession pour les cerveaux désincarnés remonte à mes lectures du roman Le cerveau du nabab (1970 [1943]) de Curt Siodmak. J’ignorais, alors, qu’il anticipait la fameuse expérience de pensée du cerveau dans une cuve, développée par Hilary Putnam (1981). Je ne savais pas non plus qu’en poursuivant des études en philosophie, je croiserais bientôt d’autres récits apparentés —ces histoires sont omniprésentes dans la diète des étudiants et des étudiantes de philosophie, plaisante Eric T. Olson (2015 : 4)— et que mon intérêt grandissant pour la fiction et ses mécanismes me dirigerait vers les fictions du transfert.
Philosophie et fiction
Les fictions du transfert font du cerveau un personnage, que ce soit pour l’extraire du crâne ou pour le greffer à un autre corps, voire le diviser en deux et le transplanter dans plusieurs destinataires. Elles sont habituellement traitées comme des outils dans la réflexion sur l’identité personnelle, des tremplins vers ce qui serait vraiment important (une thèse, un point de vue) — cela correspond, en gros, à la fonction que leur prêtent leurs créateurs et leurs créatrices. L’expérience de pensée philosophique est une illustration, un moyen de pousser plus loin le travail spéculatif et argumentatif, et non une démonstration autonome que l’on pourrait prélever et présenter telle quelle en faisant abstraction du contexte.
Sans contester la validité méthodologique d’une telle approche, je préfère inverser les rôles en octroyant plus d’importance à la fiction qu’au discours qu’elle est censée illustrer. Je suivrai le cerveau vagabond avant de suivre la théorie, bien que les deux logent souvent à la même enseigne. Mon intérêt pour le débat sur l’identité personnelle ne me donne pas l’envie de le clore ou de l’arbitrer : j’adopterai la perspective du public envoûté par un spectacle dont il dissèque compulsivement toutes les séquences. On trouve cette manière de philosopher par la fiction dans des livres qui m’habitent depuis quelque temps déjà, bien que les objectifs qu’ils se donnent divergent un peu de ce qu’on trouvera ici. Je pense au mémorable Le philosophe et son scalpel. Le problème de l’identité personnelle (1993) de Stéphane Ferret, qui consacre de longs développements aux fictions du transfert pour remettre en question certaines thèses sur l’identité personnelle et en promulguer d’autres. Ici, les thèses ne sont pas évaluées afin de désigner une championne en fin de parcours : ce sont plutôt les histoires qui m’interpellent, leur évolution tantôt subtile et tantôt radicale, leurs personnages et leurs motifs, leur ton et leur teneur.
Je continue à être stimulé par les travaux de Pierre Cassou Noguès, les thèmes de ses recherches étant inspectés par une loupe à double foyer attentive à la raison et à l’imaginaire, sans cantonner la première à la philosophie et le second à la littérature. Émulant Cassou-Noguès, « [j]e pars de l’hypothèse que la fiction détermine le possible » (2010 : 337) en m’inspirant de sa démarche, qu’il baptise « méta-fiction » (340) : il développe en effet dans Mon zombie et moi (2010) une métaphysique par la fiction, tout en concevant son essai comme un discours second qui examine et organise les récits. En classant les fictions, on en vient à décrire une pratique de la philosophie qui emprunte à la littérature son rythme, son suspense et ses indéterminations.
Les chapitres de cette enquête multiplieront ainsi les détours et les rebondissements, suivant le jardin aux sentiers qui bifurquent des fictions du transfert, tout en cernant les contours de ce que pourrait être une philosophie de série B remplie de monstres et de merveilles.
Le transfert d’âme
Raconter la genèse des fictions philosophiques sur les cerveaux exige qu’à l’exemple de ces organes voyageurs, on sorte brièvement de cette histoire pour mieux contempler ce qui est à côté ou devant : on doit remonter à un récit fondateur qui, parce qu’il doit son origine au dualisme classique, vise l’âme.
Dans la fable à laquelle on a attribué le titre « Le prince et le savetier » (1694), John Locke imagine que l’âme d’un prince, emportant avec elle la conscience de la vie passée de son propriétaire, entre dans le corps d’un cordonnier, lequel perd par le fait même sa propre âme. Après le transfert, dit Locke, cet être serait la même personne que le prince, car son nouveau corps n’engendrerait pas une nouvelle identité. Il serait cependant le seul à le savoir : les témoins verraient d’abord en lui l’homme que fut le cordonnier à cause de son apparence physique. Ils se tromperaient pourtant, puisque ce qui fait la personne, insiste Locke, c’est l’âme, la conscience, la mémoire, les souvenirs partagés, et non le corps ou la substance.
En créant sa fable, Locke s’impose comme le premier représentant de la thèse de la continuité psychologique, qui attirera sa part d’adeptes. Plaçant la matière au deuxième rang, il sème entre les lignes les balbutiements d’une approche opposée, qui fera du corps le critère par excellence de l’identité personnelle.
L’influence de Locke est si déterminante que Sydney Shoemaker — lui-même un acteur important dans la séquence des fictions — a affirmé que l’histoire du thème de l’identité personnelle consiste, au fond, en une série de notes de bas de page à Locke (2008 : 314), comme Whitehead (1929) avait assimilé l’histoire de la philosophie européenne à une série de notes de bas de page à Platon.
Alors qu’il en décrit la monumentalité, Shoemaker sous-estime peut-être cette influence. Il faut voir en Locke un cyclope et élargir son emprise sur toutes les fictions du transfert à venir, y compris celles de la littérature et du cinéma. Ces fictions sont des variations sur la fable inaugurale — des extrapolations qui enrichissent progressivement la banque d’images et de récits : l’âme deviendra cerveau, le transfert deviendra greffe et les personnages s’éloigneront de la magie et de la religion pour s’approcher de la science, nouveau monde privilégié des histoires d’organes en exode. La philosophie s’adonnera elle-même à une forme d’exil en dialoguant de plus en plus ouvertement avec les arts et, quand elle s’en cachera, ce sera bien naïvement, telle une enfant qui, cachée derrière un arbuste, se croit à l’abri du regard de ses parents.
Le bon et le truand
John Locke offre aux futurs auteurs et futures autrices de fictions du transfert un modèle de tension entre les personnages : une transaction corporelle entre deux êtres aux caractéristiques fort différentes, ici la noblesse et le travail manuel.
Les fictions ultérieures proposent parfois une opposition analogue, ou elles en construisent d’autres — un mélange entre les règnes, par exemple, comme les hybrides produits par le docteur Moreau ou par les trois chirurgiens des frères Grimm dans « Les trois barbiers du régiment » (1815; ils se greffent, respectivement, les yeux d’un chat, le cœur d’un cochon et la main d’un voleur, pour ensuite subir l’influence de ce qui a été transplanté), ou une opposition morale, le donneur étant un criminel et le receveur un être bon ou « neutre ». Ce procédé ajoute du suspense à la fiction puisqu’on se demande laquelle des deux personnalités contrastées finira par l’emporter.
[…]
On apprendra que, si cette influence n’existe pas (Orlac a plutôt été manipulé par un bandit), elle a néanmoins été perçue et, de ce fait, jouit d’une si forte intensité fictionnelle qu’on se rappelle du récit pour ce qu’il n’est pas, suivant en cela l’hésitation ressentie devant les corps qui échangent leurs cerveaux.
Cette tension entre ce qui est perçu et ce qui est s’avère un motif récurrent dans les œuvres d’art et dans l’histoire de la philosophie. Le suspense est présent dans les deux domaines, sans qu’ils ne le déploient de la même façon : les fictions littéraires et cinématographiques du transfert cultivent généralement le suspense pour lui-même et l’indécision n’est pas un obstacle pour elles; de son côté, le suspense philosophique est un prétexte appelé à s’effacer devant l’éventuelle certitude.
Postulons l’existence du genre cinématographique des « films philosophiques », fortement inspirés par les fictions du corpus (il existe déjà en puissance — l’allégorie de la caverne de Platon a à elle seule influencé bien des œuvres), et imaginons, dans ses rangs, une hypothétique adaptation de la fable de Locke. Dans ce film sagement intitulé Le prince et le savetier, il y a tout lieu de croire que le personnage du greffé verrait son existence déraper par à-coups, la dramatisation amplifiant le conflit intérieur pour exploiter le suspense, comme dans Les mains d’Orlac et ses adaptations subséquentes. Quant à lui, Locke atténue le suspense dans la conclusion de son propre récit en établissant clairement l’identité de son personnage principal. Le suspense surgit toutefois malgré lui : son apparente certitude n’a pas empêché les futures critiques de rejeter sa thèse et de procéder à des lectures concurrentes.
La machine à variations
La fable de John Locke marque les fictions subséquentes par sa forme, ses personnages et un motif promis à une grande prospérité : l’intuition de la transplantation.
Considérant son personnage — le corps du savetier, l’âme du prince — après le transfert, Locke soutient que « chacun voit bien qu’il serait la même personne que ce prince, et comptable seulement de ses actes » (1694). Chacun voit bien puisqu’on pressent naturellement le lien entre l’identité et la conscience.
La continuité psychologique n’est ni une hypothèse, ni une connaissance : c’est une intuition. Les adeptes de la thèse de Locke l’estiment si évidente qu’il est inutile de la justifier par d’autres moyens — à l’encontre de sa vocation illustrative, l’expérience de pensée serait à la fois démonstration et point final.
Les adversaires de Locke doivent reconnaître que leur propre thèse d’une continuité corporelle ou biologique paraît fort pauvre, du moins à première vue.
Le caractère intuitif d’une thèse aussi marquante dans l’histoire de la philosophie a suscité une littérature secondaire foisonnante dont l’étude exigerait une tout autre enquête. Je m’en voudrais de ne pas évoquer Daniel Dennett et ses « pompes à intuition » (2013), auxquelles il assimile les expériences de pensée. Il est difficile de penser, se plaint-il : nous avons besoin d’outils qui facilitent la résolution des énigmes les plus redoutables, et c’est précisément en cela que ces outils doivent être considérés avec vigilance. Cela comprend les fictions philosophiques —qui a besoin d’un laboratoire quand on peut en imaginer un, puis exercer notre déduction à partir d’une histoire inventée? La partie est presque trop facile : ces « petites histoires » sont racontées pour convaincre, elles pointent vers une vérité le plus souvent donnée d’avance et on triomphe grâce au moindre effort.
Malgré ses réserves, Dennett reconnaît le bien-fondé des expériences de pensée. Il croit en revanche qu’on doit superviser celles-ci avec des dispositifs de surveillance : il faut considérer chaque fiction non comme une histoire figée une fois pour toutes, mais comme une version parmi d’autres, une machine qui autorise des variantes lorsqu’on appuie sur tel ou tel bouton. Si, une fois certains paramètres modifiés (un personnage ou une péripétie), l’expérience de pensée ne parvient plus à confirmer la même intuition, cela pourrait signifier que son intérêt se limite à accréditer la thèse de départ. La machine à variations augmente exponentiellement le nombre de fictions philosophiques en transformant le lectorat en co-créateur—elles deviennent des histoires dont il est le héros.
De l’église au laboratoire
John Locke a beau être un précurseur, il a ses propres sources et sa fable est issue d’un débat religieux sur la résurrection.
En s’interrogeant sur ce qui sera ressuscité, Locke laisse de côté le corps, dans la mesure où les parties d’un organisme évoluent constamment, sans parler de l’incontournable décomposition ou destruction du corps après la mort. L’hypothèse d’une continuité psychologique lui est attirante, puisqu’elle ouvre à la possibilité d’une survie de la conscience par-delà la mort du corps, une même personne pouvant resurgir avec une nouvelle enveloppe corporelle après le décès. Il a suffi que ces questions perdent de leur acuité pour qu’on se débarrasse de l’arrière plan religieux : lire les fictions philosophiques modernes du transfert, c’est passer de l’église au laboratoire.
[…]
Le contenu de la fiction Brown-Robinson est similaire à celui de la fable de Locke, Shoemaker consacrant l’intuition de la transplantation : selon Shoemaker, la majorité des témoins penseraient ultimement que Brownson est Brown, même en ayant d’abord l’impression de reconnaître le corps de Robinson.
Contrairement à Locke, il ne prête pas d’attributs distinctifs à ses personnages, dont les noms sont pratiquement interchangeables. Il précise toutefois la nature du transfert et confère à sa fiction un cadre plus détaillé —cela rend son histoire plus vraisemblable tout en renforçant sa thèse, comme le suggère
Paul Snowdon (2014 : 202). La fiction est tendue entre l’état actuel de la science (on peut désormais pratiquer des greffes hardies, insiste-t-il) et un progrès qui permettra éventuellement des chirurgies plus radicales.
Ce tournant des fictions philosophiques sur la greffe n’est pas étranger à l’actualité scientifique de la même période. À défaut de greffes de cerveaux réussies, la science de l’époque de Shoemaker est captivée par le cerveau et par la tête, qui font l’objet d’opérations controversées. Le chirurgien russe Vladimir Demikhov a transplanté la tête d’un chien sur le corps d’un autre en février 1954 sans procéder à un échange, engendrant une créature à deux têtes. Ses travaux ont été diffusés hors de l’Union soviétique quelques années plus tard, notamment dans le magazine LIFE en 1959, peu de temps avant la parution du livre de Shoemaker. Pourtant bien réel, le cas Demikhov a été perçu, lu comme une histoire d’horreur brouillant les repères entre le vrai et le faux, le succès et le pur fantasme, la science sérieuse et les expérimentations du docteur Moreau (auxquelles renvoient les photographies accompagnant l’article).
[…]
L’âge d’or (1953-1965)
Si j’avais été un savant fou spécialisé dans les extractions de cerveaux, j’aurais aimé pratiquer ma science pendant les décennies 50 et 60. Elles marquent le boom initial de ces expérimentations qui, sans être toujours bien vues, sont tout de même vues, montrées et discutées par le texte et l’image — qu’elles soient rarement réussies ne semble pas trop inquiéter. D’ailleurs, la fragilisation des frontières entre la science et la fiction facilite les allées et venues entre ces domaines. L’année de la publication du livre de Sydney Shoemaker (1963) coïncide avec la conclusion d’un cycle de films de série B, voire de série Z, portant sur les cerveaux ou les têtes. La liste des titres est une incantation pour chirurgiens déséquilibrés : Donovan’s Brain (1953), Creature With the Atom Brain (1955), The Brain From Planet Arous (1957), The Brain Eaters (1958), Fiend Without a Face (1958) et The Brain That Wouldn’t Die (produit en 1959 et distribué en 1962) se colletaillent dans les salles obscures américaines et européennes, leurs savants fous rivalisant avec Vladimir Demikhov afin de concrétiser fictionnellement les projets les plus abracadabrants de ce scientifique et de ses collègues.
Les fictions philosophiques de l’époque sont proches des cauchemars en série produits par la science contemporaine et le cinéma de genre. En entrant dans le laboratoire des philosophes
fous, on se sent bien loin de l’antique quête de la sagesse et on
renoue avec l’hubris des mythes et des tragédies grecques. Il faut
distinguer la réussite telle qu’elle est envisagée par les transferts de série A (ceux de la médecine sérieuse) de la « réussite » des transferts de série B qui me préoccupent ici : tandis que la
médecine se donne des objectifs précis et restreints, quoique
parfois difficiles à atteindre (un retour à la « normale », la guérison, etc.), les transferts de série B répondent à des exigences
plus modestes. Le déplacement ou l’extraction du cerveau satisfait habituellement les besoins dramatiques et philosophiques
de ces fictions-spectacles : on souhaite moins résoudre un problème médical qu’alimenter le suspense grâce à des conflits et à
des rebondissements. Dans The Brain That Wouldn’t Die, la greffe
promise dès l’accident qui afflige l’héroïne Jan Compton n’est
jamais réalisée, bien que son mari lui cherche un nouveau corps
dans plusieurs scènes. L’essentiel est ailleurs — dans le plaisir à
peine coupable suscité par le projet scientifique de la tête vivant
hors de son corps, puis dans la revanche inespérée d’une femme.
Une semblable atmosphère de série B plane sur les premières
expériences de pensée philosophiques consacrées à l’exode des
cerveaux : seul importe ce que dispensent ces manœuvres aux
réflexions sur l’identité personnelle. Quand on s’efforce de réduire l’écart entre le scénario imaginé et le possible scientifique
comme chez Shoemaker, quelque chose résiste. On raconte ces
histoires en faisant la part belle aux effets dramatiques et accrocheurs, tout en délaissant le discours philosophique habituel,
plus prudent.
Relire le cerveau
Le roman Donovan’s Brain (1943) de Curt Siodmak appartient pleinement à cet âge d’or des fictions du cerveau
— s’il le devance, c’est pour mieux l’inspirer, avant même
l’adaptation cinématographique du roman qui sera réalisée en 1953. Il a été traduit en français et publié, sous le titre
Le cerveau du nabab, comme sixième titre de la collection « Série
blême » fondée par Maurice Duhamel aux éditions Gallimard,
puis par « Le Livre de poche » en 1970. C’est l’édition que j’ai
achetée d’occasion à feu le Colisée du livre de l’avenue MontRoyal.
L’intrigue est traversée par une intrication entre les personnages et les voix : la narration du docteur Patrick Cory prend la
forme d’un journal à propos de ses recherches et de ses expérimentations sur les cerveaux, mais on comprend bientôt que ce
n’est plus tout à fait « le docteur Cory » qui s’exprime. Au début
du livre, le scientifique et ses alliés récupèrent le corps d’un
milliardaire, Warren Horace Donovan, après l’écrasement de
son avion. Ils volent son cerveau et garnissent son crâne de coton pour ne pas éveiller les soupçons, puis ils abandonnent son
corps. Maintenu en vie dans une cuve, le cerveau de Donovan
semble prendre possession du docteur Cory; nous lisons donc
le compte rendu dicté par le cerveau désincarné de Donovan,
puisque le narrateur possède le corps du docteur Cory sans être
cet homme.
En revenant à mon exemplaire du roman, je constate qu’il
est garni d’annotations à la mine, traces d’une lecture dirigée
que j’associe aux années où j’étais étudiant à la maîtrise en
philosophie. J’y décèle des indices de ce qui allait m’intéresser
une dizaine d’années plus tard dans mes essais sur l’imaginaire
de la greffe (2015) et le projet scientifique d’une greffe de tête
humaine (2017) : des remarques sur la nature profonde du docteur Cory, proche des savants fous (un collègue s’inquiète de ses
incursions dans des régions qui appartiennent à Dieu [1970 : 7],
on se plaint qu’il ne se soucie pas des répercussions de son travail [11], il vit retiré [26], il veut résoudre le plus grand mystère
de la nature [54]), sur la confusion des mondes (un mélange de
réalité et de quasi-surnaturel [141]) et des consciences (le docteur Cory dit que c’est lui, Donovan, qui prend sa douleur, il
souffre à sa place [151]), sur la porosité des identités permise par
les fictions du transfert. Curt Siodmak promeut la thèse d’une
continuité psychologique de l’identité personnelle, comme le
font, du reste, la plupart de récits portant sur le même thème :
le drame est mieux servi quand le corps d’origine est parasité
par une influence extérieure, quand le suspense persiste à propos du qui.
La double
transplantation ou le
personnage en surplus
La majorité des scénarios de transferts et de greffes présentent des transactions égales et linéaires, d’un corps à
un autre. En 1967, David Wiggins initie cependant une série
de fictions qui sont à la fois un défi lancé aux conceptions
traditionnelles de l’identité personnelle et un nouvel outil
narratif pour créer des récits. Il y divise le cerveau en deux,
faisant voler l’identité personnelle en éclats et, avec elle, les
intrigues que l’on construit pour l’expliquer ou la rendre cohérente. La science pratiquait déjà ces divisions du cerveau et
fournissait une matière féconde aux auteurs et aux autrices de
fictions, dont Derek Parfit (1987 : 19), qui a accordé une attention soutenue aux scénarios de Wiggins.
Wiggins suit les actual cases contemporains dans ses propres
récits, imaginant que chacun des hémisphères cérébraux d’un
homme est transplanté dans la boîte crânienne de deux autres
personnes décérébrées, tandis que son propre corps est détruit.
Les deux individus ont de fortes chances de se rappeler le passé
de cet homme, bien qu’établir la continuité entre les diverses
instances demeure un casse-tête. Les critiques s’entendent :
l’homme survit si au moins une partie de son cerveau est transplantée avec succès —des personnes réelles ont d’ailleurs survécu malgré la destruction d’une moitié de leur cerveau. Mais qu’arrive-t-il alors? Survit-on vraiment quand les deux moitiés
ont été greffées? Si oui, dans quel(s) corps? Les greffés ne possèdent pas, au sens strict, le « même cerveau », et ne seraient
pas la même personne. Ne reste qu’une posture plus souple et
forcément plus faible : les deux ont la « même personnalité ».
Peut-être suffirait-il que l’une de ces personnes soit éliminée
pour que l’autre, par défaut, soit considérée comme l’homme
d’avant la greffe.
La fiction de Wiggins mine la thèse psychologique de l’intérieur : ceux et celles qui admettent que l’identité suit le cerveau et non le corps doivent maintenant se débrouiller avec
deux prolongements qui pourraient difficilement être compris
comme la même personne, à moins de prétendre que nous
sommes deux avant l’opération. Contrairement à la littérature,
la philosophie est mal à l’aise avec un je qui serait aussi un autre,
car cela équivaudrait à un manque de certitude et de contrôle,
voire à un goût pour le désordre. L’éventualité d’un « je-autre »
a néanmoins été consacrée dans quelques ouvrages philosophiques — pensons à Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence (1974)
de Levinas ou à Soi-même comme un autre (1990) de Ricœur — et
elle est ici entrevue dans une fiction appartenant au corpus; il
m’apparaît donc opportun d’accepter cette métamorphose du
texte. Il n’est pas nécessaire que la philosophie reconnaisse
ouvertement sa dette à la littérature pour communiquer avec
elle : les fictions du transfert développées par Bernard Williams
dans son article « The Self and the Future » (1970) montrent qu’il
peut s’agir d’échos formels.
La narration
commande la thèse
Williams imagine d’abord un transfert de souvenirs
entre deux personnes à l’allure physique similaire,
respectivement nommées A et B. Après une telle transaction,
nous interpréterions les aventures du corps de A comme exprimant désormais le caractère de B (et vice versa), ce qui correspond aux scénarios de Locke et de Shoemaker. Williams ajoute
au récit de base des péripéties qui renforcent l’intuition d’une
continuité psychologique. Avant la chirurgie, un membre de
l’équipe de recherche affirme aux personnes qui seront opérées qu’un des deux corps recevra une récompense matérielle
et que l’autre sera torturé. Anticipant le transfert de corps et de
mémoire occasionné par la chirurgie, le corps A souhaite que le
corps B (qu’il possèdera alors) reçoive la récompense, et le corps
A la torture; le corps B demande l’inverse. Quelle que soit la décision pour laquelle on opte, les deux individus greffés ne pourront être satisfaits simultanément et le corps torturé insistera
pour dire qu’il n’a pas fait ce choix, ce qui suppose une identité
altérée. Et si A, avant la chirurgie, disait souffrir d’anxiété et B
de souvenirs pénibles, ils transporteraient avec eux ces impressions pendant l’opération et les deux corps échangeraient leur
mémoire.
Dans un deuxième scénario qui délaisse les appellations
impersonnelles « corps A » et « corps B » pour plutôt faire
intervenir l’auteur lui-même, un chirurgien m’annonce que je serai torturé demain, le philosophe devenant un personnage.
J’ai peur (« I am frightened » [1970: 167]), mais il me dit que
je n’en conserverai aucun souvenir puisqu’il pratiquera une
intervention tout juste avant: j’oublierai la torture à venir.
L’avertissement concerne surtout une transformation mentale considérable, mais je pense néanmoins que je subirai la
torture physique, soutient Williams, et ma compréhension
de moi-même paraît davantage liée au corps éventuellement
torturé qu’à mon état psychologique après la chirurgie. Locke
semble bien loin et c’est la thèse de la continuité physique qui
l’emporte.
Quand ils approfondissent ce qui distingue les deux scénarios de Williams, les commentaires s’attardent généralement
au changement de posture : de la continuité psychologique, on
passe à la thèse rivale de la continuité physique. On a moins
souligné à quel point le basculement philosophique est commandé par un ajustement dans la narration, qui interpelle
directement l’auteur et, par extension, le lectorat : dans le
deuxième scénario, la torture est promise à un « moi ». Pardelà l’impact de ce changement de cap sur les thèses, notons
que Williams se rapproche alors du romancier découvrant à
quel point le passage de la troisième à la première personne (et
du passé au futur) modifie son récit — bien que les péripéties
restent à peu près les mêmes, la fiction distille une expérience
foncièrement différente, le choix stylistique de Williams ayant
un impact aussi considérable que sa thèse sur la fiction et sa
réception.
Williams n’est guère satisfait par l’apparente volte-face de
son deuxième scénario : que deux cas similaires débouchent
sur des conclusions opposées démontre par l’absurde, selon lui, à quel point les expériences de pensée ont de sérieuses limites
sur le plan méthodologique — on devrait donc les employer avec
parcimonie parce qu’elles ne sont pas de véritables démonstrations. En dépit de ces avertissements à propos de la faiblesse
argumentative des fictions, le scénario le plus proche du point
de vue de Williams (le second) est largement tributaire d’un glissement de la narration; le caractère déterminant de tels choix
stylistiques, s’il est remis en cause dans les observations subséquentes de Williams, reste présent dans le texte, le « je » tirant
avec lui la thèse d’une continuité physique.
L’âge d’argent (1970-1972)
En renouvelant les fictions philosophiques sur les transferts dans son livre de 1963, Sydney Shoemaker prend
le relais de développements concomitants dans la science
contemporaine et dans les arts. Cette dynamique réapparaîtrait deux fois, manifestant l’éternel retour du même sans pour
autant évacuer l’autre, les deux se côtoyant parfois sur un corps
unique. Au tournant des années 70, Bernard Williams amorce
une nouvelle étape des fictions philosophiques pendant que,
dans la science, les expériences du neurochirurgien américain Robert J. White, et notamment la transplantation de la
tête d’un singe sur le corps d’un autre, provoquent la controverse. Le projet rappelle les expériences de Vladimir Demikhov
évoquées plus tôt en faisant voisiner une efficacité apparente
(des photographies et des films) et une inefficacité médicale,
les cobayes ayant dû être euthanasiés parce qu’ils n’avaient pas
retrouvé un plein contrôle moteur.
Les chirurgies de Demikhov puis de White sont pratiquées
sur les animaux, tandis que les spéculations philosophiques
et cinématographiques subséquentes viseront l’humanité. En
1971 et en 1972, le studio américain American International Pictures produit deux films qui abordent l’actualité scientifique
par le truchement de la fiction : leur personnage principal est
chaque fois un homme à deux têtes, les savants fous des deux
films transplantant la tête d’une personne sur le corps d’une
autre sans retirer la tête originelle.
La première « œuvre » du docteur Girard montrée dans The
Incredible 2-Headed Transplant (1971) est un singe à deux têtes
tout droit sorti du laboratoire de Robert J. White, et il est bientôt rejoint par d’autres créatures (renards, lapins, serpents,
etc.). La bicéphalité n’est qu’un brouillon des greffes qu’il souhaite vraiment réaliser : des transactions une-contre-une impliquant la tête et le cerveau humains. Son premier cobaye se
rebelle pourtant avant la fin de la chirurgie, le cerveau usant de
stratégie pour bien profiter de la force brute de son corps d’accueil. Il accrédite ainsi avec une splendeur de série B la thèse
psychologique. Dans The Thing With Two Heads (1972), le vieux,
riche, raciste et malade Maxwell Kirschner exige une opération afin de prolonger sa vie; la chirurgie laissera sa tête sur le
corps de Jack Moss, condamné à mort, noir de surcroît. D’après
le plan, l’homme bicéphale sera Kirschner et l’opération est de
toute façon effectuée pour son bénéfice personnel. Or l’hybride
du second film est un peu plus tiraillé que celui de son prédécesseur, ses deux parties exerçant un contrôle sur le corps.
On s’explique mal une telle obsession à propos d’hybrides à
deux têtes à moins d’y voir les nouveaux avatars d’une fascination plus large pour des transferts opérés dans plusieurs univers pendant la même période. Il y a là une nébuleuse, non pas
de fictions dans la mesure où de la science bien réelle (quoique
très étrange) est incluse dans le nœud d’influences, mais de
narrations concernant l’exode des têtes et des cerveaux.
Une métalepse cervicale
Quand ils s’éloignent du transfert d’âme de Locke pour
s’avancer vers les greffes et extractions de cerveaux,
Sydney Shoemaker et Bernard Williams créent des vases communicants entre les narrations philosophiques et l’actualité
scientifique contemporaine sans négliger la science-fiction,
dont la prépondérance n’ira qu’en s’accentuant. Dès le premier
chapitre de Reason, Truth and History (1981), Hilary Putnam invente un scénario exemplaire assumant si bien son rapport à
la littérature et au cinéma de genre qu’il l’introduit comme une
possibilité de science-fiction qu’auraient considérée d’autres
philosophes avant lui.
Par l’emploi du terme « possibilité », Putnam vise le thème
de la fiction; quant au motif, c’est plutôt dans la littérature et
dans le cinéma de l’âge d’or qu’il a été pratiqué avec allégresse.
Putnam est un disciple de Curt Siodmak autant que des philosophes quand il raconte son récit : imaginons qu’un être humain ait subi une chirurgie au cours de laquelle on a retiré son
cerveau avant de le placer dans une cuve le maintenant en vie.
Ses terminaisons nerveuses sont connectées à un ordinateur
complexe donnant l’impression au propriétaire du cerveau que
ses perceptions sont normales, que les objets qui l’entourent
ont une existence réelle. Ce n’est qu’une illusion : le savant se
sert de l’ordinateur pour exposer le cerveau à des situations
fictives et pour effacer tout indice qui lui permettrait de comprendre le stratagème. La victime a l’impression d’être plongée dans la lecture d’une bizarre histoire de cerveau dans une cuve,
persuadée qu’elle n’est pas lui, et pourtant…
La conclusion de cette expérience de pensée est une transition métaleptique à la Borges ou Cortázar, la figure de style
servant un récit rongé par le doute sur l’identité et sur la perception. Le narrateur de Putnam n’est pas le premier à mener
son auditoire en bateau, créant un suspense à partir d’indices
susceptibles de retourner leur gant pour devenir des fausses
pistes. Cette histoire rappelle la fable du malin génie de René
Descartes : à la place d’un Dieu qui veut son bien, source de toute
vérité, Descartes imagine un malin génie qui l’aurait trompé
sur ses perceptions les plus élémentaires, ciel, air, terre, couleurs, figures et sons, le condamnant à prendre des vessies pour
des lanternes, comme le cerveau dans une cuve de Putnam ou
les prisonniers dans l’allégorie de la caverne de Platon, maîtrerécit dans la longue chaîne des fictions philosophiques sur l’illusion sensible. Là où les cerveaux sont absents dans l’histoire
cartésienne et dans l’allégorie platonicienne, Putnam fusionne
encore davantage la philosophie et la science-fiction.
L’expérience de pensée est réduite par Parfit à un rôle de soutien vis-à-vis du discours argumentatif plus courant en philosophie. Cela pourrait surprendre chez un auteur qui fut, parmi les
philosophes analytiques de son temps, le plus ouvert à la fiction.
Parfit est cependant l’un de ceux qui se sont le plus investis dans
le débat sur l’identité personnelle. Il est le représentant (post)-
moderne par excellence de la thèse d’une continuité psychologique qui, à bien des égards, a servi de moteur aux premières
fictions philosophiques du transfert; il est donc normal que cette
thèse occupe tant de place dans sa considération des récits. Ceci
ne m’empêche pas de lire Parfit comme je lis Williams : en plaçant la fiction au-dessus de la thèse qu’elle illustre, on procède à
un renversement des rôles qui, s’il va à l’encontre de l’objectif assumé dans le texte, ne trahit pas sa forme et sa teneur, car Reasons
and Persons lui consacre un espace presque aussi conséquent que
celui qu’il réserve à des développements plus conventionnels.
Les répliques
Sans toujours décrire des greffes, l’espace fictionnel parfitien
évoque régulièrement des déplacements, des transferts et
des dédoublements. Un suspense plane sur tous ces récits, le
lectorat s’efforçant d’établir la similitude ou la distinction entre
l’original et sa réplique.
[…] »
– Philippe St-Germain, L’exode des cerveaux (essai, quatrième trimestre 2020)
(Fondé en 1999 au Département d’études littéraires (UQAM), Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, réunit aujourd’hui des chercheurs et des équipes de plusieurs universités, issus des études littéraires et cinématographiques, des arts visuels, de l’histoire de l’art, de la traductologie, de la bibliothéconomie et de la sociologie. Leurs travaux sont à la croisée de la théorie esthétique, de la recherche-création et de l’interprétation des productions culturelles.)

