« Le langage : Pense-t-on en mots ou en images ? »


« L’idée, courante au xixe siècle, qu’il existe un rapport intime entre la langue et les formes de pensée d’une société trouva une formulation plus scientifique dans les années 30. Bien que contestée, elle constitue aujourd’hui encore une référence pour le relativisme culturel.

«Quelle est l’influence réciproque des opinions du peuple sur le langage et du langage sur les opinions? » se demandaient, en 1757, les membres de l’Académie de Berlin. Posée sous de multiples formes, cette question a suscité la réflexion des philosophes, des lettrés, puis des linguistes, depuis que le simple constat de la diversité des langues parlées dans le monde peut être fait. Sommes- nous amenés, parce que nous utilisons des grammaires et des lexiques différents à penser différemment ? Cette diversité des langues va-t-elle jusqu’à rendre les cultures humaines hétérogènes les unes aux autres ?

Dans les années 50, deux linguistes américains, Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf, aboutirent à la formulation d’une thèse qui a constitué pendant longtemps une référence pour le relativisme linguistique.

Connue sous le nom d’hypothèse Sapir-Whorf, elle dit à peu près ceci : les hommes vivent selon leurs cultures dans des univers mentaux très distincts qui se trouvent exprimés (et peut-être déterminés) par les langues différentes qu’ils parlent. […] »

L’hypothèse Sapir-Whorf. Les langues donnent-elles forme à la pensée ?, par NICOLAS JOURNET (Mensuel N° 95 – Juin 1999)

by dave

« Que se passe-t-il dans la tête d’un sourd-muet en train de se masturber ? Voilà la curieuse question que le vénérable George Steiner pose dans son essai Les Livres que je n’ai pas écrits (2008). Cette question semble revêtir pour lui une importance capitale. « Il serait extrêmement difficile d’obtenir sur ce point des informations fiables. Je n’ai connaissance d’aucune enquête systématique. Pourtant, la question est d’une importance cruciale. » Pourquoi s’intéresser à une question aussi saugrenue ? Parce que, selon l’auteur, la réponse pourrait éclairer la nature des liens entre émotions, langage et pensée. Si la pensée est le fruit du langage, qu’advient-il pour un sourd-muet qui ne possède pas de langage ?

Ici, G. Steiner commet une double erreur. La première est de considérer qu’un sourd-muet est privé de langage. Or, chacun sait que les sourds-muets utilisent un langage de signes qui n’a rien à envier en finesse, en rigueur et en richesse au langage parlé. De plus, les sourds-muets peuvent parfaitement lire, écrire ou raconter leurs expériences comme vous et moi. Ce que fit par exemple Pierre Desloges, un artisan relieur qui publia en 1779 ses Observations d’un sourd-muet. D’autres le feront après lui (A. Peletier et Y. Delaporte, Moi, Armand, né sourd et muet, 2002).

La seconde erreur est plus fondamentale. Elle porte sur les liens entre langage et pensée. G. Steiner reprend cette idée largement répandue selon laquelle la pensée et le langage sont une seule et même chose. « On s’accorde à reconnaître que les capacités du langage à faire de la réalité un objet de classification, d’abstraction, de métaphore – si tant est qu’il existe un langage “extérieur” – constituent non seulement l’essence de l’homme mais sa séparation primordiale d’avec l’animalité (à nouveau, le cas du sourd-muet incarne ce qui est peut-être une énigme essentielle). Nous parlons donc nous pensons, nous pensons donc nous parlons (…). Le “verbe” qui était au commencement (…) fut le début de l’humanité. » (ibid.)

Les représentations mentales plutôt que verbales
Les premiers arguments nous viennent de l’expérience ordinaire. La thèse selon laquelle le langage produit la pensée est communément admise en philosophie et en sciences humaines. Mais c’est une idée reçue qui n’a jamais fait l’objet d’une démonstration solide, ni même d’un véritable livre ou d’une théorie de référence. On la retrouve affirmée un peu partout comme une sorte d’évidence sur laquelle il n’y a pas lieu de se pencher tant elle semble aller de soi. On la trouve répandue chez des philosophes comme Platon, Rousseau, Hegel… Or, rien n’est moins évident. On dispose même aujourd’hui de nombreux arguments pour soutenir qu’il existe une pensée sans langage. Et que le langage n’est que la traduction – souvent imparfaite – d’idées et de représentations mentales sous-jacentes qui le précèdent. Il nous arrive souvent de chercher nos mots, de vouloir exprimer une idée sans parvenir à trouver le mot juste, l’expression exacte. D’où le besoin de reformuler ses idées, et parfois, de guerre lasse, quand on sent que l’on n’a pas pu exprimer correctement sa pensée, d’avoir recours à son joker : « Tu vois ce que je veux dire ? »

L’expérience du « mot sur la langue » est encore plus probante. Vous pensez à un acteur connu, vous voyez son visage, vous connaissez le titre de ses films, mais vous ne vous souvenez plus de son nom. L’idée est là. Pas le mot. La pensée est présente, le langage fait défaut. Des exemples de pensée sans langage nous sont fournis aussi par le témoignage des aphasiques. L’aphasique est un patient atteint d’une lésion cérébrale, et qui a perdu momentanément ou durablement l’usage du langage. Il existe différentes formes d’aphasie (les plus connues sont les aphasies de Broca et de Wernicke). Ce sont des détériorations profondes qui affectent la sémantique ou la grammaire, parfois les deux. Le cas des aphasiques est donc bien plus probant que celui des sourds-muets.

