Balles

by dave

La première balle traverse l’espace vide, sa course déterminée est une traînée invisible, la folle furie qui l’anime vient briser la boîte crânienne. Elle en ressort avec des bouts de cervelle que l’on voit voler. Quelques morceaux de chair vont refaire la décoration. Des jets d’hémoglobines pissent sur le tapis. Les restes finissent en projections chaotiques sur les murs. Le tableau est morbide. Dans l’art contemporain, le tableau serait un All-over à la Jackson Pollock et vaudrait une bonne petite fortune dans une vente aux enchères chez Sotheby’s et consorts. Des critiques s’extasieraient certainement devant la puissance expressive de l’œuvre, l’originalité évocatrice de la composition, la profondeur de cette peinture de l’horreur sans complaisance et sans fioritures. L’horreur du réel. Crue. L’artiste ferait la couverture des magazines spécialisés, la Une des journaux de proximité – ceux qui narrent avec tout le sérieux du professionnalisme consciencieux la terrible existence des chiens écrasés de la vraie vie des gens. La Une serait de deux ordres : une partie décapiterait la tête de turc au nom du peuple, l’autre couronnerait la tête de con au nom du peuple. Et les commentateurs payés grassement pour répéter les invariables et sempiternelles opinions prendraient d’assaut les tribunes, les chroniques, pour dire soit leur enthousiasme élégiaque, soit leur mépris viscéral de l’imposture. L’artiste sur ces derniers produirait un tel effet laxatif. Pour le public accoutumé à cette normalité-étron avec ses expulsions libertaires – public un peu masochiste, quelques fois totalement largué, souventefois à côté de ses pompes, ou simplement sadisme anonyme dans la foule – l’œuvre serait un sujet de discussion dans des conversations qui se feraient la guerre. L’artiste porté aux nues. Vomi. L’œuvre ovationnée. Condamnée. Mais le tableau n’est pas de l’art contemporain. Il n’y a pas d’artiste. Sauf un doigt sur la détente. Et une balle assouvissant une haine mortelle. La boîte crânienne qu’elle fait éclater a trente-trois ans. L’âge christique de la mise à mort. Elle ne repoussera pas trois jours plus tard.

La seconde balle avale la distance qui la sépare du cœur réfugié derrière les barrières fragiles d’un thorax sans défense. Elle a la rage au ventre. Son sifflement terrifie le silence des peurs qui n’osent hurler. Le plomb vole, droit, jusqu’au cœur de la cible. L’impact crée un trou béant dans lequel viennent mourir les rêves d’une vie qui ne seront jamais réalisés. C’est une tombe en pleine poitrine. La balle n’est pas repue. Au contraire, cela lui a ouvert l’appétit. Insatiable donc, elle va planter ses crocs dans la gorge d’une respiration tremblant de tout son être. La morsure tranche la jugulaire, sectionne la carotide, les flots écarlates fluent de toutes parts, l’espace vide est désormais une Mer rouge. Le public est tenu en haleine par des rapporteurs en costards et exaltés qui font le macabre décompte, pronostiquent sur les morts à venir, spéculent sur le bourreau à livrer à la justice populaire – celle qui ne s’encombre guère d’impartialité et envoie avec promptitude le présumé coupable, le coupable qui la satisfait, le salaud idéal, à la potence. Les envoyés spéciaux digressent de long en large sur l’horreur du réel, dans une retransmission en direct entrecoupée de publicités vantant les mérites d’une assurance-vie. Dans le froid de cette nuit de janvier, entre des murs repeints de l’innocence qui se fait trucider, comme du vulgaire bétail, il y a ce feu que crache une arme décidée.

La troisième balle fauche dans son élan une ombre qui tente la fuite. Le corps s’écroule lourdement sur le sol d’un mouroir qui n’était pas censé en être un. Le lieu était destiné à élever les âmes, il n’est plus qu’un cercueil. L’ombre aperçoit dans un des recoins de la salle une silhouette apeurée faisant de son corps un bouclier. Le bouclier humain protège un petit garçon. L’ombre suffoque et exhale son dernier souffle, le regard inerte est reçu par la silhouette comme un mauvais présage. Elle serre plus fort le petit garçon, de sa main étouffe ses sanglots, le moindre bruit peut leur être fatal, le silence peut-être les sauvera. Le petit garçon ferme les yeux pour chercher un peu de lumière dans les ténèbres épaisses. Il prie, supplie, essaie de convaincre toutes les entités dont on lui a raconté les pouvoirs magiques de se manifester, là, maintenant, tout de suite. Dieu. Les anges. Les saints. Les prophètes. La bonté humaine. « Je vous en prie, ayez pitié ». Le miracle n’aura pas lieu.

