Est-il besoin de présenter Uber? L’entreprise américaine qui défie les gouvernements, menace le corporatisme des métiers et des industries, le David de la Sillicon Valley nouveau matador de l’ordre actuel – et déjà ancien?
Est-il nécessaire d’épiloguer sur Uber et du bourdonnement qu’il suscite? D’entamer un babil interminable s’ajoutant à la littérature abondante entre les euphoriques commentaires et les scepticismes attendus en passant les diseuses de bonne aventure qui par ailleurs n’ont rien vu venir mais qui ont la certitude de l’après, bouleversé, révolutionné, éclaté?
Ou pour adopter le jargon adéquat, disruptif?
Tout le monde sait ce que c’est qu’Uber. Et pourtant tout le monde n’est pas chauffeur de taxi.
La saturation médiatique autour de cette organisation a atteint – en un laps de temps – une resonance assourdissante. L’uberisance.
Et pour paraphraser Fred Cavazza, personne n’y échappe.
Uber, what’s that?
Donc, c’est quoi Uber? Certains spécialistes en parlent comme un fournisseur de services, technologiques.
L’entreprise elle-même se désigne comme une plate-forme technologique permettant aux utilisateurs des applications mobiles ou des sites Web d’Uber […] d’organiser et de planifier des déplacements […].
En fait, dans l’idée, Uber ce sont Les Pages jaunes, pour taxis sans être véritablement des taxis, version 2.0, soit par l’intermédiaire d’une plateforme procédant à une mise en relation directe d’un particulier demandant un service (de transport) à un autre le lui offrant.
Pas original.
Si aujourd’hui l’inspiration Uber paraît extraordinaire – construite à partir d’une mésaventure racontée comme une fable que jalouserait de La Fontaine et ayant l’effet d’un conte pour enfants, il faut le reconnaître cette ancienne startup sait raconter d(s)es histoires – c’est qu’elle a su voir l’opportunité, eu l’intelligence de la saisir, et se laisser happer par la migration technologique importante s’appuyant sur le potentiel du 2.0 (application, géolocalisation, immédiateté) constatée depuis une dizaine d’années.
En ce sens, Uber n’a pas inventé l’eau chaude, mais elle est passée maîtresse dans l’art de la maintenir en ébullition. Un peu pour les besoins de sa valorisation boursière. Comme toute bonne startup qui se respecte.
Que la lumière soit, et Uber fut
Avant le boom Uber, il y avait le numéro de téléphone réservé pour commander un taxi.
On pouvait le faire aussi en le demandant gentiment à une serveuse sympathique, un barmaid un peu cute (en existe-t-il des moches?), ou en sortant dans la rue, en sifflant et en levant la main.
Il est vrai que quelques fois il fallait subir la voix grisée ou blasée de l’opératrice. Reprendre un dernier verre ou prolonger une discussion par forcement des plus emballantes. Etre obligé de jouer des coudes pour rentrer le premier dans le véhicule.
Pire, attendre sous moins trente degrés Celsius, et se les geler, grave.
Avec Uber, tout ça s’est terminé. L’instantanéité. A peine commander, déjà arrivé. Le taxi Uber, c’est Superman dopé à la Lance Armstrong. C’est le génie de la lampe dans Aladin qui surgit en un effleurement tactile. Magique. Le monde entier fait yeeeeeeeah!
On n’oublierait presque les applications Taxi Québec 5191 (2013) devenu avant le débarquement quasi normand d’Uber Taxi Coop, Paxi (2014), ou plus récemment celles de TaxiDiamond, de Le Lift.
Et toutes les autres applications qui n’ont pas attendu la vague déferlante venue de San Francisco pour passer à la digitalisation et offrir au client un service de qualité.
En plus d’être, relativement, sécuritaire, en termes de protection physique du client.
Et de couverture financière en cas d’accident ou de contentieux.
Mais là où Uber surpasse toutes ces alternatives, c’est qu’il a des dirigeants qui sont des surdoués de la communication, du marketing et des relations publiques.
Parce qu’en arriver à faire croire à une révolution non seulement du service mais aussi du modèle d’affaires, avec la bienveillance médiatique et l’enthousiasme exuberant du monde technologique, sans parler de l’appui considérable des cercles d’influence économique, il faut le reconnaître c’est brillant. Toujours rendre à César ce qui est à César.
Et face à Uber, c’est le bigotisme.