Or, certains aphasiques temporaires ont réussi à raconter comment ils pensaient sans langage. Comme ce médecin qui, suite à un accident cérébral, a perdu pendant plusieurs semaines l’usage des mots. Cela ne l’empêchait pas de continuer à penser, de s’interroger sur sa maladie, de faire des diagnostics, de penser à son avenir, de chercher des solutions (D. Laplane, La Pensée d’outre-mots, 1997). Les aphasiques peuvent faire des projets, construire des hypothèses, calculer, anticiper et résoudre des problèmes techniques de toutes sortes.

Si l’on y songe, une grande partie de notre vie mentale, que l’on appelle la « pensée », passe par des images mentales, pas seulement par des mots. Quand je réfléchis à quels vêtements je vais porter aujourd’hui, quand l’architecte imagine un plan de maison, quand on joue aux échecs, quand on imagine le trajet pour se rendre chez des amis…, ce sont des images et des scènes qui défilent dans la tête plutôt que des mots et des phrases, même s’il existe un « langage privé », un monologue intérieur comme dans la lecture. De même, le souvenir du passé nous revient sous forme de scènes visuelles. Lorsque le narrateur de la Recherche de Marcel Proust trempe sa madeleine dans le thé, c’est un torrent d’images et d’émotions qui le submerge tout à coup, sous l’aspect d’images mentales, de sons, d’odeurs, d’émotions positives et négatives. Les mots ne sont là que pour tenter de communiquer cette vie intérieure, ce « flot de conscience » dont parlait William James.

La linguistique cognitive
De nombreuses expériences psychologiques apportent du crédit à la thèse d’une « pensée en images ». Dans les années 1970-1980 eut lieu un grand débat en psychologie sur la nature des représentations mentales. Pour certains théoriciens, élèves de Noam Chomsky, le langage utilisé dans les différents pays (anglais, chinois ou finnois) repose sur un langage interne, le « mentalais », fait de représentations symboliques – abstraites et logiques – et comparable à un programme informatique. À l’aide de nombreuses expériences, le psychologue Stephen Kosslyn, tenant d’une pensée visuelle, réussit à montrer que nombre d’expériences de pensée courante reposent sur des images mentales, composées de scènes visuelles. Le débat – « The imagery debate » – tourna nettement à l’avantage de ces derniers (M. Tye, The Imagery Debate, 1991).

La linguistique dite « cognitive » va également dans ce sens. Selon ce courant de recherche, qui a pris un grand essor depuis les années 1980, le langage ordinaire repose sur des schémas cognitifs qui précèdent les mots, les règles de grammaire et lui donnent sens. Soit la phrase « Demain, je pars à Rome » plutôt que conjuguée au futur, « je partirai à Rome ». Le futur ne dépend pas ici d’une forme grammaticale puisque l’on a utilisé le présent. La représentation du futur repose avant tout sur la possibilité de s’y projeter mentalement. L’idée précède le sens. « L’idéogenèse précède la morphogenèse », disait à sa manière Gustave Guillaume, l’un des pionniers de la linguistique cognitive. Un individu qui ne pourrait pas mentalement se projeter dans l’avenir, imaginer le futur, n’aurait pas la possibilité de comprendre les règles de grammaire. Inversement, l’absence de règle de grammaire pour exprimer le futur n’empêche pas de le penser. Les aphasiques en témoignent.

Un outil imparfait
Les pensées les plus abstraites elles-mêmes ne sont pas forcément tributaires du langage. Les témoignages de nombreux mathématiciens et physiciens sur l’imagination scientifique vont dans ce sens. Einstein a rapporté qu’il pensait à l’aide d’images mentales, les mathématiciens de la géométrie pensent aussi à l’aide de représentations visuelles.

Beaucoup d’indices et d’arguments nous invitent donc à reconsidérer l’idée courante selon laquelle la pensée repose sur le langage et qu’ils sont une seule et même chose. La pensée prend des formes multiples, des idées courantes (souvenirs, anticipations, imagination) aux abstractions (mathématiques, géométrie) qui n’ont pas besoin du langage pour exister. Du coup, le langage apparaît sous un nouveau jour. Il ne serait qu’un instrument plus ou moins adéquat destiné à communiquer nos pensées. Cet outil se révèle imparfait, parce que soumis à des contrainte : celles de symboles collectifs codifiés permettant de partager des mondes mentaux communs mais ne reflétant pas forcément la singularité des pensées individuelles.

La maison de mes rêves ne pourra jamais coller exactement à la maison réelle, car celle-ci doit aussi obéir aux contraintes du monde physique. De même, le langage obéit à des règles de structuration interne qui n’épousent pas entièrement les plis de ma pensée. Le langage ne servirait donc qu’à jeter des ponts entre les univers mentaux. Mais il ne permettra jamais de les rendre totalement transparents les uns aux autres. « J’éteignis la lumière, mais en moi-même les images continuèrent de briller et de fulgurer », écrit Stefan Zweig dans La Confusion des sentiments.