« « Il vaut mieux valoriser la nuit et le silence à partir desquels s’affirmeront de nouvelles possibilités lorsque se poseront de toujours nouvelles questions, sachant que philosopher ne se réduit pas à trouver des réponses plus ou moins pertinentes, systématiques ou véridiques… Le « que sais-je ? » échappe en effet à toutes les fascinations. »
– Claude Stéphane Perrin, La Fascination.
De même qu’une sorte de référence seconde est ouverte au monde, le lecteur accède ainsi à une « naïveté seconde », post-critique :
« Mais pour attraper l’animal, il ne suffit pas d’avoir de bonnes jambes et de transpirer.
Le chasseur a la faculté de se projeter mentalement dans le futur.«
« Quelle est cette intuition ? Si le philosophe n’a pas pu en donner la formule, ce n’est pas nous qui y réussirons.
Regardons bien cette ombre : nous devinerons l’attitude du corps qui la projette. Et si nous faisons effort pour imiter cette attitude, ou mieux pour nous y insérer, nous reverrons, dans la mesure du possible, ce que le philosophe a vu. » »
« L’intellectuel affronte de moins en moins la résistance du réel. L’essayisme risque de plus en plus l’arbitraire, l’extravagance, l’aveuglement.
— (Edgar Morin, La Méthode II, Seuil, 2008, page 1637)
– Zima (Pierre V.), Essai et Essayisme Le potentiel théorique de l’essai : de Montaigne jusqu’à la postmodernité.
[…] »





Through a close reading of selections from Fanon’s two most influential books—Black Skin, White Masks and The Wretched of the Earth—we will consider the lasting importance of concepts like recognition, violence, intersubjectivity, and emancipation. We will place Fanon into conversation with a variety of theorists, including Hannah Arendt, Angela Davis, Jamaica Kincaid, and Kimberlé Crenshaw. Finally, connecting his writings to contemporary anti-racist and revolutionary struggles—in the United States and around the world—we will explore questions of political violence, nonviolence, and the problems and possibilities posed by international solidarity.


Enjoying the harmony of music, we hardly notice the conductor. Enjoying the harmony of life, a person hardly recognizes the “I” that holds different mental processes together, providing the harmony of personalization. It takes the break of the harmony — the dissonance of personalization — to look for that invisible conductor, that feeling of “I” that provides the grounding experience of presence and reality. The emblematic form of the experience of the dissonance of personalization is known as the disorder of depersonalization and derealization.
Depersonalization is a painful feeling of a changed, unfamiliar, and unreal “I.” It is a negative form of the discovery of “I.” The feeling of “I” gets found through the pain of its lacking or loss. A person feels different, incomplete, not real, and “not myself.” Thoughts, feelings, memories, actions, and the sensing of one’s own body feel strange and foreign, as if “not mine.” The experience of the unreality of one’s own “I” often occurs along with the feeling of unreality of the surrounding world. This is called derealization: Things around are perceived as removed, detached, or separated from “I” by an invisible barrier. People with derealization often say that they feel as if they were in a fog, a dream, or a movie.
Depersonalization-derealization has a reputation for being a peculiarly incomprehensive phenomenon that is almost impossible to describe. Especially surreal is its odd contradiction between the objective and the subjective.
One form of this contradiction is called the “as if” quality. The feelings that my “I” or the world around me are not real are perceived only as my own subjective experiences, with the clear recognition that objectively my “I” and the world around me are actually the same. This rational knowledge of objective reality makes the irrational feelings of subjective unreality even more frightening and uncanny. The inner dialogue between one “I” that subjectively feels unreality and another “I” that objectively cognizes reality often triggers overwhelming obsessive self-analysis.
Another form of the contradiction between the subjective and the objective manifests itself in the striking contrast between the normal way a person with depersonalization is perceived by others and the disturbingly sinister way she perceives herself. Outwardly, such a person looks and acts quite regularly. But inwardly, she suffocates from the eerie craziness of feeling strange, unreal, and not herself. Neither family and friends, nor even sometimes health care professionals, understand the hardship of sufferings of depersonalized people. They feel trapped inside the alienating bubble of unreality with the bitter realization that no one seems to take their condition seriously.
Nowadays, depersonalization-derealization appears to be diagnosed more frequently. Some attribute this to the modern trends that might provoke depersonalization, such us legality of cannabis, aggressive digitalization of life, and COVID-19 induced social isolation. But unfortunately, depersonalization is not frequently healed. It remains almost as infamously treatment-resistant as it was 15 decades ago when it was first described.
The current treatment tools from hi-tech electromagnetic brain stimulation to the antiquity-rooted psychedelic-enhanced meditation show dubious proof of efficacy. The standard set of pharmaceuticals — chiefly antidepressants and anxiolytics — often reduces anxiety, obsessions, and depression which accompany depersonalization-derealization, but rarely affects the feeling of unreality itself.
Psychotherapy lends a helping hand to ease the pain of depersonalization. Among the abundance of therapies, psychoanalysis holds a special advantage: It speaks the same language as depersonalization. This is a language of dissociation, the key psychoanalytic conception from which stems the current comprehension of depersonalization-derealization.
Originally formulated by the French psychiatrist Pierre Janet, and fashioned by the father of psychoanalysis Sigmund Freud, the conception of dissociation is based on the key psychoanalytic idea of the human psyche as the interrelatedness of conscious and unconscious processes. The contemporary mental health bible, the Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, borrows the psychoanalytic conception of dissociation and distinguishes the major class of Dissociative Disorders. Depersonalization and Derealization Disorder is presented as an essential category of this class.
Dissociation refers to the split of integral mental activity into separate processes: partially conscious and partially unconscious. The unity of one integral experience of “my thoughts” and my “I” that thinks “my thoughts” breaks into two separate experiences: the experience of my thoughts and the experience of “I” that thinks « my thoughts. »
This split results in the uncanny feeling of disconnect — dissociation — between my “I” and my mental activity. People with depersonalization-derealization frequently describe the feeling of being divided into two “I”s: an “I” acting and another “I” observing and analyzing these actions. One of the most famous self-descriptions belongs to Freud himself, who thoroughly analyzed his own derealization developed during his visit to the Acropolis[1].
An ardent connoisseur of antiquity, Freud, for the first time of his life, stands on the Acropolis. The direct contact with a sacred symbol of the cradle of European culture becomes too overwhelming. Freud’s consciousness cannot hold conflicting emotions together. The layers of reality have shifted. A weird sense of illusoriness pierces him as he says, “What I see here is not real.”
Diagnosing this as derealization, Freud dissects his dissociation into one “I” who experiences unreality and another “I” who observes and analyzes the first “I.” Comparing derealization and depersonalization, Freud concludes that both relate to “double conscience” or “split personality,” when “we are anxious to keep something out of us.” This Freudian formulation conveys the psychoanalytic understanding of dissociation as a way to deal with the unbearable “something” by keeping it “out of us,” partially subconscious.
There are two forms to keep the unbearable “out of us:” repression and dissociation. Repression means a straightforward “delete,” with no room for conscious thinking about the repressed. Dissociation is way more complex. It sustains the unsustainable, the simultaneously painful and provocative duality of keeping the unbearable “out of us” with obsessive thinking about what is there “out of us.” Dissociation exacerbates thinking about the unbearable. It is like seeing something in the fog of depersonalization with the intense urge to break through this fog and finally see clearly. A person with depersonalization is often already conducting a dialogue with her unconscious, self-analyzing and trying to find out her underlying feelings and their meanings.
Depersonalization thus appears to be a condition that opens access to the exploration of the unconscious. The duality of “I” acting and “I” observing that is so characteristic for depersonalization stands very close to a dialogue with one’s own unconscious. Psychoanalytic therapy assists in developing this dialogue into a process of self-inquiry to understand the parts of one’s own “I” which are hidden as too complex or too shameful.
Psychoanalysis reveals these hidden parts of “I.” Often they are rooted in the disturbances of childhood pillars of a stable identity: experiences of being loved enough as a child and having one’s own love be accepted by others, primarily parents. Themes of death, illness, body distortions, and other threats to identity can be associated with the parts of “I” that remained not fully conscious.
The exploration of these unbearable themes and conflicts diminishes the tension that causes dissociation. The deeper the understanding and acceptance of the inner life, the less the intensity of depersonalization. The self-accusatory and frequently shaming tone of the observing-analyzing “I” makes depersonalization detachment and unreality especially wounding. Psychoanalytic therapy facilitates turning this harsh tone into respectful and containing understanding that enables the person suffering from depersonalization to hold the different parts of her “I” together.
Psychoanalysis does not have a magic wand to heal depersonalization. But it does attune to depersonalization’s most intrinsic features and is capable of addressing depersonalization’s most hidden roots.


« […] The comprehensibility of the known world was called into question over the course of more than two centuries; one problem for the cosmographers was redefining the world when faced with the continuing expansion of knowledge. As Sureka Davies has commented, the European voyages to America in the fifteenth and sixteenth centuries posed opportunities and threats not only for European rulers, merchants and the Church, but also for the intellectual milieu of mapmakers and cosmographers. At stake was a world-view informed traditionally by biblical and classical texts (Davies, 2011). While cosmographers like André Thevet might create myths of the new world and its peoples, Münster integrated America into a tripartite world, accommodating the theological problem of the diaspora of Noah’s descendants.
Cosmography found itself amid clashing epistemologies: established authority versus eye-witness experience; humanism versus the new science; medieval heritage versus early modern knowledge. Modernity is associated with the direct observation of the astronomers Tycho Brahe, Galileo and Kepler or with the privileged eye-experiences of the discovery of new lands. Raphaele Garrod has argued that discoveries were granted a discursive existence as ‘novelties’, new textual representations of the heavens and the earth (Garrod, 2016). In other words, empirical information was dialectically reconciled with existing conceptual frameworks, biblical and classical. Nonetheless, the challenges to the cosmological world-view lead to the Church’s condemnation of Copernicanism in 1616 and of Galileo in 1633, preventing heliocentrism from becoming the new cosmological norm in universities and colleges.
The 2023 issue of the Journal of Early Modern Studies entitled ‘The Circulation of Cosmographical Knowledge in Early Modern Europe’ will investigate how, when and in what forms knowledge circulated. In contexts of suppression or control of knowledge, we might ask what part did heterodox circles and non-academic groups, represented in ‘invisible colleges’ and ‘schools of night’ play in the spread or popular distrust of scientific novelty. Did confessional division impact on the dissemination and reception of cosmographical knowledge? How widespread or selective was its translation? Print has been long recognized as a significant agent of change, enabling altered methods of data collection, storage and retrieval systems and communication networks used by learned communities throughout Europe (Eisenstein, 1979). As Elizabeth Eisenstein observes Copernicus had an opportunity to survey a wider range of records and to use more reference guides than any astronomer before. Yet, scientific and geographical novelties, requiring new kinds of texts, were often slow to get into print. An important frame for thinking about the shape of the world, and its place in the cosmos, book production was, however, controlled by religious, economic and national imperatives and concentrated in major cities (Pettegree, 2008). J.H. Elliot points out that there was a considerable time lag between the Columbian discoveries and their representation in prose geographies. Further, Robert Mayhew has observed that new information did not modify or cancel the old, but piled up alongside it. While print proved an historically important intermediary, it did not advance the creation of a new world view reflecting the age of discovery (Mayhew, 2003). What part, then, did the book trade play in the extension of cosmographical knowledge? Attention to regional publication such as that of Martin Waldseemüller’s Cosmographie introductio at Saint-Dié in Lorraine in 1507 may provide a more detailed understanding of the dynamics of cosmography and print culture.
Ayesha Ramachandran has argued that ‘traces of a resurgent interest in “the World” as a whole appear everywhere in the early modern period’ (Ramachandran, 2015). Indeed, over recent decades considerable scholarly attention has been given to reconfigurings of the world through, for example, the experience of travel, colonial expansion and the development of maps. Yet, we still lack a detailed understanding of how the peoples of early modern Europe gained their knowledge of the world. What were the paths of transmission and to what extent was knowledge controlled or even falsified, by whom and for what purposes? To what extent was scientific knowledge diluted or vulgarized as it entered popular culture or were there, on the other hand, effective means of dissemination? Our own experience of the accelerated pace at which knowledge (and misinformation) circulates via mass media makes this an especially timely juncture to explore such questions. We welcome work on cosmographers as contributors to the cosmographical revolution or as custodians of state secrets. In the contexts of the wealth of new experiences and discoveries we invite contributions on what might be regarded as the constitutive components of cosmography. These include such diverse materials as maps, instruments and texts (for example, geographical, astronomical, botanical, philosophical, anthropological, theological). What kind of new information was embodied in such texts and artefacts and how far was the opening of horizons locally confined or pan-European? As the centre of the world shifted and in the light of astronomical speculation, we ask how learning, thinking, and conceptualizing terra incognita remained rooted in belief or subject to revision. »
– The Circulation of Cosmographical Knowledge in Early Modern Europe (Journal of Early Modern Studies)

Il a été coordonné par Caroline Brodeur, Michaël Lessard, Camille Robert et Karine Rosso.
« Le droit est sexiste. Année après année, les réseaux sociaux le mettent en relief. Témoignant de l’incapacité du système judiciaire à résorber les violences sexuelles, les dénonciations d’agresseurs se succèdent sous les #AgressionNonDénoncée, #OnVousCroit et maintenant #MoiAussi. Les survivantes doivent alors traverser un flot de commentaires incrédules et de questions intrusives. Elles bravent l’humiliation et les violences à la recherche d’une justice que le système judiciaire ne peut pas leur offrir. Elles savent que si, sur papier, le droit se prétend neutre et impartial, son articulation est teintée par le sexisme. Elles ne sont pourtant que la pointe visible de toutes ces femmes oubliées ou même rouées par le droit. »
Les articles du dossier sont en libre accès sur notre site !
À une époque où certain·e·s avancent que le droit, ses institutions et son application ont enfin été nettoyés de tout sexisme et où l’actualité dément quotidiennement cette prétention, le collectif d’À bâbord ! a cherché à révéler les défis actuels que ce système pose aux luttes féministes. Quelles sont les embûches que rencontrent les femmes lorsqu’elles manient le droit et tentent d’interpeller le système judiciaire ? Quelles formes alternatives de justice mettent-elles en place ?
Au fil des articles, des entrevues et des témoignages regroupant des voix de milieux diversifiés, notre dossier invite à prendre conscience de la manière dont elles interpellent la justice et comment le droit – sous différentes formes – intervient dans la vie de celles-ci. Nous abordons des enjeux relatifs au consentement, à l’intersectionnalité et au rapport des femmes autochtones à la justice environnementale, mais aussi à l’histoire du droit à l’avortement, aux luttes écoféministes ainsi qu’à la judiciarisation de crimes de subsistance. Nous nous intéressons également à l’impact des politiques publiques sur le chômage et la maternité, ainsi que sur le droit familial. Enfin, il sera question de justice transformatrice et des réformes nécessaires afin de respecter les droits des personnes trans et non binaires.
Ce dossier se veut une contribution à la démocratisation des débats qui font rage dans les milieux universitaires, militants, communautaires et politiques. Nous espérons qu’il constituera un premier pas pour penser la justice au-delà du sexisme. »


« Kierkegaard’s moral phenomenology: When ethical consistency becomes ethical evasion
by Gordon Marino
Even though ethics is included as one of the fundamental life perspectives in his famous three-stage theory of human development — aesthetic, ethical, religious — the nineteenth-century Danish philosopher Søren Kierkegaard never developed an ethical theory. In fact, in one of his journal entries, Kierkegaard implies that there are only two stages: the religious and the aesthetic. In other words, for Kierkegaard, what we take to be “the ethical” collapses into the aesthetic, a life perspective that has happiness and self-fulfilment as its god-terms, in contrast to faith and sin, the poles that mark out the religious standpoint.
Still, though not a moral theorist, Kierkegaard made significant contributions to what might be termed “moral phenomenology”. In more than a dozen ways, the Danish Socrates offered refulgent insights into the challenges we face in trying to be righteous human beings. For example, depth psychologists, Arthur Schopenhauer, and later Sigmund Freud all contended that we should lower our moral goals to psychological reality. Kierkegaard, the moral phenomenologist, gainsays that such levelling strategies will put ethics to bed.
Kierkegaard reveals how profoundly difficult it is to live in and act upon the convictions we bandy about at the dinner table. He was more concerned with us learning how to express our ideals in the medium of action, than he was in ethical theories and abstruse analysis of such puzzles as the trolley dilemma.
Still, if I had to pick one luminous passage with which to epitomise Kierkegaard’s moral phenomenology, it would be a paragraph from his pseudonymously authored The Sickness Unto Death. In the second part of this lapidary study of despair, Anti-Climacus, the pseudonymous author, identifies despair with sin and in the process spins off this trenchant analysis of self-deception:
In the life of the spirit there is no standing still … If a person does not do what is right at the very second he knows it — then, first of all, knowing simmers down. Next comes the question of how will appraises what is known. Willing is dialectical and has under it the entire lower nature of man. If willing does not agree with what is known, then it does not necessarily follow that willing goes ahead and does the opposite of what knowing understood (presumably such strong oppositions are rare) rather willing allows some time to elapse, an interim called: “We shall look at it tomorrow.” During all this knowing becomes more and more obscure, and the lower nature gains the upper hand more and more; for alas the good must be done immediately, as soon as it is known … the lower nature’s power lies in stretching things out. Gradually, willing’s objections to this development lessens, it almost appears to be in collusion. And when knowing has become duly obscured, knowing and will can better understand each other; eventually they agree completely, for now knowing has come over to the side of willing and admits that what it wants is right.
The last line of this sharply pronged paragraph reads:
And this is how perhaps the great majority of men live; they work gradually at eclipsing their ethical and ethical-religious comprehension, which would lead them out into decisions and conclusions that their lower nature does not much care for, but they expand their aesthetic and metaphysical comprehension, which ethically is a diversion.
What was Kierkegaard’s ethics? He aimed to help us evade moral evasions. When it comes to moral dodges, we are usually tempted by desires for this or that, or by the need to be liked. For example, imagine you are police officer who witnesses his longtime partner brutalise a suspect involved in a traffic violation. Turn him in and your friendship is over and much worse beside — the blueline is likely to turn its back upon you, which could easily mean the end of your career as a police officer. And, after all, you have a family to raise. So you decide “to sleep on it” and — surprise! — the next day you resolve to bury the incident. And why not? Your partner is a good cop and it was the only time you ever saw him do something like knock out the teeth of a mouthy kid.
Last year, I discovered a subtler form of moral evasion. I was attending a philosophy conference and after a session was hightailing it to a local pub to meet with a friend. Suddenly, a skinny unkept woman missing most of her front teeth leapt out of a doorway pleading for ten dollars to get something to eat for her and her child, who was nowhere to be seen. Now, I have heard this plea many times before, and even though this woman looked like a meth addict I was irritated but inclined to give her the money. Then my “let me sleep on it” moment came in the form of the Kantian precept: “ethics need to be universalisable.” Read: if I am unwilling to reach into my pocket for suspiciously desperate folks in similar straits, then I ought not feel obliged to donate to this person. Because I encounter many homeless people in my treks to the city, I quickly searched myself and concluded that I wasn’t willing to give up my disposable income on a regular basis.
With that cold but cogent idea in mind, rather than trust a hurting fellow human being and make a small financial sacrifice, I trod on to the bar, ignoring the woman with her outstretched palm. Just as Kierkegaard might have predicted, with the aid of reflection, I obscured my moral insight — and naturally, the right thing to do became the easy thing to do.
Of course, my evasion was an abuse of Kant’s moral philosophy who would have allowed — though denied moral merit to — a spontaneous act of generosity. But in retrospect, it was a reminder that philosophy, this time in the guise of the universalisability principle, could also be used for the purposes of shirking unpleasant responsibilities. More than that, after a couple of beers, the sobering thought hit me that even if we don’t think we might be able to do a good deed on a regular basis, it is better to, say, intervene in a mugging, than it is to tell yourself, “Since I can’t count on having the courage to do this on another occasion, I will turn a blind eye.”
The preoccupation with moral consistency can become a moral evasion. Just think of yourself as that vulnerable person in need of help — perhaps a refugee looking for shelter from the storm. Better to do one good deed than none.
Gordon Marino (is Professor Emeritus of Philosophy and Director of the Hong Kierkegaard Library at St. Olaf College, Minnesota. He is the author of The Existentialist’s Survival Guide: How to Live Authentically in an Inauthentic Age and Kierkegaard in the Present Age, and co-editor of The Cambridge Companion to Kierkegaard.) »

Nick Gutierrez wonders if pleasure-seeking is underrated as a virtue.