Des chapelles sont élevées et les masses sont conviées à la prosternation.
Uber, c’est moderne, c’est la logique évolutionniste du darwinisme, c’est l’irrémissible marche du progrès. The Future Now!
De plus, cerise sur le gâteau, c’est l’économie collaborative, de partage. De l’horizontalisation des procédés, de la mutualisation des biens et des ressources, de l’organisation en réseau dématérialisé, bref le capitalisme communautaire ou socialisé.
Uber en serait l’illustration parfaite, murmure-t-on. La nouvelle donne. Celle de la chute du mur producteur-consommateur, qui a depuis la (seconde) Révolution Industrielle cloisonné les rapports socio-économiques (hiérarchiques), pour laisser émerger un humanoïde tout neuf, flamboyant: le prosommateur.
Etre hybride, archétype d’un genre particulier, à la fois producteur et consommateur, consommateur et acteur, acteur et utilisateur, utilisateur et collaboratif, collaboratif et social, social et digitalisé, digitalisé et instantané, instantané et… uberisé.
Tout ça demanderait que l’on rentre en recueillement et que l’on lâche dévotement un : Amen! Uber, que ton nom soit loué!
Sauf que, la déité Uber est une imposture.
Uber, la grande imposture
Le modèle économique ou – pour faire entre amis branchés dans une soirée hype au Mayfair à Montréal – le business model (yes, sir!) d’Uber est fort simple.
Prélever une commission (de 20% pour UberX et de 25% pour UberPool) sur chaque transaction financière opérée via sa plateforme.
Jusque-là, pas franchement glamour.
Tout l’intérêt réside en un unique aspect, d’une intelligence stupéfiante :
Tout en majuscules.
Le quidam est prévenu. Uber n’a ni véhicules en son nom, ni chauffeurs accrédités et réglementaires (ce n’est pas son problème), ni les moyens logistiques dédiés; et toutes ces personnes qui se font nommer ‘chauffeurs Uber’ n’en sont réellement pas.
L’utilisateur en demande du service de transport est présenté via un algorithme entremetteur à un autre qui – pour arrondir les fins du mois difficile ou pour quelques sous en extra – lui propose de faire affaire.
Uber n’est que l’intermédiaire et l’agent d’encaissement.
Aucun investissement autre que le maintien et le développement de sa plateforme. Aucun risque apparent et majeur à prendre. Tout est externalisé, y compris les bénéfices astronomiques qu’enregistrent l’organisation, à la grande satisfaction d’actionnaires extatiques.
Puis, si les chauffeurs de taxi ne sont pas contents, ceux qui subissent des contraintes administratives et reglementaires drastiques, qu’ils aillent bien voir ailleurs si Uber y est.
Et Uber y est, bien naturellement.
En outre, puisque Uber est dématérialisé, n’emploie aucun chauffeur, ne gère aucune de ses transactions financières au Canada, la nouvelle lettre dominante des NATU ringardisant les GAFA, pesant environ 50 milliards de dollars US, à la fois partout et nulle part, ne paie pratiquement pas d’impôts.
Vive la mondialisation, des profits.
Le chauffeur de taxi montréalais, cet homme à qui l’on demande à coups de remontrance de vivre avec son temps – s’adapter ou crever, homme du passé et du passif tel que le cracherait revanchard Mitterrand à la face de Giscard, lui cet homme-là paie ses impôts au Québec.
Contribuant modestement au maintien du modèle social provincial permettant entre autres choses la gratuité des services publics primordiaux, l’assurance santé, le logement social et un minimum (fragile) de décence humaine.
Les ‘chauffeurs Uber’ qui espéraient échapper à l’imposition sont désormais dans la ligne de mire du gouvernement.
Dès lors, le petit extra serait en fin de compte une couleuvre fiscale à avaler. Uber ne les aidera pas. Ce n’est pas son problème.
Ils vivent comme des intermittents du spectacle : ils travaillent à la tâche, attendent qu’on les engage, sont sur un catalogue, et leur salaire varie en fonction des notes que leur donne le public.
– Frederic Taddeï
Si jamais ils ne sont pas aussi heureux que le chauffeur de taxi montréalais, qu’ils retournent à leur précarité.
Uber, c’est l’horizontalisation, la mutualisation, le collaboratif, comme on sort les poubelles.
Merci bonsoir.
Ainsi toutes ces platesformes reposent sur le même système:
Alors on comprend aisément pourquoi Uber est porté aux nues.
