X

Si vous souhaitez écrire à Madame X, ne songez pas à lui envoyer un courriel. Ni un gazouillis, avec des phrases liposuccionées, des mots vidés de toute cette obésité qui prend de la place dans un espace réduit à cent quarante-quatre caractères. Madame ne gazouille pas. Oubliez le message-texte, fleuri d’emojis – ces hiéroglyphes postmodernes signant le grand retour de la Civilisation à l’âge paléolithique. Madame n’est pas Ibn Washshiyah. Ni Champollion. Elle ne vit pas dans la grotte d’Altamira. Vous allez devoir revenir au style ancien, très archaïque, celui aux phrases-mammouths avec des longueurs qui n’en finissent plus. Ces constructions entières régies par des règles fascistes, misogynes, difficilement compréhensibles, aux quelques illogismes assumés sans complexe. Madame ne comprend rien d’autre. Oldschooler. Vous allez aussi vous trouver une bonne et vieille enveloppe, cette espèce presque disparue au nom d’une évolution qui aime les arbres et les déracine pour se bâtir des mégapoles de serveurs assurant ainsi la conscience virtuellement écologiste de la Civilisation technovore. L’enveloppe, aujourd’hui c’est tellement antique, vous allez devoir vous en procurer et y inscrire l’adresse suivante : Pont des Ombres. Ne vous inquiétez pas, la Poste saura où l’acheminer. Malgré l’évolution et ses saignées budgétaires, elle n’a pas encore tout perdu. Cela viendra. Mais pour l’heure, elle saura faire parvenir votre gentil petit mot à Madame X. Ne tardez pas trop, Madame est une nomade. Se déplaçant au gré des survies. Se nourrissant dans les poubelles. Où quelques fois déborde le gâchis. Traînant de temps en temps pas loin des parkings riches de ces voitures flamboyantes dont les proprios chicissimes A -> A+ vendent l’austérité à coups de milliards de dollars. Madame est une errance. La misère sans domicile fixe. Ces derniers jours, c’est le Pont des Ombres le point de chute. Demain, on verra bien.

Habituellement, la rue est son dortoir, les jardins publics son camp de réfugiés, et le ciel pas toujours accueillant un toit qui certains soirs sur sa gueule menace de s’écrouler. Le plus souvent, sous les ponts où personne ne s’égare, sauf celles et ceux qui viennent s’y pendre, désabusés ou lucides, il y a Madame X. C’est Francis Cabrel qui la décrit le mieux :

Madame à savoir comment fait deux fois plus que son âge elle s’endort avec des gants au fond d’un sac de couchage et pourtant comme elle dit c’est pas elle la plus mal lotie elle en connaît qui restent accrochés aux grillages en espérant qu’un camion manque le virage 

Madame X n’a pas une vie avec des vers qui riment. C’est Cabrel qui y met de la poésie, un moindre mal. Il est comme ça. Lyrique. Crève-cœur. Che-Guevaratesque. « Madame X, toujours pas de chauffage ! ». On ne change pas le bonhomme.

Hier, Madame X a reçu du courrier. Sur le papier, hors de prix, aussi blanc qu’un linceul, des lettres sans prétention littéraire ont été calligraphiées de sorte que Madame puisse en comprendre l’émotion, des textes comme des peintures avec beaucoup de cet expressionnisme qui prend aux tripes. Les auteur(e)s n’ont pas fait dans l’abstrait. Cris. Encre lacrymale. Étreintes dévorantes. Madame en a eu la gorge nouée, un tel élan suffocant de générosité de la part d’anonymes n’est pas chose courante de nos jours. La norme étant au slacktivisme du dimanche ou à l’indifférence qui s’émeut sur les réseaux sociaux hologrammiques. Là, avec toutes ces belles lettres remplies de l’amour qui parle à cœur ouvert, la Dame X s’y perd. Pourtant, elle en a connu des renversements de situation. Sociale et humaine. Ce n’est pas une de celles et ceux qui sont nés de la dernière pluie. Celle qui tomba il y a trente-six mille cinq cent vingt-quatre jours. Madame vient de plus loin, elle a de la bouteille. Et quelques fois, cela n’a pas toujours joué en sa faveur. Ce fût le cas l’autre soir. Souhaitant noyer son être dans l’ivresse du désespoir pour imiter les Poètes maudits, elle déroba à une décharge publique un Egon Müller-Scharzhof et un Romanée-Conti abandonnés là par une silhouette qui avait trouvé mieux. La noyade fût exceptionnelle. À tel point que les flics, quasi bénévoles tenanciers des rares refuges pour les « hors catégories économiques » – cibles prioritaires de l’austérité achetée par le gouvernement – fermant la porte au nez à son cadavre éthylique, furent ivres de colère. Quelle honte ! s’outrèrent-ils. Ce soir-là, la noyée se laissa porter par la vague de froid harmattan et échoua sous un pont qui plutôt avait vu des ombres décidées s’y accrocher au bout d’une corde. De loin, le Pont des Ombres, avec ses pendus, ressemblaient à un collier de perles noires. De près, au « Body worlds » de Gunther Von Hagens, avec de l’altitude.