La quatrième balle n’avale aucune distance, le canon est sur la tempe. La pénétration est directe. La balle passe sans encombre d’un bout à l’autre de la cavité cervicale, libère les voies obstruées par ces neurones qui font de chaque être un sensible, unique. La balle n’a pas de neurones, ne le sait pas, ne veut pas le savoir, n’en a cure. Sa mission est autre. Faire table rase. Éliminer ce que la main qui la tient sous sa coupe l’ordonne. Elle n’a pas à penser, elle n’a pas à réfléchir, la main le fait à sa place, c’est elle qui décide. Choisit. Oriente. Prononce la sentence. Le bourreau n’est pas toujours celui que l’on croit. Le coup fait exploser la tête qui se tenait derrière une colonne, des éclats osseux vont rejoindre les projections all-overiennes, la fresque murale, l’horreur du réel. À l’extérieur, les reporters comptent les coups de feu avec un sang aussi froid que cette soirée polaire de janvier. L’hystérie n’est pas de mise, l’empathie, l’émotivité, la décence aussi. Et de toutes les façons, cela ne servirait pas à grand-chose. Le public de plus en plus nombreux devant sa télévision, hypnotisé par le fil d’actualité d’un écran de téléphone super intelligent et sans plus, s’attend à un professionnalisme marmoréen. C’est à lui que revient le droit exclusif de s’émouvoir. À chaque balle qui se fait entendre, il y a une alerte info publiée, une consternation et une acclamation écrites sur un réseau social, une apologie qui appuie sur le « J’aime », une colère qui s’emoji-se par une face jaunâtre courroucée, et beaucoup de commentaires qui se livrent bataille. Le public n’est pas unanime. Ceux qui crèvent à l’intérieur de la bâtisse ne le savent pas, leur mort sera pleurée, regrettée, applaudie, malmenée. Polémique. Qui divisera. Certains professionnels de la politique et autres démagos, amateurs et experts en populisme, y gagneront l’estime des uns et se féliciteront du mépris des autres. Les groupes monochromatiques en meute rassemblée surferont sur cette Mer rouge, spectacle qui convaincra des âmes persuadées de la perdition entamée ou prochaine du « Nous autres » consanguin de les rejoindre. Ceux qui crèvent ignorent tout de ce que leur mort engendra. L’exutoire. L’opportunisme. Les vivats de la vindicte populaire. Les déchirements fratricides. Encore plus d’obscurité.

La cinquième balle attend que la main valide son choix. Le menu du soir est une diversité à nulle autre pareille. Après les cervelles et les autres mets qu’affectionneraient Hannibal Lecter, elle recherche du plus raffiné. Délicat. Ce sera la moelle épinière. Servie comme un tartare. L’animal souffrira le martyr. Laissé pour mort. Il survivra. Tétraplégique, cloué dans un fauteuil, déféquant surplace tel un vieillard abandonné et maltraité dans un centre-dépotoir, bourré de médocs pour le restant de ses jours, combattant contre des douleurs qu’aucune drogue ne calmera, imaginant ce qu’aurait été son existence sans cette balle anthropophage qui a décidé à sa place. L’animal amputé, de ses rêves, se dira tout de même chanceux d’être en vie. De pouvoir être à nouveau embrassé par sa petite fille. D’être caressé par sa conjointe. D’être de ce monde qui le regarde trop souvent comme un problème. Quelques fois, comme la balle qui a presque tout dévoré en lui, juste un plat au menu du soir.

La sixième balle est une ivresse. La main qui la libère à l’instar d’un chien lâché dans une partie de chasse se délecte de sa puissance. La prédation est enivrante. Qui y a goûté une fois ne saurait s’en passer. Elle court à grandes enjambées vers les proies qui n’ont pas conscience que leur sort est scellé. La balle embroche l’une d’elles, la main jouit. Ce sentiment de plénitude, à chaque balle tirée, vaut toutes les condamnations. Toutes les récriminations de cette morale bourgeoise, emmurée dans son réel aseptisé, qui considèrent ces animaux tels des êtres humains. Tous les discours humanistes de ces bisounours, corrompus par le confort d’une existence privilégiée, loin de ce réel sauvage qui voit, vit, au quotidien les invasions barbares. Les anathèmes politiquement corrects, cette rectitude de lâches, traitres et irresponsables, qui briment la liberté d’expression et criminalise le devoir de défendre la Civilisation assaillie. Toutes ces balles sont une ivresse. L’ivresse de la résistance mettant enfin ses bobettes. La résistance assassine rendant haine pour haine, balle pour balle. L’ivresse terrifiante. Le lieu de culte est une Mer rouge où flottent des corps sans vie. La main savoure. Son œuvre est magnifique.

Dehors, les caméras captent l’horreur du réel. Les reportages sponsorisés par le sensationnalisme rivalisent de superlatifs. Le direct autorise toutes les dérives, le public jugera. Les commentateurs payés grassement aussi. Ils tapent sur des claviers torturés des mots qui ressemblent aux balles tirées par la main qui tue. Leur publication diffusée à grande échelle sont des armes de destruction massive que les idéaux de liberté des bisounours protègent coûte que vaille. Ils ont aussi le droit d’être des salauds. Des résistants de la même trempe que la main et ses balles. Des guerriers protecteurs d’une Civilisation déliquescente. Les derniers Mohicans de la cause identitaire, pure laine. D’une idée de l’être ensemble exigeant de chaque présumé barbare réduit à une nature animale, chosifiée, qu’il s’intègre en se désintégrant complètement. Dans les journaux de proximité, ils se feront Zola avec des « J’accuse » pointant toujours les mêmes coupables parfaits. Une partie du public cliquera sur « J’aime ».

La soirée hivernale n’a pas refroidi la foule. Des milliers de personnes sont venus regretter ceux qui sont tombés sous les balles. Ce public-là enlace les proches des ombres, des silhouettes, parties. L’étreinte fraternelle se fait sous le regard lumineux des sapins de Noël qui n’ont pas encore été enlevés du décor. Les reporters de marbre témoignent de cet océan de sympathie, la retransmission du réel solidaire est entrecoupée de réclames sur le don. La société regarde. Les images sont belles. Quelques-uns peinent à s’y reconnaître. « Il y en a toujours que pour Eux autres ». Des mains de cette foule sans paroles et émue déposent contre l’horreur du réel des gerbes de fleurs. Plusieurs écrivent des compassions avec les mots de l’indicible. Pour les morts. Pour les vivants. Du moins ce qu’il en reste.

Le lendemain, les fleurs seront offertes aux âmes orphelines, en même temps qu’une main tirera sur elles une balle en forme de tête de cochon.

by dave

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