S’il est une chose que l’on ne saurait renier à Francis Fukuyama c’est que le crépuscule de la bipolarisation – débutée au lendemain de la victoire des Alliés sur le nazisme et ses reliquats, ses duplicatas, et évanouie dans le vacarme de l’éclatement de l’Union soviétique – a effectivement marqué la Fin de l’Histoire.
Du moins tel que nous l’avions connue. La fin d’une certaine logique. D’une dynamique symétrique. Ce choc frontal et cette peur permanente de deux visions idéologiques fractionnant le monde en blocs majeurs, antagonistes et jusqu’au-boutistes. La conclusion de la bipolarisation symbolisée par la Chute du Mur. La dislocation de l’URSS. Francis Fukuyuma a eu raison, la fin d’une Histoire. Indéniablement.
Les années 1980 et le début des années 1990 ont vu progressivement s’imposer le concept de démocratie libérale, de libéralisme et de néolibéralisme. Le monde selon les Vainqueurs. Le Vainqueur.
Comme Milton Friedman l’affirmait, il n’y a plus personne de réellement sérieux pour contester la nouvelle donne. C’est le triomphe de la mondialisation, partout et sur tout, dont les succès ô combien (ultra)capitalistes sont internationalisés et les échecs nationalisés, localisés. Ces derniers passés pour des accidents inévitables et à cet égard relativisés.
Quand la mondialisation est nocive la responsabilité incombe aux Etats, et ce sont les peuples qui paient la facture, économique et sociale. Quand la mondialisation est positive, c’est nécessairement tributaire de l’action des grandes structures financières, dont l’opacité et une certaine forme de liberté associée à de l’impunité restent des impératifs pour le fonctionnement efficient du « monde libre ». La mondialisation heureuse découle donc d’un système mafieux. Al Capone, prix Nobel de la paix et béatifié.
La mondialisation est la fin de l’histoire qui a déboulonné puis jeté aux orties le dernier Homme moderne, celui qui fuyait la pauvreté, l’oppression, la barbarie et qui rêvait d’émancipation et de richesse. Lui a succédé la personne postmoderne, cyborg comme prédit par Marshall McLuhan, désincarné comme anticipé par Roland Jaccard, désagrégé par Le Choc des Civilisations, précaire, esclavagé, lucide comme une renonciation, pragmatique comme un fatalisme, évoluant dans un espace sans véritables alternatives dans lequel il jouit de l’apparence de choix, de l’apparente transparence de choix, de la décision.
La mondialisation a mis fin à l’ancien monde. Le nouveau ne cesse d’étonner. C’est euphémique. Ce mondus novus n’a plus la dimensionnalité unique, saisissable du vieux monde. Celle dans laquelle se jouent les rapports de force, éclatent les affrontements ou se construisent les convergences, mais plusieurs dimensionnalités. Plusieurs dimensions dans plusieurs espaces. Toutes reliées, et régies par un principe simple que l’on pourrait résumer, en caricaturant Lorenz, par l’effet papillon. De la sensibilité aux conditions initiales, dans le cas d’espèce, il ne faut retenir que « sensibilité ».
La mondialisation a accouché d’un monde sensible, hyper sensible. Cette culture du sentiment au détriment de la pensée, cette capacité à être sans discontinuité dans l’émouvoir, sa propension à l’affect. C’est surtout sa capacité à (sur)réagir aux altérations mineures.
Un monde hyper sensible donc, un monde turbulent, et de turbulences.
Dans ce new real pluridimensionnel, l’infime modification de n’importe quel écosystème relativement isolé ou marginal dans notre postmodernité peut provoquer des conséquences incontrôlables. Les actions locales impactant, quelques fois lourdement, les équilibres globaux. Combiné à cet état, et peut-être elle est là la grande particularité de notre époque, la rapidité de la propagation et l’immédiateté des effets sur ses équilibres, ses ensembles.
La mondialisation a construit ce monde interrelié, interdépendant et hautement sensible, aux moindres pressions sur l’ordonnancement des réalités qu’elle structure. Un monde glocalisé.
Glocalisation, la fin du monolithisme et monothéisme post-soviétique
L’une des premières définitions de glocalisation fût élaborée dans un cadre bien spécifique, celui des affaires.
Il s’agissait de solutionner une réalité post-historique, celle que la gestion de l’économie de marché mondialisé exigeait désormais : la standardisation internationale ne fonctionnait pas. Ce n’était pas aussi rentable. L’ajustement à la clientèle locale n’était plus une option. Un ajustement qui montrait que la logique assimilationniste du business ne pouvait convertir la planète entière à la nouvelle religiosité monothéiste : le profit. Dieu suprême.
