Ce billet est la version allégée d’un autre publié ici. Il est un résumé synthétique beaucoup plus serré tout en essayant de conserver les idées substantielles. Il s’agit d’examiner les positions de trois penseurs des relations internationales sur l’état et l’avenir du monde post-guerre froide. Leur influence sur les politiques mondiales d’aujourd’hui est encore palpable, ainsi en s’y intéressant l’on peut tenter de déceler les clés de compréhension de la marche du monde contemporain. Le but ultime étant non pas de se demander qui a tort ou raison, mais comment envisager à partir de tous ces états le Monde Idéal – si tant est qu’il y existe ou puisse exister.
État(s) du monde
« Ces trois visions restent un véritable point de repère car même les décideurs politiques pragmatiques qui fuient les grandes théories ont tout de même tendance à inscrire leur analyse dans l’une d’entre elles, et aucune autre théorie n’a pour l’instant émergé qui soit d’une aussi grande portée et profondeur. » – BETTS R. (2010), « Conflict of cooperation ? », Foreign Affairs, n° 89, vol. 6, p. 186-194.
En 1989, Francis Fukuyama annonce La fin de l’Histoire que rend inéluctable la déliquescence du bloc soviétique et l’annihilation idéologique du communisme. Dans son article paru dans The National Interest, l’auteur envisage un monde à venir où l’unipolarisation des relations internationales se fera d’abord sous la bannière du libéralisme (politique et économique). Le « triomphe » idéologique de l’Ouest sur l’Est (liberté, égalité, le Marché, société de consommation étant dorénavant la langue officielle de l’Humanité), de Moscou à Pékin en passant par Prague et Rangoon. Le libéralisme partout et sur tout, c’est-à-dire sur les restes[1] du monde. Conséquence principale de cet état du monde : l’Histoire en tant que processus d’évolution de la pensée est terminée[2]. Une fin comme un horizon indépassable. Dans ce nouveau paradigme, le monde vu par Fukuyama est « l’universel État homogène » dans lequel les « besoins humains sont satisfaits » parce qu’il aura réussi à résoudre ses « contradictions »[3]. Un tel État est voué à « l’expansion intellectuelle, morale, politique, économique et spatiale » construisant une unique « civilisation humaine ». Pour John J. Mearsheimer, il n’y a pas de fin de l’Histoire, il y a un éternel recommencement[4]; et le monde de 1990[5] ressemble à du déjà-vu[6]. Le système international émergeant a des traits communs avec les périodes qui ont précédé les deux Grandes Guerres – « guerres civiles occidentales », caractérisées par l’état d’anarchie produit par la multipolarité : une situation d’instabilité[7]. La bipolarité garantissait un monde plus sûr[8] par un équilibre dans la répartition de la puissance (militaire) entre les deux Superpuissances (dissuasion nucléaire). Avec Mearsheimer, les lendemains déchantent, et l’aube a des reflets d’apocalypse. Huntington lui donne un son de cloche différent : la superpuissance occidentale de Fukuyama menée par une Amérique hyperpuissante[9] vit le rejet des « tiers-mondes »[10] regroupés en blocs de civilisations et prêts à en découdre. Demain, le monde est aussi pour Huntington une apocalypse du Choc des civilisations (une guerre huntingtonienne très hobbesienne et néoréaliste).
Épistémologie
Les trois textes (nomothétiques) ont en commun d’inventer[11] un cadre conceptuel qui puissent servir de grille de lecture des relations internationales post-guerre froide. Pour y parvenir, chacun procède d’un mode de raisonnement hypothético-déductif suivant un argumentaire théorique balisant à la fois la démonstration, le découpage de l’objet, le choix des instruments utilisés, l’observation empirique. Ainsi, leur statut scientifique est de l’ordre du constructivisme épistémologique. Pour Fukuyama, adoptant une démarche historique, la nature des relations internationales est le fruit d’un processus historique linéaire[12]. Pour Mearsheimer, plus structuraliste qu’historique, c’est uniquement en examinant le monde par la théorie de la paix et de l’ordre (sécurité et anarchie) que l’on peut comprendre l’état des politiques mondiales. Quant à Huntington, sa lecture des relations internationales est culturaliste et systémique (on pourrait même trouver qu’il élève la civilisation au rang d’institution assurant une cohésion sociale et organisant les rapports sociaux). Pour ce qui est de la perspective, chez Mearsheimer elle est globaliste (c’est l’état d’anarchie qui détermine l’action des États (pourtant considérés comme des agents rationnels – perspective atomiste) et leur impose par l’évaluation des coûts et des risques la conduite à suivre). Chez Huntington, la perspective est aussi globaliste puisque c’est l’appartenance à une civilisation où la culture sert de repères qui influe sur les attitudes individuelles. En outre, ce sont les « lignes de fracture » qui déterminent le rapport conflictuel entre les civilisations. Chez Fukuyama, la perspective est atomiste parce que l’individu – agent rationnel – fait le choix de basculer dans une idéologie ou non, même si l’existence de l’Idée (représentation de valeurs) – antérieure au monde matériel et autonome du monde réel – est la racine de la décision[13].
