Mars

Je t’ai regardée hier, tu portais des lunettes qui assombrissaient l’éclat brutal des beaux jours du printemps. J’ai remarqué les fins traits de ta bouche, et l’aspect arrondi de ton visage. Ce dernier détail m’a saisi d’étonnement, car il contrastait avec ta silhouette filiforme. Je me suis dit que tu es soit une grosse qui refuse de l’être soit une grosse en devenir, mais à un moment plongé dans mes pensées je me suis dit que cela importait peu, parce que tu me plaisais. Beaucoup.

Je vais te dire pourquoi. Parce que tu as de grands yeux d’un bleu si azurien que j’ai envie de volet haut, très haut. Parce que tu es si souvent excitée que cette nervosité est un aveu de ta volonté d’exister aux yeux des Autres, à ne pas simplement être dissoute dans le décor, à ne plus être simplement une parmi tant d’autres, à obtenir l’attention de celui qui te plaît et qui ne le saura sans doute jamais. Ton orgueil surdimensionné est l’expression de ta fragilité, chez d’Autres cela serait le signe d’une fierté mal placée, mais chez toi c’est un bunker. Tu te protèges, cela vient sans doute de toutes les expériences comme des souffrances par lesquelles tu es passée. Possible. Je ne sais pas. Par contre, ce dont je suis certain, c’est que je ne t’indiffère pas. J’ignore si lorsque tu me regardes tu vois un vieux sage un peu Woodstock sur les bords, un aîné protecteur, un psychanalyste qu’il est toujours bon d’avoir à portée de la main, un ami qui manque à ta vie recluse et craintive du monde anxiogène, un amant qui te fera l’amour en te respectant dans ta nudité, une tentation comme un fantasme qui a de ce fait plus d’attrait que quand il reste un fantasme, un amour qui te fera nécessairement souffrir, ou quelques points de suspension disant ce quelque chose qui reste à découvrir. L’absence d’indifférence est une plurivocité digne souvent d’une auberge espagnole, tout le monde est a priori invité, tous les sentiments sont envisageables, tous les possibles peuvent être écrits. Je te regarde et j’imagine que je dois être entre tout ça, quelque part, là, en devenir. Rien. Beaucoup.

J’ignore pourquoi, mais ce matin en me levant j’ai pensé à toi. Je sais que toi aussi, tu m’as souhaité une belle journée dans un message aussi télégraphique que neutre. J’ai compris. L’intention. La pensée. Le message. Tu as pensé à moi. Peut-être ne voulais-tu que parler à quelqu’un. Peut-être avais-tu peur d’être trop froide et trop distante en gardant un silence puéril après notre conversation de la veille. Ou voulais-tu dire « Je pense à toi » sans vouloir trop le montrer. Ou juste un « Bonne journée mon cher » sans queue ni tête, un peu comme le savoir donner de Pagny juste pour le geste sans vouloir le reste sans rien attendre en retour. Je ne sais. Ce matin, Audrey était près de moi, nous venions de faire l’amour telles des bêtes lâchées dans la nature, elle était magnifique, et je pensais à toi. Lorsqu’elle est partie, je me suis demandé à quoi tu ressemblais quand l’aube se pointe à l’horizon. Quelle est ta tronche matinale, j’ai voulu être dans ton lit. Je sais. Il n’est pas vide, tu le partages avec quelqu’un d’autre, tu en es sans doute très amoureuse. Je suis lucide. Et en même temps rêveur. Que veux-tu, toi ma planète Mars qui se cherche le courage d’être dans un monde sans être où il n’y a plus que des inexistences qui prétendent vivre, je suis un maudit. Depuis le temps, j’ai appris et choisi d’être avec. Un peu. Trop. Beaucoup.

Ton cœur est déjà pris. J’en suis si conscient que ce qu’il me reste c’est rêver de nous. Toi, moi, et tous ces Autres de nous qui hantent notre intériorité. Ce matin, j’ai voulu que l’on soit nous. Audrey était partie, Marie—Eve le jour d’avant, Christine aussi, Jenny bien avant, Melissa aussi, et Dorothée également. Tu le sais, je ne suis pas tout à fait un saint. Ce matin, je voulais toi dans mes draps, j’avais une envie irrésistible de te goûter. Ma langue dévorant ton intimité. Ma bouche avalant chacune de tes sécrétions. Mes mains empoignant tes seins. J’avais envie de toi. Je t’ai répondue « Belle journée » avec une fleur printanière, tu ne sauras jamais.

Je sais, ton cœur est pris. Tu l’aimes. C’est l’homme de ta vie.  Possible. Que sais-je. Mais, je ne sais pas pourquoi j’ai le sentiment que ce n’est pas aussi simple. Une intuition. Une espérance. Un égoïsme. Je suis un salaud. Manifestement, cela ne t’empêche pas d’être là. Malgré les fuites, les retours, tu es là. Pourquoi. Que sais-je. Me le diras-tu. Toi qui viens ici en toute discrétion, toi qui crois que je ne sais pas, toi qui fais semblant de n’avoir aucun attrait pour l’abominable connard que je suis, toi qui ne reconnaîtras jamais toute l’admiration que tu as pour moi, toi qui te refuseras toujours à m’avouer « Tu es… » avec une suite qui dit l’attachement la considération l’affection, et qui préféras ne rien dire ou de me dévaluer juste pour ne pas faire tomber le bouclier sans lequel tu es totalement nue. Je sais. Et je comprends. Vois-tu, je t’ai regardée, et je t’ai vue. Toi. Non pas ce que tu présentes, pas cette exécrable comédie, cette représentation de soi un peu beaucoup stupide, mais toi.

Ce matin, j’ai commencé la journée avec toi. Je l’ai poursuivie avec toi. Dans le métro, dans les compartiments où nos places sont assignées, dans les rues avec tous ces comédiens qui se mettent en scène ou qui montent sur scène, dans les lieux où je me suis déposé, dans chacune des heures dans lesquelles je me suis mis à la poursuite de cette escroquerie qu’est le bonheur, tu as été avec moi.

Ce soir, je suis assis au milieu de livres que plus personne ne lit, je rédige des textes que des esprits postmodernes qualifieraient en se trompant d’intellectuels, j’écoute Chopin et je t’imagine assise près de moi parcourant le Steinway avec tes doigts délicats. Je m’imagine heureux. Je t’imagine dans le même état. Ce n’est qu’un rêve. C’est tout ce qu’il me reste.

 

giphy

Un site Web propulsé par WordPress.com.