« […] Le Xeer fut la résultante de cette période de troubles, il a été conçu pour servir de rempart contre le désordre ambiant et fonder une nouvelle société de droit. D’où la signification étymologique du terme susmentionné. C’est autour de ce contrat socio-politique crée pour répondre à une situation d’anarchie et de violence, similaire à celle qu’a vécu la Somalie après la guerre civile, que se constitue un de ces nouveaux groupes : la confédération des issas. A l’instar de la constitution américaine qui avait réuni différents Etats du Nouveau monde, des communautés d’origine différentes se sont rassemblées autour du Xeer et constituer une nation soudée par la loi.
Des principes fondamentaux d’une étonnante modernité
Bien qu’élaboré au 16ème siècle, le Xeer issa étonne par la modernité de certains de ses concepts. Longtemps avant les constitutions occidentales qui servent aujourd’hui de référence universelle, ses fondateurs avaient réfléchi et répondu à leur manière aux questions fondamentales sur l’exercice du droit et du pouvoir dans la société humaine. Des principes comme ceux de l’égalité, de l’inviolabilité de la loi, de l’origine humaine de la loi, de la protection des droits inaliénables, etc… bref tous ces concepts qui sont plus que jamais au centre des débats politiques actuels, ont été discutés par les fondateurs de ce système. Pour en faciliter la mémorisation et la transmission, les principes qui fondent la philosophie politique du Xeer sont énoncés dans un style poétique et métaphorique utilisant les règles rythmiques assez strictes de la poésie somalie.
Ils constituent un préambule rimé et rythmé de cette “démocratie pastorale”. Je voudrais citer cinq de ces principes qui illustrent la profondeur de la réflexion derrière ce contrat social.
1) Principe de l’origine humaine de la loi
« Dieu m’a créé à partir d’une semence mais ce sont mes ancêtres qui m’ont légué le Xeer » (Hebehay xogunbu iga abuurey, Aabahayna xeer buu ii dhigay)
Ce principe tranche à sa manière le vieux débat sur la coupure entre Nature et Culture. Pour les Issas, si les hommes sont des créatures de Dieu, les lois, elles, sont les œuvres des hommes.
Cette affirmation peut passer pour un lieu commun de nos jours, mais il faut se rappeler qu’à cette époque, l’idée de l’origine divine de la loi était fort courante et servait de justification à beaucoup de systèmes politiques. Cette conception de la loi induit, par exemple, qu’aucun roi ou chef, aussi puissant soit-il, ne peut revendiquer incarner un quelconque droit divin. Il n’est et ne peut être que ce que sa condition humaine fera de lui, c’est-à-dire un pouvoir irrémédiablement marqué par le temps et la volonté populaire. Elle enlève également toute sacralité et immuabilité à la loi qui peut faire l’objet de discussion et de modification si la communauté en décide ainsi. Ce principe nous révèle les préoccupations philosophiques des fondateurs du Heer.
2) Principe de la nécessité de la loi « Le Xeer est comme les chaussures qui nous servent à marcher » (Xeer waa kab lagu socdo)
Le terme kab désigne en Somali à la fois une chaussure, un support et un véhicule. Le Xeer est comparé à la chaussure qui permet de se déplacer, d’avancer dans le chemin épineux des rapports sociaux. Chez les pasteurs, les chaussures ne sont pas des objets de luxe. Dans un environnement où poussent beaucoup de variétés d’arbres à grosses et douloureuses épines, les sandalettes en peau de chameau font partie des choses de première nécessité. C’est en ce sens qu’il faut saisir cette comparaison entre le Xeer et la chaussure. C’est une métaphore très forte. D’ailleurs si le Xeer est la chaussure (kab), ses divers articles de loi sont appelés dhagaley, c’est-à-dire les lacets ou lanières qui servent à les retenir au pied.
3) Principe de l’égalité
« Tous les Issas sont égaux et aucun ne peut dépasser un autre en égalité » (Ciise waa wadaa ciise, ninna nin caaro madheera)
C’est un des principes fondamentaux du Xeer, celui qui institue l’égalité entre les membres de la confédération issa. La précision dans la seconde partie : ninna nin caaro madheera (qui veut littéralement dire …”et aucun ne peut dépasser l’autre en égalité) souligne la volonté de ne pas s’arrêter à une égalité formelle et le souci d’égalitarisme qui est devenu une des caractéristiques de la société issa.
4) Principe de l’inviolabilité de la loi
« Le Xeer issa est infranchissable comme l’arbre Jeerin » (Xeerka ciise waa geyd Jeerin ah)
Le principe ainsi imagé exprime l’inviolabilité de la loi du Xeer. En effet, Jeerin est un arbre de la brousse qui se distingue par ces deux caractères : il est très bas de tronc et étalé sur une longue surface. Il est donc très difficile de passer en dessous ou de sauter par dessus. Ce qui illustre fort bien l’expression que nul ne peut outre passer la loi et renvoie à l’idée d’inviolabilité.
5) Principe du communalisme
« Les Issas ont trois choses en partage ; les pâturages, les hôtes et l’Ogaas (Ciise sadexbaa u dhax ‘ah : dhulka, martida iyo ugaaska
Ce principe fonde le communalisme des Issas en définissant les principaux domaines de partage communautaire : les moyens de subsistance et de reproduction (les pâturages et l’eau), les devoirs sociaux (hospitalité) et le pouvoir politique (l’ogaas).
Le Xeer interdit l’appropriation individuelle de “ce qui est déjà donné par la Nature”, c’est-à-dire les pâturages et l’eau. Il préconise la règle “du premier venu, premier servi”. L‘hospitalité est une obligation sociale à laquelle personne ne doit échapper et doit se faire sans distinction, selon également la règle du “premier campement accosté”. Et enfin les Issas ont en commun un roi, l’Ogaas, dont la fonction est essentiellement de sauvegarder la paix, de veiller à la préservation de l’esprit du Xeer et de bénir les décisions prises par les différentes assemblées de sages.
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Le Xeer touche à tous les aspects de la vie sociale. Il organise la société pastorale en accordant la primauté à la sauvegarde du consensus social et de la cohésion du groupe par rapport aux droits et intérêts de l’individu. En tant que contrat socio-politique, il régule les différents types de rapports sociaux.
– Le Xeer joue tout d’abord le rôle de Droit pénal qui protège la vie de la personne physique, ses biens matériels, sa dignité et son honneur et définit les sanctions pénales et sociales correspondantes.
– En tant que Constitution politique, il fixe les attributions de ses différents organes ainsi que les relations entre les différents clans qui forment la confédération.
– Enfin, le Xeer comporte un code de conduites sociales qui détermine le cadre éthique et moral qui doit guider les membres de la confédération.
Une justice de réconciliation et de compensation
Le Xeer instaure une société de droit qui reconnait l’inhérence du conflit dans les rapports sociaux et la nécessité de le réglementer. Il promeut une justice de réconciliation qui se propose de restaurer la paix et la cohésion sociale. C’est une justice de communauté qui s’adresse au groupe plutôt qu’à l’individu car ses verdicts s’adressent au clan qui est “garant”des parties plutôt qu’aux individus eux-mêmes. C’est enfin une justice de compensation qui rejette la loi du talion et ne connait ni la sentence suprême (la peine de mort), ni la peine d’emprisonnement. Elle a pour support un Droit pénal dont la première préoccupation est de compenser, dédommager les victimes sans pour autant ruiner les coupables. Ces caractéristiques du Xeer en général et de son Droit pénal en particulier ne sont pas des déductions théoriques de notre analyse. Elles sont explicitement et clairement affirmées dans les discours et les délibérations prononcées par ses Sages.
En tant que Droit pénal, le Xeer se divise en trois grandes parties techniques selon la nature des délits et crimes :
– Le Xeer du Sang (Xeerka Dhiiga) qui englobe tous les litiges et crimes relatifs à l’atteinte de la personne physique ainsi que les peines correspondantes. Selon la gravité de l’acte, simples coups, blessures entrainant des séquelles ou meurtre, les sanctions entrent dans l’une ou l’autre de ces deux catégories : Buulo ou prise en charge des frais de soins et payement des dommages ou Boqol ou prix du sang calculé en tètes de bétail.
– Le Xeer des Biens matériels (Xeerka Dhaqaaqilka) qui concerne tous les conflits et délits liés à la détérioration, au vol et à l’usurpation des biens individuels ou collectifs ;
– Le Xeer de l’Honneur (Xeerka Dheerta) qui protège contre toutes les atteintes à la dignité, à la moralité et à l’honneur de la personne.
Ce Droit pénal qui fonctionne sur la loi du précédent préconise une panoplie de procédures d’instruction, de plaidoyer, de vérification et des recours d’appel dont la technicité et le formalisme n’ont rien à envier à ceux des Codes modernes.
Il prévoit toute une série de sanctions sociales et des peines de dédommagements calculées en têtes de bétail. En cas de conflit provoquant la mort, le Xeer du Sang applique le Prix du sang calculé, comme les autres peines de dédommagement, en têtes de bétail. L’unité de valeur principale est le “chameau” qui peut se “convertir”, selon un tableau de change préétabli, en bovidés ou en ovins qui donne une idée de la technicité et précision du Xeer dans ce domaine.
Une Constitution instaurant un autre exercice du pouvoir
La constitution politique préconisée par le Xeer prévoit trois types d’instances qui se partagent, de manière assez originale, les trois types de pouvoir généralement spécifiés dans les Constitutions modernes.
Il y a d’abord le “Guddi” qui est l’organe suprême. C’est une Assemblée de Sages aux pouvoirs très larges. Il joue à lui seul le triple rôle de Parlement (pouvoir législatif), d’autorité légale (pouvoir exécutif) et de Cour de justice (pouvoir judiciaire). Ses compétences s’étendent aussi bien aux questions politiques, économiques et militaires concernant la communauté que des litiges et conflits entre individus ou groupes d’individus. Le “Guddi” est composé de 44 membres dont :
représentants issus les 12 groupes de la confédération Issa à raison de 2 par groupe ;
20 membres choisis non en fonction de leur appartenance mais en fonction de leur sagesse, intégrité morale et connaissance du Heer.
La seconde instance du Xeer est le “Gandé”. C’est une Assemblée également constituée de 44 Sages dont le rôle premier est de protéger l’esprit et le “texte” du Xeer contre les dérives conjecturelles et les mauvaises interprétations. Il accomplit les différentes fonctions suivantes qui sont complémentaires de celles du “Guddi” :
Conseil Constitutionnel : il veille à la constitutionnalité des décisions du “Guddi” et délibère sur les nécessités d’évolution et les propositions de changement des lois du Heer ;
Cour Suprême : il traite les affaires qui ont épuisé les différentes procédures prévues par le Xeer et notamment les 12 Arbres (ou Appels) sans arriver au consensus nécessaire.
Organe de réconciliation dans les conflits opposant des tribus ou clans qui risquent de mettre en question l’unité et la paix au sein de la confédération. Il partage ce rôle avec le roi issa (l’Ogaas) selon les circonstances.
Conseil pédagogique : les membres du Gandé qui finissent leur mandat servent de formateurs et de conseillers une fois de retour dans leur campement d’origine, faisant ainsi profiter leur communauté de leur expérience du Heer.
La troisième institution du Xeer est la royauté incarnée par l’Ogaas (Ali Moussa Iye, 2010). C’est le père spirituel de la communauté, le symbole de la Loi, le garant de l’unité de la confédération. Malgré la sacralisation dont il fait l’objet, l’Ogaas n’exerce aucun pouvoir temporel, ne dispose d’aucune force de coercition pour imposer sa volonté. Un précepte du Xeer définit sans équivoque l’essence du pouvoir royal chez les Issas : l’Ogaas préside (les Assemblées) mais ne tranche pas (Ugaas uu gudoonchaye ma goyo).
Ainsi le roi issa règne mais ne gouverne pas. Comme dans les monarchies constitutionnelles moderne, il appose seulement son sceau en bénissant les décisions prises par les Assemblées. En fait, il a plus d’obligations envers ses sujets que des privilèges sur eux. Les attributions qui lui sont reconnues par le Xeer peuvent se résumer comme suit :
servir d’arbitre dans les conflits opposant des Issas et maintenir à tout prix la paix et l’unité au sein de la confédération : rôle de garant du consensus socio-politique ;
bénir les décisions des Assemblées (Guddi et Gandé) et prodiguer conseil et hospitalité à ses sujets : rôle de père spirituel ;
prier sans arrêt pour son peuple afin de le protéger contre la sécheresse, les maladies et autres calamités naturelles : rôle magique de protecteur et d’intercepteur auprès de Dieu.
Un droit pour panser et ressouder
Comme on l’a précisé plus haut, le Xeer est en lui-même est un ensemble complexe de mécanismes de prévention, de gestion et de règlement de conflits. Bien que ces mécanismes concernent en premier lieu les membres de la communauté issa, adhérents du contrat socio-politique, certains sont également réservés aux règlements des conflits avec d’autres communautés et populations voisines Nous avons montré que le Xeer a établi la Loi du Sang pour prévenir et résoudre les problèmes de “droit commun” et une Constitution politique pour réguler et résoudre les conflits entre les différentes tribus ou clans de la confédération ainsi que les problèmes découlant de l’exercice du pouvoir. Dans les deux cas, le processus qui est suivi est le même et se déroule en quatre temps : “le refroidissement des passions”, la “purge des rancœurs”, le “redressement des torts” et le “scellage de la réconciliation”.
Dans les deux cas de figure, la palabre joue un rôle primordial. Car, comme l’écrit J.G Bidima dans son ouvrage Une juridiction de la parole, “la palabre institue un espace public de discussion qui suppose le détour par une procédure. Elle n’organise pas le face-à-face spéculaire entre parties mais institue une médiation symbolique à plusieurs entrées.
Le “refroidissement des passions”
En cas de litiges entre personnes ou de conflit entre groupes, le processus commence toujours par l’envoi des médiateurs qui jouissent de la confiance des parties en conflits et dont la neutralité est connue. Leur première fonction est d’arrêter les actes d’hostilité et prévenir contre l’aggravation du litige ou conflit. Ils doivent d’abord “refroidir les passions” dans les deux camps. Pour cela, ils emploient les ressources de la culture et de la religion pour calmer les uns et les autres. Ils font appel aux valeurs aux obligations de solidarité et de cohésion, aux préceptes du Coran. Parfois la mémoire des ancêtres, la menace de leur malédiction ou la colère divine sont invoqués pour convaincre. Le but de l’intervention des médiateurs n’est pas d’identifier les coupables ou de trancher l’affaire, mais de rappeler la nécessité de l’arrangement par la loi et le respect de la légalité. Tout refus de cette médiation met la partie récalcitrante automatiquement “hors de la loi”, c’est-à-dire hors du contrat, avec les conséquences que cela implique. Dans cette étape du processus, l’habilité psychologique des médiateurs et surtout leur maitrise de la parole sont capitales pour calmer les esprits et convaincre les parties.
En cas de conflit entre les Issas et une autre communauté, on applique le mécanisme préconisé par une composante spécialement conçue à cet effet : le Xeer de la trève” appelé le Dhiblé. Il s’agit des accords de paix que les Issas établissent avec leurs voisins (les autres groupes Somalis, les Afars). Le Xeer de la trêve est un mécanisme pour réguler les conflits armés entre différentes communautés concurrentes. Il détermine les procédures de négociation et de compensation ainsi que les sanctions à prendre en cas de violation de la trêve acceptée par les deux parties. Le Dhiblé est donc un garde-fou contre le cercle vicieux de la vendetta qui pousse souvent les guerriers à violer les règles de la guerre en vigueur. C’est pourquoi, dès qu’un conflit menace les relations entre les Issas et une autre communauté voisine, les Sages de chaque partie décident de “monter au créneau” et obligent les guerriers d’abandonner l’initiative et le terrain aux négociateurs. Un appel à la trêve est solennellement lancé par l’une ou l’autre des parties. A l’intérieur de chaque camp, le processus de concertation et de prise de décision est activé. Le plus difficile est de convaincre les guerriers à déposer les armes et respecter la trêve.
Le Dhible préconise l’envoi d’une délégation de femmes âgées pour signaler la volonté de paix. Celles-ci doivent emmener avec elle la “pierre de la paix”, une pierre en forme de statuette, qu’elles doivent remettre aux Sages de la partie adverse. Si cette dernière est d’accord avec le message de paix, elle doit enduire la “pierre de la paix”de beurre et renvoyer les vieilles femmes avec des cadeaux et leurs souhaits sur le lieu, la date et les termes de pourparlers. Chez les Issas, on choisit les négociateurs parmi les clans de la confédération qui partagent “des frontières” avec l’autre camp et qui connaissent par conséquent leur culture, traditions et/ou leur langue.
La “purge des rancœurs”
C’est l’étape de la palabre, des interminables joutes et plaidoyers verbaux qui peuvent durer des jours et des semaines, voire même des mois comme ce fut le cas en Somalie lors de certaines conférences de réconciliation traditionnelles. Loin d’être des “palabres inutiles”, comme le pensent certains négociateurs modernes pressés et obnubilés par les résultats rapides, cette étape est cruciale. C’est d’elle que dépendra, en fin de compte, la vigueur des accords conclus et l’engagement des parties.
En effet, dans le processus de résolution des conflits, la manière ou le protocole avec lequel les négociations se font sont aussi important que les résultats eux-mêmes. Ces séances de palabres servent à “vider son sac”, remonter aux origines du problème, exprimer les griefs ou les sentiments ressentis, les souffrances endurées, revisiter l’histoire des conflits et des accords de paix signés. L’art de la rhétorique et du geste, les talents poétiques et même humoristiques sont utilisés pour émouvoir les cœurs, frapper les esprits et finalement défendre son cas. “La palabre se propose moins de distribuer des sanctions que de convaincre, de réconcilier, de restaurer la paix dans la communauté perturbée par le conflit…. Elle milite contre une vision très pénale de la société…A l’inverse de “surveiller et punir” la palabre se caractériserait plutôt par “discuter et racheter” (J.G Bidima)
Ces prises de parole opèrent comme des séances de thérapie de groupes, comme une psychanalyse à travers laquelle chaque camp exprime ses douleurs, ses frustrations et par là expurge les rancœurs accumulées. Le terme utilisé dans le Xeer pour désigner cette démarche est assez révélateur de sa fonction : “Caloolxaadhasho”qui signifie littéralement “déblayage ou purge du ventre”. Quand l’on sait que chez les pasteurs le ventre est le point névralgique des sentiments et des émotions, mais aussi le foyer de la volonté et du souffle de vie, l’on comprend la signification thérapeutique qu’ils accordent à ces séances. Ce sont des parties “rassasiées” de paroles et délivrées du poids des rancœurs qui doivent déterminer les responsabilités et discuter du redressement des torts.
Le “redressement des torts”
Cette étape est beaucoup plus technique et consiste, tout d’abord, à déterminer les responsabilités des uns et des autres. Chaque partie identifie un ou des “pères”(Aabo), sorte d’avocat qui va défendre son cas, dans des plaidoyers qui n’ont rien à envier à ceux des tribunaux modernes en termes d’éloquence et de technicité. L’assemblée se choisit une sorte de greffier(Qore) dont le rôle est d’enregistrer tout ce qui se dit, de questionner les parties en conflits pour certaines précisions et enfin de dresser le procès-verbal (c’est le cas de le dire). L’assemblée peut également faire appel à la procédure de témoignage et de serment (Marag iyo Imaan) prévu par le Xeer qui réglémente l’intervention des témoins.
Le Xeer, fonctionnant sur la loi du précédent, il a établi toute une jurisprudence qui va servir de point de repère et de référence. Dans le cas d’une affaire interne à la confédération, on demande aux parties en conflit de choisir entre le Xeer ou le règlement à l’amiable (Xagaan). Le premier choix implique l’application stricte des dispositions du Xeer et notamment sa jurisprudence tandis que le règlement à l’aimable fait juste appel à la sagesse et l’équité des membres de l’assemblée sans obliger à se référer à des articles de lois précis.
Dans les litiges et conflits sérieux, c’est souvent la loi du Xeer qui est appliquée. Dans ce cas, l’assemblée doit d’abord déterminer si l’affaire a eu un précédent (Curad) et donc exige une simple application de la jurisprudence prévue ou si c’est une affaire nouvelle/inédite (Ugub) qui obligera à innover. Il est utile de rappeler ici que le Xeer est une institution ouverte à l’innovation et au changement comme l’atteste ce précepte : ‘A affaire jamais vue, verdict jamais entendue (Wax la arkin, waxaan la maqlinba la magaa)
Une fois les responsabilités établies, on procède généralement aux compensations des victimes et on établit les obligations qui incombent aux uns et aux autres. Dans ce processus, la prise de décisions se fait selon la règle de l’unanimité et l’exécution des décisions incombe à chacune des parties et engage leur honneur et le respect de la parole donnée. Si une partie n’est pas satisfaite d’un verdict, elle a la possibilité de faire appel et de demander la convocation d’un autre « Arbre » ou séance délibération. Le Xeer offre en théorie la possibilité de convoquer jusqu’à 12 Arbres, c’est-à-dire de demander jusqu’à 12 appels même si la plupart des affaires compliquées se règlent au n=bour du 3eme ou 4eme « Arbre ».
Le “scellage de la réconciliation”
Dans l’esprit du Xeer, il ne suffit pas de régler un conflit et de redresser les torts subis. Encore faut-il prévenir contre les futurs conflits. Il est donc important de veiller à la “guérison de la plaie” et à la sauvegarde de la solidarité et de la cohésion sociales.
La cérémonie pour sceller la réconciliation est donc une étape tout aussi importante dans le processus. Il faut faire en sorte que chaque parie ait le sentiment d’avoir gagné quelque chose dans les négociations ou d’avoir, au moins, sauvegarder l’intérêt général de la communauté. Cette démarche rappelle un peu une des méthodes modernes de résolution des conflits que les américains appellent “the win-win approach”. Tout un cérémonial est organisé autour de cette réconciliation pour rappeler la portée sociale et l’intérêt communautaire des décisions prises. On procède au sacrifice de certains types d’animaux au cours duquel on invoque les esprits des ancêtres communs, des saints et Dieu afin de bénir le verdict. On échange certains morceaux de viande, on partage du lait dans un même récipient et on récite des versets de Coran ou des paroles rituelles prévues à cet effet. Parfois on peut échanger des poèmes de félicitations pour marquer le moment et laisser des souvenirs à la postérité.
Un des moyens les plus courants pour sceller une réconciliation, c’est d’échanger des femmes. Chaque camp donne à marier un certain nombre de femmes en âge de mariage à des jeunes hommes de l’autre camp afin que la réconciliation soit renforcée par des liens familiaux. Un proverbe somali nous donne la genèse de cette tradition : C’est avec le liquide des fœtus qu’il faut compenser le sang versé »
Une autre philosophie du politique
Au delà de l’étonnante technicité du Xeer et de son intérêt anthropologique, l’étude de ce contrat socio-politique nous introduit à un autre type de droit, de démocratie, bref à une philosophie politique africaine qui pourrait inspirer la recherche actuelle de modèles endogènes. En effet, dépassant les pesanteurs géopolitiques et socio-culturelles de leur époque, les fondateurs du Xeer ont pensé une théorie et une pratique de l’exercice du pouvoir dans la société humaine qui interrogent et relativisent certains paradigmes de la science politique moderne. Les “astuces” qu’ils ont mis au point pour “civiliser” le pouvoir démontrent la profondeur de leur réflexion sur le politique et de leur connaissance de cet être social en perpétuelle quête de pouvoir qu’est l’homme.
Ainsi, en confinant la tyrannie du pouvoir patriarcal, souvent prélude à l’autocratie politique, au niveau du “Reer”, c’est-à-dire au niveau des rapports agnatiques de parenté, et en instaurant la démocratie, c’est-à-dire l’égalité des droits et des devoirs, au niveau de la confédération des tribus, les théoriciens du Xeer ont en quelque sorte piégé le pouvoir. Celui-ci est partagé entre les chefs de clan (pour les affaires strictement familiales), les Sages des assemblées (pour les affaires courantes de la communauté) et l’Ogaas (pour les rituels de sauvegarde de l’unité et de la paix). Nous avons là un système politique où le pouvoir est sectionné, contrebalancé et par conséquent entravé dans sa tentation au totalitarisme.
Autre exemple de l’habilité politique des philosophes du Heer : conscients du fait que le pouvoir corrompt inéluctablement et pousse à l’abus, ils ont pensé une royauté qui symbolise le pouvoir en la personne de l’Ogaas tout en lui retirant toute possibilité de se l’approprier et d’en abuser. Comme on l’a montré plus haut, celui qui détient la charge suprême chez les Issa est confiné dans un rôle d’arbitre. Alourdi de devoirs et démuni de toute force de coercition, il est en quelque sorte neutralisé. Le pouvoir royal est donc d’autant mieux spécifié et flatté avec toute la symbolique nécessaire qu’il est contenu dans sa sphère magico-spirituelle.
Mieux, pour pallier aux inévitables troubles que suscite en général la course à la succession (usurpations, coups de force), le Xeer a prévu un mode de désignation du roi pour le moins original. La charge royale n’est ni héréditaire (pour écarter toute compétition entre descendants), ni obtenu par élection (pour écarter la concurrence entre les différentes tribus qui mettrait l’unité de la confédération).
L’Ogaas est choisi au sein d’un même clan, par une Assemblée spéciale de sages à la suite d’une longue et laborieuse sélection où les “sciences” telles que l’astrologie, la divination, la cabalistique et l’interprétation des songes sont sollicitées en vue d’identifier “l’élu” correspondant aux critères objectifs et métaphysiques définis. Une procédure similaire à celle du choix du Dalai Lama tibétain par exemple. Pour rendre la fonction du roi encore moins attractive, le Xeer prévoit, par exemple, le rituel du rapt du futur roi. C’est un assaut par surprise du campement du futur roi qui se déroule à l’aube et qui consiste à enlever à sa famille et contre son désir celui qui a été désigné par la grande Assemblée. L’Ogaas est choisi assez jeune (entre 15 et 18 ans) afin de pouvoir l’éduquer dans les règles du Xeer.
Face aux risques d’anarchie qui pourraient découler de cette neutralisation du pouvoir royal, le Xeer introduit un processus de prise de décision qui fait des législateurs des « Guddi » les exécuteurs de leurs propres décisions. La composition paritaire des assemblées où tous les clans de la confédération sont représentés et la transparence de la prise de décision facilitent ce procédé. La loi de la majorité en vigueur dans les démocraties modernes est remplacée dans le Xeer par celle de l’unanimité dans le processus de prise de décision. Les Issas préfèrent repousser une prise de décision jusqu’au “12ème Arbre”, c’est-à-dire épuiser les 12 possibilités de recours prévues par la loi, afin d’atteindre le plus grand consensus possible. Mais une fois que la décision est prise, chaque membre des assemblées se fait un honneur de veiller à sa bonne exécution. Dans la résolution des conflits, ce processus de prise de décision permet de responsabiliser les parties en conflits pour mieux honorer les accords.
Outre cette conception d’un pouvoir qui nécessite d’être contrebalancé et contrôlé, la philosophie du Xeer se caractérise encore par la primauté accordée au libre choix et à la libre adhésion au consensus socio-politique. La notion de contrainte par la force est étrangère au Xeer qui n’a même pas prévu un organe de coercition pour l’exécution des lois. Pour ses théoriciens, l’adhésion à un quelconque contrat socio-politique doit résulter d’un acte volontaire, réfléchi et libre. Une loi est d’autant mieux respectée que ceux auxquels elle s’applique, ont compris sa nécessité pour eux-mêmes.
Toute la légitimité et le respect dont jouit le Xeer découlent de cette appropriation de ses lois par chaque membre de la communauté qui est ainsi appelé, un jour ou l’autre, à devenir le juge et le gendarme à la fois. Cette légitimité est inculquée dès la prime jeunesse à travers un apprentissage structurée et notamment une éducation civique aux droits et devoirs du Xeer. L’esprit de droit et la conscience de la loi sont acquis dès le tendre âge ; ils sont transmis à travers les formations initiatiques et les productions culturelles telles que les légendes, contes, proverbes et devinettes. A partir de l’adolescence, l’individu issa peut déjà assister aux délibérations des assemblées durant lesquelles il s’habitue au discours juridique et politique. Adulte, il pourra être lui-même amené à tenir ce discours et défendre ses droits en faisant référence au Xeer.
Il est évident que ce contrat socio-politique qui a été conçu pour répondre à une situation particulière et dans un contexte historique donné, ne pourrait être opérationnel dans des sociétés marquées par l’hétérogénéité identitaire, la diversification culturelle et la distinction sociale. L’édifice institutionnel et le modèle politique instaurés par le Xeer a tout d’abord été ébranlé par la colonisation qui a placé les Issas sous trois différentes administrations coloniales qui ont occupé leurs territoires : abyssine en Ethiopie, française à Djibouti et anglaise au Somaliland. Plus récemment l’accession à l’indépendance de la Somalie et de Djibouti a conduit à l’émergence d’un nouveau type de pouvoir, celui de l’Etat-nation, qui répond à un autre mode de désignation et d’exercice du pouvoir et du droit. Dans ce nouveau contexte marqué par les divisions encouragées par la compétition pour le pouvoir de l’Etat et de ses ressources, à Djibouti, en Somalie et en Ethiopie, la survie des institutions du Xeer, et notamment de l’Ugaas est gravement menacée. Mais au-delà des dangers qui guettent cette tradition démocratique, ce sont les conceptions particulières du pouvoir et du droit et les principes sur lesquels reposent sa philosophie politique qui pourraient nous éclairer dans la recherche de nouveaux modèles.
Des alternatives endogènes africaines
L’existence de ce genre de patrimoines juridiques, politiques et socioculturels montre, si besoin est, que les sociétés africaines recèlent en leur sein des préceptes politico-philosophiques qui peuvent être exploités dans la recherche actuelle de systèmes endogènes de résolution des conflits et de gouvernance démocratique. Ces enseignements pourraient inspirer tous ceux qui, après l’échec des prêt-à-penser importés en Afrique, essaient de construire un autre humanisme réhabilitant les traditions du consensus, de l’interdépendance et de la solidarité.
Plus que jamais, la nécessité d’exploiter de tels gisements s’impose d’elle-même pour sortir de l’impasse actuelle. En effet, l’espoir démocratique soulevé par les mouvements de révolte des années 1990 et 2000 a été étouffé et a abouti à l’anarchie du multipartisme, aux mascarades d’élections et à l’effritement des derniers oripeaux de l’Etat-nation. Si les systèmes autocratiques mis en place au début des indépendances avaient découragé l’énergie créatrice des peuples africains, la démocratie à “la mode électorale” héritée des vagues de démocratisation, a, elle, libéré, les instincts populaires les plus vils.
Le résultat est consternant. On continue de s’approprier des principes qui n’ont souvent d’universel que leur ethnocentrisme et leur prétention à l’universalisme. A des sociétés structurées autour de l’identité et de la responsabilité collectives, on continue de plaquer des lois, des institutions, des codes électoraux et de méthodes de résolution des conflits faits par et pour des sociétés basées sur l’individualisme. Les traditions de consensus élaborées en Afrique, sont abandonnées au profit d’une conception plus limitative de l’adhésion au contrat social. […]
– Iyé, A. (2018). Le Xeer Issa : une contribution africaine à la construction du « pluriversalisme ». Présence Africaine, 197(1), 253-285. »
– Le Xeer

