« […] Max Weber et la question de la rationalisation
Pour donner du sens à l’entreprise qui est la nôtre ici, il convient d’abord de préciser le statut du rationalisme et de la rationalisation dans l’œuvre wébérienne, objets de nombreux travaux (Boudon, 2012 ; Brubaker, 1984 ; Colliot-Thélène, 1997, 2009 ; Gane, 2002 ; Kalberg, 1980, 2002 ; Müller, 2014 ; Roth, 1987 ; Schluchter, 1985 ; Whimster & Lash, 1987 ; etc.). Si M. Weber ne mobilise pas immédiatement la notion dans ses écrits, les thématiques et les interrogations qui lui sont liées sont présentes dès ses premiers travaux. Le thème majeur de l’origine et des conséquences du capitalisme moderne a très tôt imprégné ses réflexions. On le voit dès 1889 dans Zur Geschichte des Handelsgesellschaften im Mittelalter où M. Weber soulève la question de la genèse historique de cette forme spécifique d’économie. Plus précisément encore, dans les Agrarverhältnisse im Altertum (1897), il visait à dégager les caractères propres de l’économie antique et cherchait ainsi à préciser les obstacles qui empêchaient la formation d’un capitalisme comparable à celui de l’époque contemporaine. Il faut également rappeler le projet scientifique des Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik tel qu’il fut formulé en 1904 par Werner Sombart, Edgar Jaffé et Max Weber : la revue cherchait à développer « la connaissance historique et théorique de la signification globale de l’évolution du capitalisme pour la civilisation ». M. Weber le précisera à nouveau dans la fameuse « Vorbemerkung » qui ouvre, en 1920, les essais sur la sociologie des religions (Weber, 1996 [1910-1920] : 489-508). Là on trouve ce qui constitue à l’évidence le fil conducteur à partir duquel on peut comprendre une œuvre aussi foisonnante que celle de M. Weber. Le comparatisme wébérien ne se déploie pas tous azimuts, il est bien commandé par une interrogation orientée exclusivement vers l’intelligence de la civilisation occidentale.
La particularité du rationalisme occidental moderne peut être expliquée de deux manières, soit avant toute chose par les conditions économiques, soit inversement par les dispositions qui conduisent les hommes à adopter les formes déterminées d’une conduite de vie caractérisée par un rationalisme pratique.
Comme M. Weber le souligne dans la « Vorbemerkung », c’est à ce « versant de la relation causale » qu’il s’est attaché prioritairement. C’est en ce sens qu’il s’est donné pour but d’analyser le développement d’un « style de vie » éthique adéquat au capitalisme naissant de l’époque moderne, et « rien d’autre », comme il le souligne avec fermeté dans les Antikritiken (Weber, 1996 [1910-1920] : 133-163).
Comme il n’y a pas, pour M. Weber, d’action sans dispositions à agir qui structurent une conduite de vie, il lui fallait aussi comprendre comment certains contenus de croyances religieuses ont conditionné l’apparition d’une « mentalité économique ». Pour cette raison, il s’est intéressé aux potentialités rationalisatrices des religions de la transcendance dans la mesure où les prophéties de salut-délivrance ont orienté la conduite de vie autour de la recherche d’un bien de salut, permettant ainsi une systématisation rationnelle de la conduite de vie.
Sans partager nécessairement la perspective linéaire qui est celle de Jürgen Habermas dans le chapitre qu’il consacre à la théorie de la rationalisation chez M. Weber dans Théorie de l’agir communicationnel (1987 [1981]), il est donc possible d’admettre que le rationalisme occidental a été précédé et préparé par une rationalisation à laquelle les grandes religions mondiales ont pris une part prépondérante.
Le paradoxe central du capitalisme est bien celui de la naissance, dans un contexte religieux, d’un type d’homme nouveau (orienté vers la recherche de la rationalité instrumentale ou formelle) dont l’universalisation risque de conduire à une perte de sens des relations sociales, alors même que se poursuivrait l’expansion de la mainmise rationnelle sur la nature et sur le monde social.
Cette théorie liant rationalisation et capitalisme a fait l’objet de nombreuses controverses, interprétations et tentatives d’instrumentalisation (Müller & Sigmund, 2014).[…] »
– Bezes, P., Billows, S., Duran, P. & Lallement, M. (2021). Introduction. Pour une sociologie de la rationalisation: De Max Weber aux programmes de recherche contemporains. L’Année sociologique, 1(1), 11-38.
« […] La réception de l’œuvre de Max Weber n’a été que progressive, particulièrement en France. Sa stature ne s’impose, en Allemagne, qu’une dizaine d’années après sa mort, de même qu’aux États-Unis, notamment grâce au sociologue Talcott Parsons qui s’inspire de Weber dans sa théorisation de l’action sociale et qui traduit L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme en anglais.
En France, la domination de l’école durkheimienne avant la première guerre mondiale, puis, après guerre, la prégnance de la pensée marxiste, permettent d’expliquer la lenteur de la réception d’une œuvre qui était, pour une large part, en opposition avec ces deux courants de pensée. C’est essentiellement à Raymond Aron que l’on doit (en majeure partie grâce à son ouvrage La sociologie allemande contemporaine paru en 1935) la découverte, en France, de Max Weber. Depuis, l’œuvre n’a cessé d’exercer son influence sur l’ensemble de la sociologie française : ainsi, des figures aussi opposées que celle de Raymond Boudon et de Pierre Bourdieu s’en réclament. Les traductions françaises, longtemps lacunaires et de mauvaise qualité, ont connu, depuis une quinzaine d’années, un fort développement, notamment sous l’impulsion du traducteur Jean-Pierre Grossein qui a proposé, en 2003, une nouvelle traduction de L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. On peut voir, dans cette activité éditoriale, l’importance toujours croissante et l’actualité jamais démentie d’une pensée sociologique de premier plan.[…]
La philosophie contemporaine, notamment l’École de Francfort, a été marquée par sa caractérisation de la modernité comme rationalisation de la vie.
Par les travaux de Catherine Colliot-Thélène, les lectures de Weber ne sont plus perçues comme anti-Marx. On sait que Weber a en effet lu Marx. Dans son Max Weber et l’Histoire, elle cite entre autres une confidence faite par Max Weber peu avant sa mort à un de ses amis : « La sincérité d’un intellectuel aujourd’hui, singulièrement d’un philosophe, peut se mesurer à la façon dont il se situe par rapport à Nietzsche et à Marx. Celui qui ne reconnaît pas que sans le travail de ces deux auteurs, il n’aurait pu mener à bien une grande partie de son travail se dupe lui-même et dupe les autres. Le monde intellectuel dans lequel nous vivons a été en grande partie formé par Marx et Nietzsche. ». Le chapitre 2 de cet ouvrage fait le point sur « Max Weber et le marxisme ». On trouve déjà chez Bourdieu cette idée que Weber peut être lu comme une prolongation de Marx.
Sa sociologie politique, en particulier sa définition de l’État moderne comme groupement politique détenant le monopole de la violence physique légitime, exerce toujours une influence considérable sur la pensée politique moderne. […] »
« Max weber et karl marx, par Karl Löwith : [note de l’éditeur : « Max Weber et Karl Marx » publié en 1932 est le premier portrait parallèle des deux penseurs. Dans cet ouvrage, il importe à Karl Löwith de faire appréhender la constitution capitaliste de l’économie et de la société modernes. Du côté de Weber, une interprétation du capitalisme à partir de la rationalisation ; du côté de Marx, une critique unitaire du capitalisme qui prend pour fil conducteur l’aliénation de soi, le coeur de la pensée marxienne selon Karl Löwith. ] »

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« La mondialisation n’est pas nouvelle » est un texte d’Immanuel Wallerstein qui constitue la postface (de l’édition 2002) de son ouvrage Le capitalisme historique dont la parution originale remonte à 1983. L’ouvrage de Wallerstein, théoricien du « système-monde », présente l’évolution du capitalisme au cours des cinq derniers siècles en montrant ce qui a changé et ce qui n’a pas changé.
Selon moi ce qui a changé c’est l’esprit du capitalisme moderne. L’on a vécu dans les années 1970-1980 un tournant décisif, les années 1990 furent celles de la consolidation de ce bouleversement, les années 2000 sa normalisation, et aujourd’hui la norme est naturalisée (ou essaie de l’être). Ce qui a changé d’après mon observation, c’est la transition d’un capitalisme à l’éthique protestante d’inspiration calviniste à un capitalisme qu’il ne serait abusif de qualifier de désinhiber (en comparaison de l’ascétisme monastique de l’éthique protestante calviniste).
Ce nouvel esprit a beaucoup de ressemblance avec cette espèce de mélange de cupidité sans limites, d’hédonisme sans retenu, et d’exhibitionnisme matérialiste qui a fait de l’indécent et de l’obscène une façon d’être et de faire. Ce nouvel esprit capitaliste me fait souvent penser aux mouvements born again, aux nouveaux mouvements évangélistes d’un protestantisme renouvelé par une lecture post-calviniste de la bible.
Le nouvel esprit du capitalisme moderne est me semble-t-il cet évangélisme, essentiellement fondamentaliste et conservateur. Et je le dirais même beaucoup rétrograde. Daté, périmé, en dehors de son temps, et coincé comme tous les fondamentalismes religieux, comme tous les mouvements religieux conservateurs, dans un siècle qui n’est pas celui de notre contemporanéité, notre postmodernité.
Le capitalisme d’aujourd’hui n’est pas vraiment le capitalisme moderne étudié et décrit par Max Weber, du moins c’est mon sentiment ou mon observation. Le capitalisme contemporain n’a plus grand-chose à voir avec les austères de Jean Calvin, il est désormais aussi bling-bling que possible (là est une des grandes différences avec le capitalisme moderne), toujours une course effrénée à l’accumulation de richesses dans un esprit d’individualisme ne renonçant à rien pour le toujours-plus, et l’ostentatoire.
L’espèce d’ascèse du capitalisme à l’éthique protestante puritaine est très loin. Le travail n’est plus une question de manger à sa faim, d’avoir une vie digne ou de dignité (une vie décente dans le sens matériel du terme), ni plus une question de contribution sociale à cet eudémonisme collectif social, le travail a atteint les sommets de l’irrationalité et de l’immoralité.
Dieu étant mort l’activité économique ou professionnelle est consacrée d’abord ou principalement à la gloire de la personne – nouveau dieu (et c’est là selon moi la grande différence, parce que la mort de dieu balaie la notion de prédestination et celle de la quête du salut de l’âme qui servaient en quelque sorte et d’une certaine manière de digue ou de balise, avec la mort de dieu rien ne semble désormais – même pas la notion d’Humanité – arrêter ce nouvel esprit du capitalisme contemporain, tout est désormais possible).
Voilà, principalement, dans la mondialisation nouvelle, ce qui a changé : il n’y a pas de « nouveau » capitalisme (il y a un nouvel esprit du capitalisme déjà connu). La mondialisation qui n’est pas une nouveauté (sur le plan historique) n’étant que le système capitaliste déjà connu – la mondialisation c’est le « capitalisme historique » pour reprendre Wallerstein. Ce qu’il y a de singulier avec la mondialisation contemporaine c’est la planétarisation du connu (la planétarisation du capitalisme historique qui illustre son triomphe sur tous les autres systèmes de pensée, d’idée(s), d’idéologie).
Mais pour Wallerstein, cette singularité est en elle-même une nouveauté, et la nouveauté dans la nouveauté est la crise du capitalisme qui pour lui est une « période de la transition vers un autre système ». Le système actuel selon Wallerstein ne peut plus durer et perdurer, il est entrain d’épuiser ses mécanismes d’ajustement. Pour dire, notre contemporanéité est la fin d’un monde, le moment qui précède l’émergence d’un nouveau monde, le moment qui construit un nouveau monde post-capitaliste.
