Ni de gauche ni de droite, et surtout pas au centre

Hier, j’ai eu une discussion avec Leïla. Nous étions trois : elle, moi, les World Politics.

Ou plus précisément, l’état politique du monde. Leïla est de gauche, version radicale, celle qui est une nouvelle tendance chez les moins de trente cinq ans qui ont un minimum d’éducation. Être de gauche est très « in » ces derniers temps dans la jeunesse intellectuelle, les jeunes universitaires. Lorsque je dis universitaires je parle de tous ceux qui ont poussé les études au-delà du simple diplôme du premier cycle que décerne l’université – en-deçà soit ça ne vole pas très haut (pour dire zéro conscience politique, zéro engagement citoyen, zéro conviction, et beaucoup de temps passé sur les réseaux sociaux à voir à quelle hauteur est son nombril ou s’il est bien centré) soit c’est une excitation absolument attendue quand on a vingt ans (c’est-à-dire aussi hystérique que totalement éphémère, donc très superficielle).

Il ne se passe pas une semaine sans que je ne fasse la connaissance d’une jeune personne ayant des convictions politiques très affirmées et dénonçant les injustices du monde. Che Guevara n’est pas mort. La gauche marxiste-léniniste est de retour. Merci le néolibéralisme. Sauf que cette conscience politique est souvent dans la très large majorité des cas une imposture. Pour reprendre Leïla, c’est du « posing » – je sais, la langue française n’est pas sexy.

L’imposture de gauche, voilà la nouvelle tendance chez nos jeunes intellos qui ont pris la peine d’ouvrir un livre, et qui savent articuler. Ceux qui sont capables de vous sortir comme ça sans crier gare que les structures politico-socio-économiques mondiales actuelles ont dépassé le matérialisme historique de Marx, de vous dire à quel point il est inconcevable de bouffer de la viande parce que les animaux sont des êtres sensibles – et qui exposent leur veganisme comme on fait preuve de vantardise, de sortir de puissants arguments pour vous convaincre d’être végan tout en ignorant que ce truc sexy du moment est absolument désastreux en termes d’environnement et de développement durable, de mépriser ceux qui roulent en voitures hyper-hot d’une marque de pollueur et d’évasé fiscal, bref de hurler et de se sentir choquer par toute la pourriture pestilentielle mondiale et le tout en regardant leur fil d’actualités facebook via un ordinateur portable Apple.

Il faut quand même le faire. En appeler au Grand Soir en nourrissant cette hydre de l’ultra capitaliste et du néolibéralisme.

Mais les jeunes révolutionnaires – qui sortent beaucoup habillés à la dernière mode, s’endettent à crever un pauvre pour l’obtention du dernier bidule technologique, s’empressent de rejoindre le dernier réseau social qui buzze sans se soucier de la confidentialité de leurs données bradées à la multinationale leur offrant ce pur moment de branlette, s’émeuvent du sort des pingouins et autres ours faméliques sans avoir un regard pour le pauvre mec qui fait la manche à l’entrée du métro ou avec indifférence la femme qui vend un journal communautaire et solidaire près de la caverne où chaque vendredi et chaque samedi soirs ils vont se saouler – ne sont pas une espèce rare. Ils sont comme tous les gauchistes d’aujourd’hui. Non pas caviar, juste dans le confort d’une dénonciation qui ne demande pas de sortir de sa bulle. De se mettre vraiment en danger. De faire et d’être la rupture, ce qui signifie sortir du système totalitariste contemporain et de le démolir morceau par morceau. 

