Je suis tombé ce matin sur un article de Marc-André Sabourin publié dans le journal L’Actualité et datant du 13 octobre passé. Son titre « Le prochain Québec inc. » Pour ceux d’entre vous qui ne savez pas ce qu’est le « Québec inc. » sa définition peut se formuler de façon très simple : les initiatives économiques d’acteurs privés Québécois contribuant au développement économique de la province canadienne, et dans une certaine mesure lui permettent de rayonner dans le monde – ce que l’on nomme ici « mettre le Québec sur la mappe ». Le Québec inc., c’est l’économie au Québec par les Québécois au profit des Québécois (emplois, engagements socio-communautaires), souvent reconnu en dehors des frontières du Québec. De façon plus restrictive, c’est la communauté québécoise des gens d’affaires. Plus largement, la collaboration entre les pouvoirs publics et ceux des milieux économiques de la province dans un but commun: faire émerger et pérenniser un écosystème économique québécois dynamique. C’est sa réalité d’aujourd’hui.
Yves Bélanger en 1994 dans son « Québec inc. : la dérive d’un modèle? » l’explique mieux :
L’expression Québec inc. est souvent employée pour désigner les différents appareils de l’État provincial québécois autour desquels s’est articulée la politique économique des trente dernières années; tantôt encore elle est associée au groupe d’entrepreneurs privés qui s’est constitué depuis 1960. Il est vrai qu’au Québec, l’émergence d’une classe d’affaire francophone est intimement liée au support que lui a apporté l’État provincial à partir de la Révolution Tranquille, qu’une réappropriation minimale du contrôle du système de production par des « nationaux » est apparue comme un moyen d’assurer le bien-être d’ensemble de la société québécoise, que cet objectif a constitué la pierre d’assise de la stratégie de développement économique des gouvernements qui se sont succédés au pouvoir entre 1960 et 1990.
Pour revenir à l’article de Sabourin, sponsorisé ou appuyé par la banque Desjardins, il montre à quel point le visage du Québec inc. est entrain de changer. L’arrivée d’une immigration économique (plus ou moins 6-7 immigrants sur 10 acceptés au Canada), professionnelle, compétente et archi diplômée (40% des immigrants québécois possèdent un diplôme universitaire comparativement à 38% des Canadiens et seulement 23% des autres québécois – 23% des Québécois ne possèdent aucune forme de diplôme et 19% d’entre eux sont totalement analphabètes) impacte sur les milieux économiques traditionnellement monochromatiques.
Ces immigrants-là, nouveaux arrivants, de première génération, ont plus tendance à devenir des entrepreneurs que les Québécois « de souche ». Pourquoi? l’article pointe essentiellement deux choses :
1/ le fait qu’ils ont beaucoup plus de « misère » à se trouver un travail ( « Chercher un emploi, quand tu as un nom à consonance étrangère, c’est difficile. » et une non-reconnaissance des diplômes), une situation presque immuable confirmée année après année par les statistiques officielles – le taux de chômage chez cette catégorie de citoyens restant le double de la moyenne provinciale – le taux de chômage moyen au Québec oscille autour de 7 %, soit 3 % de moins, « C’est quand même beaucoup plus important qu’ailleurs au Canada. En Ontario et en Colombie-Britannique, l’écart est de moins de 1 %. » – de telle sorte que « choisir l’entrepreneuriat est parfois plus simple que de se trouver une job »
2/ la plus grande tolérance des immigrants au risque (partir en affaires n’est pas un risque que prennent beaucoup de Québécois « de souche » – seuls 21% d’entre eux ont l’intention d’ouvrir leur propre entreprise contre 32% chez les immigrants, le pourcentage de ce dernier groupe monte à 50% lorsqu’ils sont âgés de moins de 45 ans)
Le dernier point sur la plus grande tolérance des immigrants au risque s’explique aussi par le premier point, quand vous avez l’impression