Avant, Max Weber l’avait bien montré dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, l’économie capitaliste c’était « l’espoir d’un profit par l’exploitation des possibilités d’échange, c’est-à-dire sur des chances (formellement) pacifiques de profit ». Pour Weber, « La « soif d’acquérir », la « recherche du profit », l’argent, de la plus grande quantité d’argent possible, [n’avaient] en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme », « L’avidité d’un gain sans limite [n’impliquait] en rien le capitalisme, bien moins encore son « esprit ». Le capitalisme s’identifierait plutôt avec la domination [Bändigung], à tout le moins avec la modération rationnelle de cette impulsion irrationnelle [qu’est la recherche frénétique obsessionnelle irrationnelle du profit, l’accumulation des richesses au-delà de son propre intérêt, de son propre bonheur]. »
Aujourd’hui comme hier, Weber le montre : « Mais il est vrai que le capitalisme est identique à la recherche du profit, d’un profit toujours renouvelé, dans une entreprise continue, rationnelle et capitaliste – il est recherche de rentabilité. Il y est obligé. Là où toute économie est soumise à l’ordre capitaliste, une entreprise capitaliste individuelle qui ne serait pas animée [orientiert] par la recherche de la rentabilité serait condamnée à disparaître ».
Aujourd’hui comme hier, il est clair que le capitalisme – d’après la définition wébérienne comme action économique vouée à la recherche rationnelle du profit – n’est pas le propre de l’occident, puisque « entreprise capitaliste et entrepreneur capitaliste sont répandus à travers le monde depuis des temps très anciens, non seulement en vue d’affaires isolées, mais encore pour une activité permanente », « Toutefois, c’est en Occident que le capitalisme a trouvé sa plus grande extension et connu des types, des formes, des tendances qui n’ont jamais vu le jour ailleurs. »
Le capitalisme : universalité et intemporalité d’un ordre économique
L’activité économique capitaliste a en effet quelque chose d’universelle voire d’intemporelle, car la recherche du profit et l’accumulation de la richesse ont été presque expérimentées par tous les peuples à un moment donné ou un autre de leur histoire.
Presque parce que tous les peuples (ou toutes les civilisations) n’ont pas été naturellement des capitalistes, certains peuples pratiquaient du troc. Il ne s’agissait par de recherche de profit dans le sens wébérien (d’acquisition de la richesse – matérielle), il était question d’échange équitable de services et de produits, d’objets (j’évite soigneusement d’utiliser le mot biens pour montrer que tous les peuples du monde n’ont pas eu ou n’ont pas la même conception occidental de ce mot, ne lui donne pas le même sens, ne renvoie ainsi pas à la même réalité). Exemple : j’avais du riz (ou j’étais cultivateur de riz) et vous producteurs de tomates, on procédait à un échange, je vous donnais du riz et vous de la tomate, notre relation était équitable dans le sens qu’elle était juste, se faisait dans le respect des règles d’équité, il ne s’agissait pas d’exploitation de l’un par l’autre mais de satisfaction réciproque de besoins dans un esprit non pas de coopération (ou d’enrichissement mutuel, encore moins de compétition) mais davantage de solidarité (une communauté d’intérêts poussant les acteurs de l’échange à une aide mutuelle).
On peut retrouver cette pratique dans de nombreuses civilisations, cultures, populations, et ce à travers tous les âges de l’Humanité. Le troc était une manière d’être en société, une éthique – au-delà de la simple activité d’échange, au-delà de la rencontre des intérêts, c’était aussi une communautarisation une collectivisation des bénéfices servant au renforcement du bien commun. Et on considérait que l’autre avait toujours quelque chose à donner en échange, matériel ou non, il avait une valeur contributrice à l’intérêt commun, mutuel (en ce sens la relation entre les individus – égaux à égaux – était effectivement gagnante-gagnante, et sur un plan macro la communauté la collectivité en bénéficiait réellement). Dans certains villages africains notamment, les plus démunis ou les plus mal au point n’étaient pas regardés comme sans valeur (« économique », fonctionnelle, sociale, par exemple), mais comme membres essentiels du corps social. Ils étaient intégrés dans les activités quotidiennes et leur talent spécifique (puisque l’idée était que tout individu était doté naturellement d’un talent spécifique) reconnu soutenu mis à contribution de la communauté entière. Personne n’était rien, n’était dépréciée, chacun avait sa place dans la communauté (une place qui ne soit pas celle des abîmes) et donnait de lui pour le bien-être de tous.
« Et si tout avait commencé avec le troc?
Le troc existe depuis que l’homme est apparu sur la Terre. Il a en effet commencé dès qu’un être suffisamment intelligent a pu comprendre qu’il pouvait échanger un silex contre une peau de bison sans devoir aller le chasser lui-même…
L’origine du troc se confond avec celle de l’homme. Mais à l’ère paléolithique, l’économie de survie des chasseurs n’a pu donner lieu à des échanges importants.
Au néolithique, avec l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, les hommes ont commencé à échanger leurs surplus sur base du troc. Le commerce a donc précédé le métier de commerçant. Cette économie villageoise de production va vite évoluer comme en témoignent les traces d’un trafic se déroulant déjà sur de longues distances. Ainsi, des pierres étaient exportées sous forme de lames brutes que les artisans locaux finissaient de tailler. Des stocks ont été découverts qui paraissent indiquer qu’il existait déjà une sorte de « réseau commercial ». Plusieurs exemples peuvent être cités: l’obsidienne utilisée sur l’île de Chypre venait d’un lointain volcan d’Anatolie (Turquie); le silex jaune de Touraine (France) était exporté vers la Suisse; l’ambre jaune (résine fossile) des pays baltes parvenait dans le bassin méditerranéen.
Le troc a toujours compensé l’absence d’une monnaie commune.
Rouliers des mers et navigateurs intrépides, les Phéniciens, dès le VIIIème siècle avant notre ère, poussèrent très loin hors de la Méditerranée leurs investigations. Au Vème siècle avant J.C., le grec Hérodote dans ses « Histoires » nous explique leur technique: « Lorsqu’ils ont débarqué leurs marchandises, ils les déposent en rang le long de la grève, se rembarquent sur leurs vaisseaux, et font de la fumée. Les indigènes, voyant cette fumée, se rendent au bord de la mer, déposent de l’or qu’ils offrent en échange de la cargaison, et s’en retournent à distance. Les Carthaginois débarquent, examinent l’or; s’il leur paraît équivaloir à la cargaison, ils l’enlèvent et s’en vont; s’il ne leur paraît pas équivalent, ils remontent sur leurs vaisseaux et s’y tiennent. Les indigènes s’approchent et ajoutent l’or à ce qu’ils avaient déposé, jusqu’à ce qu’ils les aient satisfaits. Ni l’une ni l’autre des parties, disent les Carthaginois, ne fraudent. »
De son côté, Ibn Battuta, grand voyageur arabe du XIVème siècle, ne manque pas de signaler les pratiques d’échange qu’il a observées: « Les noirs utilisaient le sel dans le commerce comme l’or ou l’argent sont utilisés ailleurs. Ils le coupent en petits morceaux et s’en servent pour acheter ou vendre. » Il faut savoir à ce propos que les Éthiopiens acquittèrent leurs impôts en barres de sel jusqu’en 1920!
Au XVIème siècle, lorsque les bateaux des explorateurs européens accostaient des terres inconnues, ils proposaient de la verroterie contre des vivres frais. Mais d’autres instaurèrent le commerce triangulaire basé sur l’échange scandaleusement fructueux d’esclaves noirs de Guinée contre de vieux fusils et des perles de verre coloré…
Aujourd’hui, cet esprit particulier se voit quelques fois en occident dans les groupes/ communauté de troc, et pourrait se résumer de la manière suivante : j’ai une chambre à coucher de libre chez moi, toi l’itinérant je t’invite à venir chez moi aussi longtemps que tu as besoin, je t’offre le gîte et le couvert, en retour tu t’impliques dans la gestion quotidienne de notre habitat (ou que tu t’impliques en faisant ce qui est dans tes cordes, aller aider la p’tite vieille de la maison d’à côté par exemple, etc.). Le troc, à une échelle micro sociale, dans nos sociétés (post)modernes, c’est aussi cela. La philosophie du troc est la base économique du panafricanisme théorisé par Kwame Nkrumah.
Cette idée de troc pervertie par le réalisme s’est vue dans cet épisode un peu terrible et beaucoup indigne (en tout euphémisme) que fût le programme pétrole contre nourriture dans les années 1990 (je veux dire envahir un pays ou contribuer à sa déstabilisation, lui imposer des embargos et des sanctions économiques qui asphyxient son économie, qui affament sa population, dans le but de renverser un régime politique qui nous déplaît, créer les conditions d’un profond et grand désastre humanitaire, puis se poser en sauveur ou libérateur humaniste, proposer un troc d’un type « ton pétrole contre de la nourriture », c’est simplement du foutage de gueule – hier c’était l’Irak, avant-hier Cuba, aujourd’hui le Venezuela).
Cette idée de troc pervertie à outrance se voit aussi dans la conceptualisation du « codéveloppement » ou de « partenariat économique gagnant-gagnant » (comme il se lit dans les « nouvelles » relations Nord-Sud) – et encore une fois cette idée du troc a été dépouillée de son esprit originel, ce troc du « codéveloppement » est au fond beaucoup d’indignité d’iniquité, d’injustice, servant à l’exploitation de l’autre et à sa totale domination.
Pour revenir à Weber, donc, presque tous les peuples du monde ont été à un moment donné des capitalistes, la mondialisation (ou la conquête colonialiste, l’exploitation esclavagiste, l’impérialisme économique) a rendu ce fait quasi universel.
Le capitalisme, plus qu’une activité économique, plus qu’un ordre économique : un « éthos »
» Traditionnellement, l’antique notion grecque d’ethos a servi à nommer ce moment
où la pratique se meut en fonction du «caractère», d’un « l’esprit » particulier. […] En sociologie, l’usage habituel de l’ethos en fait une catégorie explicative des comportements, une dimension de l’être-au-monde qu’il devient alors possible de nommer: l’ethos puritain chez Weber, l’ethos de la science chez Merton, l’ethos d’une institution, d’un groupe, d’une profession, l’ethos individualiste, moderne, maternel, artisanal, etc. […] Toutefois, en parallèle de cette définition rhétorique, le sens le plus souvent attribué à la notion d’ethos dans les sciences sociales dérive plutôt de sa
signification de sens commun, le «caractère » et les mœurs, voire de son sens
archaïque de «manière d’habiter». C’est certainement dans l’œuvre de Max Weber que l’usage sociologique du terme ethos se cristallise le plus fermement. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme présente un concept d’ethos abstrait, non oratoire, ni même relié à un individu spécifique, mais plutôt lié à une collectivité formée autour de certaines valeurs partagées: l’ethos de l’ascétisme protestant évoque les dispositions religieuses et traditionnelles traduites dans la pratique des puritains, une éthique incarnée dans les pratiques. […] Dans Le savant et le politique, l’ethos de la politique désigne la manière
dont la politique constitue un référent éthique qui guide les pratiques, une
«cause à défendre». […]
Dans les deux œuvres, il s’agit de révéler les schèmes de pensées ou de
valeurs qui prédisposent à certaines manières d’agir et d’être au monde.