Nationalisme
Pour Mearsheimer, le nationalisme plus précisément l’hypernationalisme a une influence non-négligeable sur le comportement des États (la cause domestique principale de la guerre). L’auteur constate, en observant les périodes multipolaires avant les deux Grandes Guerres, que l’Europe était hypernationaliste; que cet hypernationalisme venait de l’État-nation[14]. Et dans un monde d’anarchie la menace de disparaître par l’action des autres États (civilisations chez Huntington) a tendance à faire croître le besoin de se protéger[15] d’adopter un réalisme offensif[16]. Pour Fukuyama, le nationalisme n’a pas la même force incitative. Néanmoins, le nationalisme reste pour l’auteur un enjeu important des politiques mondiales. Pour Huntington, les guerres d’aujourd’hui et de demain seront certes encore liées aux États-nations, mais seront surtout celles « des nations et des groupes appartenant à des civilisations différentes ». En outre, le nationalisme est une « perspective de résistance » face à une occidentalisation (massive) du monde. De l’autre côté occidental du mur, cette « perspective de résistance » s’exprime dans le discours à la fois de « protectionnisme ethnique »[17] que de « perte identitaire »[18].
Économie
Chez Fukuyama, la théorie du libéralisme économique pose les jalons de l’émergence de la « Common Marketization » dont l’effet est la faible probabilité d’un conflit mondial entre les États (l’interdépendance économique). En opposition, Mearsheimer trouve que la compétition hégémonique, l’absence de confiance entre les États rend difficile la coopération interétatique, puisse que la logique des États en tant qu’acteurs rationnels est la réalisation du gain absolu (sécurité). Le gain économique n’est déterminant que lorsque le risque d’agression est atténué soit par une situation hégémonique soit par la bipolarité ou la neutralisation mutuelle des puissances (en l’occurrence par la dissuasion nucléaire). C’est qu’illustre la période 1890-1914 qui connut une grande interdépendance économique européenne sans qu’elle n’empêche le déclenchement de la première guerre mondiale. Dans sa fracture « Occident et le reste du monde »[19], Huntington ne croit pas aux vertus régulatrices du libéralisme économique dans les relations internationales. Le libéralisme économique suscitant dans ces ailleurs ou chez ces « Autres » des « contre-réactions » fortes.
Démocratie
La démocratie chez Fukuyama est libérale (dans son acceptation Schumpeterienne[20]) et universelle (une analyse néo gramscienne[21] parlerait d’impérialiste[22]). Elle abhorre l’usage de la force comme moyen légitime de résolution des différends nés de la compétition des puissances[23]. Conséquence directe : une diminution des affrontements (armés) entre les États[24]. Mearsheimer constate pour sa part que les démocraties libérales ne sont pas moins va-t-en-guerre que les régimes autoritaires, c’est ce que valident les données historiques. Elles sont tout autant bellicistes[25][26], elles n’échappent pas ni à l’anarchie dans les relations internationales ni à la rivalité des intérêts nationaux. Huntington (comme Mearsheimer) doute du caractère universaliste dans un système international fragmenté par des appropriations différentes de celle de l’Occident. Entre l’Occident et les restes, la fracture civilisationnelle est aussi une conception culturellement différente des valeurs démocratiques libérales; c’est un abîme.
Cultures/civilisations
Huntington constate que l’état du monde est une multipolarité civilisationnelle. Dans sa bouche, la « civilisation » est une « une entité culturelle »; son énoncé définitoire semblable à une auberge espagnole n’est pas de façon précise saisissable. Néanmoins, à partir de ce pêle-mêle sémantique il identifie des blocs de civilisations et les oppose; ce faisant, il conteste la fin hégélienne de l’Histoire de Fukuyama qui se réalisera au lendemain du Choc des civilisations. Le système international est pluraliste (l’influence occidentale est limitée, superficielle). Quant à Mearsheimer la multipolarité culturelle et civilisationnelle est une inquiétante source d’instabilité.