Si l’on avait imposé l’intégration économique avec l’ouverture des marchés locaux à la concurrence mondiale, principalement celle des grandes entreprises, si l’on avait convaincu les Etats de former des zones de libre circulation économique, si l’on avait poussé à l’adoption d’une monnaie commune dont le contrôle était transféré vers des institutions étrangères ou dotées de cette drôle d’autonomie qui satisfait toujours les intérêts de la finance internationale, l’on se rendait compte cela ne permettait pas toujours de vendre sa camelote aux peuples. Il fallait que l’offre pensée et fabriquée ailleurs, puisse répondre au moins en terme d’image à la fantasmagorie locale. Le marketing glocal était né.
Puis s’en est suivi tout un discours managérial, procédural, sur la fragmentation des new identities et local identities, la pertinence de l’homogénéisation des stratégies de communication, la nécessité de connexion avec un réel local qui peut être culturellement, en matière d’acceptabilité sociale, de sens civilisationnel, ou purement en besoins économiques, déphasé de celui du producteur. Glocaliser signifiait, signifie encore de nos jours, pour les milieux d’affaires, s’ajuster localement. Think globally and act locally.
Aujourd’hui, cela paraît évident. Il y a vingt, vingt cinq ans, ça ne l’était pas.
Glocalisation, le McDo à la sauce locale
Dans les années 1990, la disparition du rideau de fer a laissé la place à l’américanisation du monde. La dynamique était économique, sociale, culturelle. L’occident était américain. Une langue, un mode de vie, une mentalité et une monnaie. Un projet politique. Un modèle démocratique. Le droit, universalisé, made in western, et McDonalds. L’apogée d’un monolithisme mondial. La mondialisation ou l’unipolarisation avec pour centre de l’univers les United States. Si c’était bon pour l’Amérique, cela ne pouvait être mauvais pour les autres peuples, les fameux restes du monde de Fareed Zakaria.
Déjà à cette époque, Samuel P. Huttington l’avait senti. Le monde n’était pas devenu unipolaire, mais éclaté en multiples ensembles hétérogènes. L’on peut reprocher bien des choses à Huttington, la faiblesse de son observation empirique, le flou conceptuel, ses probables approximations, et même l’absurdité et le simplisme de sa théorisation, l’on ne saurait lui enlever le fait qu’il ait dès le début, sans doute plus intuitivement que scientifiquement, compris que le tintamarre sur la superpuissance du libéralisme monochromatique qui inféode tout à elle, que la fin de l’histoire de Fukuyama, était davantage un délire collectif des Vainqueurs.
Sa lecture lucide et visionnaire d’un monde dorénavant plus que complexifié est notre réalité. Le monde est post-américain, post-étatique, foncièrement asymétrique, mobile. Pluridimensionnel. Un choc des dimensions, des espaces, des identités. Le premier « choc des civilisations » en effet fût d’abord économique.
Les gens allaient au McDonalds, et s’en détournaient pour une offre aux couleurs locales. Les gens se convertissaient au libéralisme, mais plus à un qui leur ressemble. La Chine contemporaine, les BRICS, sont des illustrations de ce libéralisme à la sauce locale.
Aujourd’hui, l’Amérique est loin, elle ne veut plus dire grand chose, n’impressionne plus comme jadis, en tant qu’Etat ou pouvoir. Le seul véritable intérêt que l’on lui accorde vient de sa force de persuasion militaire, et encore.
Aujourd’hui, lorsque l’on regarde l’Amérique, ou l’occident – puisque économiquement cela revient à l’heure actuelle à la même chose – on voit les GAFA, les NATU, et autres Fintech.
Ces organisations supra nationales à la puissance, pas seulement économique, jamais atteinte par nulle autre entité corporative dans l’histoire récente. Peut-être dans l’histoire tout court. Des puissants du troisième type. Ultra riches, ultra influentes, propriétaires de nos secrets, baliseurs de nos connaissances.
Ces oligopoles ne possèdent pas de flottes navales, ni de têtes nucléaires – pas encore, du moins officiellement, mais détiennent l’essentiel, la capacité de nous définir et de nous transformer, d’écrire notre liberté selon des codes qui nous échappent parce que nous ne les comprenons pas, parce que nous ne savons même pas qu’ils existent. Nos dirigeants encore moins. Ils sont les nouveaux Etats globalisés, sans nations, ni peuples, au-dessus des systèmes traditionnels, et régissant nos existences.
Glocalisation, le Moi local dans une perspective globale
Le second « choc des civilisations » fût technologique. Le medium devint le message, la technologie déterminait, conditionnait les comportements, les modes de fonctionnement, davantage que l’information qu’elle véhiculait. Cette technologie n’avait pas de drapeau, d’identité culturelle, d’idéologie politique. Le médium était froid, intrusif, autoritaire, implacable, et très addictif.