From Algeria to Iraq to Lebanon, demonstrators are calling for change. What can the events of the 2011 uprisings teach them?«
« The basic origin story of Criminology is told with uniformity: once upon a time, ignorant humans were superstitious and believed in entities like demons, and causes like demonic influence. People saw spiritual solutions as the only solution. Into this ignorance, Beccaria and Bentham arrived, bringing light and order with them. In their wake, they left a legacy we call “Criminology”. From the wilderness rose a civilization.
If the tone so far sounds vaguely polemical, it should be considered a barometer of the tone going forward. In many ways, the origins of this piece started with me feeling confused and surprised by the theoretical narrative surrounding Criminology, particularly in textbooks targeting introductory level classes. This feeling deepened when I discovered a shocking lack of citations or evidence supporting the narrative. And it transformed into something approaching indignation as I perused textbook after textbook with the intent to shape a pedagogical introduction to the discipline. Thus, I think in this case, maintaining such a tone seems appropriate.
Fortunately, my interest in the general subject is beyond indignation and the question behind this paper is substantial. I’m currently co-directing an ongoing research project “Investigating Intellectual Boundaries of Criminology”, which at its core seeks to understand how Criminology as a field is defined and what it means to do “criminological” work. Obviously, studying the field’s boundaries will tell us something about Criminology. But it will also hopefully tell us something about disciplinary boundaries beyond our case.
Generally speaking, we know how academic disciplinary boundaries function. These are often tacitly accepted— or, at least, treated as generally reasonable confines to work within. In other words, most scholars come into a field, take requisite theory courses to complete their academic work, and develop their research in their disciplinary context.
The trouble is, I came into the field with a background in theology. Unlike the scholars in question, who may have not studied pre-Enlightenment life, I am practically steeped in it.
In preparing to teach criminology last summer, I began exploring undergraduate textbooks. I was surprised to discover a fairly consistent narrative about the origins of the field— seemingly uniformly, scholars explain that before the development of the “Classical” School, crime was attributed to supernatural forces. I had literally never encountered this in any of my theological readings. As I started to investigate, I found myself repeatedly met with a lack of citations.
In order to fully— albeit briefly— examine this puzzle, I want to first more carefully explicate the existing narrative in Criminology about the discipline’s origin. I will then highlight a few of the many substantial problems with this narrative. And finally, I’ll shift to considering the purpose of such a strangely widespread narrative.
A Narrative
Criminology identifies its birth at a moment of transition from what is called the “demonic period” to the “Classical” School of thought. This narrative -which is central to introductory courses in criminology- contributes to eliminate certain types of “explanation” for crime, thus encouraging the Criminological approach. The most consistent, and central, component to the “demonic period” narrative is the “supernaturalist” explanation of crime. According to a widespread criminology origin story, in fact, before the Classical School humans believed that criminal activity was fundamentally caused by “supernatural or religious factors”, a “pact… with the devil”, or more deeply because of our “cosmic connectedness” (Schram and Tibbets, 174; Berne and Messerschmidt, 84; Pfohl, 49). In other words, the traditional “devil made me do it” defense was generally considered accurate. Thus, the Classical School, which drew from utilitarianism, “represented a radical departure from the long tradition of demonic or supernaturalist explanation…” (Pfohl, 49).
The second narrative component defining the “demonic period” follows from this. Because people at this time believed crime was caused by demonic influence, the main source of law was the Word of God and the goal of punishment was to exorcise demonic influence. Berne and Messerschmidt argue that it was specifically tied to the “dogma” of Roman Catholicism, though it’s unclear how they mean the word “dogma” in this context if not derogatorily (84).
Punishments, by extension, aimed at removing the intrusion of spiritual evil, often with a supposedly literal exorcism involved. Indeed, Schram and Tibbetts cite the movie The Exorcist as evidence that Catholics still think in this way. They describe the punishments as “harsh” (175) and the demonic period as “extremely draconian times” (176). Berne and Messerschmidt mention in passing that in England there were a huge amount of capital offenses, lack of clear punishments in legal codes, and discretionary power (85).
Thankfully, in this irrational world of cruel and inhuman punishment, the Enlightenment saves the day! In particular, Cesare Beccaria (1764) and Jeremy Bentham (1780) became the founders of criminology who developed the Classical School from Enlightenment thinking.
Pfohl offers a highly revealing narrative of this process. He argues, in fact, that the “emphasis on the individual” in Martin Luther is “taken to the extreme” by Calvinists, which eventually leads to the Protestant work ethic (52).
From here, Pfohl shifts to scholastic theology, Thomas Aquinas, and his influence on Beccaria. According to Pfohl, “scholastic theology equated sin with a failure to make free and calculable reasonable choices for the common good… this is a long step from a strictly supernatural interpretation of deviance” (53). Thus, scholastic theology prepared thinkers like Beccaria to break from spiritualist thinkers.
Logical Flaws
Before questioning the historical foundation of the “demonic period” narrative, it is necessary to highlight some pressing logical issues that are typical of criminology textbooks and can at times also be found in the literature at large.
First, theological doctrine (1) and messy legal codes (2) are not equivalent to majority belief (3) and/or justification (4). Really, each of these four units should be treated separately. At the risk of over explaining, a series of incoherent laws does not automatically connect to orthodox theology then any more than it does now. Further, whatever a formal theological position may or may not be, this does not mean that most people share this view. And finally, even if a large number of individuals believe something, this distributed, collective belief does not represent actual theology nor is it tied in a direct way to Church doctrine.
Second, evidence of a few anecdotal stories does not equal substantial proof. None of the literature reviewed offered clear, sufficient evidence for their claims at virtually any level (the theological level, the social level, the institutional level, etc). Instead of substantially investigating the complex relationship between formal doctrine, cultural values, and social systems, each author seems content with offering anecdotes in a way that feels almost incomprehensible to me.
Third, their intellectual timeline was consistently confusing. All of the mentioned scholars would reference Christian thinkers before the Enlightenment effectively as contemporaries. A simple illustration: Pfohl first describes the Reformation and then shifts to discussing Scholasticism and Aquinas as if they were historically close, when in reality they were nearly 250 years apart (which would cover the entire age of the United States for reference).
Finally, if it is true that Thomas Aquinas offered a rational, logical antecedent for the Classical School and Thomas Aquinas is indeed officially a “Doctor of the Church”, then wouldn’t it be more accurate to say that Catholic thought was the opposite of whatever backwards world view was being actively pursued by provincial governments?
Historical Flaws
As it is, it is crucially important to historically critique this picture of the pre-classical era as being “demonic” and fundamentally rooted in spiritual forces. Indeed, the reality was at best much more multifaceted, and has been throughout all of Christian history. As early as 397 AD, St. Augustine wrote in detail in his famous Confessions about an experiment his friend performed on two sons. In this experiment, said friend tracked the life path of two boys born on the same day of the same father, one legitimately and one illegitimately. After watching the illegitimate child fall into deviancy and crime, they concluded that the only true explanatory factorfor their behavior was their socio-economic status— in particular, inherited wealth. This conclusion was reached almost 1500 years before Marx came along, and surely reflects a material understanding of social behavior that according to criminology’s origin story didn’t exist until after the Enlightenment.
Second, while less directly critical to the overall picture discussed in this essay, it seems telling to reflect briefly on Aquinas’ definition of sin. Pfohl claims that Scholastic theology equated sin with a failure to make choices for the common good. But this is simply false. Indeed, Aquinas explicitly affirms Augustine’s definition of sin and highlights its two core components:
Accordingly Augustine (Contra Faust. xxii, 27) includes two things in the definition of sin; one, pertaining to the substance of a human act, and which is the matter, so to speak, of sin, when he says “word,” “deed,” or “desire”; the other, pertaining to the nature of evil, and which is the form, as it were, of sin, when he says, “contrary to the eternal law.” (II.71.6.ad1)
In other words, sin has literally nothing to do with the common good, except in as much as the eternal law is good for everyone. The reason an action is considered sinful does not lie in a violation of mutual responsibility, but rather in the violation of the “cosmic” order that according to Pfohl scholasticism would reject. Thus, while crime was a sin by virtue of the expectations set by eternal law, it was not a crime because it was sin. In this perspective, a crime is a violation of natural law and violating natural law— and harming the world— is a form of sin. In this same vein, Aquinas also believed this was often done because of circumstantial suffering such as poverty. Finally, Aquinas offered essentially two reasons for punishing crime: deterrence and re-establishing order and equity (De Malo, q. 1, a. 5, ad 7; IV Sent., dist. 20, q. 1, a. 2, qa. 1). Both explanations sound surprisingly similar to reasonings that characterize modern criminal justice systems.
Semi-contemporaneously with Aquinas, another Doctor of the Church, Albertus Magnus, the future patron saint of the natural sciences, made this comment in his writings on science:
Now it must be asked if we can comprehend why comets signify the death of magnates and coming wars, for writers of philosophy say so. The reason is not apparent, since vapor no more rises in a land where a pauper lives than where a rich man resides, whether he be king or someone else. Furthermore, it is evident that a comet has a natural cause not dependent on anything else; so it seems that it has no relation to someone’s death or to war. For if it be said that it does relate to war or someone’s death, either it does so as a cause or effect or sign.
At the risk of brow-beating, this hardly seems to suggest a supernaturalist, cosmic-connectedness worldview as repeatedly described in criminology literature.
These three all represent solid reasons for questioning the alleged “world view” of the demonic era from a proper theological standpoint. But there is also good reason to question the narrative on empirical grounds in a slightly closer historical period. For example, Monter’s “Crime and Punishment in Calvin’s Geneva” includes a list of crimes with their respective punishments for a twelve-month period between February 1562 and February 1563. The year 1562 represented the height of Calvin’s power over the government, a year that modern thinkers would view as inevitably leading to the sort of “demonic” perspective and bloodbath the Classical School undid. And while it is true that some things that were treated as crime— sodomy, for one— would not be considered such today, it’s also true that punishments as a whole were notably less severe than our modern hindsight may have supposed. Indeed, there were only 14 capital punishments, and most were not actually tied to “Biblical” law, but rather to other legal justifications. While certain crimes seem perhaps odd, some punishments may actually be defined as more humane, if compared to modern practices — the average time in the stocks, for example, was 2-3 hours (compared to the weeks in solitary confinement that us moderns regularly hand out). Alternatively, the average punishment for public fornication was a three day imprisonment.
In other words, the narrative of the “demonic period” at the birth of criminology is highly contestable and perhaps – deeply flawed. It is flawed from both a methodological and a logical standpoint. And it is flawed in historical terms— both in the sense of existing theological beliefs and historical practice. There is ample reason to question this narrative.
Boundaries
And yet my concern here is as a social scientist and, thus, not purely historical. While worthwhile, critiquing historical narratives in and of themselves takes on a different relevance if tested against the social process that created and sustained such a strange origin narrative in the first place. True or not, what was its purpose? What function did this origin story serve? Why demarcate criminology in this way? In short, this seems less as an issue of truth claims and more an issue of boundary work aimed at generating legitimacy.
The term “boundary work” originated in the natural sciences with Gieryn (1983). He was interested in the rhetorical boundaries between science and “less authoritative” non-science. He argued boundary work was fundamentally strategic for the purpose of epistemically establishing authority and characterized boundary work as essentially “credibility contests”.
Beyond disciplinary boundaries, Lamont and Molnar argue that symbolic boundaries are employed to contest and reframe the meaning of social boundaries (186).
I would suggest that the boundary surrounding criminology discussed here reflects both views. In general, there is a clear desire to establish the legitimacy of the Classical School— and all of criminology— by asserting its scientific, rational origins. But it also appears to reflect the broader symbolic battle happening in Western intellectual circles in the attempt to reframe the meaning of religion in society. A part of the Enlightenment transformation can in fact be described as symbolic, assigning meanings to religion and its place in society that had not previously been held. This cultural process was seen as legitimate and important. Thus, in framing the origins of the discipline as participating in this process, Criminology claimed legitimacy and authority.
Two Threads
This relatively simple argument leaves many open ends to explore— which is part of what our ongoing project seeks to do. Two seem worth highlighting here.
The first is more a theoretical observation: This case demonstrates that boundaries are narratively situated. It is obviously simpler to think of boundaries as stark— constituting a structural binary of sorts. And while there are broad binaries here— legitimate vs. illegitimate, humane vs inhumane, Etc.— the origin story of criminology requires a multifaceted narrative of progress. Each part is relatively powerless if considered separately from the other components. People used to believe, and this led to horrible practices that were only stopped by rational, scientific insight. We should incorporate narrative exegesis into our studies of boundary work with much greater frequency.
Second, it raises a question. If we accept the critical theoretical rejection of the Enlightenment narrative, if we internalize and acknowledge the post-colonial orientation, what does this mean for criminology as a discipline? What might it mean for any discipline rooted in such a specific philosophical tradition?
Conclusion
Criminology regularly reproduces a narrative of its origins that is deeply problematic, if not flawed. Its imagination of the past is deeply rooted in the struggle for legitimacy during the dawn of the Enlightenment. My aim has been to deconstruct these narratives in order to learn something about criminology as a whole and suggest new theoretical avenues for boundary studies. In doing so, I’ve also suggested a major theoretical intersection between boundary studies and critical theory. »
– On the Origins of Criminology and Academic Boundary Work, by Albert Hawks, Jr. (is a doctoral student in sociology at the University of Michigan, Ann Arbor, where he is a fellow with the Weiser Center for Emerging Democracies. He holds an M.Div. and S.T.M. from Yale University.
Featured Image: Witchcraft at Salem Village. Engraving (1875). Wikimedia Commons.)

This book explores the roots of the disorder that plagued Castile in the fourteenth and fifteenth centuries, identifying the ideology of chivalry and its knightly practitioners as the chief instigators of the violence that destabilized the kingdom. The author argues that chivalry was far from being a code of good behaviour, scrupulously observed, but rather encouraged knights to avenge themselves violently upon their neighbours, pursue a zealous holy war against Islam, and tear at the social fabric of Castilian society. Their powerful ideas and values shaped the course of Castilian history in the crucial years before the unification of the Spanish kingdoms. »

« Friction
Délires et faux-semblants de la globalité
Friction : que se passe-t-il dans les « zones-frontières » où se développe une économie sauvage, ravageant les ressources, les plantes, les animaux, les forêts et les cultures humaines ? Où aucun droit ne limite plus la puissance de bandes armées qui constituent l’avant-garde d’un capitalisme à la fois moderne et archaïque ? Anna Tsing nous emmène à Bornéo chez les Dayaks meratus, mais ce pourrait aussi bien être en Amazonie au Brésil.
Friction : comment entendre le cri de tous ceux et celles – humains et non-humains – qui disparaissent dans un maelstrom de destructions où la forêt laisse place à des plantations de palmiers à huile ? Comment apprendre à regarder une forêt que l’on croyait sauvage comme un espace social, habité ? Comment faire l’histoire de la botanique en redonnant aux peuples indigènes le rôle qui a été le leur ?
Friction : comment des lycéens et des étudiants indonésiens amoureux de la nature ont-ils appris, pas à pas, à refaire de la politique sous la dictature ? Comment les alliances les plus boiteuses peuvent-elles être fécondes ?
Friction : comment faire de l’ethnographie sans se plier aux règles de l’orthodoxie académique, sans théorie à vérifier, mais en fabulant, en rendant perceptibles des aspects de la réalité souvent considérés comme accessoires ? Avec Anna Tsing, il faut apprendre à mettre en suspens nos routines perceptives et nos jugements normatifs, apprendre à sentir et ressentir, à développer une culture de l’attention, apprendre avec ce qui la fait hésiter, avec ce qui l’oblige à multiplier les manières de raconter, les méthodes »
« “Friction. Délires et faux-semblants de la globalité”, d’Anna Lowenhaupt Tsing
par Victorine de Oliveira
Vous pensiez que le capitalisme s’était imposé à l’ensemble de la planète avec l’évidence d’un bulldozer ? Pas si simple. L’anthropologue et ethnographe Anna L. Tsing a enquêté pendant une quinzaine d’années en Indonésie, dans une région où l’économie de marché s’est installée en prenant des formes hybrides et inattendues. Elle a découvert que le capitalisme met en relation des régions du monde et des acteurs éloignés les uns des autres géographiquement et culturellement. De ces connexions, qui ne se font pas sans heurts, il peut résulter à la fois de la destruction, mais aussi de nouvelles cultures. Par le terme de « culture », Anna Tsing entend aussi bien les méthodes d’exploitation de la forêt, qui adaptent la rationalité économique à un paysage tropical, que la défense de cette même forêt et l’émergence d’une nouvelle conscience écologique. Pour décrire ce phénomène, elle reprend à la physique du mouvement le concept de « friction ».
La course à la captation. Dans les années 1980, une région forestière de l’île de Bornéo devient le terrain d’une course sauvage à l’argent facile : le Kalimantan du Sud. Les ressources – bois, charbon, or… – y semblent inépuisables, aussi les populations locales, les Dayak Meratus, collaborent-elles de façon plus ou moins informelle avec les entreprises privées et le gouvernement pour tenter de faire quelque profit. Résultat : en une vingtaine d’années, les paysages sont pollués, rongés jusqu’à l’os et réduits à l’infertilité. Pour l’ethnographe et anthropologue Anna Tsing, cette dynamique de « captation » (extraire d’un territoire des ressources pour le faire prospérer mais aussi potentiellement le détruire) est typique du fonctionnement du capitalisme.
Le capitalisme, ça frotte énormément. Du marché global, on a l’image parfaitement fluide, rationnelle et implacable d’un tapis roulant qui se déploierait sans entrave. Or la réalité est tout autre. À l’échelle locale règne ce que Tsing nomme la « friction », façon de souligner que le mouvement – d’un objet ou du capitalisme – ne va jamais sans frottements, dont le résultat peut être tout autant créatif que destructeur. « Le caoutchouc industriel a été rendu possible par la sauvagerie des conquêtes européennes, les passions concurrentes de la botanique coloniale, les stratégies de résistance des paysans, la rencontre de la guerre et des technosciences, la lutte pour des objectifs industriels et la défense des hiérarchies, et bien d’autres choses encore qu’une version téléologique du progrès industriel rend invisibles. C’est à ces vicissitudes que j’ai donné le nom de friction », explique-t-elle.
Brouillage des cartes. La friction se produit dans des « zones-frontières » comme le Kalimantan, où se côtoient le légal et l’illégal, le privé et le public, la pauvreté extrême et la possibilité d’un enrichissement inespéré. « Une zone-frontière est un bord de l’espace et du temps : c’est le règne du pas encore – pas encore cartographié, pas encore régulé. C’est une zone qui défait les cartes : même dans sa planification, une zone-frontière est pensée comme non planifiée. Les zones-frontières ne sont pas seulement découvertes en bordure ; ce sont des projets de fabrication d’expérience géographique et temporelle », décrit Tsing.
Prolifération d’effets. L’ethnographe décrit autant des dynamiques abstraites que leurs conséquences très concrètes – par exemple, des routes où la boue prend une couleur d’enfer, ou bien la valorisation d’une masculinité prédatrice, mais aussi des collaborations inattendues entre étudiants et aborigènes pour la préservation de l’environnement. En résulte un essai hybride, curieux, proliférant, comme l’objet qu’il explore.
Friction. Délires et faux-semblants de la globalité, d’Anna Lowenhaupt Tsing (trad. P. Pignarre et I. Stengers, La Découverte, coll. Les Empêcheurs de penser en rond, 2020), est disponible ici.«

Bernard E. Harcourt challenges us to move beyond decades of philosophical detours and to harness critical thought to the need for action. In a time of increasing awareness of economic and social inequality, Harcourt calls on us to make society more equal and just. Only critical theory can guide us toward a more self-reflexive pursuit of justice. Charting a vision for political action and social transformation, Harcourt argues that instead of posing the question, “What is to be done?” we must now turn it back onto ourselves and ask, and answer, “What more am I to do?”
Critique and Praxis advocates for a new path forward that constantly challenges each and every one of us to ask what more we can do to realize a society based on equality and justice. Joining his decades of activism, social-justice litigation, and political engagement with his years of critical theory and philosophical work, Harcourt has written a magnum opus. »


« Selon Boubacar Touré, magistrat et conseiller technique en charge des affaires pénales au ministère de la justice et des droits de l’homme du Mali
« Ces hommes et femmes qui refusent le statut d’esclave sont souvent harcelés, battus, chassés et lynchées à mort, selon la coalition nationale de lutte contre l’esclavage par ascendance. Elle rappelle que 4 personnes ont été tuées à Djandjoumé, dans le cercle de Nioro, au mois de septembre 2020. Des personnes aussi sont exclues des activités de leurs localités pour avoir refusées d’être traitées comme esclave, poursuivent les défenseurs des droits humains. Parmi les victimes, des femmes et des enfants…. » »
– Esclavage au Mali : les défenseurs des droits humains appellent les autorités à « s’assumer », par StudioTamani (via MEMOIRES & PARTAGES)
« L’esclavage continue de faire des victimes au Mali, regrette des défenseurs des droits de l’Homme. Quatre personnes ont été tuées à Djandjoumé, dans la région de Kayes au mois de septembre 2020, rappellent-ils. C’est dans ce contexte que la journée internationale de l’abolition de l’esclavage est célébrée au Mali ce mercredi 2 décembre 2020. « L’objectif est d’éradiquer les formes contemporaines d’esclavages telles que la traite d’êtres humains, l’exploitation sexuelle, les mariages forcés et le recrutement forcé d’enfants dans les conflits armés ». Pour des défenseurs maliens des droits de l’Homme, les autorités doivent s’assumer pour renforcer la cohésion sociale dans le pays.
[…]
De son côté, le ministère de la justice et des droits de l’Homme indique que « nous avons déjà un projet de loi interdisant la pratique d’esclavage au Mali mais qui n’est pas encore voté par l’Assemblée nationale ». Toutefois, les responsables du département rappellent qu’à l’absence d’une loi, c’est le code pénal malien qui est appliqué. Pour cela, ils invitent les procureurs à l’application stricte de ce code en attendant l’adoption de cette loi. »
– Esclavage au Mali : les défenseurs des droits humains appellent les autorités à « s’assumer », par StudioTamani