L’entreprise réalise l’un des plus grands fantasmes du capitalisme sauvage: ne rien risquer, ne rien payer, et ramasser toute la mise. Tiercé gagnant. Bingo. Destination les Bermudes.
Cela porte désormais un nom: l’uberisation.
Et c’est promis, encore une fois, personne n’y échappera. Ce n’est pas uniquement Fred Cavazza qui le martèle.
L’uberisation, une fumisterie
Uberisation rime avec disruption et paupérisation.
Entre néologisme et barbarisme, sortie tout droit de l’esprit fertile de Maurice Lévy, influent publicitaire et patron de Publicis, papotant dans le Finacial Times, l’uberisation comme tous les mots-slogans calibrés pour un bourdonnement maximal semble être le truc qu’il faut placer quelque part dans une conversation pour montrer que l’on est in, ou pleinement en raccord avec le meuglement ambiant.
Soit. Uberisons donc.
En économie, dans les industries, en communication, dans les médias, il est convenu que l’uberisation est disruptive. C’est-à-dire innovante, un changement brutal (une révolution), une rupture, bien plus qu’une optimisation de l’existant (une évolution).
Le terme semble être dérivé de disruption. Et à l’origine, selon son inventeur Jean-Marie Dru, Disruption, dont l’emploi dans la business est récente, est un adjectif qui caractérisait les traumatismes liés à une catastrophe naturelle.
Tsunamique. L’uberisation, c’est l’avenir.
L’usage des nouvelles technologies (2.0, plateforme) pour mettre en relation des utilisateurs quasi instantanément (géolocalisation), tout en réduisant presque à néant les coûts de revient (investissements, dépenses, risques, etc.), et au final, enregistrer des bénéfices faramineux par une sorte de mondialisation des revenus (rebondissant partout dans le monde en transitant d’un paradis fiscal à un autre).
L’uberisation est collaborative, sans être participative.
Ce qui signifie permettre la mise en contribution des utilisateurs, des acteurs, en leur offrant un outil de mutualisation.
Les infrastructures dites lourdes sont rasées (trop coûteuses) pour faire place à la digitalisation massive, la collecte orwellienne des données, l’absence d’horizontalité hiérarchique (les utilisateurs n’ayant aucun contrôle sur les cadres de la collaboration), et l’inexistence du pacte social.
Le collaboratif uberien est une fumisterie.
Parce qu’elle sous-entend que la communauté des usagers a un quelconque pouvoir sur l’entreprise, qu’elle est partie prenante – puisque ‘bottom up’, co créatrice – de l’organisation, alors que dans la réalité elle est sans liens de pouvoir ou juridiques.
On dira, après tout, c’est du donnant-donnant. Effectivement. Et cela traduit avec limpidité l’état de déliquescence morale qu’a engendré la Troisième Révolution Industrielle et sa promesse d’un capitalisme distribué, aux 1%.
Promesse tenue donc.
Si l’uberisation n’est pas une économie collaborative prise dans le sens de corporative, solidaire et sociale misant sur une communauté d’utilisateurs qui souscrivent à des parts sociales, jouissant de droits reconnus, discutés, négociés, ou protégés, et participant à la gouvernance de l’organisation par l’influence concrète sur sa structure, qu’est-elle au final?
Une évolution sans être une révolution.
Un changement sans être un progrès.
La mutation d’un paradigme fondé sur la vente directe aux clients vers un autre où l’intermédiaire permet la rencontre des parties grâce à la technologie, prélevant sa commission au passage.
Encore là, à part l’immédiateté, rien de nouveau sous le soleil (cf. Airbnb, Blablacar, etc.).
Ce qui est extraordinaire. C’est la rapidité avec laquelle cette uberisation louée et acclamée avec tant de ferveur religieuse veut dynamiter les derniers remparts sociaux contre l’hypercapitalisme sous un vernis faussement sharing mimant – c’est le plus ironique ou audacieux – le marxisme.
Cette irresponsabilité est industrialisée par des plateformes qui s’enrichissent sur une économie grise; elles ne sont pas les donneurs d’ordre, et ne sont donc pas impliquées dans les atteintes au corps social. Comme l’indique un article récent de Fortune, si les attentes d’un site de « partage » comme Sidecar se réalisent, alors les Etats-Unis perdraient 23 milliards de dollars en taxes issues de ce marché.