L’ordinateur vous disait comment penser, sans vous dire quoi penser. Le téléphone mobile vous offrait la mobilité dans un cadre qu’il fixe sans vous imposer où aller. Vous êtes libres dans cet espace déterminé, et vous ne pouvez penser au-delà de cette limite. Un peu comme pour la langue.
L’appropriation des nouvelles technologies de l’information et de la communication par les masses a amplifié la revendication du Moi dans l’espace public, accentué les différences de toutes sortes. L’unipolarisation est morte avant d’avoir véritablement vécu, remplacée par la communauté des Ego. La multidirectionnalité. Les créativités multiples. Des langages nouveaux avec autant de tribus. Les réinterprétations en boucle continue.
Le consommateur est devenu producteur, ou prosommateur, acteur et présentateur de sa réalité devant un public hétéroclite, mouvant, évanescent. Il incarne son native tout en ayant conscience de sa resonance globale. Cet aspect constitue une part du propos mondialiste enthousiaste de Thomas L. Friedman, The World Is Flat.
Glocaliser étant communiquer l’affirmation de ses particularismes en s’inscrivant dans une perspective globale. Et non l’inverse. L’intégration mondialisatrice s’effectuant en dehors de son unilatéralisme initial et sa verticalisation d’origine. Du moins dans ce cadre là.
Glocalisation, le bordel chez moi est une pollution chez le voisin
Le choc final fût écologique. Le bordel chez moi se transformant en une pollution pour l’autre. Le voisin. Ma pollution pouvant affecter l’air que mon interlocuteur respire. L’idée derrière la mondialisation n’était pas l’exportation des problèmes, mais la libre circulation des bénéfices. Les problèmes restant à l’intérieur des frontières, la glocalisation les universalise. Parce que le nuage de Tchernobyl ignore si le ciel qu’il traverse est ukrainien ou français.
C’est un changement paradigmatique important. La glocalisation ou la reconnaissance d’enjeux écologiques communs, l’universalisation de l’urgence écologique dans ses multiples déclinaisons locales – ma biodiversité faisant partie du bien commun, la coordination de l’action écologique en intégrant les trois niveaux d’action que sont le supra national, le national et le local.
A cet effet, le glocalisme est un écologisme. Le glocalisme est un activisme. Un moyen de pression, une stratégie d’influence. Internationaliser un enjeu, environnemental, local pour faire pression sur les acteurs internes et externes. Une communautarisation des problèmes qui soutient la priorisation des actions concertées qu’obligent nos réalités contemporaines imbriquées.
Glocaliser, c’est l’île québécoise d’Anticosti candidate au patrimoine mondial de l’UNESCO afin d’écarter définitivement le spectre de l’exploitation gazière et pétrolière.
C’est la Convention-cadre sur les changements climatiques. Entre autres choses.
Glocalisation, polysémie d’un monde évolutif aux nuances insaisissables
Glocaliser, c’est l’ajustement de l’offre, l’appropriation et la réinterprétation individuelle de la culture de masse, la communautarisation des actes et des effets – souvent nocifs – du développement économique, d’un monde pluridimensionnel, aux contours imprécis, aux frontières aplaties, aux espaces éclatés, fractionnés. Un monde hyper sensible, turbulent et de turbulences, dans lequel le supra national rejoint le local tout en montrant l’effacement de plus en plus irréversible du national.
La fin de l’histoire de Francis Fukuyama a été le commencement d’une autre histoire, brièvement unipolarisée, dans laquelle le dernier homme est une personne dé-compartimentée. Le choc des civilisations bien plus que des collisions culturelles ou ethniques, faussement religieuses parce que foncièrement politiques, c’est une transformation des structures classiques de la modernité qui provoque de profonds bouleversements. La postmodernité a surgi de cette transformation, qui donne l’impression d’une accélération temporelle constante, la brutalité du vertige, la violence de l’absorption et le malaise de l’indigestion.
La postmodernité, c’est le morcellement des identités, leur fluctuation, a redéfini durablement notre conception du monde. La simplification théorique et ses œillères nous fait généralement passer à côté de ce monde qui évolue de façon disruptive, entre le bruit quasi permanent, les hystéries de l’émouvoir, et les imperceptibles revolutions de l’ombre.
Celles de ces puissants d’un autre type qui ont remplacé nos César d’hier, sans effusion de sang, sans réels protestations. Au contraire. Nous avons liké. Comme les parfaits glocalisés que désormais nous sommes tous.
« Il faut trouver les mots pertinents pour apprivoiser le monde qui vient. Et donc, il faut arrêter les incantations rassurantes (l’individualisme, la démocratie, l’égalité…) pour décrire plus précisément ce monde qui se construit sous nos yeux.«