- que vous n’obtiendrez jamais une situation socio-économique en adéquation avec vos compétentes et vos aspirations (« La cause première de cette sous-utilisation de la main-d’œuvre immigrante réside dans la non-reconnaissance des diplômes étrangers. En effet, le Québec ne reconnait qu’un piètre 37% des diplômes provenant de l’Asie, du Moyen-Orient et de l’Afrique et un maximum de 65% des diplômes européens. Compte tenu du fait que la France est le premier pays d’origine des immigrants québécois avant le Maroc et l’Algérie, il est possible de conclure que la majorité du potentiel l’immigration se voulant économique est carrément gaspillée« ), que l’alternative la plus accessible c’est d’être un « ingénieur chauffeur de taxi » – alors qu’aucun « ingénieur d’ici » ne le tolérerait, que vos démarches de reconnaissance de compétence et de diplômes passant par un investissement coûteux – un retour à l’école – sont complétées ou en voie de l’être sans que cela ne produisent des effets véritables sur l’amélioration de votre condition socio-économique contrairement à vos camarades bien « d’ici »,
- que malgré tous les sacrifices les abnégations les persévérances les formations en continue les portes auxquelles vous cognez restent closes (et ce qu’il vous reste à faire c’est de chercher une job alimentaire ou d’accepter un travail d’une qualité très inférieure à votre potentiel),
…alors devenir entrepreneur ne semble pas plus risqué que l’enfer dans lequel vous vous trouvez ou qui vous est présenté. Devenir entrepreneur pour avoir enfin son destin entre ses mains, rêver d’un avenir, sortir du cercle vicieux de la pauvreté et de la précarité, « vivre ». Entreprendre, faire les affaires, comme un instinct de survie. Certains l’appellent le « survipreneuriat« .
L’instinct de survie des immigrants, un élément-clé pour comprendre leur motivation entrepreneuriale. « C’est celle des gens qui sont acculés au pied du mur« . Les immigrants, généralement, sont des entrepreneurs qui n’ont rien à perdre, parce qu’ils n’ont déjà rien, ils sont dans cette dynamique.
Habitués à retrousser les manches et à s’investir pleinement dans la réussite de leur projet de vie. Ils ont déjà expérimenté l’échec, l’ont ressenti au plus profond d’eux, humainement et psychologiquement, et comme on dit ils sont « vaccinés ». Ils ne se trouvent pas d’excuses, ils réfléchissent à des solutions. Pas le choix, beaucoup ont tout quitté pour vivre ici. Ils voient peser sur leurs épaules de lourdes et fortes responsabilités ( de nombreux immigrants ont à leur charge la famille proche et éloignée), ils incarnent souvent l’espoir et la fierté de leur communauté d’origine, ils doivent construire des ponts entre ici et ailleurs (c’est ce que l’on attend d’eux), ils doivent – ceux de la première génération, les pionniers et bâtisseurs ou les espèces de Champlain d’aujourd’hui – jeter les bases solides qui ouvriront la voie à d’autres, s’assurer que les descendances puissent vivre mieux qu’eux et enrichir leur héritage. Ils doivent aller le plus loin possible, et si cela passe par la création d’une entreprise, ainsi soit-il.
Quel serait le bénéfice sans doute le plus sonnant et trébuchant pour le Canada d’un tel mouvement entrepreneurial et de la réelle intégration de cette catégorie dans l’économie? 31 milliards de dollars par an, soit 2.1% du PIB canadien.
Un autre point intéressant à noter dans l’article de Sabourin, c’est l’ambition internationaliste de ces immigrants entrepreneurs qui modifient le Québec inc. Un commentaire sous l’article mettait en doute cette réalité en arguant que les « 3/4 des exportations se font toujours vers » le voisin américain. Personne n’a voulu lui répliquer que « Selon le Conference Board, 12 % des entreprises détenues par des immigrants exportent ailleurs qu’aux États-Unis, comparativement à 7 % pour les autres entreprises exportatrices. Les entreprises qui exportent ailleurs qu’aux États-Unis ont aussi un taux de croissance supérieur, selon cette étude. Entre 2007 et 2011, leurs bénéfices ont crû de 21 % par année, contre 7 % par année pour les autres entreprises« . A l’heure où la renégociation de l’Alena est d’actualité, que les crispations et autres discours illustrent le fait que les exportations canadiennes sont sous perfusion américaine, le naturel internationaliste de ces immigrants entrepreneurs pourraient servir. Un immigrant entrepreneur est aussi un marché étranger potentiel, c’est un accès à ce marché, une opportunité de pénétration. Regardez la Chine et ses émigrés qui deviennent les agents de l’hégémonie économique mondiale du Dragon. Combien de temps le Québec continuera-t-il à sous-estimer l’or qu’il a entre les mains, combien de temps continuera-t-il à n’y voir que de la marde?