[1] Zakaria Fareed. The Post-American World and The Rise of the Rest, New York, W.W. Norton & Co., 2008, 304 pages
[2] Tel que théorisé par Hegel dans sa Phénoménologie de l’Esprit.
[3] La quête de l’homme primitif pour une reconnaissance mutuelle, la dialectique du maître et de l’esclave, la transformation de la nature, la dichotomie entre le capitaliste et le prolétaire, la lutte pour la reconnaissance universelle des droits, etc.
[4] La notion de l’éternel retour chez Nietzsche – Sauvanet, Pierre. « Nietzsche, philosophe-musicien de l’éternel retour () », Archives de Philosophie, vol. tome 64, no. 2, 2001, pp. 343-360.
[5] Année de publication de son article dans l’International Security
[6] Krastev, Ivan. « Une sensation de déjà-vu. Entretien avec Ivan Krastev », Esprit, vol. décembre, no. 12, 2017, pp. 81-86.
[7] L’instabilité étant définie par l’auteur comme la présence de conflits armés
[8] Cet état du monde hérité de 1945 constituait la plus grande période de stabilité en Europe (assurant ainsi une longue ère de paix pour l’humanité)
[9] Védrine, Hubert. « Les États-Unis : hyperpuissance ou empire ? », Cités, vol. 20, no. 4, 2004, pp. 139-151.
[10] Raffinot, Marc. La dette des tiers mondes. La Découverte, 2008
[11] Inventer dans le sens de « concevoir une relation explicative » menant à une hypothèse pouvant être généralisée.
[12] Prendre les ensembles sociaux tels des touts en mouvement
[13] En conformité avec la philosophie libérale, il laisse donc le choix et la responsabilité à l’individu.
[14] On peut également voir que chez Mearsheimer le nationalisme est aussi une croyance en la supériorité de la nation au point qu’elle soit supérieure aux autres (inférieures et menaçantes) – « ugly hypernationalism »).
[15] Pelopidas, Benoît. « Les émergents et la prolifération nucléaire. Une illustration des biais téléologiques en relations internationales et de leurs effets », Critique internationale, vol. 56, no. 3, 2012, pp. 57-74.
[16] Brustlein, Corentin. « Clausewitz et l’équilibre de l’offensive et de la défensive », Stratégique, vol. 97-98, no. 5, 2009, pp. 95-122.
[17] Badie, Bertrand. « Migrations dans la mondialisation », Revue Projet, vol. 311, no. 4, 2009, pp. 23-31.
[18] Melegh, Attila. « Migrations et discours de migration à l’ère de la mondialisation », Outre-Terre, vol. no 17, no. 4, 2006, pp. 393-401.
[19] Elle pourrait également se lire « Occident contre le reste du monde »
[20] O’Donnell, Guillermo. « Repenser la théorie démocratique : perspectives latino-américaines », Revue internationale de politique comparée, vol. vol. 8, no. 2, 2001, pp. 199-224.
[21] Paquin, Stéphane. « Chapitre 8. Les perspectives hétérodoxes : l’école néo gramscienne », Théories de l’économie politique internationale. Cultures scientifiques et hégémonie américaine, sous la direction de Paquin Stéphane. Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), 2013, pp. 299-330.
[22] F.G. Dufour et L.M. Chokri, « Approches néomarxistes : la théorie néo gramscienne et le marxisme politique », in A. Macleod et D. O’Meara (dirs.), Théories des relations internationales. Contestations et résistances, Montréal, Athéna, 2007, pp. 207-29.
[23] La théorie des démocraties libérales (rebaptisée « peace-loving » – avec une pointe de sarcasme – par Mearsheimer)
[24] Les États démocratiques libéraux ne se font pas la guerre.
[25] Lindemann, Thomas. « Identités démocratiques et choix stratégiques », Revue française de science politique, vol. vol. 54, no. 5, 2004, pp. 829-848.
[26] Lesch, Ann M. « L’ambition hégémonique de George W. Bush sur le Moyen-Orient », Confluences Méditerranée, vol. 43, no. 4, 2002, pp. 73-83.