W. Quine (1908-2000) : le mot et la chose
Selon ce philosophe américain, il est impossible de circonscrire strictement ce que désigne un mot. Quine est, du point de vue linguistique, behavioriste au sens où la signification ne se donne pour lui qu’à travers les comportements. Dans Le Mot et la Chose, il imagine une situation de « traduction radicale » où un linguiste part sur le terrain pour traduire une langue complètement inconnue. Il n’a pas de guide, pas d’interprète. Pour élaborer son manuel de traduction, il ne peut que s’appuyer sur les émissions verbales des indigènes et les circonstances observables. Imaginons que le linguiste voit un indigène s’exclamer « gavagai », au moment où un lapin détale dans la garenne à côté d’eux. D’autres situations similaires l’amèneront à traduire « gavagai » par « lapin ». Mais qui dit que l’indigène désigne par ce terme un lapin et pas par exemple une partie non détachée de lapin ou la manifestation de la « lapinité » ? Rien dans l’observation ne lui permettra de trancher. Le traducteur projette ses propres catégories, notamment celle d’objet. Il n’y a pas de fait brut permettant de lever l’incertitude.
L’observation est configurée par la langue de l’observateur : elle n’est jamais pure ou brute. Mettons qu’il y ait deux « traducteurs radicaux » qui étudient indépendamment l’un de l’autre cette langue inconnue et qui aboutissent à deux manuels différents mais interchangeables. Selon Quine, ils peuvent donner tous deux de bonnes prédictions des comportements que l’on peut attendre des indigènes, tout en étant incompatibles. Il n’y a pas de fait susceptible de les départager. Il y a pour reprendre ses termes « indétermination de la traduction ».
Extrait de C. Halpern, « Quine, repenser l’empirisme », Sciences Humaines, H.S. no 9, mai-juin 2009. »

Weinberg, A. (2012). Le langage: Pense-t-on en mots ou en images ?. Dans : Véronique Bedin éd., Philosophie: Auteurs et Thèmes (pp. 187-191). Éditions Sciences Humaines.

by dave

« [Les deux linguistes et ethnologues américains Edward Sapir et Benjamin Whorf ont formulé l’hypothèse que la langue n’est pas un simple instrument de description de la réalité, elle contribue à la structurer. Cette hypothèse est connue sous le nom de « hypothèse Sapir-Whorf« .

Ennoncé de l’hypothèse :

 » La langue d’une société humaine donnée organise l’expérience des membres de cette société et par conséquent façonne son monde et sa réalité. « 

Le texte ci-dessous en donne une illustration.]

En Chichewa, langue apparentée au Zoulou, (…), il y a deux temps pour le passé, l’un pour les événements passés ayant une influence sur le présent, l’autre pour ceux n’ayant aucun prolongement actuel. (…) Une nouvelle vision du TEMPS nous est ainsi offerte. Représentons la première forme par l’indice 1, la seconde par l’indice 2 puis réfléchissons aux nuances du Chichewa: (…)  » j’ai mangé1  » signifie que je n’ai pas faim ;  » j’ai mangé2  » signifie que j’ai faim. Si on vous offre à manger et que vous dites :  » Non, j’ai mangé1 « , c’est normal, mais si vous utilisez la deuxième forme, c’est une insulte.

(…)Prenons d’autre part le dialecte  » Cœur d’Alène  » parlé par une petite tribu indienne du même nom, dans l’Idaho. A la place de notre simple concept de  » cause  » (basé sur la relation élémentaire  » ceci lui fait faire cela « ), la grammaire Cœur d’Alène exige la discrimination (que ces indiens font bien entendu automatiquement) entre trois processus causatifs qui se traduisent par trois formes verbales :

croissance ou maturation d’une cause inhérente ;

addition ou accroissement de l’extérieur ;

addition secondaire d’un élément affecté par le processus 2.

Pour dire par exemple  » rendre sucré « , ils utilisent la forme 1 pour une prune adoucie par le mûrissement, la forme 2 pour une tasse de café où l’on a fait dissoudre du sucre, et la forme 3 pour des gâteaux sucrés à l’aide d’un sirop obtenu par dissolution de sucre. »

Linguistique et anthropologie, Denoël-Gonthier, 1969

« « L’étrange air de famille qu’ont entre elles toutes les philosophies hindoues, grecques, allemandes, s’explique assez simplement. Dès qu’il y a parenté linguistique, en effet, il est inévitable qu’en vertu d’une commune philosophie grammaticale, les mêmes fonctions grammaticales exerçant dans l’inconscient leur empire et leur direction, tout se trouve préparé pour un développement et un déroulement analogue des systèmes philosophiques, tandis que la route semble barrée à certaines autres possibilités d’interprétation de l’univers. »

Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, § 20.

[…] Dans le livre où il fait retour sur le sens de ce qui fut perçu souvent comme un combat mené par des europhilosophes occidentalisés et élitistes contre toute démarche ethnophilosophique, « le temps des relectures étant venu », Paulin Hountondji invite à rechercher désormais dans les cultures africaines (notamment avec l’œuvre de Kagamé) cet « impensé » que, comme toute autre, elles véhiculent, et qu’il nous appartient de lire. Cela suppose de rendre véritablement raison de – et donc justice à – l’entreprise qui s’est appelée elle-même philosophie-linguistique. Et cela suppose d’abord le détour par une réflexion théorique, avec des auteurs comme Herder et Humboldt, les ethnolinguistes Sapir et Whorf ou encore Émile Benveniste, sur le fait de la relativité linguistique et la question, qu’il peut susciter, du relativisme philosophique.