C’est une photographe qui fût à l’origine de ce que les spécialistes nommèrent le « Buzz X ». La jeune amatrice, en déambulation dans les ruelles sordides de Métro-nécropole, en quête d’images sensationnelles qui lui procureraient des émotions fortes afin d’oublier un instant la p’tite conne dont elle s’était éprise sur une plateforme 7.0 de rencontres olé olé, apercevant les drôles de formes suspendues dans le vide voulut immortaliser le spectacle extraordinaire d’une mort toute chaude. Au lieu de ça, quel ne fût pas son étonnement de remarquer sous les lambeaux d’une indigence tentant tant bien que mal de se protéger de la soirée automnale, une respiration à peine perceptible. L’objectif de la caméra abandonna très vite son sujet initial pour se concentrer sur cette masse frigorifiée entrain de trépasser. Madame X ne la remarqua pas. Elle ne sut pas qu’un œil enthousiasmé venait de l’enregistrer dans une mémoire numérique. Elle ne sut rien de l’engouement presque immédiat que le cliché suscita sur le plus grand réseau de partage du nombrilisme en pixels, InstaPix. Elle ne sut guère le marchandage qui précéda la vente de son agonie photogénique essayant de ne pas crever complètement comme jadis, à une époque barbare, les chiens et autres gadgets du genre abandonnés car passés de mode, de caprice, d’intérêt. Madame X ne sut pas la somme mirobolante payée par le quotidien le plus lu de la Cité, le Journal du Mouroir. Ni de la Une que ce dernier lui consacra dès le lendemain. Du titre qui bouleversa les anonymes et fit pleurer dans les chaumières : « Scandaleux ! ». Et le sous-titre qui l’accompagna : « Misère de misère, nos pauvres se meurent, le gouvernement accueille les réfugiés climatiques… ». Madame X ne vit pas la réaction populaire, épidermique, virale pour l’exprimer comme il se faisait le siècle prolétaire dernier, s’emparer des mondes virtuels où les doigts d’honneur en 3D furent adressés au Premier ministre Trou D.C. et à son cabinet de cyborgs conçus, entretenus, accrédités par les dieux oligopolistiques Famebook Unizone Coogle Kindhere et Youtape Openapple Ub’air. Elle n’entendit pas les aboiements radio-télépathiques des vedettes évangélistes saturés le crâne ultraconnecté des gens ordinaires des classes sociales C- -> B-, leurs diatribes appelant au sursaut citoyen pour sauver en toute priorité la misère bien de chez nous. Au XXe siècle, ils l’appelaient la charité bien ordonnée commençant par soi-même, cela ne les avait pas trop réussis. Madame X ne sut pas. Trop saoule qu’elle était. Trop occupée à survivre à cette terrible nuit d’octobre.

La journée suivante, la survivante ne s’intéressa pas aux écrans translucides recouvrant les tours babyloniennes de la Cité, sur lesquels les tribuns officiels jouant le rôle de leur vie présentaient avec un comique inimitable la tragédie couchée sous le Pont des Ombres. Madame X ne se passionna pas pour cette représentation loufoque, avec sa gestuelle, ses mimiques et ses répliques écrites par des programmeurs de génie ; elle en avait eu sa dose, de ces comédien(ne)s aussi irréel(le)s que vrai(e)s. C’est pourquoi malgré son omniprésence dans les actualités, sur la façade des bâtisses, sur les affiches publicitaires personnalisées encadrant les abris-bus, sur le sol désertique et craquelé, elle passa à côté du phénomène naissant dont son image agonisante fût l’épicentre. C’est la jeune photographe revenant sur le lieu de sa notoriété acquise qui l’informa du bourdonnement qu’elle provoquait. Ne pensez surtout pas que ce qui motiva la demoiselle fusse un sentiment de gratitude envers son sujet ou un quelconque scrupule, vous seriez bien naïfs. Il est bien connu que le sujet d’une œuvre n’est qu’un moyen, un détail, un accessoire, servant à mettre en valeur le talent créatif, lequel en l’occurrence matérialise la substance qu’il capture, le sujet n’est rien sans l’esprit qui le sublime. De nombreux procès furent en ce début de siècle intentés contre les auteur(e)s par des sujets se considérant spoliés. Ils demandèrent aux tribunaux de leur octroyer une juste compensation pécuniaire à vie et transmissible à leurs héritiers des retombées sonnantes et trébuchantes des œuvres dont ils étaient le prétexte. Les tribunaux, sentant que l’affaire était digne du plug anal de Paul McCarthy présenté comme un innocent sapin, le droit plus que l’art contemporain ayant en horreur le foutage de gueule, réduisirent ces prétentions en cendres. Depuis, les sujets se font niquer, comme il faut, c’est légal. Non, la présence de Vanessa BeeGroft sous le Pont des Ombres pas encore débarrassé de ses suicidés quelques heures après leur chute inachevée était une exigence du Journal. Au vu du tintamarre que produisait cette histoire, le Quotidien voyant qu’il venait de mettre la main sur « quelque chose » ne comptait pas lâcher le filon. La conférence de la rédaction composée au trois quarts de marketors – une espèce hybride entre le marketeur Mad Men et le Terminator, de cinq pour cent de journalistes pur jus – c’est-à-dire formés dans une école de communication, et du reste de scribes robotisés shootés aux algorithmes, décida de « maintenir la pression » sur les politiciens publics-privés. Le « Scandaleux ! » aurait des petits.

Le deal rentrait dans les normes, moins de cent quarante-quatre caractères : Votre histoire est exceptionnelle, vous allez être très riche. Madame X dubitative au début se laissa séduire. Elle signa le contrat avec l’empreinte de l’iris. Le show qui suivit s’étala sur plusieurs jours. « Madame X, entre la vie et la mort, notre misère méprisée ! ». « Je suis Métro-nécropolitaine ! dixit la courageuse Madame X ». « Madame X, le visage des Sans-visages d’ici ». « La populaire Madame X, fierté de toute une nation ! ». « Madame X, premier choix de l’électorat des catégories F, C et B ! selon l’agence de notation Burger & TransGenesis ». « Madame X reçue par Trou D.C. ». « Madame X sera candidate ! ». « Madame X accréditée par les F.U.C.K – Y.O.U ! ». « Madame X élue ! ». « Madame X, Première ministre ! ». Si vous songiez à lui écrire, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

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