L’ethos se rapporte ainsi à un ensemble cohérent de dispositions pratiques,
quelque chose comme un style de vie prenant appui sur un «esprit », comme
le définit Clifford Geertz dans un autre contexte :
Puisque nous allons parler de la «signification», commençons par un paradigme :
les symboles sacrés servent à synthétiser l’ethos d’un peuple – la tonalité, les
caractéristiques de sa vie, son style et ses modalités esthétiques et morales, sa
vision du monde, l’image qu’il se fait de la réalité et ses idées sur l’ordre des
choses. En matière de croyances et de pratiques religieuses l’ethos d’un groupe
apparaît comme rationnel si l’on montre qu’il correspond à un mode de vie
parfaitement adapté à une situation donnée que décrit cette vision du monde.
L’ethos désigne l’espace des valeurs, « l’esprit », le « lieu éthique» de la
pratique, non dépourvu d’une certaine rationalité qui permet l’adéquation
entre cette pratique et le monde, tel qu’il est vu par celui qui agit. »
– Bédard, P. (2015). « L’ethos en sociologie : perspectives de recherche pour un concept toujours fertile ». Cahiers de recherche sociologique, (59-60), 259–276.
Le capitalisme comme observé par Weber ce n’est pas que activité économique, c’est avant tout ethos. Un esprit, une mentalité, une conception de l’Homme inspirée nourrie structurée à partir de préceptes religieux (la question de recherche posée par Weber est la suivante : « de quelle façon certaines croyances religieuses déterminent-elles l’apparition d’une « mentalité économique », autrement dit l’ « éthos » d’une forme économique ? »).
Derrière le capitalisme examiné par Weber, il y a deux visions théologiques opposées : le catholicisme et le protestantisme. Et celle qui a longtemps dominé dans l’occident moderne est « l’éthique rationnelle du protestantisme ascétique ».
L’esprit capitaliste moderne a été élaboré à partir de « motifs purement religieux », de telle sorte que les manifestations les pratiques les buts les doctrines du capitalisme ne sont pas pour Weber une question de culture ou de société mais véritablement une affaire d’éthique religieuse, d’une idéologie religieuse comme conception de l’Homme (sens et valeur).
L’esprit du capitalisme moderne n’est pas seulement « l’audace commerciale » et une « certaine disposition personnelle » morale, c’est « le caractère d’une maxime éthique pour se bien conduire dans la vie », contrairement à tout ce que l’on a pu observer avant (« Car si le capitalisme a existé en Chine, aux Indes, à Babylone, dans l’Antiquité et au Moyen Age […] c’est précisément cet éthos qui lui faisait défaut »).
Une éthique (que l’on pourrait qualifier d’) utilitariste (« L’honnêteté est utile puisqu’elle nous assure le crédit. De même la ponctualité, l’application au travail, la frugalité ; c’est pourquoi ce sont là des vertus […] l’apparence de l’honnêteté peut rendre le même service ; que cette apparence suffirait et qu’un surplus inutile de cette vertu apparaîtrait aux yeux de [Benjamin] Franklin [dont le père était calviniste, Benjamin Franklin qui fût ainsi élevé dans la stricte éducation calviniste] comme étant une prodigalité improductive. […] D’après Franklin, ces vertus, comme toutes les autres, ne seraient des vertus que dans la mesure où elles seraient réellement utiles à l’individu ; et la simple apparence suffirait si elle pouvait assurer le même service ») dont la source s’appuie sur la révélation divine (« Le fait que l’utilité des vertus lui ait été révélée par Dieu, qui voulait ainsi le vouer au bien, montre clairement qu’il existe ici tout autre chose que des maximes égocentriques agrémentées de morale »).
Une éthique « entièrement dépouillée de tout caractère eudémoniste, voire hédoniste », en d’autres mots : « Ici, le summum bonum peut s’exprimer ainsi : gagner de l’argent, toujours plus d’argent, tout en se gardant strictement des jouissances spontanées de la vie. L’argent est à ce point considéré comme une fin en soi qu’il apparaît entièrement transcendant et absolument irrationnel sous le rapport du « bonheur » de l’individu ou de l’ « avantage » que celui-ci peut éprouver à en posséder. Le gain est devenu la fin que l’homme se propose ; il ne lui est plus subordonné comme moyen de satisfaire ses besoins matériels. » Ainsi contrairement à d’autres conceptions du capitalisme, le capitalisme moderne tel qu’il a émergé en occident a constitué un « renversement de ce que nous appellerions l’état de choses naturel », « si absurde d’un point de vue naïf ». Renversement « est manifestement l’un des leitmotiv caractéristiques » de ce capitalisme et cet ethos est resté longtemps « entièrement étranger à tous les peuples qui » n’avaient pas « respiré de son souffle ».
Partant de ce constat, la question posée en filigrane dans le livre de Weber est la suivante : pourquoi les hommes se doivent-ils de gagner de l’argent ? Pourquoi la recherche du profit, la recherche de richesses, l’accumulation de la richesse, est moralement « bien », et même une obligation morale ?
Avant de répondre à cette question, il importe de saisir que dans cet éthos « Gagner de l’argent – dans la mesure où on le fait de façon licite – est, […] le résultat, l’expression de l’application [de l’effort] et de la compétence au sein d’une profession [du travail] ». Dès lors, le devoir de tout homme est de travailler, ce « devoir s’accomplit dans l’exercice d’un métier, d’une profession [Berufspflicht], c’est l’idée caractéristique de l’ « éthique sociale » de la civilisation capitaliste ; en un certain sens, elle en est le fondement. C’est une obligation que l’individu est supposé ressentir et qu’il ressent à l’égard de son activité « professionnelle », peu importe celle-ci ».
« L’ethos est-il vraiment un principe explicatif des comportements? Pour Rémy,
Voyé et Servais, l’ethos constitue effectivement un «principe organisateur»
des comportements. Organisateur, mais non «générateur» comme l’habitus
défini par Pierre Bourdieu. Si cette nuance capitale interdit de confondre les
deux notions, qu’est-ce qui les distingue alors?
Bourdieu utilisera un temps la notion d’ethos, avant de l’abandonner
pour en faire une dimension du concept plus vaste d’habitus. Comme il
l’explique lui-même :
La notion d’habitus englobe la notion d’ethos […] La force de l’ethos, c’est que
c’est une morale devenue hexis, geste, posture. […] L’habitus, comme le mot
le dit, c’est ce que l’on a acquis, mais qui s’est incarné de façon durable dans le
corps sous forme de dispositions permanentes.
L’habitus, pour celui qui l’a fait entrer dans l’outillage théorique de la
discipline, se définit comme «un système engendré par des pratiques régulières, qui engendre des pratiques conformes ». Ainsi, ce concept permet à
Bourdieu d’orienter ses recherches autour de ses préoccupations spécifiques,
attachées à comprendre les mécanismes de la reproduction sociale, et les
déterminants de celle-ci.
En tant que concept sociologique, l’ethos permet-il le même genre de
«découvertes» à propos des mécanismes et des déterminants? Pas tout à fait.
Car l’ethos n’est pas un système, il ne permet pas de trouver des déterminants stables, mais plutôt de comprendre des occurrences multipliées, dans
leur articulation à un contexte symbolique spécifique, fait de représentations
collectivement partagées.
L’ethos n’engendre pas de «pratiques conformes »,
car même chez une seule personne, il se caractérise par sa dynamique et sa
relation dialectique aux contextes pratiques et symboliques. Pour demeurer
un concept opératoire efficace, l’ethos ne doit pas être substantifié. Si l’habitus est un système, l’ethos ne s’observe qu’en processus et en actions. »
– Bédard, P. (2015). « L’ethos en sociologie : perspectives de recherche pour un concept toujours fertile ». Cahiers de recherche sociologique, (59-60), 259–276.
Capitalisme ou l’intériorisation d’une idéologie par les individus : la question de la conscience de soi
« L’expression « conscience de soi » peut avoir deux sens :
→ 1. Elle désigne la connaissance qu’a l’homme de ses pensées, de ses sentiments et de ses actes.
→ 2. Elle désigne la capacité qu’a l’homme de faire retour sur ses pensées ou ses actions.
Même si cette conception du devoir comme le note Weber n’est pas le propre du capitalisme, et (Weber le concède aussi) que son maintien n’est pas « actuellement nécessaire à la perpétuation du capitalisme moderne », il n’en demeure pas moins que « Chacun trouve aujourd’hui en naissant l’économie capitaliste établie comme un immense cosmos, un habitacle dans lequel il doit vivre et auquel il ne peut rien changer – du moins en tant qu’individu. Dans la mesure où l’individu est impliqué dans les rapports de l’économie de marché, il est contraint à se conformer aux règles d’actions capitalistes. Le fabricant qui agirait continuellement à l’encontre de ces règles serait éliminé de la scène économique tout aussi infailliblement que serait jeté à la rue l’ouvrier qui ne pourrait, ou ne voudrait, s’y adapter ».
Pour dire, l’individu naît de nos jours, vit, dans une communauté d’idée(s) qui constitue en soi un univers de sens et de significations qu’il intériorise de telle sorte qu’il peut ne pas voir de problème avec la mise en place (l’instauration) d’un ordre des choses particulier.
Il peut ne pas voir de problème dans le « processus de sélection économique » qui ne valorise que ceux qui sont « les mieux adaptés » et qui sont « nécessaires » au système (puisque l’idée qui sous-tend ledit système rend naturel une telle manière de faire).
Cet individu ne verra pas le problème qu’il y a dans ce « mode de vie, cette façon d’envisager sa besogne, si bien adaptés aux particularités du capitalisme » qui normalisent voire moralisent la sélection des individus selon leur utilité (sociale, économique) et la domination de certains sur les autres. Cet individu, né, éduqué, modelé, signifié, re signifié, par une société qui elle incarne une idée précise de la nature humaine par exemple.
Cet individu adhère ainsi naturellement à cette « conception commune » du sens de l’Homme, du sens du travail, du sens de l’argent, de la valeur de l’Homme, de la valeur du travail, de la valeur de l’argent.
La conscience de soi se fait, selon cette perspective, dès lors à partir et dans une communauté d’idée(s), l’agentivité des individus semble donc un mythe ou relative. Un regard marxiste verra cette conscience de soi (individuelle) – produit de la société – comme un ensemble d’illusions que l’individu se fait de lui-même, individu complètement sous contrôle de la communauté d’idée(s) ou pour dire de l’idéologie, absorbé totalement ou avalé entier par cet univers de sens et de significations. Un regard spinoziste verra cet individu comme un Homme qui croit qu’il « possède un libre arbitre mais il est tout au long de sa vie constamment diriger par des lois ». Un regard linguistique s’appuyant sur l’hypothèse Sapir-Whorf verra cet individu prisonnier d’une langue structurant son rapport au monde, sa connexion au monde, son expression du monde et de lui-même, et balisant sa pensée car personne ne peut penser au-delà et en dehors de sa propre langue ou d’une langue apprise.
Dans cette perspective, c’est la langue qui ordonnance la pensée, la pensée est assujettie à ce que la langue permet de dire, de concevoir, dans l’esprit de cette langue, et cet esprit découle d’un univers de sens et significations particulier propre à une communauté donnée. Réfléchir ou penser soi-même et le monde, c’est le faire dans l’esprit de sa langue maternelle (qui elle est une façon de dire une communauté d’idée(s)) ou de le faire dans l’esprit d’une langue apprise qui ne soit pas maternelle, ce qui implique un abandon ou un oubli de sa langue maternelle afin de véritablement s’inscrire dans cette autre communauté d’idée(s) cet autre univers de sens et de significations.
Comme le dirait Karl Marx : « […] le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours en pensée dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s’assimiler l’esprit de cette nouvelle langue et à s’en servir librement que lorsqu’il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle, et qu’il parvient même à oublier complètement cette dernière » (Le 18 brumaire de Louis Bonaparte).