Alexis Kagamé, on le sait, a estimé, deux ans avant qu’en 1958 le linguiste É. Benveniste se fût proposé de montrer que les catégories logiques d’Aristote n’étaient que les catégories linguistiques du grec, que ce que l’onto-logique du Stagirite présentait comme une grammaire du raisonnement en général n’était que la grammaire de sa propre langue et, peut-être, des langues de la même famille (si l’on songe à l’importance de la présence dans les langues indo-européennes, par exemple, d’un verbe être si important pour la structure canonique de la proposition, dans la logique classique, affirmant ou niant un prédicat/attribut d’un sujet/substance). En conséquence, le projet de La Philosophie bantu-rwandaise de l’être s’est voulu l’explicitation, pour la langue kinyarwanda, des catégories dont elle est porteuse, en une entreprise qui reproduise consciemment celle qu’Aristote n’aura réalisée qu’en prenant les particularités du grec pour l’universalité du discours onto-logique en général.

Tout d’abord, on s’avisera utilement que cette notion d’un « génie » propre à toute langue remettant en question l’idée de catégories logiques supralinguistiques n’est pas une invention du romantisme allemand. Elle est en effet présente dès lors que se pose la question de l’appropriation, dans une langue, d’une tradition de pensée philosophique qui n’était guère la sienne. C’est ainsi que ce que l’on peut appeler la question philosophique et linguistique en Afrique, aujourd’hui, gagnera beaucoup à s’éclairer de l’histoire des traductions, dans le monde de l’Islam, des textes de la philosophie grecque, ainsi que de la manière dont ces traductions ont fait de la langue arabe une langue philosophique. Deux aspects importants seraient notamment à souligner. Premièrement, le débat extrêmement vif auquel la question de la signification de la logique a donné lieu, opposant entre eux philosophes et grammairiens. Il s’agissait très précisément alors de savoir si l’on pouvait considérer que la logique classique était une « grammaire rationnelle », donc située au-delà des grammaires particulières des différentes langues, ou s’il ne s’agissait que d’un fait culturel grec qui ne faisait que renvoyer aux particularités de la langue hellène. Ce sont là, très exactement, les termes mêmes de la controverse publique qui a mis aux prises, en l’an 932, un grammairien arabe et un philosophe fort célèbres à cette époque à Bagdad.

Ensuite, on étudiera, sur un plan plus technique, la manière dont les philosophes-logiciens ont alors procédé, en rupture avec les usages de la langue arabe, à une véritable reconstruction de la proposition affirmant ou niant un prédicat d’un sujet pour en faire correspondre la forme à celle, canonique, établie par la tradition aristotélicienne.

Mais revenons à la question du relativisme telle qu’elle se pose à partir de ce que l’on appelle l’hypothèse Sapir-Whorf et de l’article de Benveniste de 1958 intitulé « Catégories de pensée et catégories de langue ». Cette hypothèse s’exprime dans les passages suivants, de E. Sapir d’une part, de B. Whorf de l’autre :

« Le monde des formes linguistiques, dans le cadre d’une langue donnée, constitue un système complet de référence, tout comme un système de nombre constitue un système complet de référence quantitative, ou comme un ensemble d’axes géométriques constitue un système complet de référence pour tous les points d’un espace donné. Cette analogie mathématique n’a rien d’extravagant, contrairement à ce qu’on pourrait croire à première vue. Le passage d’une langue à une autre est parallèle, psychologiquement parlant, au passage d’un système géométrique à un autre. Le monde environnant auquel il est fait référence est le même pour les deux langues ; le monde de points est le même dans les deux cadres de référence. Mais la méthode formelle d’approche de l’élément de l’expérience à exprimer, exactement comme la méthode d’approche d’un point donné dans l’espace, est si différente que l’orientation ressentie ne peut être la même d’une langue à l’autre, pas plus que d’un cadre de référence à l’autre » (E. Sapir).

« […] les utilisateurs de grammaires notablement différentes sont conduits, de par leurs grammaires, à effectuer des types différents d’observations et à évaluer de façons différentes des actes d’observation extérieurement similaires : en sorte qu’ils ne sont pas équivalents en tant qu’observateurs, et qu’ils arrivent inévitablement à des conceptions du monde quelque peu différentes. » (B. Whorf).

On remarquera avec Catherine Fuchs que l’insistance sur l’analogie – qui est donc plus qu’une simple comparaison – avec la notion de repère constitué par un système de coordonnées invite à aller au-delà de la conception que l’on s’était donnée de « l’hypothèse Sapir-Whorf » du relativisme linguistique.

Loin de signifier un enfermement dans une manière de dire, et donc de voir irréductible, dans une « mentalité » qui définit une humanité donnée comme une insularité, une curiosité, l’hypothèse pose l’existence de « configurations d’expérience universelles, sur lesquelles opèreraient de façon variable des schémas linguistiques de classification et de catégorisation » et, ainsi, « s’il est possible de dire que chaque langue construit une “vision du monde” différente, c’est parce que chaque communauté linguistique sélectionne de manière distinctive des isolats d’expérience et leur donne du sens partagé ». C’est du reste, remarque toujours C. Fuchs, pourquoi le temps de la redécouverte et des relectures est venu pour les travaux de B. Whorf qui éclairent, sur le plan des approches cognitives, le rapport qu’entretient la conceptualisation linguistique à la culture et à la pensée.