Of course, there is much to say about politics and political science, the different levels of constitutional analysis in Aristotle’s writings, the tension between Aristotle’s treatment of law as a universal norm and the constitutional relativity of positive legal enactment, natural law, law’s normativity, obedience to more or less nonideal laws, and so on. These all are issues that still figure on the agenda of contemporary political philosophy and legal theory; hence, there is room to implement a zigzag strategy that leads from Aristotle’s concept of law to contemporary legal theory and vice versa (John Finnis and M. C. Murphy being Duke’s privileged interlocutors). In this book, however, these questions form the background of the guiding notion of the law as an achievement of a legislator’s practical reason. As a result, it is the clarity, interpretive force, and philosophical fertility of this notion that will finally decide whether Duke’s book is really a unified whole rather than an assemblage of independent papers, and whether its argument proves convincing or not.
The good news is that many chapters satisfy the above high expectations. Chapter 2, “The Legislator,” establishes the priority of the practical aspect of the legislator’s function over its undeniable productive (kataskeuastikê) aspect by drawing on C. D. C. Reeve’s introduction to his translation of Aristotle’s Politics (Indianapolis: Hackett, 2017) and, in crucial moments, on a forthcoming monograph of mine. And this priority holds true, among other things, to the extent that legislating aims at the practical end of eudaemonia. Duke’s own contribution consists in exploiting the above idea to think through the much-debated tension between Aristotle’s political naturalism (i.e., the idea that the polis is something natural and human beings are by nature political animals) and the necessity for the legislator to intervene as the founder of a political community (Politics 1.2). Though in line with Fred D. Miller Jr.’s thesis that the tension is only apparent, Duke adds an important interpretive stroke: he emphasizes that it does not suffice just to argue for the existence of two joint causes of the polis (namely, human nature and legislator’s production of a constitution) on the model of spiders who make webs; rather, legislative activity as the co-cause of the polis’s generation primarily is a practical and not a productive activity. This idea is appropriately grounded in what Duke calls the double “reflexivity” of legislative practical activity: (a) legislative activity and human nature share the same end, that is, human flourishing, and (b) legislative activity as the exercise of a legislator’s practical rationality aims at rendering rulers and ruled capable of exercising this very same rationality conceived as an actualization of their eudaemonia. That is, legislative activity cooperates with or complements nature in ways that deviate from the standard model according to which a craft completes what nature has not brought to completion (Physics 2.8.199a15–17).
Chapter 4, “The Common Advantage and Political Justice,” probably is the highlight of the book. It tries to explain Aristotle’s notion of the common good or advantage (agathon or sympheron) by bringing to light all its ramifications—happily, some oversights in the translation of Nicomachean Ethics 1134a25–32 (double kai, not a single one) and Eudemian Ethics 7.9.1241b13–15 (dikaiou ti eidos, not dikaiou) do not harm the argument. Aristotle’s texts indeed provide evidence for both a holistic and an individualistic reading of the common good; thus, one may understand it either as instrumental to the realization of the citizens’ own goods or as aggregative (the common good being in that case the goods of all the citizens/members of the political community), or as a distinctive good which is irreducible to the goods of individuals (a tripartite distinction proposed by M. C. Murphy in “The Common Good,” Review of Metaphysics 59 [2005]: 133–64). Duke discusses the most eminent interpretations, brings to light their shortcomings, and submits the idea that the common advantage should be conceptualized as both “a motivational reason” of individuals and “a normative reason—identifiable with the political good of justice—which should guide the enactment of law” (85). Beyond the insightful use of the conceptual pair “motivational vs. normative,” what matters here is the identification of the common advantage with justice as the proximate end of a legislator’s activity (the polis’s happiness being the ultimate end). Drawing on Albertus Magnus’s and Aquinas’s commentaries, Duke sees in the common good as justice (Politics 3.6.1279a18, 3.12.1282b17–18) “a unity of order attributable to the [political] association as such” (103). From this perspective, Duke’s interpretation lines up with the tradition of picturing Aristotle as a “moderate individualist” and a “moderate holist.” More importantly, his analysis of the common good chimes well with the emphasis on nomοs as the achievement of an excellent legislator’s practical rationality. For to present justice and the enactment of law as the common good means to militate against both legal positivism and legal coherentism, as well as against any attempt to separate justice and law from political science proper, that is, from a correct (or deficient) understanding of the human good.
Chapters 5 and 6 offer a succinct, resourceful, and very cautious analysis of constitutional stability and natural law. Chapter 5, “Stability and Obedience,” expands on the idea of law as the achievement of the legislator’s rationality to address Aristotle’s normative commitment to stability and constitutional preservation (sôtêria) in Politics 5–6. Duke maintains that “it is the limited capacity of nomos to promote true human virtue which explains both the need for the legislator to focus on the moderation and stability of defective regimes and to extol the merits of obedience to the law” (127). That is to say, the scarcity of complete virtue and the concomitant prevalence of nonexcellent regimes put unavoidable constraints on political eudaemonism. Political science must be cognizant of these constraints. In this chapter the author artfully oscillates between a sober descriptive/pragmatic view of the limits of human nature (as the polis’s material cause) and a normative analysis of stability and obedience as constitutional goods in themselves (formal cause). The pattern of political “double teleology” (the polis’s preservation/survival vs. the polis’s eudaemonia)—inspired by Politics 1.2.1252b28–30 and initially proposed by C. H. Kahn—is certainly promising, but it needs some refinement in order to make clear the reason why the ends targeted by this double teleology are not merely juxtaposed to one another and, hence, why stability and obedience are necessary normative components of a legislator’s rational plan.
Chapter 6, “Natural Justice and Natural Law,” builds again on a variety of sources: on Fred D. Miller Jr.’s claim that one should ascribe to Aristotle a theory of natural rights (Nature, Justice, and Rights in Aristotle [Oxford: Clarendon, 1995]), the various critical objections raised against it, Aquinas’s natural law tradition, and Murphy’s and Finnis’s natural law theories. Duke scrutinizes the remarks on natural justice in the Nicomachean Ethics 5.7 and in the Rhetoric (1.10, 1.13, 1.15) to illuminate Aristotle’s view about positive law and what he labels “natural law credentials” (129). And he concludes that in Aristotle’s writings we do find at least traces of the idea that nature serves as a standard or a normative foundation for positive law. He is adamant —wisely— that, in Aristotle, “nature” does not constitute for the legislator a “transcendent or even extra-political source of external ethical standards” (145), nor are normative political claims derived from extrapolitical premises. In other words, the “nature” involved in “natural law” is the human nature in its teleological understanding in terms of fulfillment and eudaemonia, which are the very terms Aristotle uses in articulating the starting points (archai) of political science itself.
The three remaining chapters are less innovative or quite incomplete. Before turning to them, allow me to complain, first, that from chapter 1 one meets a good many mistakes in the Greek words. On pages 18–32, as a sample, I noticed the following mistakes (all, surprisingly enough, unnoticed by Cambridge University Press): phroneseos instead of phronêseos, epieikes instead of epieikeis, kalokagathein instead of kalokagatheian, eisis instead of eisi. Second, despite the very rich anglophone literature Duke is impressively familiar with, and despite his being meticulous in acknowledging his debts to it, the failure to use the legendary French and German commentaries of Aristotle’s Ethics, Politics, and the Rhetoric, as well as other important studies, is detrimental to the completeness of the research and to the perspicacity of some of his points—which becomes more tangible in chapters 2 and 6 and, in general, in what concerns Aristotle’s Rhetoric.
Chapter 1, “Law as Rational Constraint,” identifies an “intellectualist slant” in the common interpretation of the law as a rational standard. In arguing against it, Duke emphasizes the equal importance of law as a nondiscursive constraint on the passions. His point is that although “(a) the law derives from a rational source and (b) articulates reasonable judgments about the human good,” it does not follow that “it must be understood by citizens as rationally justified to perform its political function” (25). Instead, Aristotle’s realistic assessment of the capacity of those subject to the law to function as practically wise agents allows Aristotle to acknowledge that, for the most part, constitutions are far from excellent and vices prevail in the human soul. As a result, the law is effective as a constraint on the otherwise unlimited passions of the citizens who are not able to grasp its rational justification.
Duke is correct, I think, in pointing out that the Aristotelian nomos is not only a matter of rational justification in the eyes of the lawgiver, the rulers, and the ruled but also a constraint on the passions. Nonetheless, the unfolding of the argument is somewhat misleading, for it loses sight of the implications of Duke’s own leading idea that the law primarily is the achievement of a legislator’s practical reason. For, if it is such an achievement, it must be recognized by the citizens as a rational standard. By contrast, its effectiveness as a constraint at the level of subrational habituation originates from its poiêtikos/production-like character—that is why, as Duke himself suggests, it resembles the sophistical efficacy of logoi (39). Failing to draw this critical distinction at the present juncture—a distinction that is drawn in chapter 2—leads to the problematic assumption that deficient constitutions and the habituation in virtue of the not-yet-mature people prove law’s coercive character alike. In fact, however, the somehow correct function of deficient constitutions (which consists in fending off lawlessness) shows how the citizens understand the relevant law as a rational standard. That this standard is only justified from within the perspective of a defective constitution and citizens’ deficient understanding of the human good does not deprive it of rationality. Not only should the practical aspect (i.e., in terms of a rational standard) be kept separate from the productive one (i.e., in terms of a constraint at the level of subrational habituation), but also the normative priority of the former must steadily remain in view. This priority explains why the excellent legislator is not expected to establish each time (if ever) a perfect constitution but merely a constitution that best fits the corresponding city and its “material,” that is, the character of the citizens. The legislator thereby meets two desiderata: citizens are indeed in a position to recognize the law as a rational standard, and compulsion and force are minimized as much as possible.
Chapter 3, “The Constitutional Relativity of Law,” builds on the well-known thesis that, in Aristotle, goodness has explanatory priority over justice and legitimate political arrangement. Its main concern is to explicate the relativity of law to a constitutional form and, as a precondition for this, to defend the application of causal analysis to politics. In particular, it shows that the constitution serves as the formal cause of the city in that it dictates the laws, the conception of justice, the authoritative element of the polis, and so on. In order to do full justice to his initial promise that this chapter will further explain why legislating is a practical/political knowledge and not a productive one, however, Duke should have further developed certain points. For instance, the very rationale of his own claims complicates or even belies his thesis about “the non-coincidence of final and formal causes in Aristotle’s analysis of the polis” (69 n. 24). Isn’t the constitution (formal cause) a political crystallization or application of a particular conception of eudaemonia (final cause), thus being reducible to the latter, as Duke’s reflexivity pattern also suggests? Miller (Nature, Justice and Rights, 79, 150–51), for instance, identifies the constitution as, in a way, both a formal and a final cause for the polis (see also Eugene Garver, Aristotle’s Politics [Chicago: University of Chicago Press, 2011], 107–10). In other words, arguing for the priority of the practical over the productive aspect of a legislator’s activity implies differentiating the account of the polis’s causality from the causal explanation of artifacts (in the case of which, properly speaking, final and formal causes do not coincide; see Metaphysics B.2.996b6–8 in contradistinction to H.4.1044a34ff.).
Chapter 7, “Equity and the Spoudaios,” is, as far as I can see, the least exciting in the book. It merely applies what recent Aristotelian scholarship has amply demonstrated about the practically wise person (phronimos) in the person of the spoudaios (excellent person): they both are truth-detectors, not truth-makers. They are exemplary ethical agents for being in the best position to identify what is to epieikes; they do not establish it in the first place. Besides, for the most part, Duke’s analysis of epieikeia follows Christoph Horn’s interpretation (“Epieikeia,” in The Virtuous Life in Greek Ethics, ed. B. Reis [Cambridge: Cambridge University Press, 2006], 142–66). The only addition is that Duke uses this commonly accepted view of Aristotle’s epieikês to defend John Finnis’s use of the Aristotelian spoudaios in his Natural Law and Natural Rights (Cambridge: Cambridge University Press, 2011). This is a pity since Duke misses here a nice opportunity, building on the concept of epieikeia, to shed new light on a legislator’s practical rationality. Aristotle constantly associates the virtue of epieikeia with particulars and practical judgment (krisis); hence, he opens the path for distinguishing different ways in which we can exercise practical rationality depending on whether this exercise is more akin to judgment or to action and whether it is oriented more toward the universal or the particular. To say, with Finnis, that “one is ‘good’ at ethics, as a form of enquiry, only insofar as they are a ‘good person’” (164) results in lumping together different sorts of practical reasoning.
Duke’s Aristotle and Law has all the merits and some of the deficiencies we usually find in studies that are situated on the borders between two areas of research—here, Aristotelian exegesis and contemporary legal theory. No doubt, to carve a path leading from the latter to the former is in itself of great importance for all parties: Duke’s study will help advocates of a certain natural law tradition to rediscover or better capitalize on their Aristotelian origins, while Aristotle scholars will realize that Aristotle’s theory of legislation is just as topical as ever. The price to be paid is that on several occasions, speaking from the perspective of Aristotelian scholarship, the reader will find the analysis less text-centered or innovative than desired. Be that as it may, all parties owe something to Duke: his monograph, by covering a lot of ground, sets the stage for a discussion which, I believe, is highly promising. Indeed, the nomos is primarily an achievement of political science in the Aristotelian sense of the term. »


Pour une politique antiraciste de la protection
VERGÈS, FRANÇOISE


Asian Dynamics Initiative
« Belle conférence à venir ce jeudi à 8h00 (heure de Montréal) Inscription obligatoire: https://asiandynamics.ku.dk/english/activities/calendar/forbidden-memory/registration/
In the mid-1960s, a decade-long wave of political violence swept across Tibet. Red Guards burnt books, sacked temples, struggled against teachers and lamas, and outlawed cultural traditions while Communist leaders held mass rallies and military parades, replaced schools with universal political education, and organised the entire rural population into communes. Similar drives took place throughout China, with effects that rippled across Asia and the world. But for 40 years not a single image emerged showing the violence in Tibet, and discussion of that epoch is still banned there. In 2006, however, the leading Tibetan poet and essayist Tsering Woeser published a book in Taiwan containing three hundred photographs taken by her father, discovered only after his death. These, the only visual record of the violence of the Cultural Revolution in Tibet, have now been published in an English edition, Forbidden Memory, together with Woeser’s study of the photographs and her interviews with survivors.
This joint ADI-Inalco event brings together historians and social scientists studying modern China, Xinjiang, Japan, India and Tibet with the author and editor of Forbidden Memory to discuss political violence, photography and historical erasure by successor states.
Why do such traumatic events get forgotten? Can they be remembered without images? Is violence in a minority area, even when perpetrated by members of that minority, morally different from that when carried out by a dominant ethnic group? Does remembering violence help deter its repetition? »

« Daniele Lorenzini reviews Critique and Praxis
Bernard E. Harcourt. Critique and Praxis: A Radical Critical Philosophy of Illusions, Values, and Actions. New York: Columbia University Press. 696 pp.
Review by Daniele Lorenzini
If there is one dogma that most political philosophers and critical thinkers alike have shared in the past two centuries, it is the idea that we need a road map if we want to understand how to change the world and make it a better, more just place to live. This road map need not take the form of a perfectly worked-out theory relying on unshakable normative foundations—we could also figure it out “as we go along.” But this is only possible, we are told, once critique has successfully liberated us from our cognitive dependence on a given (misguided and/or oppressive) representation of the world. Thus, critical theory—broadly construed to encompass ideology and genealogy critique as well as discourse ethics—invariably falls prey to the idea that theory must precede practice, either because one needs to know what exactly to change before beginning to change it, or because one cannot possibly transform the world into a better place without first emancipating oneself from a certain (false or restricted) representation of it.
By calling this long-standing dogma of critical theory into question, Bernard Harcourt does not only endorse Marx’s plea that philosophers should start changing the world instead of merely interpreting it. He also reshapes it in light of the current geopolitical context characterized by the rise of new forms of neoliberalism, biopolitics, and fascism, by growing economic inequalities and a deep social unrest, as well as by a planetary environmental crisis. This calls for a reflexive or ethical turn in critical theory: the central critical question, Harcourt argues, should no longer be “What is to be done?” but “What more shall I do?”—because, ultimately, I am the only person who can impose on herself the “risk of praxis” (p. 15).
I have no right to tell others what they should do; I can only invite them to join me in intellectual conversation and political action. Critique and Praxis can be read as a relentless exploration of this demanding question, and as a patient meditation on the author’s own experiences as a critical theorist, justice advocate, and political activist. As he writes on p. 466: “This book was born of my own struggles—born from years, or rather decades, of torment, conflict, and contradiction between my political engagements and my critical theorizing.”
The crucial takeaway is that theory and practice should inform one another uninterruptedly, and that neither should get definitive priority over the other. Harcourt’s book is a timely invitation to conceive of critical theory first and foremost as a personal praxis, that is, as an ēthos—both moral and political—which constantly strives to achieve intellectual emancipation and social change. Therefore, instead of applying theory to actual circumstances, or merely theorizing practice, the “conditional imperative” of critique would be to incessantly confront one’s ongoing practice with theory and vice versa, thus creating a space that is simultaneously of critique and praxis—what Harcourt calls a “critical praxis theory” (p. 23). This conditional imperative is very close to the one Foucault was struggling to elaborate at the end of his life, in his analysis of parrēsia as a historical form taken by the “critical attitude” as well as when claiming that he was interested in “politics as an ethics,” that is, in “a demanding, prudent, ‘experimental’ attitude” which “at every moment, step by step,” confronts “what one is thinking and saying with what one is doing, with what one is.” Harcourt’s book effectively (albeit somewhat implicitly) embodies this Foucauldian intuition—one that has gone largely unnoticed, buried in what has been relentlessly criticized as Foucault’s turn to ethics and away from politics. This is far from being the case, as Harcourt convincingly shows by defending the inextricable link of ethics and politics (p. 278) while resolutely putting a form of personal, ethical engagement at the very core of critical theory and practice.
This ēthos, characterized by a fundamental reflexivity and a constant confrontation between theory and praxis, seemingly puts the whole burden of critique on the shoulders of the critical thinker and practitioner. It takes, in Harcourt’s view, the form of a radical critical philosophy with a threefold (Nietzschean) aim: to ceaselessly unmask illusions, because everything is interpretation and there is no final truth to be discovered; to relentlessly question the value of values, in order to reject simplistic utopias and philosophies of history once and for all; to patiently elaborate a contextual and situated strategic approach that seeks to push existing socio-political arrangements in an egalitarian and socially just direction (thus eschewing ready-made modes of critical practice). The overarching goal of such a radical critical philosophy of illusions, values, and actions is to make oneself as ungovernable as possible (p. 487).
Harcourt, however, who not only consistently takes on the responsibility of critique and praxis in his public interventions, litigations, and political struggles, but who also deploys here his enormous erudition by offering an impressive mapping of critical philosophy from Kant to #BlackLivesMatter, does not actually want to suggest that the burden should be carried by each critical thinker and practitioner alone. He is well aware that his final invitation to continue the conversation, confrontation, reproblematization, as well as the permanent struggle against the intolerable around us (p. 536) needs to find concrete instantiations—one of which is no doubt provided by the Columbia Center for Contemporary Critical Thought, a collective space where critique and praxis do strive to form a unified field. This ambitious, thoughtful, and provocative book could not be fully understood and put to use in isolation from that kind of critical space, and vice versa.
[1] Ludwig Wittgenstein, Philosophical Investigations (Oxford, 1958), I, §83, p. 39.
[2] Michel Foucault, Security, Territory, Population: Lectures at the Collège de France, 1977-1978 (Basingstoke, 2009), p. 3.
[3] Foucault, “Politics and Ethics: An Interview,” in The Foucault Reader, ed. Paul Rabinow (New York, 1984), pp. 374–75. »

« Continuing on Book II (through ch. 20) of John Locke’s Essay Concerning Human Understanding (1689).
What are the simple ideas that Locke thinks we acquire, and how do we acquire them? First, pain and pleasure, which are not so much just those sensory feelings as any sense of welcome or uneasiness that accompanies virtually any thought we may have. Maybe he’s thinking like Epicurus that these more subtle experiences always cash into vivid, physical pains and pleasures, but I don’t think so; this is too important in Locke’s theory of human motivation and ultimately ethics. Even something like curiosity, which causes us to look at one thing rather than another, is a matter for Locke of the pleasure which hangs on certain perceptions and the (relative) aversion attached to others. Without these prompts, we’d have no motivation to do anything at all.
Pain and pleasure also serve as great pre-cursors to considering primary vs. secondary qualities, the distinction for which Locke is perhaps most famous. We don’t think just because fire causes pain in us that it’s a painful thing, that the pain is in any sense in the fire. What we learn from being burnt is that fire is the kind of thing that can cause that sensation in us (along with blackening our fingers, making our eyes water, etc.). We’re learning about some power that the fire has. Well, think about perception like this. When we perceive something, what we’re really learning is that the thing has the power to cause such perceptions in us. Locke then wants to move beyond this to do some metaphysics, and posits that in the case of some sensory ideas, like color, the color itself is not in the causal object any more than pain is. Fire is not yellow or red; it merely has the power to cause those sensations in us. We can as shorthand call the fire « yellow, » but Locke called that a matter of convenience; the color should be considered a « secondary quality » of the fire.
However, Locke’s theory has a different story when it comes to qualities like shape, or size, or motion. Those qualities, Locke thought, are actually in the objects themselves. How do we know this? Well, for one, we can get the ideas of them from more than one sense: I both see shape, but can also feel it (and if I could echolocate, I could perhaps hear it). And what in the object causes my perception of color? Fine details in its texture, i.e. in its shape. Even if there were no perceivers, according to Locke’s theory, there would still be shapes and motions, but not any colors, sounds, or tastes.
This was a point that subsequent empiricists disagreed with, on skeptical grounds: If we only have knowledge because of sensation and reflection, how do we know that there are shapes out in the world? Locke’s treatment of the metaphysics of substance (which is what we’d need to answer this objection) doesn’t co me until the second half of book II, so we’ll come back to this in our next episode.
So what about time? According to Locke, we get the idea of time not through our senses, but through reflection on the passage of our ideas. In fact, we don’t even need to perceive motion or change out in the world. We first get the idea of duration through a reflective experience on one of our ideas passing away, replaced by another, etc. This is a fundamental structure of our experience that even a fetus would have. We need this idea of duration in order to make sense of movement that we subsequently witness out in the world. We further abstract from duration by cutting it into equal pieces by comparing it to recurring things like sunrise, and from there we get time as cut into measured units. This is all very different from the account of a subsequent phenomenologist like Henri Bergson, but we debate a little whether Locke actually had a view of experience as atomistic (this does seem to be implied by his use of ideas as the individual elements in the mind) or whether this idea of duration is of a flow which we then subsequently carve up. »