Une conscience de soi illusoire donc. C’est d’ailleurs là une des clés d’explication de la théorie marxiste de domination et d’aliénation, puisque selon Karl Marx (et Engels) l’idéologie qu’intériorise l’individu est celle de la classe sociale dominante (qui à ses yeux est la bourgeoisie car c’est elle qui possède les moyens de production matérielle et intellectuelle) : « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à chaque époque, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps, la puissance dominante spirituelle. […] Les pensées dominantes ne sont rien de plus que l’expression idéelle des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font précisément d’une classe la classe dominante ; autrement dit, ce sont les pensées de domination. Les individus qui constituent la classe dominante possèdent, entre autres choses, également une conscience, et en conséquence ils pensent ; dans la mesure où ils dominent en tant que classe et déterminent une époque historique dans toute son ampleur, il va de soi que ces individus le font dans tous les sens et qu’ils dominent donc aussi, entre autres, comme êtres pensants, comme producteurs d’idées, qu’ils règlent la production et la distribution des pensées de leur époque ; leurs idées sont donc les idées dominantes de l’époque. » (Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande).
Capitalisme : la querelle Weber-Marx sur l’infrastructure et la superstructure
Pour Weber, l’idéologie, en tant que « conception commune » de sens et de valeurs, antérieure souvent à l’individu, s’impose « à des groupes humains dans leur totalité ». Le point de démarcation entre le regard wébérien et marxiste est dans « antérieure » (dans l’antériorité et la postériorité). Formulé différemment, si pour Marx et Engels l’idéologie découle (ou se conçoit à partir) de la production matérielle (de l’infrastructure, le vrai monde, le monde de la matière, le monde de la production, des rapports sociaux, on dira en adoptant une terminologie platonicienne : le monde sensible, celui de l’expérience, des phénomènes) – elle est une construction a posteriori, pour Weber l’idéologie comme production non-matérielle est a priori (l’esprit provient du monde intelligible, de l’immatérialité de la raison, ainsi l’ethos précède l’infrastructure, la pensée est antérieure à l’infrastructure, et donc c’est la superstructure qu’est la communauté d’idée(s), le monde des idées, qui engendre ou modèle l’infrastructure). Weber expose ainsi les limites de la « doctrine simpliste du matérialisme historique », il remet en cause ce matérialisme historique comme théorisé par Karl Marx et Friedrich Engels.
Selon Weber, le capitalisme comme « esprit » (comme ethos, univers de sens et de significations, conception particulière de l’Homme de la vie de la société du travail, idée de l’Homme etc., norme de conduite, norme morale, etc.) n’est pas « le reflet » de « situations économiques données » (du monde de production matérielle) – ou dira-t-on de rapports sociaux (ou de luttes de classes).
L’esprit du capitalisme n’est pas tributaire d’un « ordre capitaliste » existant duquel il jaillit en quelque sorte, il est antérieur à l’ordre capitaliste (le « reflet » des conditions « matérielles » sur la superstructure idéelle » « serait pur non-sens » si selon Weber on tient en compte du fait historique que « dans le Florence des XIVe et XVe siècles [le plus grand centre capitaliste de son temps], marché de l’argent et du capital de toutes les grandes puissances politiques, cette attitude [celle de Benjamin Franklin dont la conception morale faisait de la recherche du profit pour le profit une bonne conduite de vie] fût considérée comme éthiquement injustifiable, ou, au mieux tolérée »), c’est avant tout une manière de concevoir et de définir l’Homme (travail, l’argent, la recherche du gain, etc.), c’est d’abord une conception de l’Homme partagée par un groupe d’individus (et non « des individus isolés »).
C’est cette « conception commune » qui structure organise ordonnance modèle le reste : la production matérielle qu’est par exemple le travail l’industrie la gestion des ressources les rapports sociaux etc.
Dans cette perspective wébérienne, la superstructure se bâtit sur une idée ou des idées portées par des individus ou de groupes d’individus, une conception (théorique) de quelque chose. La superstructure – comprise ici comme l’organisation idéologique rationnelle d’un tout – ne se fait pas sans s’appuyer sur une façon de voir (de sentir, d’être convaincu) la réalité (de lui donner du sens) – « l’arrière-plan d’idées » de la vie matérielle.
Le changement social viendrait donc en premier lieu de l’esprit (ou se déroulerait d’abord dans l’esprit), dans le cadre symbolique de sens et de valeurs partagés par un groupe d’individus (avant de se manifester dans la vie matérielle, de se matérialiser dans le réel). Le changement social connaît son acte fondateur ou son premier acte dans l’éthos – le pilier de la superstructure (la fondation véritable de la réalité sociale, économique, politique, etc).
Pour Marx et Engels, ce n’est pas la superstructure (les productions non-matérielles que sont les institutions, les lois, la religion, la philosophie, la morale, la conscience des individus ou de soi, etc.) qui impulse le changement social mais plutôt l’infrastructure (les productions matérielles qui font l’existence sociale). Ainsi, pour les théoriciens du matérialisme historique (compris simplement ici comme une analyse de l’histoire ou des faits historiques à partir des rapports sociaux, des moyens de production matérielle, des institutions, qui sont de cette manière considérés comme faits matériels explicatifs de la réalité historique et sociale) : « […] dans la production sociale de leur existence, les humains nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles [l’infrastructure]. L’ensemble de ces rapports forment la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique [la superstructure], et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. » (Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique).
Capitalisme, lutte des classes, société bourgeoise : le matérialisme historique, une grille de lecture marxiste de l’Histoire
J’ouvre ici une petite parenthèse sur le matérialisme historique. Celui-ci je dirais est une façon de lire, d’expliquer, et même de comprendre les évènements historiques. C’est adopter une perspective comme plus haut mentionné d’analyse des rapports sociaux, des classes sociales, de la réalité sociale vécue par les individus, comme éléments transformationnels, déclencheurs, créateurs, d’un moment historique. Ces éléments sont regardés essentiellement (ou généralement) à partir de la grille de lecture qu’est l’économie (ou de l’économie politique, précisément me semble-t-il de celle de l’école historique allemande qui méthodologiquement parlant intègre une grande pluralité de variables : institutions, forces sociales, pensées ou idéologies en interaction, contextes et diverses situations, l’historicisme – inscription de la réalité économique dans le temps historique, etc., un raisonnement plus inductif, plus empirique, etc.).
Le matérialisme historique est ainsi une « conception matérialiste de l’histoire », « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé » (Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte). Et l’une de ces conditions est l’économie, les rapports de classes sociales, etc.
Pour illustrer cette compréhension du matérialisme historique, je prendrai le cas de la seconde guerre mondiale comme évènement historique. Je vais adopter une approche historiographique de ce moment afin de montrer les différentes méthodes (qui sont critiques et de réévaluation) d’analyse du fait historique, le but étant de présenter ses méthodes comme des façons d’aborder de lire de donner du sens à un évènement historique. Elles sont souvent liées à une idéologie, à un récit idéologique.
Si on se place dans le cas occidental, des vainqueurs – étatsuniens, la seconde guerre mondiale est le combat qui opposait une conception libérale de l’Homme et de la société démocratique à une conception racialisée de l’Homme et fasciste de la société, il s’agit d’un conflit pour faire triompher la liberté (Franklin Delano Roosevelt, dans son Discours des quatre libertés prononcé le 6 janvier 1941, l’exprime clairement : « Dans les jours à venir, que nous cherchons à rendre sûrs, nous entrevoyons un monde fondé sur quatre libertés essentielles. La première est la liberté de parole et d’expression – partout dans le monde. La deuxième est la liberté de chacun d’honorer Dieu comme il l’entend – partout dans le monde. La troisième consiste à être libéré du besoin […] – partout dans le monde. La quatrième consiste à être libéré de la peur […] – n’importe où dans le monde. »).
Ainsi, c’est sans surprise que les premiers historiens étatsuniens (et pas que) examinant cet épisode se sont appesantis sur cette vision pour analyser l’évènement. Il y a eu dans ce premier temps une lecture historique s’associant volontiers au discours idéologique prépondérant dans le camp des vainqueurs (avec notamment une large part faite à la diabolisation de la figure hitlérienne – cf. le texte de Bernd Zymek sur Le processus dialectique de la mémoire collective : l’exemple de l’Allemagne après-guerre).
En France, on a mis dans ce premier temps l’accent sur le résistancialisme – le mythe de la France toute entière résistante qui servait très bien les intérêts politiques de l’époque puisqu’il fallait construire une société unie fédérée solidaire et lui redonner une sorte de fierté ou de dignité après qu’elle fût humiliée par l’occupation allemande. Comme le disait de Gaulle dans son discours à l’Hôtel de Ville (25 août 1944) : « Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé mais Paris libéré » par « son peuple » « avec l’appui et le concours de la France entière : c’est-à-dire de la France qui se bat. C’est-à-dire de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle ». Les premières analyses historiques de la part des historiens iront dans ce sens-là. La France après-guerre dans les livres d’histoire n’est pas celle des collabos, celle de la France complice et actrice de la déportation des Juifs, elle est celle de la mémoire résistante, puis viendra une lecture historique critique qui se souviendra, (re)découvrira les « oubliés de la guerre » (qui étaient aussi les victimes de la résistance ou des actions de la résistance) ou de cette autre France « oubliée » (cf. le livre de Robert Paxton publié en 1973 : La France de Vichy). Un autre moment historique, un autre moment politique aussi.
Et cette réévaluation critique du travail des historiens, encore aujourd’hui, est souvent considérée presque comme blasphématoire, vécue presque comme une profanation de la mémoire (collective, nationale). D’où le débat (souvent virulent) sur le révisionnisme et le négationnisme.
Ces deux exemples me permettent de montrer que dépendamment de la perspective idéologique, du momentum (conjoncture, dynamique) politique, de la méthode adoptée (les deux exemples présentés font une approche politique de la seconde guerre mondiale dans deux sociétés qui malgré leur appartenance au camp des vainqueurs n’avaient pas nécessairement le même récit historique de l’événement), un même fait historique peut avoir plusieurs sens (explications).
Ainsi, le matérialisme historique qui se focalise davantage sur l’économie et le social (non pas sur la dynamique des relations internationales, les enjeux stratégiques, etc.) pourrait expliquer ce qui s’est passé durant la seconde guerre mondiale par exemple en regardant la situation économique (industrielle) étatsunienne allemande nippone, et s’interroger sur les motifs économiques qui auraient pu inciter à la guerre (comme le soulignent Marx et Engels dans L’idéologie allemande : « Les rapports des différentes nations entre elles dépendent du stade de développement où se trouve chacune d’elles en ce qui concerne les forces productives, la division du travail et les relations intérieures. Ce principe est universellement connu. »
En partant de là, s’intéresser « à la structure interne » de ces sociétés car « les rapports d’une nation avec les autres nations » « dépendent du niveau de développement de sa production et de ses relations intérieures et extérieures ». L’un des éléments que l’on pourrait analyser serait par exemple « La division du travail à l’intérieur d’une nation » parce qu’elle « entraîne d’abord la séparation du travail industriel et commercial, d’une part, et du travail agricole, d’autre part ; et, de ce fait, la séparation de la ville et de la campagne et l’opposition de leurs intérêts », avec cette analyse il serait possible d’en arriver à voir comment cette opposition des intérêts conditionnent les actions sociales et les impacts sur les actions politiques, etc.