On relira utilement l’approche dite linguistique-philosophique des cultures bantoues, africaines en général, pour des raisons de même nature. De ce point de vue, il n’y a pas grand sens à dire, comme P. Hountondji, qu’Aristote aura échoué à sortir de la langue grecque et que ce n’est certes pas pour que Kagamé aille à son tour reproduire l’entreprise en proposant, à partir de sa langue, sa « table des catégories » (quatre, en regard des neuf ou dix du Stagirite). À quoi serait ici mesuré « l’échec » d’Aristote qui aura affronté dans la langue grecque, en effet, la question des manières de dire l’être ? Ce faisant, il aura inauguré une démarche qui, toujours, doit subir l’épreuve de la traduction.

Sur ce point, P. Hountondji a raison de rappeler l’intérêt de l’approche de Kwasi Wiredu, habitué, en logicien nourri à la tradition qui veut que la philosophie soit aussi une activité d’élucidation de nos manières de dire, à faire subir une telle épreuve à nos énoncés. À sa manière, qu’il revendique ethnophilosophique, il éclaire parfaitement le sens d’une démarche linguistique-philosophique.

En attendant que nous ayons appris, selon le mot d’ordre de Wiredu, « à penser dans nos propres langues », directement, les questions, cette démarche nous aura appris une chose. Que traduire un problème philosophique dans ma langue kinyarwandaise, akan ou wolof est toujours un problème qui m’enseigne, premièrement, quelque chose de cette langue et du système de coordonnées qu’elle constitue et, deuxièmement, quelque chose de la nature même de ce problème philosophique. Et souvent d’abord comment la langue où il fut formulé a incliné à le penser. Incliner. Et non pas : nécessiter. Que la langue « incline sans nécessiter », pour parler comme Leibniz, est sans doute une manière d’entendre le propos de Nietzsche proposé en épigraphe. »

Diagne, S. (2000). Revisiter « La Philosophie bantoue »: L’idée d’une grammaire philosophiquePolitique africaine, 1(1), 44-53.

Lectures supplémentaires / complémentaires / Partage(s) / Curiosité(s) / Invitation(s) au voyage :