L’Humanisme Méthodologique est une anthropologie existentielle. Elle reprend les situations et réalités humaines éclairées par les nouveaux fondements anthropologiques établis. Les structures de l’expérience humaine avec ses volets affectifs, comportementaux et mentaux sont la consistance de toutes les situations vécues. Relations, communications, évolutions selon les âges de la vie, crises de passages et phases de maturation sont gouvernées par des positions de vie. Celles-ci dessinent les paysages existentiels où nous nous inscrivons selon le Sens dans lequel nous sommes disposés. La conscience des réalités humaines, de l’homme et du monde en dépend.
L’existence individuelle avec les enjeux de toutes les affaires humaines se combine avec l’existence collective au sein des communautés humaines, communautés culturelles, communautés d’existence, communautés de vie ou communautés de circonstances ou d’enjeux.«
« Entre la mort de Dieu (qui n’est, lui aussi, qu’un trop grand Nom victime de l’universelle inflation et déflation verbales) et celle de l’Homme (celle d’un sujet maître et possesseur de sa propre conscience), le courant de pensée philosophique dit « phénoménologique », s’opposant au mépris idéaliste pour l’immédiat comme au phénoménisme intransigeant des nietzschéens, voulut se réassurer un sol en revenant résolument à « la chose même » pour la décrire : zur Sache selbst… Husserl semble nous faire entendre à nouveau la proposition de Socrate. La phénoménologie s’attache en effet à « décrire tout ce qui apparaît selon la manière propre qu’a chaque objet d’apparaître » et elle se donne « pour thème les événements du monde à chaque fois singuliers, lesquels puisent leur réalité de leur manifestation à la conscience ». Cette voie de l’intentionnalité (où toute conscience est conscience de quelque chose, et toute chose l’« objet » d’une conscience) englobe de fait dans la conscience « tout ce qui me touche de façon extrêmement intime, sans que je puisse a priori me le donner, me le rendre accessible par un acte de réflexion ni a fortiori me le formuler à moi-même ». Ce type de conscience élargie et le langage qu’implique la description exhaustive de ce déploiement inouï de la conscience ne peuvent qu’intégrer de l’« irréfléchi », ou plutôt du « préréfléchi » c’est-à-dire stricto sensu du « pré-verbal » : c’est assez dire que, pour être fidèle à son « objet » comme à son « sujet », « le ‘langage’ de la phénoménologie ne [devrait pas avoir] de prime abord la caractéristique du langage articulé » tel que nous le pratiquons chaque jour en maniant et modelant la syntaxe et en convoquant à point nommé nos divers stocks lexicaux. Mais quelle forme alors ?
S’ouvre ici le problématique trivium propre au « langage » de la phénoménologie, langage destiné à décrire et à écrire les choses mêmes ! La première voie est celle encore de la philosophie classique qui ne se pose guère la question du langage : pure production de concepts, l’expression vise à une adéquation si possible sans reste entre le médium verbal et l’objet nommé et décrit, représenté au mieux dans et par la construction verbale, à la fois naturelle et artificielle, qui prétend rendre compte des « faits » et de leur sens. Il faut reconnaître que c’est la pratique la plus courante chez Husserl lui-même (dans ses textes publiés) et chez des penseurs comme Sartre (dans la plupart de ses écrits philosophiques) ou chez le premier Heidegger, celui même encore de Sein und Zeit. La deuxième voie est représentée par l’écriture expérimentale ou l’écriture de l’expérience qui est celle de Husserl dans la considérable masse de ses manuscrits de travail, pour la plupart inconnus au moment de sa mort et qu’une importante entreprise d’archivage puis de transcription et de déchiffrement a progressivement permis de rendre publics… Dans cette écriture de travail, en travail, exclusivement destinée d’abord à l’usage du penseur qui y fait l’épreuve de sa pensée en acte, le jeu des mots tend à épouser dans la fidélité la plus risquée l’émergence et le déploiement propres au phénomène envisagé et que le verbe tente de décrire et « littéralement et dans tous les sens » d’écrire. Et il s’agit bien, ici, de l’expérience vécue la plus immédiate, la plus perméable aux sens et à la conscience, la plus labile aussi, celle des « faits » ou des objets même les plus communs, le stylo par exemple avec lequel le penseur écrit et auquel il consacre une dizaine de pages, celle des objets tels qu’ils se donnent à la conscience, « pré-verbal » y compris… C’est une tentative inouïe et exigeante pour rendre compte du réel, de l’expérience vécue telle qu’elle affleure en l’intentionnalité vive d’un acte de conscience. L’initiative est en effet laissée au phénomène : rien ici de la fantaisie ou du rêve, de l’imaginaire ! Non : le réel, rien que le réel mais tout le réel ; on peut y déchiffrer l’idéal d’une écriture phénoménologique dont Natalie Depraz, en l’ouvrage déjà cité, tente de circonscrire les règles… La troisième voie, par contre, récusant la simple adéquation entre la construction verbale et le réel qu’elle estime toujours fallacieuse, récusant ainsi la neutralité et la ductilité du langage, se veut sensible à l’inventivité propre au verbe et, évacuant la traditionnelle méfiance des philosophes envers tous les arrangements langagiers et/ou rhétoriques, elle souhaite faire pleinement confiance aux mots et aux phrases. S’opposant à la fois à la pensée classique et au phénoménisme des nietzschéens comme à tout idéalisme (fût-il transcendental !), cette tentative habilite une manière de cratylisme moderne : le langage, par sa capacité d’articuler les étants, les lie entre eux et les fait accéder à une clarté qui est, pour eux et pour nous, sens d’être et être du sens. Toutefois le mot réalise cette articulation moins par la nomination d’adéquation qu’il sait établir dans l’usage courant que par sa « lucidité puissancielle (non de savoir mais de puissance) »[8], sensible en l’aura sensée et sensible émergeant du jeu des sonorités, des sens et des racines, de la combinatoire simple ou complexe des potentialités masquées mais prêtes que ce jeu aménage… Cette lucidité de puissance se trouvera alors amplifiée par le jeu heuristique de la métaphore ou de la figure, déployée et exemplifiée selon l’espace-temps de la syntaxe rendue à son aventure propre… Cette confiance placée dans le verbe et dans ses jeux, on la trouve chez le second Heidegger et chez ses épigones, dans les passages les plus inspirés du dernier Merleau-Ponty et dans l’œuvre d’Emmanuel Lévinas comme dans celle d’Henri Maldiney[9]… L’initiative y est souvent laissée aux mots (comme dans la poésie depuis Mallarmé) et, sauf à pouvoir penser radicalement une évidente et nécessaire co-naturalité de l’être et du verbe, l’on peut se demander si l’événement-avènement, alors promu et circonscrit par le verbe, ne naît pas plus de l’obscur et immémorial et impérieux fond(s) langagier de notre être que du monde même des phénomènes crus et nus, si ce phénomène en sa nudité singulière (pure et simple nudité des noms ?) n’est pas d’abord le dévoilement plus ou moins imaginaire des potentialités du verbe et de celles-ci seulement… C’est un doute que certains excès contemporains contribuent à entretenir.
L’écriture qui se voudrait authentiquement « phénoménologique » oscille ainsi entre deux postulations, parfois presque simultanées (bien que sans nul doute non contradictoires entre elles) : est-ce « l’expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre sens » (Husserl) et ce, en découvrant la formulation originairement conforme à ce qui est vécu, ou bien, est-ce le langage lui-même qu’il convient de prendre comme le site premier et manifeste d’une expérience singulière ? En d’autres termes plus lapidaires : l’expérience est-elle à la recherche de son langage approprié, ou le langage est-il lui-même objet, sujet et lieu d’expérience ? Y a-t-il lieu d’opposer un événement en langage, phénomène de langage ou du langage, à un événement hors langage, un objet fort de son objectité avérée à un mot-image dont on subodore toujours la dérive phantasmatique ? Peut-être pas tout à fait car le phénomène du monde comme le phénomène de langage sont d’abord tous deux rapportés à une conscience, car ces événements sont des avènements pour une conscience ! Et il est clair que le langage a d’abord rapport au monde même si l’on peut indéfiniment discuter les modalités de ce rapport ! C’est pourquoi il serait naïf d’opposer de façon drastique deux types d’événementialité et de les vouer l’un à l’approfondissement scientifique et philosophique, l’autre à l’invention littéraire et plus particulièrement poétique alors qu’ils sont aptes à se recroiser en chiasme dans un apparaître commun… Nous pouvons lire et vivre un tel chiasme dans l’œuvre de Francis Ponge où le poème comme « objeu » tient autant au « parti pris des choses » qu’« au compte tenu des mots » tout comme dans les derniers textes de Merleau-Ponty où, s’opposant au corps, organes cernés par un épiderme, objet dont l’objectité est circonscrite, et tenant parfaitement à lui, l’image-concept de « chair », amenée par une description minutieuse de l’investissement de l’homme total dans le monde qui le porte et entoure et sur lequel il rayonne, devient à la fois « chair » de l’homme et « chair du monde » autant que « chair des mots »… On ne peut ignorer non plus la force de la pensée dite analogique en matière d’invention scientifique, cette pensée se trouvant souvent favorisée par des mots-images !
Pourtant, nous voudrions ici, un bref moment, diviser d’abord plus qu’unir, décroiser plutôt que recroiser et ce, à l’intérieur même de l’investissement littéraire. »
– Écrire les choses mêmes… (© : Serge Meitinger).
Serge Meitinger est professeur de Langue et de Littérature françaises à l’Université de la Réunion. Il a publié de nombreux articles, notamment sur la poésie depuis Baudelaire, et un essai : Stéphane Mallarmé ou la quête du « rythme essentiel », Hachette, 1995. Il écrit et publie de la poésie.
« Monseu Nicolas. Natalie Depraz, Écrire en phénoménologue: «une autre époque de l’écriture». In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 98, n°2, 2000. pp. 375-377. »
« […] Here, Foucault starts from a critical analysis of, respectively, Freud’s evolutionary anthropology and Husserl’s phenomenology, in order to introduce Binswanger’s theoretical program. Freud and Husserl are two landmark authors for Foucault in the 1950s. The archives have revealed hundreds of reading notes concerning Freud’s works and Husserl’s thought. From these documents we discover, for instance, that Foucault had access to Husserl’s unpublished manuscripts (BnF, NAF 28730, box n. 42 A, folder n. 3), which Herman Leo Van Breda had consigned to Merleau-Ponty and Tran Duc Thao between 1943 and 1950 (Van Breda, 1962), and that he was acquainted with the research conducted by the young Jacques Derrida, who attended his lectures at ENS in the early 1950s and was working on Husserl’s manuscripts in order to prepare his graduation thesis on ‘Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl’.
According to Foucault, what Freud’s psychoanalysis and Husserl’s phenomenology have in common is the attention to the historical and intersubjective genesis of meanings. In the Lille manuscript on Binswanger and existential analysis, Foucault argues that these two authors, although ignoring each other, ‘together … set a decisive moment in the history of the sciences of man: they tore them from their naturalistic context and gave them as a first task the return to the lived experience’ (fols. 10–11). Nevertheless, neither psychoanalysis nor phenomenology, according to Foucault, is actually able to account for the phenomenon of disease. On the one hand, Freud defines disease as a regression of evolutionary processes to earlier stages of development; on the other, Husserl’s phenomenological description – from the static description of the lived experience to the transcendental constitution – presupposes the world as an evidence, based on the immediate presence of a world, while pathological experiences do not presuppose any world. In fact, Foucault observes to pose the problem of the pathological experience is to pose the problem of the ‘absolute origin, of the leap, of the emergence from nothing’ (fol. 23).
The criticism of philosophical phenomenology in relation to the obstacle represented by pathological experience is a crucial element in many working notes that Foucault writes at that time. In one of the preparatory manuscripts of the 1957 article on ‘La recherche scientifique et la psychologie’, Foucault’s critique of the phenomenological perspective is particularly incisive. Here he observes that phenomenology remains ‘haunted by the problem of how truth could emerge in knowledge’, so that its accusation of naturalism against psychological objectivities, the analysis of the constituent sphere, as well as recourse to the ground of experience of the transcendental subjectivity, resolutely maintain the philosophical interrogation in a clarified space, whence the darkness of the not knowing, the night of the truth, and the decay of man have been cast out. (BnF, NAF 28083, box n. 4)
It is precisely the need to account for the phenomenon of mental illness that puts in crisis the phenomenological model and justifies, for Foucault, the need to introduce ‘another style of analysis’ (fol. 30), namely, Binswanger’s Daseinsanalysis.
An ‘Amazing Revolution’ in the Field of Psychopathology
In the Lille manuscript on existential analysis, Binswanger is presented as the heir of those German psychiatrists who ‘seek to restore the sense of the disease within the totality of the human person’ (fol. 143). What especially drew Foucault’s attention towards Binswanger’s approach to mental illness is the fact that it did not reject the pathological experience outside the sick man as a merely natural process, but he recognized it as a man’s own project. How is it possible? The central part of Foucault’s manuscript is devoted to delineating the fundamental methodological guidelines of the Daseinsanalysis. It is worth remarking, in this regard, that it is not from a purely theoretical point of view that Foucault presents and analyses this model. He does not intend to discuss in detail the theoretical relations between existential analysis and its models of inspiration, in particular Heidegger’s existential analytic. Foucault is interested in Binswanger as a psychiatrist and a clinician, not as a philosopher, in the context of the problematization of mental illness. Indeed, a very large part of the manuscript is devoted to the presentation of some of the most significant clinical cases analysed by Binswanger, Roland Kuhn, and Medard Boss.
The starting point of existential analysis is the concept of Dasein or ‘being-in-the-world’. Dasein is conceived of as determined by a priori structural directions that determine the modalities according to which the subject’s experience is constituted. These structures – spatiality, temporality, and intersubjectivity – are the condition of possibility of what Binswanger calls the ‘world project’ of the patient. It is from the analysis of the organization of these structures that the psychiatrist can identify the ‘common meaning’, the ‘identity of meaning’ or ‘unity of style’ (fol. 92), which defines the world of the patient in all its expressions. Now, from this perspective it results that ‘the world of a sick man is not the process of illness, but it is man’s own project’ (fol. 65).
This is the reason why in his manuscript Foucault, to indicate the disease, often uses the notion of ‘destiny’, ‘freedom’, ‘truth’, according to a view that he borrows from Jaspers’ pages on Nietzsche’s illness (Jaspers, 1950 [1936]), as well as from Sartre’s study on Baudelaire (Sartre, 1947).Therefore, he points out that Binswanger, by putting psychopathology entirely ‘in the perspective of freedom and truth’, has accomplished an ‘amazing revolution’ in the field of psychopathology (fol. 149); he has brought about ‘a radical change in the standard understanding of mental illness’ (fol. 147). It is at this point that Foucault introduces the questions which will finally lead him to put into question Binswanger’s existential analysis. In fact, to consider mental illness in terms of freedom and truth – Foucault wonders – does not it mean to return in psychiatry to a metaphysical point of view, which subordinates the concrete reality of man to transcendent abstractions? Does it not mean to ‘stifle what has always been a metaphysical scandal, in a sick thought, in a demented reason, in a senseless conduct, to place them in the calm universe of a self-affirming freedom and a constituted truth’ (fol. 149)? In a way that Foucault will later radically develop in Folie et déraison, it is the ‘scandal’ represented by mental disease that constitutes the obstacle which puts in crisis the psychopathological discourse.
However, the first answer that Foucault gives to these questions is in favour of Binswanger. He emphasizes indeed that what is at the core of Binswanger’s clinics is not the theoretical analysis of the fundamental structures of human existence, but the investigation of the existential possibilities that a Dasein has concretely chosen. Thus, Foucault specifies that Binswanger’s reference to Heidegger’s concept of existence ‘does not result in exiling man into the ethereal universe of metaphysical reflection, but in taking up the reflection on man at the level of that only foundation, which is man himself in his existence’ (fol. 153). In fact, the problems arise when Binswanger abandons the level of clinical thinking, namely the existential-practical approach that he uses in his case studies, to give his approach an ontological foundation. It is at this point, according to Foucault, that the Daseinsanalysis ends up engaging ‘in a metaphysical impasse’ (fol. 189).
This is an important aspect of existential analysis, to which Foucault refers also in his Introduction to Le rêve et l’existence, when he remarks that the way in which Binswanger ‘reaches the concrete existence of his patients’, and ‘the status that is finally to be assigned to the ontological conditions’ of this encounter ‘pose problems’ (Foucault, 1985: 33). However, in this text Foucault affirms that he ‘leave[s] that issue to another time’ (1985: 33). The last part of the Lille manuscript is precisely devoted to these questions, starting from which Foucault develops a very strong criticism of existential analysis, one that is not present in the Introduction to Le rêve et l’existence.
‘Between Metaphysical Speculation and Objective Reflection’
Foucault’s critique is especially focused on Binswanger’s Grundformen und Erkenntnis menschlichen Daseins, a work in which existential analysis goes beyond the level of the clinical reflection towards ontological speculation. This happens because Binswanger recognizes in the structure of intersubjectivity – which he calls the ontological structure of ‘love’ – ‘the origin of all meanings and the foundation of all structures’ (fol. 138). As a result, the experience of the others ends up being conceived as the ontological-existential condition, of which the pathological experience is deprived.
As a consequence, according to Foucault, the Daseinsanalysis ends up committing a double fault: on the one hand, it substitutes the concrete encounter between the doctor and the patient for an ‘ontological us’ (fol. 187), which condemns it to evade the sick man in his singular and unique reality; on the other hand, it adopts the attitude that Binswanger himself condemns the doctor for. That is, to conceive illness in terms of loss, deprivation (fol. 164). Instead of investigating the patient’s singular ‘world project’, the Daseinsanalysis ends up in looking for how the patient ‘is not like the others, [it] bring[s] out disturbances that are designated as such from an ideal set up as a norm, reduce[s] the essence of the disease in the sum of the deficits of the patient’ (fol. 164). This is a negative conception of the disease that ‘separates in a radical way the normal from the pathological’ (fol. 164). By recognizing in the disease ‘not an existential possibility that opens up, but an existential obligation that imposes itself’ (fol. 182) – Foucault concludes – the Daseinsanalyse ends up superimposing an ethical reflection on the ontological and anthropological reflection. As many themes […] that seem to express the bad religious conscience of a thought that does not have the courage of itself. (fol. 187)12
Therefore, Foucault sees an ambivalence between the methodological-clinical approach of the Daseinanalysis and its theoretical foundation. This is why, according to him, faced with this ambivalence, existential analysis has to take its choice: ‘it must choose between a return to the problem of expression, to the analysis of language, […] and a metaphysical recourse to the classic theme of love’ (fol. 142). In other words:
it is a question of choosing between history and eternity, between the concrete communication of men, and the metaphysical communion of existences; between immanence and transcendence; in short, between a philosophy of love, and an analysis of the expression, between metaphysical speculation and objective reflection. (fols. 189-90)
To deepen the issues of meaning and expression is precisely what Foucault does in his Introduction to Le rêve et l’existence. Therefore, this study is devoted to the subject on which the Lille manuscript on Binswanger ends. In fact, in the Introduction to Le rêve et l’existence, Foucault seems to want to redeem the Daseinsanalysis of its theoretical commitment by suggesting the analysis of the phenomenon of expression and of language, of what he calls the ‘objectives forms of the expression, and [the] historical contents that it encloses’ (fol. 183). However, in the Lille manuscript Foucault observes that such considerations ‘would burst the frames of the existential analysis’ (fol. 189). Pursuing the effort to examine the universe of expression – as Foucault does in his Introduction to Le rêve et l’existence – means going beyond the project of the Daseinsanalysis itself. Foucault is well aware of this; this is the reason why, in the letter in April 1954 by which he sends to Binswanger the text of the Introduction, he writes that he hopes that the psychiatrist could ‘recognize himself in these few pages’ (Basso, 2015b: 183). Binswanger is very lenient with this young philosopher, who has written an introduction twice as long as his own writing. In his answer, he thanks him and goes so far as to recognize him for having ‘founded and completed’ his work (p. 184). In another letter that Foucault sends to the psychiatrist in May 1954, after meeting him in Kreuzlingen, he writes that he would be very happy if, at their next meeting, he allowed him to ‘ask him some questions about this problem of facticity, transcendence and love’ (p. 193). But, unfortunately, we could not find any documents about the second meeting between Foucault and Binswanger, which took place in Brissago in September 1954.
In any event, it is clear that Foucault, by himself taking, in the Introduction to Le rêve et l’existence, the path that he proposes to Binswanger in order to reformulate his psychiatric project, has already lost his enthusiasm for existential analysis. This is why it would be wrong to consider Foucault’s Introduction as a ‘phenomenological’ writing. Thus, the Lille manuscript shows that the Introduction is actually the result of a profound critical analysis of both Husserl’s phenomenology and existential anthropology.
Towards a Critique of the Human Sciences
This is confirmed by other manuscripts of the 1950s, in which Foucault deepens his critique of phenomenological anthropology. If, on the one hand, Foucault is attracted by a perspective, that of Binswanger, which, unlike the various naturalistic approaches to psychopathology, considers disease not as an accident but as the project of the subject, on the other hand, the investigation of existential analysis lets him highlight the anthropological drift he sees as inevitable in Husserl’s phenomenology. As we have seen, in the Lille manuscript, through the Daseinsanalysis Foucault shows that the ‘decay’ of man, represented by the experience of disease, drives phenomenology towards anthropology. Foucault introduces indeed the existential analysis only after having presented Husserl’s theoretical program, in order to investigate this movement by which all phenomenological analysis is called, especially when it is addressed to pathological experiences, to surpass itself, and to seek its foundation in a form of reflection, which defines itself as anthropological. (fol. 31)
In a fragmented manuscript of the same period titled ‘Introduction générale’, Foucault remarks that the evolution of Husserl’s thought from the idealistic rationalism of the Logische Untersuchungen to the descriptive and genetic idealism of the writings on the history or genealogy of logic, is only the progressive discovery of the ever-increasing pressing demand of an anthropology. The successors of Husserl were not mistaken: anthropology of Scheler, Heidegger, Sartre. (BnF, NAF 28730, box n. 46, (folder n. 4)
Now, this anthropology challenges the pretention of psychology to be a scientific knowledge of man:
Indeed, in defining anthropology as that form of analysis of human existence which inscribes the real conditions of this existence in the register of its ideal essence, we can see that anthropology can only be the radical challenge of any scientific or dialectic analysis of the relationship of man to his environment. What anthropology refuses to psychology is its scientific aim. (fol. 5)
Foucault develops his argument in the above-mentioned manuscript titled ‘L’agressivité, l’angoisse et la magie’. Here he states that in the anthropological horizon ‘objectivity has no longer any status, and rationality no longer makes sense’ (fol. 1):
human sciences are in charge of saying that the essence of man cannot be reduced to an objective analysis, […] man is other than his own conditions, other than his own manifestations, other than his own companions of humanity; in short, that it is wrong to say that ‘man is the very root of man’. Under the pretext of saying man, in its totality, contemporary sciences seek to say that man is something other than man. (fol. 3)
As consequence – Foucault concludes – ‘the game of the human sciences is to avoid themselves by avoiding their object’ (fol. 3).
It is precisely by facing this psychology ending up ‘being based on an anthropology that evades objectivity’ (fol. 3) – as Foucault states in another manuscript titled ‘Introduction’ (BnF, NAF 28730, box. n. 46, folder n. 4) – by facing this trap to which also the Daseinsanalysis is a victim, that Foucault invites the latter to return to an ‘objective reflection’. Unlike Maladie mentale et personnalité, in the manuscripts that we have quoted the concrete character that Foucault claims for the reflection of man does not consist anymore in Pavlov’s materialistic psychology. Nevertheless, he still claims that materialism must be of the order of method in the sciences of man. To loosen the grip of phenomenology on psychology is the only way to restore the materialistic meaning of psychology. (fol. 4)
In the manuscript on Binswanger and existential analysis, as we have mentioned, such a ‘methodological’ materialism towards which Foucault tries to push the Daseinsanalysis takes on the character of the ‘concrete communication between men’, the ‘analysis of the phenomena of expression’, and the ‘analysis of language’. These are quite enigmatic formulas, which express Foucault’s attempts to escape what he will later call the ‘dilemma of a philosophical anthropology and a social history’ (Foucault, 1997: 200). Indeed, at the end of his life, coming back to the early stages of his intellectual path, Foucault will admit that he was ‘divided between existential psychology and phenomenology’, and that ‘[his] research was an attempt to discover the extent these could be defined in historical terms’ (Foucault, 2004: 176). He concludes: ‘That’s when I first understood that the subject would have to be defined in other terms than Marxism or phenomenology’ (pp. 176–7).
The manuscripts that we have presented shed light precisely on the years in which Foucault was caught in that ‘dilemma’. For now, our investigation has tried to show that this archival material allows us to bridge the gap between Foucault’s first publications: Maladie mentale et personnalité, and the Introduction to Le rêve et l’existence. However, the manuscript on Binswanger et l’analyse existentielle could also help us to confirm some of the hypotheses formulated by those scholars, who have looked for elements of continuity between Foucault’s first writings and the archaeological analysis he has developed from the 1960s. The concepts of ‘transcendental’ and ‘empirical’ have mostly attracted the attention of researchers so far. Among the most recent publications, Béatrice Han-Pile, in her article on ‘Phenomenology and Anthropology in Foucault’s Introduction to Binswanger’s Dream and Existence’, asks ‘how will bringing the early view into focus affect (if at all) our understanding of the later Foucault’s position’ (Han-Pile, 2016: 9)? Han-Pile focuses, in particular, on The Order of Things, and she maintains that the way Foucault considers Binswanger’s concept of ‘Menschsein’ (the ‘being of man’) in his Introduction to Dream and Existence – a concept which is neither the transcendental subject nor an empirical being – would prove ‘the possibility of a relation between the empirical and the transcendental that goes beyond the Kantian critical project while avoiding the pitfall of the analytic of the finitude’ (Han-Pile, 2016: 13). Therefore, according to Han-Pile, the Introduction to Dream and Existence would ‘set the theoretical agenda for at least the next ten years’, and the archaeological key-concept of historical a priori, set against the context of this early work, would be ‘the methodological successor to existential anthropology’ (Han-Pile, 2016: 22).
This is undoubtedly an original and fruitful intuition, which some researchers had similarly sketched from the end of the 1960s. In his introduction to the Italian translation of The Birth of the Clinic, for example, Alessandro Fontana assigns to the Introduction to Dream and Existence an ‘emblematic meaning for the formation of the problem on which “archaeology” and its method will be built’, a problem at the heart of which there is precisely the dialectic between the empirical and the transcendental (Fontana, 1969: XVIII). In the same vein, the Italian philosopher Carlo Sini sees in the theme of the dream and the imaginary the first of Foucault’s historical a priori. Indeed, the space of the dream analysed in the introduction to Binswanger would constitute the ‘transcendental ground on which arises the empirical space of the human experience’ (Sini, 1978: 181).
In any event, in order to better understand the link between Foucault’s early writings and the archaeological critique of the human sciences developed by the philosopher during the 1960s, it will be necessary to follow the path indicated by some further manuscripts of the 1950s specifically focused on the theoretical basis and the development of philosophical anthropology. More specifically, we think that the manuscript titled ‘Connaissance de l’homme et réflexion transcendantale’ (BnF, NAF 28730, box n. 46, folder n. 1) is crucial for this purpose. But this problem will be the subject of another article. »
– Basso, E. (2020). Foucault’s Critique of the Human Sciences in the 1950s: Between Psychology and Philosophy. Theory, Culture & Society.
[Elisabetta BASSO, « De la philosophie à l’histoire, en passant par la psychologie : que nous apprennent les archives Foucault des années 1950 ? », Astérion [En ligne], 21 | 2019]
« Les articles réunis dans ce dossier proviennent pour l’essentiel de la journée d’étude organisée par Elisabetta Basso et Laurent Dartigues le 6 juin 2017 à l’ENS de Lyon, avec le soutien de l’Institut d’études avancées (Collegium) de Lyon, de l’UMR Triangle et de l’ENS de Lyon. Seul fait exception le texte d’Ugo Balzaretti, que nous avons eu plaisir à accueillir dans ce dossier. Cette journée d’étude s’inscrivait dans le contexte du projet de recherche intitulé « Rethinking anthropology in light of phenomenology and psychopathology: Michel Foucault’s 1950s manuscripts (Bibliothèque nationale de France) ». Ce projet, soutenu par le programme EURIAS à l’IEA de Lyon, avait pour but l’édition d’un manuscrit inédit portant sur Ludwig Binswanger et l’analyse existentielle (1953-1954) et correspondant à un projet de publication abandonné par Foucault.
Ce manuscrit est contemporain de deux manuscrits du début des années 1950, « Connaissance de l’homme et réflexion transcendantale » et « Phénoménologie et psychologie », dans lesquels Foucault s’interroge sur les enjeux théoriques et les conséquences philosophiques de la phénoménologie husserlienne, tout en la mettant à l’épreuve de phénomènes comme la folie, l’imagination, le langage. La critique de la phénoménologie, qui apparaît comme le noyau central de la méthode archéologique à partir des années 1960, est précédée par une décennie tout au long de laquelle Foucault réfléchit en particulier sur les divers modèles du savoir psychologique : la psychanalyse, la médecine mentale française et la psychopathologie phénoménologique allemande. Plusieurs sources d’archives internationales nous permettent désormais de reconstituer non seulement le contexte scientifique, mais aussi le réseau intellectuel à travers lesquels Foucault a contribué de manière active aux débats autour des enjeux épistémologiques des savoirs psychologiques au milieu du XXe siècle.
Le travail de Foucault, tout au long de ces années 1950, ne peut se comprendre uniquement au regard d’un pur intérêt philosophique de connaissance, indexé sur l’enseignement dispensé à l’École normale supérieure à la fin des années 1940 et sur les professeurs qui l’ont marqué (Jean Wahl, Jean Hyppolite, Jean Beaufret, Georges Gusdorf, Maurice Merleau-Ponty, Louis Althusser). Foucault a souvent avancé que sa production théorique s’ancrait dans des éléments de son activité de psychologue, aussi bien que dans son expérience du quotidien, et qu’il fallait la nouer à « quelques fragments d’autobiographie ». Ses collègues à l’ENS supposent du reste que son intérêt pour la psychologie, la psychanalyse et la psychiatrie est solidaire de son profond mal-être à cette époque.
Le dossier que nous proposons a pour but d’interroger, à partir de Michel Foucault, le lien entre la réflexion épistémologique sur la santé mentale et l’historicité des savoirs qui la cernent en tant qu’objet. Il se veut également une occasion de réfléchir, en partant de l’exemple de l’archéologie foucaldienne, à la manière dont la création de nouveaux concepts et méthodes de recherche en histoire des sciences passe par des transferts de savoirs entre disciplines différentes comme l’histoire, la philosophie, l’anthropologie. Il permet en outre de (re)découvrir un Foucault encore négligé, celui des premières années, qui manifeste un intérêt non seulement pour les savoirs psychologiques, mais aussi pour l’ethnologie, la sociologie et l’anthropologie culturaliste américaine (mis en évidence par Jean-François Bert), qui hésite par ailleurs à embrasser la profession de médecin psychologue et interroge l’œuvre de Freud qu’il décortique devant ses étudiants de l’ENS en tant que répétiteur.
L’exploration des archives est centrale dans la contribution d’Elisabetta Basso, qui s’appuie sur les manuscrits foucaldiens des années 1950 afin d’analyser le chantier théorique à partir duquel le jeune Foucault inaugure une réflexion qui l’amènera, à travers la critique de toute forme de « psychologie de la folie », à une mise en question radicale du bien-fondé des sciences humaines. Le parcours tracé dans cet article suit la piste offerte par un ouvrage inédit que Foucault a consacré à l’analyse existentielle de Ludwig Binswanger à l’époque de son enseignement à Lille. Selon Elisabetta Basso, ce manuscrit sur Binswanger et l’analyse existentielle représenterait le maillon manquant entre l’« Introduction » à Le rêve et l’existence, que Foucault rédige en 1954 à l’occasion de la traduction française de cet ouvrage, et Folie et déraison, thèse à laquelle le philosophe travaille dans la seconde moitié des années 1950. Tout en adjoignant à l’analyse du manuscrit la lecture de notes et fiches de lecture de la même époque sur la psychologie et la phénoménologie, Elisabetta Basso montre que la critique très sévère que Foucault finit par adresser à l’anthropologie et à la phénoménologie depuis le début des années 1960 serait déjà présente de façon implicite dans son « Introduction » à Le rêve et l’existence. Dans cette étude, en effet, Foucault aurait déjà abandonné son penchant pour le modèle représenté par l’anthropologie phénoménologique de Binswanger pour focaliser plutôt son attention sur le problème de l’historicité des formes d’expérience, le problème du langage et – comme il l’écrit dans son manuscrit de Lille – celui des « formes objectives de l’expression, et [des] contenus historiques qu’elle enferme ».
Le problème du statut épistémologique des « sciences humaines » revient dans la contribution d’Ugo Balzaretti, qui prend comme point de départ la célèbre conférence prononcée par Georges Canguilhem en 1956, « Qu’est-ce que la psychologie ? », et la relecture qu’en fait Jacques Lacan dix ans plus tard dans sa leçon sur « La science et la vérité » pour introduire la question du rapport entre la psychanalyse, la science moderne et ses effets de normalisation. Dans la psychanalyse de Lacan, la structure foncièrement langagière du sujet révélée par le passage au symbolique déterminerait l’impossibilité de saturer le sujet dans la « fantaisie de la connaissance », et pour cela même la possibilité de le démarquer des techniques de normalisation pratiquées par les sciences humaines. C’est le stade du miroir – par lequel la fonction du je est située au niveau de la physique du sens interne des aristotéliciens et non pas à celui du cogito cartésien, sur lequel Canguilhem fonde la naissance de la psychologie moderne – qui aurait permis à Lacan de « donner sa correcte place au symbolique ». Pourtant, se demande Ugo Balzaretti, dans quelle mesure la psychanalyse de Lacan, sur la base de ce pas inaugural, parvient-elle vraiment à se démarquer de la science de la subjectivité que Canguilhem fait tomber sous les coups de sa critique du technocratisme de la psychologie ? Quel rapport y aurait-il entre la psychanalyse de Lacan et la « science de la subjectivité » reconnue par Canguilhem comme le noyau de la biologie moderne ? L’éclaircissement de cette question amène Ugo Balzaretti à discuter le rapport de la psychanalyse à la biopolitique, rapport qu’il approfondit à la lumière de l’archéologie foucaldienne de la psychanalyse telle qu’elle est développée dans Naissance de la clinique et Les mots et les choses, mais aussi de la généalogie esquissée dans La volonté de savoir.
La manière dont Michel Foucault lit et utilise la psychanalyse est au cœur de l’article de Laurent Dartigues. Il fait remarquer que « si elle est abordée de manière fort pointilliste », sa présence ne concerne pas les seuls écrits des années 1950 et 1960, mais reste constante tout au long de l’œuvre de Foucault, avec le plus souvent « un statut incertain, fluctuant et assez souvent obscur », des usages qui oscillent entre le fragmentaire, le mi-dire ou l’énigmatique. D’autant que certains commentateurs, s’appuyant sur des anecdotes parfois contradictoires, viennent compliquer les pistes que Foucault lui-même, à travers son usage singulier de la référence bibliographique et de la citation, avait déjà passablement embrouillées. Dès lors, comprendre les usages foucaldiens de la psychanalyse doit passer par un repérage des allusions plus ou moins claires aux textes de la psychanalyse, et impose une approche indiciaire. Or, les archives déposées à la BnF montrent sans ambiguïté que le Foucault des années 1950 est un grand lecteur de Freud : il constitue en effet un ensemble de fiches de lecture relatives à ses principaux ouvrages – à l’exception notable de L’interprétation du rêve –, ou élabore à son sujet des notes de synthèse qui forment très certainement les supports des cours de psychologie qu’il donnait en tant que répétiteur à l’ENS. Laurent Dartigues montre que le traitement de la psychanalyse par Foucault relève d’usages instrumentaux qu’il faut rapporter à ses problématiques propres de recherche, notamment à la généalogie du savoir-pouvoir. La psychanalyse se trouve ainsi insérée au sein de différentes « séries », tantôt matrice de toutes les institutions disciplinaires, tantôt forme de dépsychiatrisation extra-asilaire. Prenant le cas de l’inconscient, Laurent Dartigues s’intéresse à une autre modalité d’usage, qu’il nomme « traduction » et qui corrobore l’idée que « la » psychanalyse selon Foucault est « incommensurable » au savoir élaboré par Freud et révisé par Lacan.
Si Michel Foucault est surtout un grand lecteur de Freud, il n’est toutefois pas sans connaître certains textes de Jacques Lacan, en particulier Le stade du miroir, qui l’aurait fasciné, semble-t-il, et à propos duquel il avait sollicité Jean-Claude Passeron afin qu’il y consacre un travail de recherche. La rencontre entre Foucault et Lacan autour de « Qu’est-ce qu’un auteur ? » est documentée et d’aucuns ont envisagé que la théorie des discours élaborée par Lacan avait pu être suscitée par une adresse de Foucault à celui-ci. À l’inverse, l’article d’Aurélie Pfauwadel s’intéresse à un point d’achoppement qui concerne une des généalogies foucaldiennes de la psychanalyse, celle qui, dans les années 1970, met le freudisme du côté de la normalisation. Aurélie Pfauwadel montre qu’en la matière Foucault n’a qu’une vue très partielle, extérieure et réductrice, de l’histoire de la psychanalyse. Selon elle, il semble ignorer que « la psychanalyse n’est pas une » et qu’elle ne saurait être ramenée aux « versions moralisantes et prescriptrices » des post-freudiens ou de l’ego psychology américaine adossées pour le cas à des dispositifs de pouvoir. Il ignore aussi que Lacan, en « archéologue scientifique de la psychanalyse », a relié l’émergence de la psychanalyse à l’intensification de la société de normalisation, avec l’objectif non pas d’accompagner cette extension de la norme, mais au contraire de la subvertir. Il ignorerait donc que Lacan n’a eu de cesse de penser une pratique analytique « comme absolument étrangère aux normes » dans le séminaire tenu en 1969 et 1970, L’envers de la psychanalyse. Dit autrement, Aurélie Pfauwadel soutient qu’en rabattant le discours psychanalytique tantôt sur le discours médical ou psychiatrique, tantôt sur le discours chrétien ou spirituel, la généalogie foucaldienne cherche à récuser sa « logique propre », la rupture apportée par la psychanalyse freudienne vis-à-vis de ce que Lacan appelait le « discours du maître » ou le « discours de la science ». De fait, les approches de Foucault et de Lacan sont totalement opposées : si le premier, par-delà la distinction entre « vraie » et « fausse » psychanalyses, révèle qu’elles présentent un noyau commun de vérité du côté des effets orthopédiques de pouvoir, le second affirme l’existence d’une « vraie » psychanalyse, dont la vérité réside dans la subversion des normes.
Michel Foucault affirma que les deux grandes philosophies du sujet sont à ses yeux celle de Heidegger et celle de Lacan. Pour clore ce dossier, Clotilde Leguil propose un contrepoint en examinant ce qu’est le sujet dans la pensée de Lacan, à savoir un « “Je” sans identité », dont elle montre, en creux, qu’il se distingue du sujet foucaldien, même si d’aucuns reconnaîtront dans celui-ci des affinités avec le sujet lacanien. Lors de la célèbre conférence que donne Foucault en 1969 sur la notion d’auteur, Lacan soutient, contre l’idée d’un structuralisme de la négation du sujet, que Freud envisage un sujet dépendant du « signifiant ». Si le sujet foucaldien, comme le sujet lacanien, n’est pas le « sujet de la conscience de la tradition philosophique », le sujet lacanien est le sujet de l’inconscient, un « sujet qui parle là où il ne pense pas », un « sujet vide d’identité, un sujet qui s’identifie à l’autre, précisément pour trouver son être ». À ce titre, Clotilde Leguil fait remarquer que la pensée de Lacan a une dimension politique dans la mesure où elle promeut une « conception anti-identitariste » du sujet appelé à vivre son analyse comme une destitution de ses assignations identitaires reçues de l’Autre, comme une expérience de désidentification à soi conduisant à faire tomber l’idée d’une « croyance sur son être ». À une époque où la question identitaire (nationale, de genre, religieuse, etc.) revient avec force, et parce que l’identité du sujet de l’inconscient « n’est pas de l’ordre d’un rapport de soi à soi, ni de l’ordre d’un rapport de soi à un groupe », mais témoigne par son symptôme d’une « foncière inadaptation aux normes de l’Autre » qu’il ne s’agit pas de rectifier mais de supporter, Clotilde Leguil conçoit le sujet de l’inconscient comme ce « Je » qui, contre le moi, « peut alors résister à toute tentation identitaire ». L’affirmation de Lacan selon laquelle « [l]’inconscient, c’est la politique », qui date de 1967, prend ici tout son sens.
Enfin, nous offrons aux lecteurs la transcription d’un inédit réalisée par Elisabetta Basso. Il s’agit d’une note de synthèse issue des archives Foucault déposées au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, qui les a acquises en 2013 auprès de Daniel Defert. Le fonds Michel Foucault est composé de 117 boîtes et comporte, outre ses cours du Collège de France, des notes de lecture, des manuscrits d’œuvres et de cours, mais aussi d’articles et de conférences. Nous pouvons donner un aperçu des archives qui concernent la thématique de ce dossier et les années 1940-1950 pour l’essentiel, à savoir principalement les boîtes no 33 (« La philosophie allemande »), no 37 (« Années de formation : Sorbonne, rue d’Ulm »), no 38 (« Rue d’Ulm, circa 1944-1950 »), no 39 (« Freud. Sexualité. Folie. (cours de Vincennes) »), no 42 (« Littérature, sodomie, hérésie, homosexualité (1952-1955) »), no 43 (« Hegelei »), no 44 (« Neurophysiologie. Lagache. EEG »), no 46 (« Cours à l’Université de Lille » et « Cours pour agrégatifs rue d’Ulm », 1951-1954), no 78 (« La sexualité (cours de Clermont) »). Le fragment du manuscrit autographe transcrit ici est tiré de la boîte 46 (cote NAF 28730) et porte sur la psychanalyse. Il s’agit pour Foucault de mesurer l’apport de la psychanalyse à la « compréhension significative » de la maladie mentale. Il y défend la thèse qu’elle constitue un dépassement des conceptions biologiques alors dominantes, mais qu’en aucun cas elle ne représente une « révolution ». D’une part, parce que la psychanalyse freudienne a plutôt « l’allure d’un virement, progressif et lent, d’une psychobiologie de l’évolution à une psychologie historique de la genèse », et d’autre part, parce que « l’horizon évolutionniste » demeure en dépit de tout « la première patrie de la pensée freudienne ». »
– Elisabetta BASSO et Laurent DARTIGUES, « Introduction », Astérion [En ligne], 21 | 2019