Le matérialisme historique examine le fait historique en partant par exemple de la division du travail qui constitue les classes sociales, l’examen notamment de la distribution des richesses, des relations qu’entretiennent la bourgeoisie et le prolétariat, de la nature et de l’utilisation voire du développement des moyens de production matérielle (industrialisation, mécanisation, etc.) dans les rapports sociaux (comment ils transforment la réalité économique et sociale, configurent ou reconfigurent les rapports entre les différents groupes d’individus, etc.), ce qui permettrait de constater que l’organisation interne d’une société, « l’ensemble de la vie commerciale et industrielle » constitue « la base de l’État » et le « reste de la superstructure idéaliste », et qu’un État agissant sur la scène internationale par exemple n’est pas coupé de cette base et que ses actions ne s’indiffèrent pas des luttes internes ou dans l’espace intérieur (dans la théorie marxiste il est question de lutte de classes sociales, l’État étant généralement représentatif dans les sociétés capitalistes des intérêts de la bourgeoisie qui détient l’ensemble des forces productives).
Dès lors, la seconde guerre mondiale pourrait être lue comme une guerre économique, une guerre sur le plan interne des nations entre les classes sociales, ayant conduit à l’émergence (avec la victoire des Alliés) de l’espèce de société productiviste occidentale, au renforcement de la société bourgeoise, à la propagation du libéralisme économique qui a redéfinit le réel et l’imaginaire des individus. Etc. Et les faits historiques qui suivent cette fin de la seconde guerre mondiale peuvent être expliqués en se référant à l’évolution de cette nouvelle donne (historicisme) – (« Le premier acte historique [des individus, des êtres humains vivants] par lequel ils se distinguent des animaux, n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence […] Or, cet état de choses ne conditionne pas seulement l’organisation qui émane de la nature ; l’organisation primitive des hommes, leurs différences de race notamment ; il conditionne également tout leur développement ou non développement ultérieur jusqu’à l’époque actuelle. Toute histoire doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l’action des hommes au cours de l’histoire » – Marx et Engels, L’idéologie allemande).
Bref, avec le matérialisme historique, avec la théorie marxiste, les conditions matérielles de l’économie politique et ses influences sur le cours des choses ou le déroulement de l’histoire sont nécessaires dans l’explication des faits historiques. Pour Marx et Engels, c’est la lutte des classes (la guerre ou le conflit entre le prolétariat et la bourgeoisie) qui constitue l’élément-clé d’explication des faits historiques ou des évènements historiques, elle permet de saisir le sens de l’histoire (ce qui est critiquée par Karl Popper dans Conjectures et Réfutations mais aussi dans La Société ouverte et ses ennemis, pour qui l’économisme historiciste marxiste doit être modéré afin d’une part de la rendre méthodiquement réfutable et d’intégrer d’autres éléments d’explications autres que les conditions économiques et sociales ; il importe sans doute de souligner que pour Popper toute science qui ne peut être réfutable, que l’on ne peut falsifier, pour dire qui soit de nature canonique, est une pseudo-science, n’est pas de la science).
La critique wébérienne du matérialisme historique
En fermant cette parenthèse sur le matérialisme historique, revenons à la critique wébérienne émise contre celui-ci. Pour comprendre la critique (vigoureuse) wébérienne du matérialisme historique, je crois (ou j’ai la faiblesse de croire) qu’il faille s’attarder un moment sur la pensée de Marx et Engels, précisément sur l’infrastructure et la superstructure. Comme mentionné plus haut la superstructure est une base essentielle de l’ordre social selon Marx et Engels, elle est l’ensemble des productions non-matérielles qui disent ou expriment les dogmes, les points de vue, les perceptions, les idées, les principes, les convictions, existants dans une société.
La superstructure incarne une réalité sociale, un univers de sens et de significations, qui se manifeste autant dans les institutions politiques, le droit, la religion, la morale, que dans l’art, la culture, etc. Toutes ces manifestations peuvent être regroupées en trois catégories : la forme politique et juridique (l’État), les représentations intellectuelles et collectives (religion, art, philosophie, etc.), la conscience de soi.
L’État dans la pensée de Marx est le fruit de l’infrastructure sans laquelle il n’existe pas (il n’est pas une entité avec une existence autonome, c’est un effet une conséquence de l’infrastructure), l’État est ainsi pour lui une « communauté illusoire ». Pour ce qui est de la conscience de soi c’est aussi une chimère pour Marx puisque « les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles », « De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie ».
En effet, pour Marx, l’idéologie est le produit de la vie matérielle – en ce sens elle n’est pas autonome de celle-ci, la vie matérielle « dépend d’abord de la nature des moyens d’existence déjà donnés » que les hommes sont appelés à reproduire, ce « mode de reproduction » est « un mode déterminé de l’activité de ces individus, une façon déterminée de manifester leur vie, un mode de vie déterminé ». Dès lors, la conscience de soi comme « La façon dont les individus manifestent leur vie » « ce qu’ils sont » « coïncide donc avec leur production » pour dire « avec ce qu’ils produisent » et la « façon dont ils se produisent », la conscience de soi « dépend donc des conditions matérielles de leur production », « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience », « Les phrases creuses sur la conscience cessent, un savoir réel doit être remplacer » « c’est dans le vie réelle que commence donc la science réelle, positive, l’analyse de l’activité pratique, du processus, de développement pratique des hommes » « C’est là où cesse la spéculation » (Marx et Engels, L’idéologie allemande).
On pourrait à la suite de cette constatation dire que pour Marx et Weber la conscience de soi n’a aucun sens en dehors de l’extériorité des individus (sur ce point les deux sont d’accord). Si pour Weber elle est essentiellement dissoute dans l’idéologie, pour Marx elle est inséparable voire elle est le résultat de la vie matérielle (précisément des moyens de production) – de l’ordre social et économique (des moyens de production matérielle), l’idéologie n’étant qu’une abstraction qui est élaborée à partir de la vie matérielle (c’est là je crois la divergence entre les deux penseurs). C’est cette divergence fondamentale me semble-t-il qui permet de saisir la critique wébérienne du matérialisme historique qualifié (il faut le rappeler) de simplissime.
Cette divergence fondamentale pourrait se comprendre par le fait que selon Weber l’idéologie (ou la communauté d’idée(s), la « conception commune » partagée par un groupe d’individus) précède l’infrastructure et constitue le socle même de la superstructure ; alors que chez Marx non seulement la superstructure découle de l’infrastructure mais cette « conception commune » part de l’infrastructure (qui inclut les moyens de production matérielle). Pour Marx, l’infrastructure ce sont les moyens et les conditions de production (ressources naturelles par exemple), les forces productives (mécanisation, industrialisation, aujourd’hui on dira aussi technologisation de la production – et même de la vie, par exemple), les rapports de production (relations entre les classes sociales, les enjeux de domination d’aliénation de salariat de précariat de prolétarisation, par exemple).
Marx le formule dans sa Contribution à la critique de l’économie politique : « A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression juridique. […] Alors commence une ère de révolution sociale. Le changement dans les fondations économiques s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. »
Pour Marx, c’est seulement parce qu’il y a un « bouleversement matériel des conditions de production économique » que l’on peut observer un conflit entre groupes sociaux qui se manifeste dans « les formes idéologiques » que sont « les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques » « dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu’au bout ». En un mot, ce sont « les contrariétés de la vie matérielle » et « le conflit qui oppose les forces productives sociales et les rapports de production » qui expliquent la conscience de soi (l’idée qu’à l’individu de lui-même), et même qui permettent de juger d’une « époque de révolution ».
Dans le Manifeste du parti communiste, Marx et Engels diront à cet effet que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle et que « Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe [sociale] dominante ». La superstructure jouant un rôle de maintien de cette domination, de ce mode de production – c’est-à-dire dans la théorie marxiste de la conservation de l’ordre bourgeois et de la production capitaliste (la théorie marxiste attaque ainsi frontalement la pensée hégélienne, précisément l’idéalisme hégélien considéré – sans le dire explicitement – de bourgeois et de conservateur).
La réponse wébérienne à la théorie marxiste est lapidaire : « l’esprit du capitalisme […] existait sans nul doute dans le pays qui a vu naître Benjamin Franklin [qui est connu par exemple pour avoir affirmé que le temps c’est de l’argent], le Massachussetts, avant que ne se développe l’ordre capitaliste. […] les colonies de la Nouvelle-Angleterre avaient été fondées, pour des raisons religieuses, par des prédicteurs et des intellectuels avec l’aide de petits bourgeois, d’artisans et de yeomen. Dans le cas présent, la relation causale est donc l’inverse de celle que proposerait le matérialisme historique ».
Cette attaque directe de la théorie marxiste est une intention comme mentionné plus haut de montrer les limites du matérialisme historique (et pour Weber de se démarquer de Marx). L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme étant une critique au vitriol de Marx (et d’Engels).
Concrètement, la vie matérielle est ce que pense les individus et non qu’elle définisse leur pensée (d’eux-mêmes). Les individus se conçoivent selon une idéologie et ensuite s’inscrivent dans la réalité matérielle à laquelle ils donnent sens. Résumé succinctement, les idées précèdent l’action, le réel, l’ordre social économique politique (etc.), l’infrastructure et fondent la superstructure.
Le capitalisme : une idéologie aux sources religieuses
Weber explique que « Les idées ne s’épanouissent pas comme des fleurs », « les premiers cheminements de telles idées sont semés d’épines », ainsi « L’esprit du capitalisme […] a dû, pour s’imposer, lutter contre un monde de forces hostiles. » L’esprit du capitalisme moderne (comme formulé par Benjamin Franklin avec cette « soif de profit », cette « avidité pour l’or », et même cette « avarice ») « aurait été bonnement proscrit dans l’Antiquité aussi bien qu’au Moyen Age en tant qu’attitude sans dignité et manifestation d’une avarice sordide ».
Mais comme le met en garde Weber, ce qui distingue « l’esprit capitaliste et l’esprit précapitaliste » ce n’est pas tant le fait que les « époques précapitalistes » n’ont pas connu la « soif de profit » ou que « l’avidité pour l’or » leur était inconnue (était moins vive) ou bien encore que cette avidité (auri sacra fames qui « est aussi vieille que l’histoire de l’homme ») était uniquement le propre de la bourgeoisie – circonscrite à une sphère particulière – ce qui n’est pas vrai (« Garçons de cafés, médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs […], mendiants, tous peuvent être possédés de cette même soif [d’acquérir, de recherche de profit, la soif de la plus grande quantité d’argent possible] – comme ont pu l’être ou l’ont été des gens de conditions variés à toutes les époques et en tous lieux, partout où existent ou ont existé d’une façon quelconque les conditions objectives de cet état de choses ») contrairement à ce que les « modernes romantiques pleins d’illusions » ont tendance à croire.
Ce qui différencie les deux sociétés (capitaliste et précapitalistes) n’est pas « Le manque de scrupules, l’égoïsme intéressé, la cupidité et l’âpreté au gain » (le « liberum arbitrium indiscipliné » sans « conscienziosità ») – « traits marquants des pays dont le développement capitaliste bourgeois […] était resté en retard », mais le fait d’avoir en quelque sorte re signifier cette soif de profit, cette avidité de l’or, en des termes d’éthique qui en fassent quelque chose de « bien ».
Pour dire, une redéfinition de la conception de la vie, de l’homme, du travail. Accumuler des richesses, faire du profit pour le profit, le goût presque immodéré pour l’argent dans l’esprit du capitalisme moderne est « bien », c’est moralement une bonne chose et c’est même un devoir moral, plus encore une nécessité pour le « Salut de l’âme ». Pour que cette opération de re signification soit une réussite il est nécessaire qu’il se fonde sur des préceptes (idéologie) partagés par au moins un groupe d’individus, ces préceptes sont religieux.