  • Femmes en mouvements (Esprit 2021/1-2 (Janvier-Février)) :
    • Dujin, A., Hubrecht, J. & Nahoum-Grappe, V. (2021). Femmes en mouvements: Introduction. Esprit, 1(1-2), 37-44.
    • Ripa, Y. (2021). Au pouvoir, citoyennes : Brève histoire des révolutions manquées. Esprit, 1(1-2), 45-57.
    • Nahoum-Grappe, V. (2021). Les mères pour la paix: La question politique du lien de maternité. Esprit, 1(1-2), 81-88.
    • « Le retour du corps féminin », Esprit, 2021/1-2 (Janvier-Février), p. 89-101.
  • How the BJP’s Two-Pronged Strategy Has Managed To Push Its Ideology in a Fragmented Society : The politics of violence, exclusion and humiliation has been carefully deployed to target selective groups – by Arjun Appadurai
  • Marie Houllemare et Xavier Rousseaux, « Une histoire globale de la prison est-elle possible ? », Socio [En ligne], 14 | 2020
  • Joël Sebban, « La genèse de la « morale judéo-chrétienne » », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2012
  • Muchnik, Natalia, Les prisons de la foi. L’enfermement des minorités (XVIe -XVIIIe siècle), Paris Presses Universitaires de France, 2019, 360 p. – compte-rendu de lecture / recension par Émélie Beaulieu
    •  Les prisons, lieux du sacré. Dans : , N. Muchnik, Les prisons de la foi: L’enfermement des minorités (XVIe-XVIIIe siècle) (pp. 167-197). 
    • Entre maintien de l’ordre et conversion…. Dans : , N. Muchnik, Les prisons de la foi: L’enfermement des minorités (XVIe-XVIIIe siècle) (pp. 101-133)
    • Les minorités enfermées. Dans : , N. Muchnik, Les prisons de la foi: L’enfermement des minorités (XVIe-XVIIIe siècle) (pp. 135-166)
    • L’expérience carcérale dans les diasporas modernes. Dans : , N. Muchnik, Les prisons de la foi: L’enfermement des minorités (XVIe-XVIIIe siècle) (pp. 259-292)
    • Les portes ne sont jamais fermées…. Dans : , N. Muchnik, Les prisons de la foi: L’enfermement des minorités (XVIe-XVIIIe siècle) (pp. 33-67)
  • IRSEM > Le Collimateur > La guerre contre le terrorisme en actes : force et violence des démocraties – une discussion d’Alexandre Jubelin avec Mathias Delori [extrait de la présentation : « Après une première mise au point sur les études critiques et ce qu’il faut en attendre en termes de réflexion stratégique (1:00) et sur le champ d’étude de l’ouvrage sur les pays « libéraux » (5:00), ils envisagent les justifications des interventions occidentales par la lutte contre le terrorisme et leurs biais éventuels (28:00) ainsi que les piliers intellectuels légitimant les formes de cette violence (45:00), et les mécanismes idéologiques et psychologiques qui les permettent (55:00). »]
  • Révolution numérique Professions en péril ? (Gestion 2021/1 (Vol. 46)) :
  • Nouvelles approches sur la Shoah en Union soviétique La spoliation des instruments de musique dans la Shoah : premières recherches (Revue d’Histoire de la Shoah 2021/1 N° 213)
    • Struve, K. (2021). I.1/ La violence contre les juifs au cours de l’été 1941 en Ukraine occidentale: Les cas de Jokvka, Kamianka Strumylova et Busk. Revue d’Histoire de la Shoah, 1(1), 13-44.
    • Westermann, E. (2021). I.2/ Alcool, mangeailles et rituels festifs sur les sites de massacresRevue d’Histoire de la Shoah, 1(1), 45-64. 
    • Dean, M. (2021). I.3/ Le rôle des jeunes tueurs dans la « Shoah par balles »: La participation de la 3e compagnie du bataillon zbV de la Waffen-SS aux massacres dirigés par le Sonderkommando 4a en UkraineRevue d’Histoire de la Shoah, 1(1), 65-87. 
    • Feferman, K. (2021). I.4/ Entre idéologie et realpolitik: La Judenpolitik allemande dans le Caucase du nord, août-décembre 1942Revue d’Histoire de la Shoah, 1(1), 89-104.
    • Becker, A. (2021). II.2/ Spolier les âmes : les musiciens et leurs instruments devant les chambres à gazRevue d’Histoire de la Shoah, 1(1), 143-158.
    • Viskin, V. (2021). II.5/ Instrumentos de la Esperanza. Les Instruments de l’EspoirRevue d’Histoire de la Shoah, 1(1), 191-196.
    • Faucheux, A. & Kabarari, V. (2021). Pardon du tueur et processus de guérison du survivant. TémoignageRevue d’Histoire de la Shoah, 1(1), 227-234.
      • [extraits forts et riches : « Enfant, je n’ai pas de liens avec ceux qui m’ont haï. Je n’ai pas été blessé comme les autres. Je n’ai pas connu la trahison. […] On voulait juger. C’est là que j’ai vu chez certains rescapés un désir de vengeance, mêlé au sentiment impossible de justice. Au départ, dès qu’un rescapé rencontrait quelqu’un dont il connaissait l’implication, il le dénonçait immédiatement. Dans cet acte, il y avait la crainte de revivre avec leurs tueurs et la difficulté de voir leurs conditions de vie. Tous ceux qui avaient participé au génocide s’étaient approprié des biens ou des parcelles de leurs victimes. Sans système de cadastres, les terres n’étaient pas restituables. Les tueurs avaient encore le soutien de membres de leur famille. Beaucoup étaient encore vivants. Pour ceux qui ont survécu, il restait un quart de leurs proches ». Il faut imaginer ce que cela signifie : la force familiale, la force physique et morale d’un individu dans une culture clanique, est décimée, leurs maisons pillées, détruites. Beaucoup demeurent sans abri. Certains ont dû s’installer dans la maison de ceux qui ont fui. Mais quand le retour de nombreux tueurs est annoncé et qu’on les aperçoit sur un chemin, quand on apprend qu’il faut leur restituer les lieux, les objets, les terres, la difficulté n’est plus seulement de revivre côte à côte. Il faut la force morale de leur conserver des droits. Ils ne nous en avaient jamais accordés. Des hommes ont détruit ta famille, tué tes parents, violé ta mère, tes sœurs, pris tes meubles, ta porte, tes volets, tes pagnes, ils ont brûlé ta maison et cultivé ta terre. Tu n’as plus d’êtres aimés, de toit, de parcelles, et alors que tu te bats pour te reconstruire physiquement, moralement et matériellement, eux, ils ont tout : ils n’ont rien perdu face à toi. Tu ne peux faire revivre ceux que tu as perdus comme tu ne peux faire subir ce que l’on t’a fait. Les lois du nouvel État l’interdisent. « Tu ne nourriras pas à l’encontre de ceux qui t’ont fait souffrir ce qui les a conduits à ta souffrance » : le déni d’humanité des victimes, cet antécédent du meurtre qui justifie