« Iran is not just a place. Iran exists wherever Iranians talk and care about Iran. Naturally the Iranian diaspora around the world is an energetic amalgam of cultures, religions and political dispositions. But they are all Iranian, definitely and eternally, however many years they have been away from their homeland.
Three Iranian human rights figures, the lawyer Payam Akhavan, a Baha’i who lives in Montreal and London; Siavosh Derakhti, a Muslim social activist who lives in Malmö, Sweden; and Sharon Nazarian, the Anti-Defamation League’s Vice President of International Affairs, who is Jewish and lives in Los Angeles, embody this spirit. Akhavan’s and Nazarian’s parents left Iran in the 1970s – Akhavan’s to Canada, and Nazarian’s to the US – to escape the persecution foreshadowed by the Islamic Revolution. Derakhti’s family left Iran after it was exhausted by war with Iraq. And yet each of them is distinctly Iranian in their concern and love for Iran.
Each of these activists has also come to broaden what it means to be Iranian. Akhavan, Derakhti and Nazarian found their way onto paths that led them to Bosnia and Rwanda, to Auschwitz, to Rohingya refugee camps and to the offices of the far-right Hungarian government. These journeys gave the activists, who are among the foremost in their respective fields, a glimpse of what Iran itself needs in order to find a future beyond repression and human rights abuses.
A touchstone of Iranian culture is its ancient, deep-rooted respect for human rights. Cyrus the Great, the Achaemenid king of Persia, old Iran, in the 6th century BCE, is remembered today for freeing Jews who were exiled to Babylon and allowing them to return to Jerusalem after his conquest of Mesopotamia. This humanitarian act was even engraved on a document, the Cyrus Cylinder, which is popularly thought of as the world’s first charter of human rights.
Hundreds of generations have passed since an Iranian leader has demonstrated such principles to the rest of humanity. And if Iran exists wherever Iranians talk about or care about Iran, what happens when they care about the rest of the world?
Payam Akhavan, who today lives between Montreal, Canada and London, UK, is an international human rights lawyer and professor at McGill University. He studied at Osgoode Hall Law School in Toronto and Harvard Law School, and had just finished his training when, in the 1990s, then-Yugoslavia fell into ethnic wars stoked by nationalist warlords. He joined a UN mission to Bosnia in 1992, instigating a process that would culminate in the landmark creation of an International Criminal Tribunal to prosecute war crimes. Akhavan’s experience later took him to Rwanda, and most recently, he has represented the Rohingya people in a genocide case brought against Myanmar at the International Criminal Court.
Akhavan says human rights chose him rather than the other way around, partly because of a traumatic experience he had as a teenager. A Baha’i contemporary of his, Mona Mahmudnizhad, who was his age but whose family had remained in Iran after his had left, was hanged by the Islamic authorities in 1983 when she was just 17 years old. This harrowing moment was the beginning of Akhavan’s quest for justice for victims of human rights violations all around the world.
Lawyer’s Childhood Experience ‘Shook Me to the Core’
« My parents told me that we were going to this place called Canada, » says Payam Akhavan, who was born in Iran in 1966. « I had no idea where Canada was or why we had to leave. »
His life in Iran was « perfect », he says, with friends, aunts and uncles, favorite toys and even a pet cat – and all he knew of Canada was that it was halfway around the world and apparently everyone lived in igloos.
Now an international human rights lawyer, Akhavan says that as he grew older, he began to appreciate how fortunate his family had been to have left Iran. His family was part of the Baha’i community, which is thought to be one of Iran’s largest non-Muslim religious minorities. Since the faith emerged in the 1840s its members have been the target of hate speech and violence by members of the Shia Muslim clergy. In the mid-1970s, as the Islamic Revolution was gathering forces and the revolutionary leader Ayatollah Ruhollah Khomeini attacked Baha’is in his speeches, Akhavan’s parents feared a deterioration of the situation and moved to Canada.
The move was prescient. After the revolution in 1979, more than 200 Baha’is were executed by the new Islamic authorities. One of them was Mona Mahmudnizhad, a young Baha’i woman who lived in Shiraz.
« Mona was… highly idealistic, » Akhavan says. « She volunteered her time with the local orphanage in Shiraz, she had great ambitions to be of service to humanity. But there wasn’t just the compassionate side to Mona. She was also courageous. One day in high school, she was asked to write an essay. She wrote about freedom of conscience and belief, where she criticized the hypocrisy of the leaders of the Islamic Republic of Iran for persecuting her for her beliefs. Sometime later, the Revolutionary Guards raided her home. They arrested her and her father. In prison, they were both subjected to torture and interrogation. »
The arrests took place in October 1982, and Mona’s father Yad’u’llah was executed in March. Mona herself, the youngest of a group of nine condemned Baha’i women, was hanged on 18 June 1983, at the age of just 17. The authorities offered Mona the chance to live if she recanted her faith in favor of the regime’s religious ideology – an option she rejected.
« That shook me to the core, » Akhavan says. « We were of the same age in the same community. The only thing that divided us was that my family left for Canada and hers remained behind. »
The moment, Akhavan says, showed him that « you have to stand for your beliefs, and sometimes you have to pay a price. And if Mona paid with her life, then what would my freedom be worth in Canada if it was wasted on selfish mediocrity? »
Akhavan’s sense of loss drove him to pursue a career in human rights: to take up the causes of persecuted minorities and victims of war crimes around the world. He completed his undergraduate law degree at Osgoode Hall Law School in Toronto in 1989, and his postgraduate studies at Harvard Law School a year later. In 2001, he completed his doctoral thesis at Harvard.
Akhavan also became an activist during his university years. Amnesty International campaigns, which Akhavan took part in as a student, gave him his first experiences of letter-writing drives and similar activities. « These were the early beginnings of trying to understand that the start of every journey to justice is simply speaking truth to power, » he says.
But he had yet to anticipate the path he would take after his studies. « It was more an act of faith rather than a specific career. I always say I didn’t choose a human rights career, a human rights career chose me. »
Akhavan’s background as a Baha’i also shaped his worldview and his path into human rights work. « One of the teachings that we were brought up with, » he says, « was the oneness of humankind. That humankind is one inextricably interdependent, indivisible body. This idea of being a world citizen was central to my upbringing. » But what had been an « abstraction » in childhood became a responsibility in his work. « I always saw myself as responsible for the suffering of others, » Akhavan says, « even if they spoke a different language, even if they had a different faith or ethnic identity. »
Akhavan had only just graduated when war broke out in Yugoslavia in 1991. The country disintegrated amid infighting between its Serb, Croat and Bosnian nations, manipulated by communists who had styled themselves as ethno-nationalist warlords. He joined a United Nations mission to Bosnia in 1992 to appraise the situation.
« Right in the heart of Europe, » Akhavan says, « we saw once again the horrors of ethnic cleansing and genocide. I became entangled very quickly in efforts to achieve some measure of justice. »
The UN mission found that the war crimes being perpetrated in the former Yugoslavia were not just instances of « spontaneous combustion », but rather, that there were « pyromaniacs » deliberately fanning the flames of hatred and violence. « It took a great deal of effort, actually, to tear apart a multi-ethnic society like Bosnia, » Akhavan adds.
The 1992 mission recommended that the UN establish an international criminal tribunal to prosecute perpetrators in the former Yugoslavia for crimes against humanity and genocide. Many « so-called political realists », Akhavan says, ridiculed the idea at the time, and its achievement was “a long shot at best. »
But the circumstances created a window of opportunity. The fact that these victims were Europeans, Akhavan says, moved the UN to approve the establishment of a historic war crimes tribunal: a decision that admittedly betrayed the Eurocentric bias of policymakers and powerful states at the time. The result was the International Criminal Tribunal for the former Yugoslavia, the first war crimes court created by the UN. It was also the first international criminal tribunal since the Nuremberg Trials and the Tokyo tribunal after World War II.
Akhavan was appointed to serve as the first Legal Adviser to the Prosecutor’s Office in the Yugoslavia tribunal. After 1994 he took that experience to a subsequent tribunal created in the aftermath of the hundred-day Rwandan genocide.
« I was in the right place at the right time, » Akhavan says, « or in the wrong place at the wrong time, depending on how you look at spending a good decade of your remaining youth, with mass graves and these horrors. But I realized what a profoundly important turning point that was for the historical struggle to achieve global justice: to establish a court which can prosecute leaders for crimes against humanity and genocide.«
Akhavan says the experience taught him to be anything but cynical. « We all too often undermine our own power and our own agency, » he says. « Speaking truth to power is far more important than we imagine. And it is always the first step in a historical struggle to transform reality. Sometimes you need to make significant sacrifices. I’ve seen the astonishing resilience of the human spirit, exactly because I’ve seen the survivors of genocide who have suffered the unspeakable, but they go on living, they go on demanding justice and reclaiming their humanity. We have within us a tremendous capacity to reimagine and transform the world. »
One of these survivors was a Rwandan musician, Jean-Paul Samputu, who escaped Rwanda during the genocide. He later returned and discovered that his best friend Vincent had murdered his father – because Vincent was from the majority Hutu group while Jean-Paul’s father was from the Tutsi minority.
« Jean-Paul, of course, went into severe depression, » Akhavan says. « He became self-destructive, an alcoholic, abused drugs, tried to take his own life, until he had his epiphany. And he healed and transformed himself, and became a highly successful musician. But he was determined to find his friend Vincent. One day he discovered that Vincent had been brought before a community trial in his village. So Jean-Paul travelled back to Rwanda, looked at his former best friend, Vincent, walked up to him, and said to his face, ‘I forgive you.’ Everyone in the village thought Jean-Paul had lost his mind. But he said: ‘I forgive you, for myself, because this anger and this grief is destroying me from within.’«
Justice has « many different dimensions », Akhavan says, and is « not just about punishing the bad guys. It’s about healing, it’s about reconciliation. It’s about creating a new culture. » This philosophy also informs his work on justice in Iran. When will that come? “When the time is right,” he says, which “may not be as far off as we may imagine. »
Akhavan’s dedication to Iran led him to co-found the Iran Human Rights Documentation Center in 2004. The center works to establish an objective historical record of the country’s human rights situation. “There is an unprecedented awareness in Iran,” he says, “in civil society, about the meaning of an open society, the importance of human rights, of holding powerful leaders accountable. » These changes may in part be thanks to new technologies and ways to access information – and also because an educated diaspora is still connected to friends and relatives inside Iran.
« But more than anything, » Akhavan concludes, « it’s because of 40 years of painful historical experience [since the Islamic Revolution], and sadly, there is nothing like an intimate encounter with totalitarian tyranny to awaken people to understanding the meaning of justice. The Iranian human rights movement was formed in the crucible of extreme suffering and violence. One glimmer of hope is that this suffering can also become a strength, a deeper knowledge and understanding of why we need to create a different society with different values.
« When I look at people like Nasrin Sotoudeh, » he says, referring to a prominent human rights lawyer jailed in Iran in January 2011 who had represented opposition activists and politicians after the 2009 post-election protests, « and the great, truly heroic champions that we have in Iran who defy the violence of their oppressors, they are showing us a new potential that is inherent in each and every one of us.«
« And there is this poem of Rumi, » Akhavan adds, smiling just a bit, « who says that the wound is where the light enters you.«
This article was produced by IranWire as part of The Sardari Project: Iran and the Holocaust, a project of Off-Centre Productions and the United States Holocaust Memorial Museum. »
– Iranians Fighting Hatred Around the World: Payam Akhavan, by SALEEM VAILLANCOURT




« The Dalai Lama has called it “the most sacred temple” in Tibet. Located in the capital, Lhasa, and dating back to the seventh century, the Jokhang temple is a magnet for devout Tibetans who gather there every day to pray, prostrating themselves on the ground.
But among the worshippers who visit Jokhang these days, it would not be unusual to find former cadres of Mao Zedong’s revolutionary Red Guards
– Tibetans who helped ransack the temple in the early years of China’s tumultuous 1966-76 Cultural Revolution.
That is the disquieting belief of Tsering Woeser, a Tibetan intellectual, blogger and critic of Beijing’s Tibet policies. In her latest book, Forbidden Memory: Tibet During the Cultural Revolution, the Beijing resident dives into one of the most traumatic chapters in Chinese history, during which cultural relics were destroyed and political enemies were targeted for public abuse and humiliation.
The book is an updated English translation of Shajie, the title under which Woeser first published her work in Chinese, in Taiwan in 2006, the 40th anniversary of the start of the Cultural Revolution.
Based on interviews with more than 70 people who lived through the Cultural Revolution, Forbidden Memory contains hundreds of photographs from the period taken by Woeser’s father, Tsering Dorje, a People’s Liberation Army officer born to a Chinese father and Tibetan mother.
Woeser, who was born in 1966 just as the Cultural Revolution was beginning, inherited the photographs after her father died in 1991. But it wasn’t until 1999 that she thought of doing something with what she describes as “the most complete private record of these events yet to have come to light”. That year, she mailed the photographs to Wang Lixiong, a Chinese dissident whose book, Sky Burial: The Fate of Tibet (1998), she had just read.
“I had never met him, but I thought that rather than leave father’s photographs sitting in the trunk, it might not be a bad idea to entrust them to a scholar willing to study Tibet in a balanced way,” Woeser writes.
Wang promptly returned the images. By letter, he explained they “belonged to the yet-to-be-rediscovered memory of Tibet”, as Woeser puts it. He said he would be willing to help – Woeser and Wang eventually married
– but as an outsider he was reluctant to take on the task alone.
The photographs in Woeser’s book depict everything from the destruction of religious relics, “struggle sessions” (a form of public humiliation and torture) and militia training to rallies, parades and manual labour. Just about every image captured by Woeser’s father is a precious historical resource: “until Woeser released this book there were no images of that period from Tibet in public circulation, either in Tibet or elsewhere in the world”, writes Robert Barnett, a British scholar of Tibetan performance art and media, in the book’s introduction.
Many of the photographs attest to the vandalism and violence of the revolution. When Red Guard cadres ransacked the Jokhang in 1966, for example, Woeser’s father photographed a young Tibetan woman hacking off the golden edging of the temple’s roof with a harrow.
The woman, like her compatriots, was following one of the revolution’s central tenets: denounce the “four olds” – old society, old culture, old traditions and old habits. Woeser wonders why the woman appeared to believe that “turning the past to ruins would give birth to a bright new world”. Her question, like many of the book’s 345 images, challenges readers “to try to understand the ideological constructions of the time that made such actions seem natural and even necessary to so many participants, both the rulers and the ruled”, writes Barnett.
In lucid, engaging prose interspersed with her own insights, Woeser highlights how the Cultural Revolution shaped the contours of Tibet’s negotiation with communist China. Her account is a powerful, nuanced argument against the popular perception that Tibetans strongly resisted Beijing’s secularisation and sinicising policies.
Woeser is intrigued by the possibility that many Tibetans became Red Guards, attracted to new ideas and revolutionary fervour. At the same time, she writes, “the atmosphere of red fear created by the authoritarian regime” probably left them no choice but to be “sucked against their will into the string ride of radicalism”.
A close look at a photograph depicting the installation of a Mao portrait on the rooftop of the Jokhang illustrates the author’s viewpoint. The image captures crowds gathered to watch uniformed Red Guards place the portrait and a Chinese flag in a spot previously occupied by the Wheel of Dharma, a revered Buddhist symbol.
“Tibetans would not easily abandon their gods,” Woeser writes. But the occupation and the Dalai Lama’s 1959 exile, “seem to have shown that the new god was so powerful that the ancient gods of the land had been defeated”.
She adds: “Tibetans can be said to have been in shock, stunned by everything that was unfolding before their eyes, so that when the Cultural Revolution took place, they accepted the new reality.” »
– Ajay Singh : Forbidden Memory: Tibet During the Cultural Revolution by Tsering Woeser (About the Book : « When Red Guards arrived in Tibet in 1966, intent on creating a classless society, they unleashed a decade of revolutionary violence, political rallies, and factional warfare marked by the ransacking of temples, the destruction of religious artifacts, the burning of books, and the public humiliation of Tibet’s remaining lamas and scholars. Within Tibet, discussion of those events has long been banned, and no visual records of this history were known to have survived.