Si Weber retient la variable qu’est la religion dans son enquête c’est parce que « Si l’on consulte les statistiques professionnelles d’un pays où coexistent plusieurs confessions religieuses, on constate avec une fréquence digne de remarque un fait qui a provoqué à plusieurs reprises de vives discussions […] : les chefs d’entreprise et les détenteurs de capitaux, aussi bien que les représentants des couches supérieures qualifiées de la main-d’œuvre et, plus encore, le personnel […] hautement éduqué des entreprises modernes, sont en grande majorité protestants. »
Si pour Weber « Il est vrai qu’on peut en partie expliquer par des circonstances historiques cette participation relativement forte des protestants à la possession du capital […] » et que « Ces circonstances […] font apparaître l’appartenance confessionnelle non comme la cause première des conditions économiques, mais plutôt, dans une certaine mesure, comme leur conséquence » il n’en reste pas moins qu’il est difficile d’expliquer comment se fait-il que « les bacheliers catholiques qui sortent de Realgymnasien, de Realschulen, de höheren Bürgerschulen et autres établissements qui préparent aux études techniques et aux professions industrielles et commerciales ne représentent qu’un pourcentage nettement inférieur à celui des protestants, tandis que les humanités ont toutes leurs préférences.
En revanche, on peut de cette façon [par cette orientation ou ce choix des humanités] rendre compte de la faible participation des catholiques aux profits tirés du capital ». Partant d’une autre observation (celle qui montre que les catholiques représentent une « part minime » « dans la main-d’œuvre qualifiée de la grande industrie moderne » parce que les « compagnons catholiques manifestent une tendance prononcée à demeurer dans l’artisanat, pour y devenir assez souvent maîtres ouvriers, alors que, dans une mesure relativement plus large, les protestants sont attirés par les usines, où ils constitueront les cadres supérieurs de la main-d’œuvre qualifiée et assumeront les emplois administratifs ») , Weber conclut : « Indubitablement, le choix des occupations et, par là même, la carrière professionnelle, ont été déterminés par des particularités mentales que conditionne le milieu, c’est-à-dire, ici, par le type d’éducation qu’aura inculquée l’atmosphère religieuse de la communauté ou du milieu familial ».
Une conclusion comme un constat initial renforcé par le fait que « […] dans l’Allemagne moderne, la participation assez minime des catholiques à la vie des affaires [Erwerbsleben] est d’autant plus frappante qu’elle contredit une tendance observée de tout temps […] » – cette tendance étant que : « Les minorités nationales ou religieuses qui se trouvent dans la situation de « dominés » par rapport à un groupe « dominant » sont, d’ordinaire, vivement attirées par l’activité économique du fait même de leur exclusion. Leurs membres les plus doués cherchent ainsi à satisfaire une ambition qui ne se trouve pas à s’employer au service de l’État », ce fût le cas des « Polonais en Russie et en Prusse Orientale », des huguenots « dans la France de Louis XIV », les « quakers en Angleterre », « et enfin – last but not least – avec les juifs depuis deux mille ans ».
Weber n’observe pas cette tendance chez les catholiques dans l’Allemagne moderne où ils sont en situation de groupes minoritaires (relativement dominés), « Et même dans le passé, à une époque où ils étaient persécutés, ou seulement tolérés, en Hollande et en Angleterre, les catholiques – à l’inverse des protestants – n’offrent point le spectacle d’un développement économique notable. »
Par contre, « c’est un fait que les protestants […] ont montré une disposition toute spéciale pour le rationalisme économique, qu’ils constituent la couche dominante ou la couche dominée, la majorité ou la minorité ; ce qui n’a jamais été observé au même point chez les catholiques, dans l’une ou l’autre de ces situations ». Dès lors pour Weber, « le principe de ces attitudes différentes ne doit pas être recherché uniquement dans des circonstances extérieures temporaires, historico-politiques, mais dans le caractère intrinsèque et permanent des croyances religieuses ».
Il importe donc pour Weber de comprendre et de savoir « quels sont, ou quels ont été, les éléments particuliers de ces religions qui ont agi et agissent encore en partie dans » ces attitudes.
Étant bien conscient que les réponses instinctives ou immédiates à son interrogation seraient de dire que les catholiques tel que le sens commun ou la croyance populaire (le « jugement populaire », les « analyses superficielles » et les « impressions contemporaines », selon Weber) le suggère sont perçus (ou se revendiquent) comme plus « détachés du monde » matériel (Jésus n’a-t-il pas dit que : « Nul ne peut être en même temps au service de deux maîtres, car ou bien il détestera l’un et aimera l’autre, ou bien il sera dévoué au premier et méprisera le second. Vous ne pouvez pas servir en même temps Dieu et l’Argent » – Mathieu 6 : 24 ; « Qu’il est difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » – Luc 18 : 22-25 ; « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel » – Mathieu 19 : 21-24, etc.), Weber commence par invalider ce sens commun.
- Les richesses terrestres, qui sont souvent matérielles, visibles et passagères : l’argent, la prospérité matérielle sous toutes ses formes, mais aussi une vie longue et paisible, une bonne santé, une famille, une amitié…
- Les richesses spirituelles, qui sont permanentes, et qui sont dans les lieux célestes : le pardon de Dieu, la certitude du salut, la vie éternelle, l’adoption par Dieu notre Père qui a fait de nous ses enfants, l’Esprit qui nous a été communiqué, les places préparées pour nous dans le ciel…
Les catholiques ne sont pas plus détachés du monde matériel que les autres (les protestants notamment) : les catholiques ont comme les autres un désir de « bien manger » et qu’ils ne préfèrent pas toujours la tranquillité de leur sommeil, une vie de sécurité et de quiétude, à une « vie de risque et d’excitation », de « richesses et honneurs ». Les « éléments ascétiques révèlent un idéal » élevé, certes inculqués aux fidèles (c’est-à-dire « une plus grande indifférence à l’égard des biens de ce monde »), seulement les catholiques ne renoncent pas nécessairement (ou toujours) au « matérialisme ».
La preuve (faite par Weber) : ils accumulent aussi (autant) les richesses (le piétisme ainsi factuellement n’étant pas si incompatible avec le matérialisme), ne s’abstiennent pas d’aller à la recherche du profit.
De l’autre côté, il est étonnant, surprenant, pour Weber que les protestants qui ont aussi une conception relativement analogue du détachement du monde (matériel), une croyance religieuse empreinte d’austérité et d’ascétisme (presque monastique) qui en apparence rejette les richesses, l’avidité de l’or, le profit pour le profit (en conformité avec l’esprit de la Reforme – réforme luthérienne et réforme calviniste), soient ceux qui sont le plus engagé dans l’activité économique (professionnelle), et qui s’accommodent le mieux du capitalisme (on dire ils s’y excellent) (sans écarter d’autres facteurs – environnementaux, migrations, conditions matérielles de vie, etc. – permettant d’expliquer et de comprendre le fait que les protestants excellent mieux dans l’activité économique, Weber note toutefois que « l’influence des croyances religieuses constitue évidemment une facteur indépendant.
On peut le constater par les différences indéniables qui opposent, dans leur comportement économique, les puritains des colonies de la Nouvelle-Angleterre aux catholiques du Maryland, aux épiscopaliens du Sud et au Rhode Island multiconfessionnel »).
Dès lors, pour Weber la question est : pourquoi ? Qu’est-ce qui fait en sorte que malgré une conception idéologique d’inspiration religieuse de détachement du monde matériel, de fervents catholiques (comme les protestants) soient tout de même aussi attirés par le gain pécuniaire, l’accumulation de la richesse matérielle ?
Weber s’arrête un moment sur l’argument affirmant que ces attitudes pour le moins contradictoires manifestent au fond « une réaction contre leur éducation ascétique » – une prise de distance plus ou moins clairement assumée par rapport à des enseignements d’une certaine rigidité (ou on pensera peut-être l’expression d’une certaine hypocrisie), sans nier cette réalité Weber trouve « cette interprétation est insuffisante pour expliquer le fait que l’on rencontre dans les mêmes groupes un sens extrêmement aigu des affaires combiné avec une piété qui pénètre et domine la vie entière ». Et « ces cas ne sont pas isolés ; au contraire, ce sont des traits caractéristiques des Églises et des sectes les plus importants de l’histoire du protestantisme », notamment « Le calvinisme […] partout où il est apparu présente toujours cette combinaison » – « Les Espagnols, eux aussi, savaient que l’ « hérésie » (c’est-à-dire le calvinisme des Pays-Bas) « stimulaient l’esprit des affaires », ce qui correspond parfaitement à l’opinion exprimée par sir William Petty dans sa discussion des raisons de l’essor du capitalisme aux Pays-Bas. Gothein définit avec raison la diaspora calviniste comme « la pépinière de l’économie capitaliste ».
Ainsi pour Weber, c’est le calvinisme bien plus que le luthéranisme qui non seulement explique « le développement de l’esprit capitaliste » dans certains pays mais aussi les différences de développement de cet esprit capitaliste dans des sociétés pourtant toutes protestantes. Le calvinisme permet d’unir une « vie réglée par la religion à un sens très aigu des affaires ».
La question naturelle qui vient à l’esprit est : pourquoi, comment, le calvinisme plus que le catholicisme, que le luthéranisme, parvient à faire cette combinaison sans paraître pour ses fidèles et pour les autres incohérent ?
Une question qui en soulève d’autres : quel est cet esprit protestant calviniste puritain qui en réalité est celui du capitalisme moderne ? Quel est son sens ?
Toutes ces questions me permettent de revenir à cette interrogation principale qui a ouvert cette seconde partie de ce texte : pourquoi les hommes se doivent-ils de gagner de l’argent ? Pourquoi la recherche du profit, la recherche de richesses, l’accumulation de la richesse, est moralement « bien », et même une obligation morale ?
Ou pour reprendre Weber : « Quel est donc l’arrière-plan d’idées qui a conduit à considérer cette sorte d’activité, dirigée en apparence vers le seul profit, comme une vocation [Beruf] envers laquelle l’individu se sent une obligation morale ? Car ce sont ces idées qui ont conféré à la conduite de l’entrepreneur « nouveau style » son fondement éthique et sa justification. »
L’investigation wébérienne est menée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.
Capitalisme : au nom du Père, du Fric, et du Saint-Esprit
Comme mentionné plus haut, c’est le calvinisme qui impulse le développement du capitalisme moderne, c’est l’esprit du capitalisme moderne. Si ce développement est porté par la classe bourgeoise occidentale, il s’enracine idéologiquement dans ce protestantisme selon Weber. La question est donc de savoir comment ce protestantisme puritain, d’ascèse presque monastique, austère, a constitué la source du capitalisme moderne.
Pour Weber, ce tour de force a été possible grâce à une nécessaire re signification de l’Homme par celle des notions de salut (de l’âme) et de prédestination, une re signification qui a permis (ou qui a eu pour effet) de re signifier l’activité économique, précisément de l’activité professionnelle.
Pour dire, c’est « l’éthique religieuse qui a ouvert la voie à la conception moderne du métier [Berufsbegriff], et ses « véritables racines » « se trouvent dans les sectes et les mouvements hétérodoxes », or « cette relation de l’homme à sa besogne » [l’activité professionnelle, le travail] est une « relation si nécessaire au capitalisme », le « dévouement au travail professionnel » « demeure l’un des éléments caractéristiques de notre culture capitaliste »).
Le développement d’une éthique religieuse différente de celles qui existaient avant a non seulement fait de la recherche du profit pour le profit, de l’accumulation de la richesse matérielle, une action bonne mais surtout une obligation morale pour tout individu. Le rationalisme économique (qui est « le fondement de l’économie moderne ») a subi cette influence prépondérante.
Pour comprendre ce qui s’est passé, il importe de dire qu’en ces temps-là (ceux observés par Weber), la question du salut de l’âme et de la prédestination était centrale dans la vie des hommes. La religion, l’Église, occupait une place majeure dans l’existence des individus.