sa réalisation. Et même si tu le voulais, tu n’as pas la force physique suffisante. C’est un fait lié à notre acceptation de la proximité. Ce n’est pas seulement ou prioritairement une question de courage, mais de solitude. J’ai alors une théorie. Elle m’appartient. Je ne prétends pas à la vérité. Mais à mon idée, il y a au Rwanda deux catégories de rescapés. Il y a ceux qui n’ont pas besoin d’entendre le remords de leurs bourreaux. J’en fais parti. Et puis il y a ceux, plus âgés, qui ont vécu l’avant-génocide et qui connaissent leurs tueurs. Ils ont connu d’eux l’amitié et le rejet. Après une trahison si profonde, on a besoin d’une vengeance. Or avec l’État de droit, c’est impossible. Il ne reste qu’une chose : la justice. Je crois que l’on oublie, pour rendre les choses plus belles, que dans le désir de justice, il y a un besoin de vengeance. C’est une forme de vengeance légale, policée, une possibilité de restitution morale mais qui vise aussi à démentir l’autre, à se restituer publiquement comme à le destituer lui un peu. Cette première destitution ne suffit pas. Entendre le pardon ajoute une autre possibilité de se venger. Par cette demande, le rescapé reprend sur son bourreau un peu d’humanité qu’il lui a prise. D’abord il se voit reconnaître. Et dans cette reconnaissance, ce n’est pas seulement 1994 qu’il cherche à évacuer. C’est tout le vécu d’humiliation qui précède toujours le crime qu’il a subi. Parce qu’il a souvent été méprisé, infériorisé, parce qu’il fut dépossédé publiquement de tout ce qu’il avait, il y a, dans cet appel à l’aide du tueur, malgré son imprécision, faite souvent les yeux à terre, souvent la voix basse, un murmure qui semble dire : « Tu es humain, je l’ai compris ». Et puis c’est abstrait, une personne en prison. Ce n’est pas présent devant soi. La vengeance est un besoin de réparation qui veut s’incarner dans la chair, la possibilité non pas de savoir mais de voir, de ressentir directement l’offenseur dans la difficulté ou la peine. C’est le palpable. Dans l’État de droit que les hommes doivent à la démocratie et qui interdit une justice privée, la demande de pardon constitue une forme de concrétisation de cette mise en peine. Elle la rend directement visible à tous. À l’instant de sa demande, le tueur est dans une position d’infériorité. À cet instant, c’est le rescapé qui décide. Cette prise de décision, même éphémère, même infime, le temps de quelques mots, et dont la contrition est parfois instrumentale, exigée pour une libération anticipée, est pourtant une chose qui importe. Qu’il acquiesce ou refuse, c’est la possibilité d’une position de reconnaissance qui donne au rescapé ce qu’il n’a jamais eu sur son bourreau : un pouvoir. Il faut que les victimes s’affranchissent de leur domination ancienne. Ce n’est pas systématique, mais c’est parfois ainsi qu’elles y arrivent. Et il y a autre chose : une forme de libération. Je ne sais pas si cet effet a été pensé par les politiques mises en place. L’encouragement au pardon a d’abord été instauré pour favoriser la « réconciliation » des Rwandais, même s’il faut réduire ce terme à une définition minimale. Elle comprend surtout l’arrêt des hostilités et la transformation des représentations communes. L’amitié ne se renoue pas sur le démembrement d’un fils. Mais pour certains survivants, cette politique eut des suites imprévues. Influencés par le contexte – le nombre de personnes qui faisaient la démarche, l’encouragement de l’Église ou des autorités, la reconnaissance ou plutôt la compréhension, avec le temps, de la cruauté des actes commis – de nombreux tueurs, volontaires, voulurent rencontrer certaines de leurs victimes. En prison, mais surtout sur les collines, il y eut des contritions spontanées parce que des voisins se retrouvaient face à face, qu’ils se connaissaient, se recroisaient et qu’ils se sont parlé. Dans ce cadre, la dimension de libération du rescapé est essentielle. La demande du tueur allège un peu cette honte que le survivant a vu grandir en lui avant et pendant le génocide : celle de l’humiliation de n’avoir rien été à ses yeux et à ceux du monde, et celle de n’avoir rien pu faire pour ceux pour qui, au moins, il comptait. C’est quelque chose que l’on n’évoque pas assez et qui est très présent pour les survivants de la Shoah : la culpabilité de pouvoir exister sans les autres, le fait d’avoir survécu, et souvent pour nous, parce que l’on s’était caché seul, dans les brousses. Toutes les mères ont perdu des enfants. Elles pensent qu’elles ne les ont pas assez protégés. Elles n’ont surtout pas pu. Pourquoi sont-ils morts et non leur mère ? Une mère… Et pourquoi pas mon frère, parce que lui était en bonne santé ? Pourquoi pas mes parents ? Et puis les meurtres étaient effectués devant nous. Mon oncle a été macheté devant moi. J’étais dans un buisson. Les hommes ont seulement fouillé son coin d’herbe. J’avais sept ans. Comment pouvais-je le protéger ? Mais pour celle qui a caché ses enfants et les a quittés, faute de places ; pour la sœur qui a laissé ses neveux ou son frère pour un coin de forêt à l’écart ; pour ce grand-père resté dans un grenier quand ses enfants étaient sous un lit et que seul le lit a été fouillé. Ils ont cela en tête, toujours : « Ai-je assez fait ? » Cette culpabilité a besoin d’être transmise. Or si un tueur demande pardon, il se reconnaît responsable du crime. Il décharge un peu sa victime du remords de n’avoir pu agir. Il reprend sa faute. Pour certains survivants, le désir d’entendre « Pardon » revient aussi à cela : retrouver son innocence. Il m’est égal d’être déchargé : j’ai suffisamment fait. J’étais peu âgé. Je n’avais pas la responsabilité des autres et de ceux que j’aimais. Je ne pouvais rien et j’ai pu sauver mon frère que je portais au dos. Il me gêne de penser à quelqu’un qui viendrait me faire une demande, parce qu’elle me réinvestirait moralement d’actes auxquels je suis étranger. Je n’ai rien fait et je ne ferai rien. Je ne suis pas responsable de leur mort, je ne serai pas responsable de pardonner leur mort. Qu’ils gardent leur liberté et que je garde la mienne. Dois-je m’étonner de ce refus, en moi ? Ai-je un « devoir d’empathie » envers tous les hommes ? Mais est-ce que le pardon