Quid de l’uberisation des médias?
Fred Cavazza offre quelques pistes de réflexion, quelques fois dans un grand fouillis, ou une certaine précipitation. De la digitalisation de la presse à un nouveau modèle économique (la fin des bannières publicitaires, l’émergence de la publicité native, l’impact des adblockers) en passant par les médias collaboratifs (des pure players, des contenus adaptés à la communauté, social content, profilé, etc.).
L’approche n’est pas inintéressante, loin de là.
Seulement, peut-être souffre-t-elle d’un emballement, certes légitime, mais qui touche une multiplicité de sujets, plus ou moins complexes, qui n’ont pas toujours la même portée, et qui semblent avoir été regroupés sous la même appellation. Sans doute à des fins pratiques. Fred Cavazza n’ecrit pas une thèse, ou un essai. C’est tant mieux.
Les règles d’un billet de blogue sont assez connues pour les rappeler. Certains y dérogent (voir le blogue de Jeanne Emard). D’autres y tiennent mordicus. C’est comme ça. Et c’est tout le charme du blogging.
Ce qui est certain c’est qu’à force de faire dans la concision on en arrive à une pensée famélique, passant à côté des interrogations aussi larges que l’uberisation des médias. Pour n’être plus qu’une sorte de fourre-tout énumérant des phénomènes sans vraiment éclairer sur l’enjeu.
On lit et on se demande en quoi les médias sont uberisés? Qu’est-ce que cette uberisation des médias qui manifestement a peu de choses dans sa nature à voir avec l’uberisation économique?
Fred Cavazza d’entrer de jeu le dit sans fards, l’uberisation des medias c’est la transformation digitale qui elle-même n’est pas nouvelle (le minitel en est un des précurseurs, les dinosaures d’entre nous savent de quoi il s’agit – Remember le 3615 ulla).
Dans le contexte médiatique, l’uberisation des medias se resume en trois points essentiels :
-la fin de la domination des plateformes de distribution de contenus
-l’arrivée tonitruante des adblockers
-l’apparition de nouveaux entrants disruptifs (bien naturellement)
Une transformation qui force une redistribution des cartes, une modification des rapports de force et une recherche de nouveaux modèles de croissance (le consommateur n’est plus une cible marketing en tant que tel, il est dorénavant le levier potentiel à la croissance de l’entreprise).
- les annonceurs cherchent à se bâtir une communauté, à la fois pour fidéliser leurs clients, mais également pour collecter un maximum de données (c’est ce que font des marques comme Danone avec MaVieEnCouleurs ou Nestlé avec CroquonsLaVie) ;
- les médias cherchent à recruter des clients (des abonnés payants) pour pouvoir compenser la chute des revenus publicitaires (ex : The Economist avec son application Espresso) ;
- les plateformes sociales cherchent à développer leur audience sans trop se soucier de la richesse des conversations (l’important étant de toucher le plus de monde possible).
Donc, l’uberisation des medias, c’est la digitalisation des medias (développement des technologies) et l’évolution du modèle traditionnel vers un concept à la fois relevant du social marketing, de la communautarisation et la robotisation des contenus, de la mutualisation (l’optimisation de l’usage sans la liberté d’agir sur le cadre), l’avènement d’un nouveau type de ‘travailleur’ (douillettement qualifié d’indépendant pour dire précaire, qui prend tous les risques sans être convié à la table des profits; travailleur dérégulé extrait du corporatisme et libéré de tous ces liens qui sont considérés comme une entrave insupportable au libéralisme du marché), etc. Etc.
L’uberisation des medias, c’est tout ça, et en même temps rien. Nullement révolutionnaire, dans le sens de disruption. Fred Cavazza l’avoue lui-même :
Tout dépend de ce que l’on comprend par gagnants et par perdants.
Les GAFA qui oligopolisent le marché technologique en rachetant à tour de bras toutes les startups constituant une menace à leur prédominance ne sont sans doute pas de grands perdants de cette nouvelle étape de la Troisième Révolution Industrielle (la communication en réseaux dématérialisés- l’Internet).
On ne peut en dire autant du chauffeur de taxi montréalais, du journaliste, du col bleu, de l’ingénieur, du médecin, de l’avocat, etc., futurs uberisés. Ou serait-il approprié de dire bientôt hypercapitalisés?
Alors l’uberisation? Hypercapitalisation disruptive.
Une fumisterie. Et c’est euphémique.