Le salut (de l’âme, de l’homme) étant une notion spirituelle qui affirme que l’individu doit se comporter selon les préceptes (commandements) de dieu, suivre les enseignements religieux, respecter ou se plier aux injonctions du Père (Dieu), dans l’espoir d’être délivré et libéré du péché. Être délivré et libéré du péché signifie qu’un tel individu (ayant satisfait ces conditions) n’est plus condamné à l’Enfer (et à ses tourments), que son âme n’est pas condamnée à une mort certaine.
Ainsi, la quête du salut (de l’âme, de l’homme) modèle les pensées et oriente les actions des individus. C’était important, voire vital, pour la plupart des individus de ces temps-là (des individus qui possédaient – possèdent encore de nos jours pour certains – « la conviction intime que rien ne s’accomplit par la valeur personnelle, mais que seule est efficace l’action d’une puissance objective » – en l’occurrence « Dieu »).
La notion de prédestination quant à elle s’entend comme le fait que « Par décret de Dieu, et pour la manifestation de Sa gloire, tels hommes […] sont prédestinés à la vie éternelle [le Paradis], tels autres voués à la mort éternelle [l’Enfer] ».
Pour le calvinisme notamment, Dieu aurait choisi les hommes « prédestinés à la vie [éternelle » « avant d’établir les fondements du monde », c’est-à-dire que les hommes « élus » (ou les élus de Dieu) le sont bien avant leur naissance, et que leur existence consistera à rechercher les signes (divins) de ce statut dans la vie matérielle. C’est une doctrine dont le calvinisme en a fait la pierre angulaire de son dogme.
Ainsi, si le salut (de l’âme) disait une quête de rédemption (dans le cas où le péché serait originel) et une vie d’astreintes dans l’espoir d’être « délivré et libéré » du péché, la prédestination disait plutôt la quête de manifestations (divines) dans la quotidienneté qui relèverait à l’individu son statut d’élu de dieu.
Comme mentionné plus haut, pour le catholicisme l’enrichissement matériel est une violation du précepte religieux de détachement du monde (jésus l’ayant dit il est plus probable pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’un riche d’avoir accès au paradis), la voie du salut ne passe donc pas par le gain la richesse le profit, de la sorte le travail ou la « besogne » ne vise pas cet objectif ou ce but.
Pour le protestantisme puritain tel qu’il se développe dès la XVIIe siècle, ce n’est pas tant la possession des richesses matérielles qui enfreint les décrets divins que le fait de s’y reposer et d’en jouir. C’est dans cette idée que gagner de l’argent, faire du profit pour le profit, accumuler des richesses, n’est pas une mauvaise action tant que cela est « dépouillé de tout caractère hédoniste ».
Le tournant décisif du protestantisme puritain, qui va fonder le capitalisme moderne, et qui sera l’esprit de ce capitalisme, se fera selon Weber en deux étapes.
La première sera le luthéranisme qui va considérer (à la suite d’auteurs puritains tels que Richard Baxter) que la « besogne » (le travail, l’activité professionnelle) est une prescription divine (« faire la besogne de Celui qui l’a envoyé, aussi longtemps que dure le jour » – Jean 9 : 4 – comme l’écrit Weber : « l’activité seule qui sert à accroître la gloire de Dieu, selon les manifestations sans équivoque de sa volonté ») et donc qu’agir de façon contraire est un péché (ne pas travailler est opposé à la volonté de dieu : « Ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c’est le repos dans la possession, la jouissance de la richesse et ses conséquences : oisiveté, tentations de la chair, risque surtout de détourner son énergie de la recherche d’une vie sainte »).
Ainsi, « Gaspiller son temps est donc le premier, en principe le plus grave, de tous les péchés » « Passer son temps en société, le perdre en « vains bavardages », dans le luxe, voire en dormant plus qu’il n’est nécessaire à la santé […] est passible d’une condamnation morale absolue ».
Comme le remarque Weber « On ne soutient pas encore, comme Franklin, que le temps c’est de l’argent, mais au spirituel pareille sentence est pour ainsi dire tenue pour vraie. Le temps est précieux, infiniment, car chaque heure perdue est soustraite au travail qui concourt à la gloire divine ».
Il a répondu : « Juste un petit peu plus ! »
En effet, trois tendances sont ancrées dans nos cœurs naturels :
- le désir de possession, qui nous fait convoiter sans cesse ce qui nous plaît ;
- la jalousie, qui nous pousse à nous comparer et à vouloir ce que l’autre possède ;
- l’égoïsme, qui se traduit par le refus de partager ce que nous avons avec d’autres qui ont moins que nous. »
L’oisiveté, « la contemplation inactive », est « directement répréhensible lorsqu’elle survient aux dépens de la besogne quotidienne » « Car elle plait moins à Dieu que l’accomplissement pratique de sa volonté dans un métier ».
Le travail donc pour Luther est un devoir divin, un devoir moral, que les hommes doivent accomplir, le métier que l’on exerce devient une « vocation » [Beruf] divine, comme le souligne Weber le travail « constitue […] le but même de la vie, tel que Dieu l’a fixé », « La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce [divine] ».
Le luthéranisme conférera ainsi au travail une valeur (en contradiction avec la conception du catholicisme).
Le luthéranisme de la sorte a appuyé et soutenu le développement du rationalisme (économique) moderne (dans cette idée, il vaut mieux exercer une profession ou faire un travail rationalisé qu’un travail de main-d’œuvre – c’est Baxter qui l’explique ou le justifie : « Hors d’une profession fermement assurée, un homme ne saurait mener sa tâche à bonne fin ; son ouvrage sera inconsistant, irrégulier et il passera plus de temps à paresser qu’à besogner », comme le formule Weber « Conclusion : […] c’est pourquoi, une profession fixe […] est ce qu’il y a de meilleur pour chacun […] Le travail temporaire que le journalier est souvent contraint d’accepter représente un état intermédiaire, souvent inévitable, dans tous les cas indésirable. A la vie de l’homme sans profession fera toujours défaut ce caractère systématique et méthodique que réclame […] l’ascèse dans le monde »).
La seconde étape sera le calvinisme qui pour Weber est la véritable source du capitalisme moderne puisque sans rejeter la valeur accordée au travail par le luthéranisme il ira plus loin en considérant que le succès provenant du travail que l’on accomplit (la réussite dans sa profession) est un signe divin attestant du statut d’élu de l’individu (prédestination).
Ainsi, pour le calvinisme il ne s’agit pas simplement de travailler (et donc de respecter un décret de dieu, d’avoir un travail qui ne soit pas un gaspillage de temps ou qui crée des moments de gaspillage de temps) mais d’y rencontrer du succès matérialisé par le profit, le gain, les honneurs (la richesse « dans la mesure où elle couronne l’accomplissement du devoir professionnel […] devient non seulement moralement permise, mais encore effectivement ordonnée »).
Là est la révolution calviniste qui constitue le fondement du capitalisme comme on l’observe de nos jours, celui de l’incitation à la réussite matérielle, aux honneurs, celui de la célébration des success stories, etc. Le travail, la profession, l’activité économique, va devenir pour les calvinistes une recherche méthodique des richesses, une acquisition aussi méthodique que rationnelle, aussi instinctif que systématique, des richesses.
Le calvinisme va permettre de normaliser en quelque sorte l’apparente irrationalité (ou l’irrationalité manifeste) de l’accumulation des richesses au-delà même de la simple satisfaction des besoins et de cet eudémonisme qu’est le bonheur issu de la réalisation de son propre intérêt personnel (« […] la conception si particulière […] de l’ascétisme protestant, c’est-à-dire la vérification [Bewährung] du salut personnel, la certitudo salutis trouvée dans l’exercice de son métier [Beruf], en somme, les bénéfices psychiques [psychischen Prämien] que cette croyance religieuse dispensait à travers l’industria et que le catholicisme ne pouvait nécessairement pas fournir, étant donné la nature toute différente de ses moyens de salut. »).
La limite qu’imposera le calvinisme sera celle d’un comportement qui soit en violation de l’ascèse (c’est-à-dire qui soit ostentatoire de la richesse matérielle gagnée, l’exhibition du luxe – on pourrait dire l’exposition indécente de sa richesse).
Dans cette « conception commune » de l’Homme (qui est re signifier comme un individu travailleur, à la recherche méthodique de la richesse ou du profit, qui n’a de valeur que par cette espèce d’utilitarisme économique – d’ailleurs moralement acceptable, pour dire obligatoire), « Désirer être pauvre […] équivaut à désirer être malade, ce qui est condamnable en tant que sanctification par les œuvres, et dommageable à la gloire de Dieu ». La mendicité « de la part d’un individu en état de travailler, outre qu’elle est paresse condamnable, est également, selon la parole de l’apôtre, violation du devoir d’amour envers son prochain ».
Un Homme doit donc ainsi avoir un métier, ce métier doit être utile, et cette utilité est mesurée selon trois critère : 1/ « selon la morale » ; 2/ « selon l’importance des biens qu’il fournit à la communauté » ; 3/ le point le plus important selon Weber, « l’avantage économique [qu’il procure]. Car si ce Dieu […] montre à l’un de ses élus une chance de profit, il le fait à dessein. Partant, le bon chrétien doit répondre à cet appel […] ».
Le refus de répondre à un tel appel divin est vu comme le fait de contrecarrer « l’une des fins de votre vocation », un refus de « vous faire l’intendant de Dieu et d’accepter ses dons, et de les employer à son service s’il vient à l’exiger. Travaillez donc à être riches pour Dieu, non pour la chair et le péché ».
Pour que cette re signification majeure de l’Homme deviennent une norme de notre modernité il a fallu (comme le notait déjà Weber) qu’elle résulte « d’un long, d’un persévérant processus d’éducation », seule cette modification à long terme a permis de passer du « un tel état d’esprit n’est pas le produit de la nature » à une naturalisation digne d’un « c’est le propre de l’homme ». Une naturalisation qui a donc été la base de la re organisation économique et sociale de notre modernité. Cette réalité moderne qui est toujours d’actualité, qui est notre réalité, notre monde réel, notre environnement naturel.
Capitalisme contemporain : du calvinisme dans l’athéisme et une éthique post-ascétique
Pour que l’esprit du capitalisme moderne devienne une norme presque naturelle dans notre contemporanéité, il a fallu comme le notait déjà Weber dans son livre qu’il soit intériorisé par les individus, qu’ils en fassent leur « conception commune » de la vie, de l’Homme. Qu’il soit le sens donné à leur existence matérielle, qu’ils en aient conscience ou non. C’est sans doute le grand triomphe du capitalisme moderne, avoir naturalisé ce qui ne l’était pas, avoir hissé au rang d’acceptable et même de moral ce qui était considéré comme éthiquement et moralement injustifiable, d’avoir transformé cette norme morale en une obligation morale. Corrompre ou convaincre les esprits avant d’engloutir les corps (et tout le reste).
De nos jours, dieu étant mort, parler de l’éthique protestante du capitalisme moderne peut paraître saugrenue, faire rire, pourtant les principes de ce calvinisme sont toujours aussi vivants dans l’ordre capitaliste. Dieu est peut-être mort, mais son fantôme est toujours présent, ce qui est indéniable.
Le travail est devenu une norme, la valeur du travail reste celle de l’utilité économique, le pauvre occupe toujours la même case, et le mendiant demeure toujours à la même place.
La recherche du profit pour le profit, l’accumulation des richesses, l’avidité de l’or, est plus qu’une question de survie c’est une gourmandise (d’ailleurs qui est un péché capital). Si dieu est mort pour nous, pour le capitalisme contemporain, c’est parce qu’enfin cette mort nous libère de l’ascétisme.