Si la première génération des immigrants entrepreneurs est motivée par un instinct de survie, la seconde – et celles qui suivent – d’après mon observation puise sa motivation dans les valeurs de l’effort et du travail, de responsabilité et de la mémoire (on n’oublie pas d’où l’on vient et ce que l’on doit à ceux qui nous ont précédé). Comme le souligne la fondatrice des Granolas d’Emily : « Outre la recette de granolas de ma grand-mère Émilie, dont j’ai fait ma marque de commerce, j’ai aussi récupéré l’énergie formidable de mes grands-parents » débarqués du Liban en 1913, celle des gens qui n’ont pas beaucoup le choix. Ne pas oublier d’où l’on vient, ce qu’il a été consenti en sacrifices pour survivre, pour ne pas se laisser étouffer par le confort, c’est là l’importance de la mémoire pour ces générations.
En somme, l’article de Sabourin ne fait finalement dire l’évidence, ce qui se produit depuis quelques années déjà, le Québec inc. change. Subtilement, sans brutalité, mais de façon irréversible. Les immigrants entrepreneurs que sont les nouveaux arrivants investissent doucement toutes les sphères économiques, que ce soit le commerce de proximité ou l’économie du savoir, l’importation et l’exportation, les industries technologiques et autres. Et c’est tout le monde qui en profite. Des petits fournisseurs Québécois aux investisseurs d’ici, de la clientèle québécoise au gouvernement provincial. On peut le voir l’accepter et l’encourager, ou faire l’autruche ce qui n’empêchera pas le mouvement de prendre de l’ampleur.
Cet article confirme ce que moi-même j’ai remarqué, ma perception des choses, les immigrants surtout de première génération se démarquent tant sur leur définition de « entrepreneuriat » (qui n’est pas toujours néolibérale ou foncièrement capitaliste) que sur les pratiques inhérentes, sur l’énergie ou l’effort, sur la persévérance, sur la créativité.
Mon impression est que ce sont généralement des gens dont les expériences très riches et plurielles ne se réduisent pas au simple appât du gain, on vise souvent grand et durable, on a une démarche qui sort des sentiers battus.
En tant qu’entrepreneur et immigré de première génération, relativement nouvel arrivant, je ne crains pas comme l’article le souligne autant l’échec, au contraire le risque de l’échec est une stimulation. Je suis animé de cet instinct de survie. Je ne crains pas le jugement des autres, car pourquoi accorder de l’importance à des gens qui sont incapables de comprendre ma démarche et ma réalité, de s’imprégner de ma vision des choses, de voir d’où je suis parti et où je m’en vais, qui malgré des années sont toujours dans leur confortable statu quo (ce qui n’est pas si pire car au moins financièrement ils ont sans doute une bonne vie comparativement à la mienne). Pour cette catégorie d’entrepreneurs à laquelle j’appartiens, « avoir une bonne vie » « une belle maison » « une belle piscine creusée » « une belle auto » n’est pas le but, ce n’est pas « vivre », ce n’est pas comme cela que je conçois une « bonne vie », il m’en faut plus.
C’est-à-dire, changer les règles du jeu, transformer le système, le rendre à la fois plus juste, équitable, responsable, mais surtout introduire des pratiques ingénieuses créatives qui révolutionneront la norme et inspireront les générations plus jeunes, laisser une marque durable en assumant notre mission générationnelle, voilà ce qui m’importe.
Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir » – Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre (1961)
Une des premières règles que je me suis imposée en tant qu’entrepreneur : non à l’avidité, non à la cupidité, non au matérialisme forcené, non au conformisme, oui au pragmatisme lucide et responsable, oui à l’effort parfait, oui à l’humanisation. Ce n’est pas le profit le moteur de croissance, c’est le progrès – qui reconnait le droit au bien-être à tous et qui l’assure. Je suis un immigrant et entrepreneur avec ces valeurs-là, je suis ce nouveau visage du Québec inc.