« Researchers have raised questions about recovering traumatic situations such as the Holocaust, the bombing of Hiroshima, the Vietnam war or the fratricidal massacres in Yugoslavia. Although some classic studies have identified important aspects relating to history and memory, there are several ways of dealing with the past, all of which involve interests, power and exclusion. The politics of just memory with regard to crimes committed in the past, a debate in which various academic areas as well as society in general have been involved, depends on processes of selection and also on elements which extend beyond the scope of human reason. It is necessary to find a balance between an obsession with the past and attempts to impose forgetting. Our aim, therefore, is to extend our understanding of history, memory and forgetting, emphasizing their limits as well as their ethical and moral implications.
The aim of this article is to investigate the impasses between memory and forgetting that are present in debates on the preservation and dissemination of archives associated with conflicts, wars and periods of political oppression. The debate on justice for crimes committed in the past, in which various academic areas as well as society in general have been involved, is greatly aided by documents and testimonies, although it is not solely dependent on them. However, societies do not always choose to remember. Our aim, clearly, is not to devote this entire discussion to remembering and forgetting, but rather to extend our understanding of these terms, and this also implies establishing their limits.
The first part of this article is based on the work of sociologists, historians and philosophers such as Maurice Halbwachs, Pierre Nora and Paul Ricoeur on collective memory. Historical narratives that preside over the organisation of archives, collections and museums remind us of what has passed or, in other words, what is no longer present amongst us. However, they do not reveal an absolute truth; instead they lead us to the process of constructing collections on the basis of conflicting interests. Memory operates as a selective process and may become a political weapon for the victims of war and genocide when forgetting has established its hegemony.
The second part of this article deals with cases in which more than one selective process is involved in what is to be remembered. Authors such as Georges Bataille and Max Scheler present situations in which individuals and communities may be incapable of conveying what they have learned from experience and pain when looking back at the past. Memory does not merely obey reason, since it is also related to inherited traditions which form part of our identity and which we cannot control and, in addition, to deep feelings such as love, hate, humiliation, pain and resentment, which emerge independently of our will.
As a result of these challenges, the third part of this article presents various historical situations in which alternatives are being constructed with the aim of overcoming the distance between the past and the present and to establish an agenda in which remembering is linked to the possibility of forgetting. »
– Maria Paula Nascimento Araújo and Myrian Sepúlveda dos Santos, « History, Memory and Forgetting: Political Implications », RCCS Annual Review [Online], 1 | 2009


« Nothing Can Be Changed Until It Is Faced
As artists, academics, writers and cultural workers who live in Germany and/or work with German cultural institutions, we welcome the joint initiative “GG 5.3. Weltoffenheit,” announced by a broad coalition of prominent German cultural institutions in Berlin on 10 December 2020.
The aforementioned initiative is a belated response to the contentious resolution adopted by German parliament in May 2019, via which the aims and methods of the Palestinian-led solidarity movement, ‘Boycott, Divestment, Sanctions’ (BDS), were formally condemned as antisemitic, leading to a cross-party decision to cut off public funding for projects that “actively support” the BDS movement. The statement criticises this parliamentary resolution, describing it as “dangerous.” We share this concern and view the resolution’s curtailment of the right to boycott as a violation of democratic principles. Since being passed, the resolution has been instrumentalized to distort, malign and silence marginalized positions, in particular those which defend Palestinian rights or are critical of the Israeli occupation.
We urge the German parliament to heed the findings of the European Court of Human Rights, which recently rejected the criminalization of boycotts directed against Israel, ruling clearly against the prosecution of non-violent activists and affirming boycott as a legitimate exercise of freedom of expression (June 2020). No state should be exempt from criticism. Regardless of whether we support BDS or not, as signatories of this letter we share an insistent belief in the right to exercise non-violent pressure on governments that violate human rights.
We reject the German parliamentary resolution because it is this very right which it denies. We reject it because it has exacerbated polarization within the cultural community at a time when the rise of right-wing nationalism calls for us to join in solidarity to combat the surge of hatred that is increasingly prevalent both within Germany’s borders and beyond. We reject it because it has effectively thrown a blanket of censorship over public institutions at precisely the moment when the richly diverse community that is active in Germany, has a valuable role to play in forging a critical and inclusive culture, as an alternative to the authoritarianism, racism and xenophobia that the far right is intent on entrenching.
The resolution has created a repressive climate in which cultural workers are routinely asked to formally renounce BDS, as a prerequisite for working in Germany. Meanwhile, cultural institutions are increasingly driven by fear and paranoia, prone to acts of self-censorship and to pre-emptively de-platforming and excluding critical positions. Open debate around Germany’s past and present responsibilities in relation to Israel/Palestine has been all but suffocated. Forums of cultural exchange in which we previously came together to reflect upon and debate the entangled histories that we emerge from and exist within, are routinely denied, as institutions anxiously seek to avoid political censure and the loss of public funding. In this climate, a number of valuable voices—such as those of Achille Mbembe, Kamila Shamsie, Peter Schäfer, Nirit Sommerfeld and Walid Raad—have already been demonised, obstructing a necessary collective reckoning with the intersecting forces of violence that continue to shape our present.
The resolution is indifferent to the diversity of Jewish opinions both within and beyond Germany; in particular, to the many leftist Jewish and Israeli voices that are vehemently critical of Israel’s well-documented violations of international law. Such voices are, astonishingly—and with increasing frequency—invalidated as ‘antisemitic.’ The resolution additionally disregards warnings issued by foreign policy experts, human rights organisations and German foundations that are directly engaged in the Middle East, many of whom have firmly opposed the problematic manner in which the resolution conflates criticism of Israel with anti-Jewish racism. This conflation shields Israel from being held accountable to standards of international law, and obscures the historical and political circumstances that gave rise to the Palestinian struggle for freedom, justice and equality. It also distracts detrimentally from the ongoing fight against the virulent growth of antisemitism across the globe, including within Germany’s parliament, police force, army and intelligence services.
We acknowledge and deeply value Germany’s ongoing commitment to atoning for the Holocaust. At the same time, we condemn the negligence of the German state when it comes to recognizing and atoning for Germany’s past as a perpetrator of colonial violence. The fight against antisemitism cannot be conveniently decoupled from parallel struggles against Islamophobia, racism and fascism. We emphatically reject the monopolization of narratives of oppression by states such as Germany, which have historically been perpetrators of oppression. We reject the notion that the suffering and trauma of victims of political and historical violence can be measured and ranked.
In solidarity with the cultural institutions that have spoken out before us, we call on German parliament to withdraw the controversial resolution. We call on these institutions to follow their statement with meaningful action. We ask them to lead the way in restoring conditions under which the productive exchange of divergent opinions can occur. Over-zealous monitoring of the political views of cultural workers from the Middle East and Global South, must be seen for what it is—back-door racial profiling—and immediately discontinued. The maligning of individuals by means of baseless charges of antisemitism must stop.
We close with the words of James Baldwin, an astute critic of the evils of the Holocaust, as well as of the horrors of slavery, colonialism and racism:
“Not everything that is faced can be changed. But nothing can be changed until it is faced.”
First Signatories
Lawrence Abu Hamdan, Artist, Beirut/Dubai
Tal Adler, Artist, Berlin
Elena Agudio, Art Historian + Curator, Berlin
Haig Aivazian, Artist + Director of Beirut Art Center, Beirut
Antonia Alampi, Curator, Berlin
Khyam Allami, Musician, Berlin/London
Udi Aloni, Filmmaker, New York
Maria Thereza Alves, Artist, Berlin/Naples
Heba Y. Amin, Artist, Berlin
Fahim Amir, Philosopher + Author, Vienna
Yazid Anani, Scholar + Curator, Ramallah
Ayreen Anastas, Artist, New York
Angela Anderson, Artist + Researcher, Berlin
Arjun Appadurai, Professor, Institute for European Ethnology, Humboldt-Universität, Berlin
Julieta Aranda, Artist + Editor of e-flux journal, Berlin
Fareed Armaly, Artist, Berlin
Inke Arns, Curator, Director of HMKV Hartware MedienKunstVerein, Dortmund
Marwa Arsanios, Artist, Berlin
Aleida Assman, Professor, University of Konstanz, Konstanz
Defne Ayas, Curator, Berlin
Ariella Aïsha Azoulay, Brown University, Providence
Sindre Bangstad, Research Professor, KIFO, Oslo
Khaled Barakeh, Artist + Cultural Activist, Berlin
Yael Bartana, Artist, Berlin/Amsterdam
Shumon Basar, Writer/Curator, Berlin/Dubai
Bashir Bashir, Associate Professor of Political Theory, The Open University of Israel, Raanana
Florian Becker, Bard College Berlin, Berlin
Jérôme Bel, Choreographer, Paris
Irad Ben Isaak, Scholar of Yiddish Literature + Culture, Selma Stern Zentrum für Jüdische Studien Berlin-Brandenburg, Berlin
Lene Berg, Artist, Berlin/Oslo
Omar Berrada, Writer + Curator, New York
María Berríos, Curator, 11th Berlin Biennale, Berlin/Copenhagen
Louise Bethlehem, The Hebrew University of Jerusalem, Hod Hasharon
Ursula Biemann, Artist, Zurich
Rossella Biscotti, Artist, Rotterdam/Brussels
Katinka Bock, Artist, Paris
Omri Boehm, Associate Professor of Philosophy, New School for Social Research, New York
Monica Bonvicini, Artist, Berlin
Shannon Bool, Artist, Berlin
Pauline Boudry, Artist, Berlin
Daniel Boyarin, Professor of Talmud / AvH Senior Preisträger, Freie Universität Berlin, Berkeley
Candice Breitz, Artist, Berlin
AA Bronson, Artist, Berlin
Adam Broomberg, Artist, Berlin
Micha Brumlik, Professor + Senior Advisor: Selma Stern Zentrum für jüdische Studien Berlin-Brandenburg, Berlin
Erik Bünger, Artist, Berlin
Federica Bueti, Writer + Researcher, Berlin
Paolo Caffoni, Editor + Researcher, Berlin
Banu Cennetoğlu, Artist, Istanbul
Peter Chametzky, Professor, University of South Carolina, Columbia
Marco Clausen, Cultural Worker, Berlin
Steven Cohen, Artist, Lille/Johannesburg
Alon Confino, Pen Tishkach Chair of Holocaust Studies, Professor of History and Jewish Studies, University of Massachusetts, Amherst
Eli Cortiñas, Artist, Berlin
Alice Creischer, Artist, Berlin
Iftikhar Dadi, Associate Professor, Cornell University, Ithaca
Jesse Darling, Artist, Berlin/London
Ekaterina Degot, Director + Chief Curator, Steirischer Herbst, Graz
T. J. Demos, Professor, University of California, Santa Cruz
Elsa De Seynes, Cultural Worker, Berlin
Janneke de Vries, Director of Weserburg Museum for Modern Art, Bremen
Diedrich Diederichsen, Professor, Akademie der bildenden Künste, Vienna
Stephen Dillemuth, Artist, Munich
Esther Dischereit, Poet + Writer, Berlin
Discoteca Flaming Star , Artist Collective, Berlin
Sabrina Dittus, Filmmaker, Berlin
Gürsoy Doğtaş, Art Historian, Universität für angewandte Kunst, Vienna
Pauline Doutreluingne, Curator, Berlin
Nika Dubrovsky, Artist, David Graeber’s Museum of Care Foundation, London
Sam Durant, Artist, Berlin/Los Angeles
Jimmie Durham, Artist, Berlin/Naples
Övül Ö. Durmusoglu, Curator, Writer + Educator, Berlin
Madhusree Dutta, Filmmaker + Curator, currently Artistic Director: Akademie der Künste der Welt, Cologne
Kerstin Egert, DJ + Producer, Berlin
Anna Ehrenstein, Artist, Berlin/Tirana
Galit Eilat, Curator, Interdependent Writer + Curator, Director of Meduza Foundation, Amsterdam
Antke Antek Engel, Institut für Queer Theory, Berlin
Köken Ergun, Artist, Istanbul
Ayse Erkmen, Artist, Berlin/Istanbul
Charles Esche, Professor + Museum Director, Van Abbemuseum, Eindhoven
Theo Eshetu, Artist + Filmmaker, Berlin
Kodwo Eshun, Artist, Filmmaker + Theorist, Berlin/London
Reem Fadda, Curator, Ramallah
Nathan Fain, Independent Theatre Maker, Berlin
Silvia Federici, Scholar + Teacher + Activist, New York
Dror Feiler, Composer + Artist, Stockholm
Chiara Figone, Publisher / Archive, Berlin
Mahdi Fleifel, Film Director, Copenhagen
iLiana Fokianaki, Curator + Theorist, Director: State of Concept, Athens/Rotterdam
Forensic Architecture / Forensis ,, London/Berlin
Rike Frank, Curator, Berlin
Will Fredo Furtado, Artist, Writer + Editor, Berlin
Dani Gal, Artist, Berlin
Katharina Galor, Professor, Berlin
Tomer Gardi, Writer, Berlin
Karam Ghossein, Filmmaker, Berlin
Nida Ghouse, Writer, Berlin
Sander Gilman, Distinguished Professor of the Liberal Arts + Sciences / Professor of Psychiatry: Emory University, Atlanta
Natasha Ginwala, Writer + Curator, Berlin/Colombo
Amos Goldberg, Professor, Department of Jewish History + Contemporary Jewry, Hebrew University of Jerusalem, Jerusalem
Avery Gordon, Writer, London
Raphaël Grisey, Artist, Berlin
Assaf Gruber, Artist, Berlin
Krist Gruijthuijsen, Curator + Director, KW Institute for Contemporary Art, Berlin
Ayşe Güleç, Educator, Curator + Activist Researcher, Kassel
Emanuele Guidi, Curator + Artistic Director, ar/ge kunst Bolzano, Berlin
Hans Haacke, Artist, New York
Yassin al Haj Saleh, Writer + Political Dissident, Berlin
Dorothea von Hantelmann, Art Historian, Bard College Berlin, Berlin
Donna Haraway, University of California, Santa Cruz
Shuruq Harb, Artist, Ramallah
Carl Hegemann, Professor Emeritus, Philosophy + Dramaturgy, Berlin
Nanna Heidenreich, Scholar + Curator, Berlin
Mathilde ter Heijne, Artist + Professor / Universität der Künste, Berlin
Jörg Heiser, Professor, Universität der Künste, Berlin
Louis Henderson, Artist, Berlin
Samia Henni, Historian, Educator + Exhibition-Maker, Zurich
Tobias Hering, Curator, Berlin
Wieland Hoban, Composer + Translator, Frankfurt
Gil Z. Hochberg, Professor, Columbia University, New York
Tom Holert, Writer, Berlin
Laura Horelli, Artist, Berlin
Emma Waltraud Howes, Artist, Berlin
Nataša Ilić, Curator, What, How and for Whom / WHW, Berlin
Çağla Ilk, Curator, Berlin
Eva Illouz, Professor of Sociology, Hebrew University, Jerusalem
Amal Issa, Director of Public Programs, e-flux, New York
Shahira Issa, Artist, Hamburg
Muhammad Jabali, Artist + Writer, Berlin
Stine Marie Jacobsen, Artist, Berlin
Anna Jäger, Cultural Worker + Translator, Berlin
Sarah E. James, Art Historian + Gerda Henkel Fellow, Frankfurt am Main
Pauline Curnier Jardin, Artist, Berlin
Anne Duk Hee Jordan, Artist, Berlin
Liad Hussein Kantorowicz, Artist, Berlin
Mariana Karkoutly, Syrian Legal Criminal Investigator, Berlin
Nina Katchadourian, Artist + Professor, NYU Gallatin School of Individualized Study, Berlin/New York
Thomas Keenan, Professor, New York
Lara Khalidi, Curator, Amsterdam/Jerusalem
Yazan Khalili, Artist, Amsterdam
Sami Khatib, Philosopher, Visiting Researcher at Leuphana University, Berlin
Elias Khoury, Writer, Beirut
Grada Kilomba, Artist, Berlin
Thomas Kilpper, Artist + Professor, Bergen University Faculty of Art, Music + Design, Bergen
Caroline Kirberg, Filmmaker & Producer, Berlin
Vika Kirchenbauer, Artist, Berlin
Maya Klar, Filmmaker, Berlin
Adam Kleinman, Writer + Curator, New York
Brian Klug, University of Oxford, Oxford
Erden Kosova, Art Critic, Berlin/Istanbul
Prem Krishnamurthy, Designer + Curator, Berlin/New York
Brian Kuan Wood, Editor + Writer, New York
Raimund Kummer, Artist, Berlin
Brigitta Kuster, Cultural Producer + Junior Professor, Humboldt-Universität, Berlin
Nadav Lapid, Filmmaker + Writer, Tel Aviv
Kristina Leko, Artist + Educator, Universität der Künste, Berlin
Boaz Levin, Writer + Curator, Berlin
Justin Lieberman, Artist, Munich
Elisa Liepsch, Performing Arts Programmer, Brussels
Matthias Lilienthal, Dramaturg, Berlin
Thomas Locher, Artist + Rector: Hochschule für Grafik und Buchkunst , Leipzig
Siddhartha Lokanandi, Bookseller, Berlin
Renate Lorenz, Artist, Berlin
Sven Lütticken, Art Historian, Utrecht
Maha Maamoun, Artist, Curator + Publisher, Berlin/Cairo
Wietske Maas, Curator, BAK, basis voor actuele kunst, Berlin/Utrecht
Jens Maier Roethe, Film Producer, Berlin
Antonia Majaca, Writer + Curator, Berlin
Antje Majewski, Artist + Professor, Berlin
Jumana Manna, Artist, Berlin
Jaleh Mansoor, Associate Professor, University of British Columbia, Vancouver
Renzo Martens, Artist, Amsterdam
Mattin (Martin Artiach), Artist, Berlin
Tom McCarthy, Novelist, Berlin
Bjørn Melhus, Artist, Berlin
Angela Melitopoulos, Artist, Berlin
Chantal Meloni, Lawyer + International Criminal Law Professor, Berlin/Milan
Eva Menasse, Novelist, Berlin
Doreen Mende, Curator, Writer + Theorist, Berlin/Geneva
Jasmina Metwaly, Artist, Berlin
Eva Meyer, Writer, Berlin
Markus Miessen, Architect + Writer, Berlin
Ana María Millán, Artist, Berlin
Zoë Claire Miller, Artist, Berlin
Nicholas Mirzoeff, Professor, New York University, New York
Carmen Mörsch, Professor for Art Education, Mainz Art Academy, Johannes Gutenberg University, Mainz
Elke aus dem Moore, Director, Akademie Schloss Solitude, Stuttgart
Alexandra Murray-Leslie, Artist, Trondheim
Sina Najafi, Editor-in-Chief, Cabinet Magazine, Berlin/New York
Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, Curator, Berlin/Bamenda
Dalia Neis, Writer + Musician + Educator, Berlin
Marcel Odenbach, Artist, Cologne
Pınar Öğrenci, Artist + Lecturer, Berlin
Ahmet Öğüt, Artist, Berlin/Amsterdam
Vanessa Ohlraun, Rector, Hochschule für Bildende Künste Braunschweig, Braunschweig
Wendelien van Oldenborgh, Artist, Berlin/Rotterdam
Hagar Ophir, Artist, Berlin
Uriel Orlow, Artist, Lisbon/London
Tanja Ostojić, Artist, Berlin
Ulrike Ottinger, Filmmaker, Berlin
Matteo Pasquinelli, Professor in Media Philosophy, University of Arts and Design, Karlsruhe
Hila Peleg, Curator, Haus der Kulturen der Welt, Berlin
Agustín Pérez Rubio, Curator, 11th Berlin Biennale, Berlin
Dan Perjovschi, Artist, Bucharest
Manfred Pernice, Artist + Professor / Universität der Künste, Berlin
Nataša Petrešin-Bachelez, Interdependent Curator, Paris
Ana Teixeira Pinto, Guest Professor of Media Philosophy, HfG Karlsruhe, Berlin
Alexandra Pirici, Artist, Bucharest
Agnieszka Polska, Artist, Berlin
Matthew Post, Post Brothers, Curator, Munich/Bialystok
Luiza Prado de O. Martins, Artist, Berlin
Paul B. Preciado, Writer + Curator, Pogetto
Charlotte Prodger, Artist, Glasgow
Pary El-Qalqili, Writer + Film Director, Berlin
Judy Radul, Professor of Art, Simon Fraser University, Vancouver
Rachael Rakes, Curator, BAK, basis voor actuele kunst, Utrecht
Michael Rakowitz, Artist, Chicago
Milo Rau, Director + Author, Ghent/Cologne
Judith Raum, Artist , Berlin
Nora Razian, Curator, Dubai
Juliane Rebentisch, Professor of Philosophy, Offenbach/Frankfurt
Patricia Reed, Writer + Artist, Berlin
David Riff, Artist + Curator, Berlin
Philip Rizk, Filmmaker, Berlin
Jacqueline Rose, Professor of Humanities + Co-Director, Birkbeck Institute for the Humanities, London
Roee Rosen, Artist, Bnei Zion
Martha Rosler, Artist, New York
Michael Rothberg, Professor, University of California, Los Angeles
Romy Rüegger, Artist + Writer, Berlin
David Rych, Artist, Berlin
Susanne Sachsse, Actress, Berlin
Natascha Sadr Haghighian, Artist, Berlin
Alon Sahar, Filmmaker, Berlin
Anjalika Sagar, The Otolith Group, London
Ivana Sajko, Writer, Berlin
Anri Sala, Artist, Berlin
Mohammad Salemy, Artist, The New Centre for Research & Practice, Berlin
Rasha Salti, Writer + Curator, Berlin/Beirut
Karin Sander, Artist + Academic, Berlin
Regina Sarreiter, Cultural Worker + Anthropologist, Berlin
Aura Satz, Artist, Royal College of Art, London
Eran Schaerf, Artist, Berlin
Miriam Schickler, Cultural Worker, Berlin
Stefanie Schulte Strathaus, Film Curator, Berlin
Alya Sebti, Curator, Berlin
Ashkan Sepahvand, Writer + Artist, Berlin/Oxford
Reem Shadid, Curator/Researcher, Ramallah
Nizan Shaked, California State University, Long Beach
Tai Shani, Artist, London
Basma Al-Sharif, Artist, Berlin
Mati Shemoelof, Writer, Berlin
Marc Siegel, Film Scholar, Berlin
Andreas Siekmann, Artist, Berlin
Nicolas Siepen, Artist, Berlin
Katharina Sieverding, Artist + Professor of Visual Culture Studies, Düsseldorf
Joshua Simon, Curator + Writer, Philadelphia/Tel Aviv-Jaffa
Siska , Visual Artist + Musician, Berlin
Slavs and Tatars , Artist Collective, Berlin
Mounira Al Solh, Artist + Professor, Kunsthochschule Kassel, Beirut/Amsterdam
Lili Sommerfeld, Musician, Berlin
Mari Spirito, Director + Curator, Protocinema, Istanbul/New York
Anna-Sophie Springer, Curator, Author + Publisher, Berlin
Jonas Staal, Artist, Athens/Amsterdam
Klaus Staeck, Artist, Heidelberg
Maximilian Steinbeis, Chief Editor, Verfassungsblog, Berlin
Bettina Steinbrügge, Director, Hamburg
Eva Stenram, Artist, Berlin
Angelika Stepken, Curator + Director of Villa Romana, Florence
Young-jun Tak, Artist + Editor, Berlin/Seoul
Kathy-Ann Tan, Curator + Writer, Berlin
Hadas Tapouchi, Artist, Berlin
Michael Taussig, Professor Emeritus, Columbia University, New York
Mark Terkessidis, Writer, Berlin
Wibke Tiarks, Artist, Berlin
Jonas Tinius, Social Anthropologist, Berlin
Christine Tohme, Founding Director, Ashkal Alwan, Beirut
Oraib Toukan, Artist, Berlin
Vassilis S. Tsianos, Professor, Fachhochschule Kiel, Kiel
Margarita Tsomou, Professor + Curator, Berlin
Peter Ullrich, Senior Researcher, Technische Universität Berlin / Fellow at the Zentrum für Antisemitismusforschung, Berlin
Tanya Ury, Artist + Writer, Cologne
Françoise Vergès, Political Theorist, Decolonial + Antiracist Feminist, Paris
Jan Verwoert, Writer + Educator, Berlin
Eyal Vexler, Cultural Producer, Berlin
Anton Vidokle, Artist + Editor of e-flux journal, Berlin/New York
Danh Vō, Artist, Berlin/Mexico City
Shira Wachsmann, Artist, Berlin
Caleb Waldorf, Artist, Berlin
Haytham Al-Wardany, Writer, Berlin
Julian Warner, Cultural Anthropologist, Munich
Joanna Warsza, Curator, Berlin
Stephanie Weber, Art Historian, Munich
Eyal Weizman, Architect, London/Berlin
Christine Würmell, Artist, Berlin
Misal Adnan Yıldız, Curator, Berlin
Yehudit Yinhar, Artist, Berlin
Moshe Zimmermann, Historian + Former director of the Richard Koebner Minerva Center for German History, Hebrew University, Jerusalem
Tirdad Zolghadr, Curator, Berlin
Himmat Zu’bi, Scholar, EUME / Forum Transregionale Studien, Berlin
Moshe Zuckermann, Professor, Institute for the History + Philosophy of Science + Ideas, Tel Aviv University, Tel Aviv »