Aujourd’hui, l’ascèse a cédé la place à la jouissance de la richesse, à qui montre expose sa réussite et son succès récolte l’estime les honneurs la gloire.
Dieu est mort, gloire à l’Homme, l’Homme riche, l’Homme prêt à tout pour être encore plus riche, plus de limites puisque dieu est mort et rien ne semble durablement en mesure d’astreindre le nouveau dieu humain, même pas le sort et l’avenir de la planète, même la dignité humaine, même lui-même.
En lisant Weber, on en arrive ainsi à se dire que le capitalisme contemporain (post-fordiste, néolibéral) n’est pas au fond si nouveau qu’il en a l’air. Il a des traits assez communs avec celui décrit par Weber : celui des « prêteurs » nés de la création « crédits de fonctionnement pour les institutions publiques », prêteurs qui « ont financé des guerres, la piraterie, des marchés […] » ; celui des « entrepreneurs coloniaux, de planteurs d’esclaves, utilisant le travail forcé », des entrepreneurs qui ont « financé les chefs de partis en période d’élections et les condottieri en temps de guerres civiles », celui des « spéculateurs à la recherche de toutes les occasions de réaliser un gain pécuniaire », une « variété d’entrepreneurs » d’ « aventuriers capitalistes » dont les activités « ont revêtu un caractère irrationnel et spéculatif, ou bien elles se sont orientées vers l’acquisition par la violence, avant tout par des prélèvements de butin : soit directement, par la guerre, soit indirectement, sous la forme permanente du butin fiscal, c’est-à-dire par l’exploitation des sujets. Autant de caractéristiques que l’on retrouve souvent encore dans le capitalisme de l’Occident moderne (qui est désormais le capitalisme mondialisé) : capitalisme des flibustiers de la finance, des grands spéculateurs, des pourchasseurs de concessions coloniales, des grands financiers. Et surtout dans celui qui fait « son affaire de l’exploitation des guerres, auquel se trouve liée, aujourd’hui comme toujours, une partie, mais une partie seulement, du grand commerce international. »
Dans notre monde, (en reprenant les mots de Weber datant du début du XXe siècle) « Les gens présentement animés par l’esprit du capitalisme sont d’habitude indifférents, sinon hostiles à l’Église. Le pieux ennui du paradis a peu d’attraits pour ces natures actives; la religion leur semble un moyen d’arracher les hommes aux travaux d’ici-bas. » Quand on les interroge « sur le « sens » d’une activité sans relâche », quand on leur demande « pourquoi ils ne sont jamais satisfaits de ce qu’ils possèdent – ce qui les fait paraître si insensés à ceux qui s’orientent purement et simplement vers la vie d’ici-bas – ils répondront peut-être, en admettant qu’ils sachent quoi dire : « je travaille pour mes enfants et mes petits-enfants. » Mais le plus souvent […] ils répondront avec plus d’exactitude, que leur affaire, avec son activité sans trêve, est tout simplement devenue indispensable à leur existence. De fait, c’est là l’unique motivation possible; cependant, considérée du point de vue du bonheur personnel, elle exprime combien irrationnelle est cette conduite où l’homme existe en fonction de son entreprise et non l’inverse. » « De toute évidence, le sentiment de puissance, la considération sociale que confère le simple fait de la richesse, jouent aussi leur rôle. » Une réalité contemporaine indéniable, et une observation qui n’a pas pris une ride.
Toujours en reprenant Weber afin de décrire notre capitalisme contemporain : « De nos jours, avec nos institutions politiques, légales et économiques, avec la structure et les formes d’organisation générales propres à notre économique, cet esprit du capitalisme, nous l’avons dit, pourrait être purement et simplement intelligible en tant que résultat d’adaptation.
Le système capitaliste a besoin de ce dévouement à la vocation [Beruf] de gagner de l’argent. Cette attitude à l’égard des biens matériels est à ce point adaptée au système, si intimement liée aux conditions de survie dans la lutte économique pour l’existence, qu’il ne saurait être question, aujourd’hui, d’une relation nécessaire de cette façon de vivre avec une quelconque Weltanschauung moniste. En fait, ceux qui adoptent cette attitude n’ont plus besoin de soutien d’aucune force religieuse, et ils ressentent les tentatives de la religion pour influer sur la vie économique – dans la mesure où ces tentatives sont encore sensibles – comme des entraves analogues à la règlementation de l’économie par l’État. Ce sont alors les intérêts commerciaux, sociaux et politiques qui tendent à déterminer opinions et comportements. Quiconque n’adapte pas sa conduite aux conditions du succès capitaliste va à sa perte ou, à tout le moins, ne peut s’élever bien haut. » Et encore une fois, une observation qui n’a pas pris une ride.
Faut-il encore le rappeler : « […] il est à peine besoin de démontrer que cette façon de concevoir l’enrichissement en tant que fin en soi à laquelle les hommes se trouvent astreints, en tant que vocation [Beruf], se heurtait aux sentiments moraux d’époques entières. » – Je ne crois pas que cela soit nécessaire.
En fin de compte, mon intention initiale était de parler de Wallerstein (de son livre) mais j’ignore au fond pourquoi je vous ai parlé de Weber, de Karl Marx et d’Engels. Peut-être, en y réfléchissant, je me suis dit que parler de ce qu’est notre capitalisme contemporain, l’origine de son esprit, la discussion autour de la conscience de soi (qui est pour beaucoup le siège même de l’agentivité des individus), est plus important (pour moi) que de parler de mon errance livresque dans la pensée de Wallerstein.
Et j’ignore vraiment pourquoi cela me semblait important. Aussi, pour moi, il n’est pas question de dire que le capitalisme contemporain est « bien » ou « mal », mais de rendre compte des pensées des auteurs mentionnés.
« […] pour qu’il y ait sujet humain, il faut un discours qui le porte ». – Hamad, Nazir. « Le silence se donne comme la parole », La revue lacanienne, vol. 3, no. 1, 2009, pp. 19-21.
En même temps, je crois, et c’est ma conviction, qu’aborder une problématique (encore faut-il que le capitalisme soit une problématique) par des jugements de valeur (axiologiques) est bonnement absurdes parce que d’un c’est une facilité et de deux cela passe à côté d’une réflexion allant au-delà de cette espèce de vérité immédiate qui est la première de notre subjectivité.
Pour dire, la question n’est pas tant de savoir si le capitalisme est « bien » ou « mal » mais d’abord et principalement de s’interroger sur la définition de l’Homme, je veux dire sur votre propre définition de vous-même. Là, me semble-t-il est le nœud de la question. Mais, comme j’ai l’habitude de le dire ici, il est possible, et même très envisageable, que je puis me tromper. Alors, l’Homme, vous, au nom du Père du Fric et du Saint-Esprit (d’une manière comme d’une autre)? C’est à vous de voir.
C’est à vous de voir si le monde en émergence sera celui du capitalisme post-capitaliste (si je puis oser cette formulation), du nihilisme, ou d’un ordre véritablement nouveau (ce qui implique d’avoir une certaine audace, un certain culot, de s’émanciper non seulement de la commune conception de l’Homme contemporain, et de penser à une alternative, un possible (crédible, original) novateur qui ne répète pas les erreurs (de gauche comme de droite) du passé). Mais, je sais comme vous que nous avons tous des factures à payer, une jouissance à vivre, et que le travail n’attend pas, l’argent le profit et le reste aussi. C’est tout à fait légitime.
Pour finir, pour moi le communisme (marxisme-léninisme) et le capitalisme (libéralisme économique et politique, néolibéralisme) ont en commun une chose : l’exploitation de l’homme par l’homme. Indéniablement.
Pour le premier cette exploitation se fait au nom de la collectivité (de la communauté), pour le bien de la collectivité (de la communauté).
Pour le second, cette exploitation se fait au nom du profit. La liberté individuelle chez le premier dissoute dans l’intérêt général, la liberté individuelle chez le second dissoute (d’une façon comme d’une autre) dans la recherche du profit et dans la société bourgeoise.
Dans les deux, dans les faits, l’Homme a un prix, un prix par rapport à son apport à la collectivité, un prix par rapport au profit qu’il permet de réaliser ou qu’il réalise. La valeur de l’Homme est fixée par son utilité (pour la collectivité et/ou pour la réalisation de profit), dans les deux l’Homme est un moyen et non malgré les grands discours une fin en soi.
Si l’on adopte une lecture kantienne de cette réalité (Kant trouve que la dignité humaine n’a pas de prix ou est hors-prix – la valeur de l’Homme est absolue, et que l’Homme ne saurait être un moyen mais seulement et toujours une fin en soi), je dirai que les deux sont absolument immoraux.
L’Homme, et c’est ma définition, n’est pas un utilitarisme, c’est essentiellement une liberté une dignité une responsabilité. Liberté d’être ou de ne pas être, une dignité comme valeur absolue, une responsabilité qui rime avec solidarité. L’Homme est une égalité dans sa substance et par la raison, pour dire tous les Hommes sont égaux.
Mais cette égalité ne devrait pas selon moi se transformer en un égalitarisme qui crée des situations d’injustice (comme ce fût le cas du communisme), traiter les gens pareils indifféremment de leur originalité est un déni de reconnaissance (c’est contre-nature), c’est proprement immoral, c’est injuste.
L’équité doit prévaloir sur l’égalité normative, l’équité dans la considération de chaque réalité individuelle – réalité qui n’est pas la même d’une personne à une autre. L’équité comme juste traitement permet de corriger ou de rectifier les déséquilibres, l’équité permet des ajustements, et en fin de compte vient établir et renforcer l’égalité.
Les deux systèmes (marxisme-léninisme et capitalisme) ont manqué d’être équitable, d’être juste, et de regarder l’Homme comme une liberté une dignité une responsabilité, au-delà des discours, des grandes affirmations, dans la vie matérielle cette réalité est criarde.
A partir de là, de cette compréhension, la question reste entière et complexe, quel système de pensée, économique, social, permet de combiner tous ces aspects fondamentaux de cette définition de l’Homme?
Comment construire un système du juste et de l’équité, de l’individualité responsable envers la collectivité et son environnement, de l’individualité solidaire tout en étant libre d’être ou de ne pas l’être, de l’individualité qui s’affranchisse des institutions assujettissantes et esclavagistes tout en entretenant des liens de solidarité avec les autres individualités, de l’individualité qui va en quête de soi tout en ayant conscience de la nécessité du souci de l’Autre, de l’individualité qui se voit comme Un et Tout?
Comment construire un système où l’agora est constitué d’intérêts qui conversent bien plus qu’ils ne se font la guerre afin d’en arriver à un consensus dans lequel chacun sait qu’il devra accepter de perdre quelque chose pour gagner en progrès, un progrès qui soit la rencontre de visions qui se sont imprégnées transformées?
Comment construire et rendre effectif un système dans lequel l’espace est ouvert, sans classes, sans mondes à part, un espace d’intérité où les subjectivités se mélangent, produisent du métissage qui engendre de nouvelles formes d’originalité, de nouvelles identités originales, renouvelant ainsi toujours le réel, nous faisant chacun grandir ou nous rendant chacun un peu mieux?
Un système où la connaissance et le savoir n’est pas une arme de guerre mais presque une spiritualité favorisant le développement personnel et collectif?
Etc.
Bref, un système véritablement post-capitalisme, post-marxisme-léninisme, pas un autre monde, mais notre monde autrement. Je n’ai pas la réponse à cette utopie de l’idéaliste que je suis.
« Selon vous, une période historique s’est ouverte, celle du chaos. Qu’entendez-vous par là ?
Quels sont alors les leviers qui permettent d’envisager un scénario d’avenir progressiste ?