peut être une injonction sociale ? Est-ce qu’on pardonne tout de la même manière ? J’estime que j’ai droit à la plainte, même si je ne me plains pas ; que j’ai droit à la colère, même si je n’en ai pas ; que j’ai droit à ces émotions dites négatives et qui pourtant portent à faire des choses qui vous dépassent. Je n’ai pas besoin de l’admiration du monde devant ma « résilience ». Je n’ai pas besoin d’être admiré pour guérir, parce que j’aurais l’élégance de la mansuétude. On doit pardonner pour soi. Mais il y a quand même une chose à laquelle je pense, plus impersonnelle, et qui m’importe. C’est une demande qui suscite le malaise. Elle ne peut être complètement comprise que par les rescapés : j’aimerais que l’ensemble de la communauté rwandaise autrefois classée hutu demande pardon. Je sais qu’ils n’ont pas tous tué. Mais de ce que j’ai appris de ma culture, dans une société clanique qui oblige par un certain degré de parenté ou d’alliance à une solidarité à laquelle on ne déroge pas, c’est qu’une faute commise par un membre d’une famille est portée par tous les autres. Dans tout ce qui est moral, il y a une responsabilité collective. L’individu n’est pas seulement responsable personnellement. L’ensemble de ceux qui l’éduquent, qui l’appuient ou le contraignent, porte sa faute pour ne pas l’avoir empêchée. La loi pénale est moins importante. C’est une fidélité à ce qui m’a été transmis. Pour autant, je ne désindividualise pas les hommes. Je ne reconstruis pas des entités indifférenciées dont les groupes donneraient à leurs membres un caractère hérité par naissance et que tous auraient en partage. Je sais que les distinctions infimes qui distinguaient Hutu et Tutsi sont sociologiquement construites. Je sais qu’elles sont culturelles. Je fais la différence entre la classification sociale et l’invention biologiquement inconsistante de la « race ». Mais je ne considère pas que de nier toute distinction artificielle fera éteindre le sentiment d’appartenance. Nous avons été divisés pendant des décennies. Le génocide a été commis au nom d’un groupe issu de cette division. Même si nous avions là des communautés imaginaires, par leurs actes, les hommes les ont fait exister. Quand d’autres ont tué pour être hutu, ma famille est morte pour être tutsi. Dès lors, quelque chose d’ineffaçable s’est inscrit. Progressivement, les générations nouvelles y échappent, mais la génération ancienne ne peut pas. J’aimerais éviter la communautarisation des mémoires. Les Hutu ont perdu beaucoup de proches par la guerre. Je sais qu’ils ont souffert, profondément. Je sais qu’il leur faut aussi des excuses. Je peux comprendre leurs souffrances. Je dois les considérer. Je dois les mesurer. Je dois les reconnaître. Mais je ne peux comparer. Je ne peux voir mon drame comme égal au leur. Je ne peux voir aucun drame comme égal au mien. C’est pour cela que j’ai besoin de me réconcilier non avec ceux qui ont pensé le crime, mais avec cette partie de la population qui de son temps, y a été successivement, volontairement ou involontairement, impliquée. J’explique ce qu’un rescapé ressent : quand il fut déclaré qu’il fallait tuer tous les Tutsi, et que tous les Hutu devaient suivre cet ordre, tous les Tutsi se sont cachés de tous les Hutu. Nous nous cachions effectivement de tous. Or dans ma fuite, je n’ai vu aucun homme classé hutu prendre ma défense. Peut-être parce que j’étais concentré sur les tueurs. Peut-être parce que j’étais dans la brousse. Mais comme ceux qui ont vécu la même histoire, si l’on me demande qui a tué, que puis-je répondre ? « De ce temps, c’était des Hutu, des hommes qui se revendiquaient tels, pour tuer les Tutsi. » Pour moi qui n’ai jamais été caché par un seul d’entre eux, pour moi qui ai seulement croisé ceux qui tuaient et voulaient me tuer, à la fin du génocide, et sans preuve du contraire, tous les Hutu étaient des tueurs. C’est évidemment faux, mais dans l’esprit d’un rescapé, comment cela s’efface-t-il ? Or pour intégrer une communauté, même la plus petite, toujours, d’abord, on rejette. Toujours, on met un cadre. On pose des limites à ce que l’on refuse et accepte. C’est ce dont j’ai besoin. Dans mon quartier, je me souviens d’un garçon qui m’a dit : « J’ai honte d’être hutu quand je vois ce qu’ils ont fait. » J’étais saisi. Je me suis senti proche de lui. Soudain, je n’étais plus seulement compris par des rescapés. C’était la première fois. J’ai répondu immédiatement : « Mais hutu et tutsi, dans le fond, cela n’existe pas ; et toi tu n’as pas fait, et toi tu n’es pas tueur, et toi tu n’es pas responsable. » Nous sommes devenus amis. Ce jour-là, j’ai compris ce dont j’avais besoin. L’un annonçait sa honte et sa reconnaissance du crime commis par une partie de la communauté à laquelle les règles sociales le rattachaient, l’autre déniait instantanément sa participation à celui-ci et la fausseté de la base biologique par laquelle il se liait à lui. Il affirmait, j’infirmais : une forme de double reconnaissance nécessaire et successive l’une à l’autre pour que le pont en nous ensuite se fasse. C’est peut-être cela qu’une communauté blessée cherche dans un pardon collectif – pour l’esclavage, la colonisation, la Shoah, l’Apartheid, l’humiliation et la torture industrielle commise en Algérie, je ne sais pas – même si, par son apparente indifférenciation des responsabilités, le fond de la démarche n’est pas juste. Mais parce qu’en nous la crainte demeure vive ; parce que la souffrance est trop importante pour se suffire à la seule considération de ceux qui nous ont tués, nous avons besoin d’entendre. Et cela vaut pour la communauté internationale, pour les pays voisins, pour tous les peuples de la terre. Oui, tous les hommes d’ici n’ont pas tué et tous les autres hommes de ce monde n’ont pas été indifférents, mais qu’ils nous le disent, qu’ils le disent à tous, qu’ils le crient, que nous l’entendions, que leurs voix résonnent pour les rescapés aussi fort que dans le passé leur silence résonnait. Que tous les hommes qui un jour l’ont oublié, nous disent que nous existons et nous répondrons : « Vous existez aussi. »]
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by dave

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