J’en rencontre tous les jours, sur le campus de l’université, des Marx et autres Lénine qui exhibent leur mépris de la richesse tout en étant les meilleurs sources d’enrichissement du système qu’ils abhorrent. De grandes gueules, de gros gestes, perpétuellement dans la symbolique. Vous me direz : « Ils ne savent pas. » Et vous feriez pitié. Les jeunes engagés sont des personnes informées, qui savent faire et avoir de la critique. Ils ne font pas que meugler, ils ont de la cervelle. Il ne faut pas les avoir écoutés débiter des arguments d’une profondeur à vous faire tomber à la renverse pour croire qu’ils sont ignorants. Ce sont des génies, et je pèse mes mots. C’est pourquoi ils n’ont aucune excuse. Et qu’ils sont irrécupérables. On peut pardonner à celui qui ne sait pas, parce que l’on a espoir que la connaissance, le savoir, le rendra meilleur. Il est difficile de sauver celui qui sait et qui empire la situation.

Depuis quelques mois, j’en rencontre des irrécupérables. Ils sont rouges comme leur colère contre le système et écarlates comme un cœur approuvant amoureux le système. Dans les salles de cours, ils prennent la parole, vocifèrent, vomissent, et plongent dans leur Apple et « Like » une publication facebookienne.

En outre, ils voyagent beaucoup. Dans des contrées ravagées par le néolibéralisme, en reviennent pleins de préjugés paternalistes et je me rends compte à quel point ils sont entrés dans la boue vêtus de leur scaphandre « C’est-une-horreur-salaud-de-capitalisme ». Toute personne qui est allée dans les ailleurs vivre le quotidien des gens affectés au quotidien par la connerie du système mondial actuel c’est que ces ailleurs-là sont beaucoup plus compliqués qu’une lecture simpliste, manichéenne. Et que les populations locales généralement sont plus nuancées dans leur colère que ce que l’on veut bien entendre. Les gens veulent de la justice et de l’équité, pas que l’on les prenne en pitié et que l’on en fasse un exhibitionnisme dégueulasse et irrespectueux de leur dignité. Quand on va dans les ailleurs, et en revenir aussi déconnecté, aussi présomptueux de la vérité, aussi prétentieux de parler au nom d’une injustice qui ne saurait se résumer en un slogan, il faut se forcer beaucoup.

Les jeunes révoltés se forcent tellement pour être la bonne conscience, dépriment quand ils n’ont pas l’attention qu’ils souhaitent, brisent les jouets et hurlent. Les jeunes révoltés vont bosser pour une chaîne de restauration annihilant les droits du travailleur – qui appauvrit les lointains, balance la bouffe encore consommable aux vidanges, et remplie la commande du client lambda d’OGM et de produits empoisonnés aux pesticides. Il faut bien gagner sa vie, qui leur en voudrait. Tout le monde ou presque est passé par là.

L’avenir de la gauche, c’est ça. Du bruit, du « posing », et une forme comme une autre d’assujettissement au système. Pour les plus âgés, c’est un tout autre niveau : c’est la prostitution.

Leïla me le narrait hier, « Tu entends des gens dire c’est corpo, finalement se laisser acheter par le patronat ». Leïla bosse dans un syndicat, et le « posing » elle en sait quelque chose. Mais elle reste de gauche, c’est enraciné en elle, surtout elle ne fait pas de « posing ». Leïla a un ordinateur portable qui date d’il y a trente ans, prend le transport en commun et se déplace avec un vélo. Elle a une grande gueule, et c’est sans doute cela que j’apprécie le plus chez elle. L’autre jour, elle n’a pas hésité à rentrer dans une comparse qui défendait l’indéfendable en raison de je-ne-sais-plus-quel-droit-des-gens-pas-universitaires-à-être-cons, elle l’a plombée littéralement. Et depuis que je la connais, rien chez elle n’est incohérent ou simplement pour la présentation. Elle est la gauche que j’admire et respecte, celle qui loin du péremptoire sans oublier les horreurs du goulag et autres actes de barbarie songe à ne pas se définir seulement comme une antithèse du capitalisme. La gauche autre chose que le larmoyant et la stratégie du crève-cœur. Une gauche authentique parce qu’elle sait toutes ses contradictions, tente de les résoudre, tient à la dignité humaine sans en faire un sentimentalisme paternaliste, une gauche humble et à même de comprendre qu’elle n’a pas la solution à tout, mais surtout ne croit pas avoir raison sur tout.

Une telle gauche est une minorité non visible. Ce n’est pas celle que l’on voit quand les gaucho-féministes qui confondent égalité et émasculation, qui s’époumonent à imposer l’écriture inclusive comme si un point (médian) pouvait changer quoique ce soit à la connerie sexiste et misogyne alors que le plus essentiel est ailleurs – la question n’est pas de se scandaliser sur le fait que le masculin l’emporte sur le féminin, la question est que je ne devrais pas dire « Salope » ou « Sexe faible » ou dire « Mme le professeur », qui crient plus forts que les hommes pour montrer du caractère, qui critiquent le mâle tout le temps juste pour montrer qu’elles sont des intelligences, qui même devant le bon sens et le juste trouvent quelque chose à redire parce que cela vient de l’homme, ces gaucho-féministes sont des sombres crétins comme les hommes qu’elles vocifèrent.

J’ai été élevé par une femme. Ma mère. Femme monoparentale dans les années où avoir un vagin c’était n’être qu’un vagin. Avoir des enfants sans être mariée disait « La pute » – bien sûr que l’on n’était pas mais que la société décidait d’identifier comme tel. Ma mère travaillait, dur, très dur, pour obtenir ce qu’un homme avait sans sourciller. Je le sais car j’allais lui rendre visite régulièrement sur son lieu de travail, assis dans son bureau je pouvais voir les comportements dégradants de mâles frustrés par son talent son énergie son charisme sa force. J’étais âgé d’à peine une dizaine d’années, cela est resté marqué dans mon esprit, un traumatisme. Combien de fois, j’ai entendu des clients mâles du restaurant qu’elle possédait chercher à traîner dans la boue la femme qui avait l’outrecuidance de mener une carrière dans une multinationale en plus d’être entrepreneure, la traiter de conne. Combien de crachats j’ai vu ma mère essuyer par des femmes comme elles qui la regardait comme une femme sans dignité parce qu’elle n’attendait pas qu’un homme paie ses factures. Combien de fois ai-je été traité de « Fils de pute » parce qu’une femme et non un homme assistait au conseil d’école, parce que ma mère était libre, indépendante, solide. Ma mère a attendu que nous ces « Hommes » quittions le cocon familial pour se marier, juste pour être fière d’avoir pu élever seule trois mâles.

Voilà ce qu’est du féminisme, se battre pour des causes beaucoup plus cruciales que les absurdités féministes actuelles. Mener des combats anonymes du quotidien, et tenter d’obtenir des gains substantiels. Le féminisme, c’est comme l’humanisme, c’est comme tous les ismes du juste, fraternalisme, solidarisme, etc., cela ne s’affiche pas, sinon c’est de l’exhibitionnisme. En toute femme et en tout homme qui se lèvent contre l’inégalitaire et le discriminatoire fondé sur le genre, c’est ma mère. Voilà pourquoi le droit des femmes a toujours été pour moi une question non-négociable. Suis-je féministe ? Je n’en ai rien à cirer, les étiquettes c’est pour les autres.

Oui la (jeune) gauche aujourd’hui est un foutoir. Les (jeunes) marxistes-léninistes de nos jours des attractions foraines. Contre l’horreur qu’est le néolibéralisme, il y a de l’intello, du bobo, du blabla, du nombril, et de la posture. Il y a de la solidarité quand personne ne veut sacrifier son confort pour la collectivité, il y a de l’égoïsme quand il faut quitter son soi pour le « Nous tous ». Il y a des bassesses quand il faut de la grandeur et de la noblesse. Il y a du pompeux quand il faut des actes concrets. Il y a des envolées lyriques quand il faut des envolées sociales. Cette gauche est méprisable.

Leïla et moi étions sur le campus de l’université. Elle m’a narré cette anecdote qui voyait une équipe de football baptisée « Soviets Power » ayant finie une partie se diriger vers le McDo pour se bourrer la panse quand dans les environs existait un restaurant tenu par une personne qui mettra la clé sous le paillasson parce que dévorée par la restauration rapide. Les Soviets vont en 2018 s’engraisser chez les capitalistes. Pour une fois, c’est conforme à l’air du temps. Leïla semblait désespérée.

« Et toi, tu es de gauche ou de droite ? » m’a-t-elle demandé. « Je suis du côté du juste, de la liberté, de la responsabilité, de l’équité, et ils ne sont encartés nulle part. » ai-je répondu. « Donc, tu n’as pas de parti pris ? » « Là n’est pas la question » « Comment ça ? » « Ce débat est obsolète, selon moi. » « Ah oui ? » « Oui » « Pourquoi ? » « Parce que la gauche et la droite ont lamentablement échoué dans leur prétention, et que le centre c’est avoir le cul entre deux chaises ce qui peut causer des hémorroïdes. » « Que proposes-tu ? » « Rien. » « Hein ?! Quoi, rien ! » « Oui, rien. Nous ne l’avons pas encore essayé celui-là. » « Que veux-tu dire ? » « Je te parle d’anarchie. »

 

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« La richesse de l’anarchisme, tant du point de vue des expériences historiques que des théories politiques, conduit tout honnête homme à prendre ce mouvement au sérieux. Son histoire, souvent occultée, n’en finit pourtant pas de rejaillir des brèches qui échappent au pouvoir, et ses idées, loin de se réduire à quelques présupposés ignorants, ne cessent d’imprégner des pratiques et des consciences confrontées à la domination et l’exploitation.

Les anarchistes, même peu nombreux, ont pu tout au long de leur histoire faire coïncider leurs idées avec des inspirations profondes du peuple, participant ainsi à la création de moments révolutionnaires qui, même sans aboutir à la victoire, laissent l’empreinte de la liberté qu’il appartient aux générations futures de redécouvrir. En ce sens, l’anarchiste n’a pas peur du tragique, car il sait que la « mémoire des vaincus » [Ragon, 1989] peut resurgir à tout moment avec plus de force. Force qui travaille le réel dans l’ombre, anonymement, lentement.

Comme l’écrivait Proudhon : « Au-dessous de l’appareil gouvernemental, à l’ombre des institutions politiques, loin des regards des hommes d’État et des prêtres, la société produisait lentement et en silence son propre organisme ; elle se faisait un ordre nouveau, expression de sa vitalité et de son autonomie, et négation de l’ancienne politique comme de l’ancienne religion » [Proudhon, 1851].

Travaillant à la réalisation d’une société réellement autonome, les anarchistes ne se réfugient pas dans un rêve utopique qui les déconnecterait de la réalité. C’est au contraire au sein du réel que leur combat prend tout son sens. C’est leur vigilance qui leur a permis de dénoncer et de lutter les premiers contre le totalitarisme soviétique au nom précisément d’une révolution qui permettrait une véritable émancipation, et ce contre l’idée que tout antitotalitarisme serait contre-révolutionnaire.

Les anarchistes, par ailleurs, ne ménagent pas la démocratie libérale et le capitalisme, dénonçant toute servitude volontaire et consentie. La liberté est difficile, elle se prend, s’apprend, s’exerce et demande des efforts. Comme l’écrivait Thucydide : « Il faut choisir : se reposer ou être libre. »

Au regard des crises qui traversent actuellement le monde – crise du capitalisme, crise de la représentation, crise de l’environnement, crise d’un projet d’avenir commun –, l’anarchisme est d’actualité. En dépassant des dichotomies qu’il est vain d’opposer – capitalisme et communisme, démocratie et libéralisme, individu et société, nature et culture, théorie et pratique –, l’anarchisme est susceptible de proposer des voies fécondes à explorer. Enfin, gageons que même si l’idée d’anarchie n’est pas toujours consciemment formulée, les aspirations dont elle est porteuse sont plus vivantes que jamais. »

– Jourdain, Édouard. « L’anarchisme aujourd’hui », L’anarchisme. La Découverte, 2013, pp. 114-115.

 

 

 

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