
Dans la vie, on aime les cases. Même quand on ne les aime pas, on en construit (faut bien partir de quelque part). Pour être précis, dans ce dernier cas, il est question d’étiquette : « T’es compliqué, beh t’es multiple et pluriel ! », « T’as couché avec ABCDEFGHIJKLMN, t’es une salope ! », « T’es OPQRST, t’es XYZ ! » Merci bonsoir. Sauf qu’être entendu comme une complexité ne devrait pas nous pousser à faire tomber la guillotine sur l’Autre, à l’immobiliser et à l’emmurer dans une immobilité. Parce que nous-même sommes et nous en avons conscience des être aux frontières floues brouillées claires nettes selon le moment que l’on nous voit, son contexte, notre situation. Nous sommes des raisons, des logiques, des stratégies, des boucliers de protection, des exils, des errances, des mosaïques, des tas de choses, une chose, autre chose, d’après l’instant dans lequel l’on est saisi. Le cliché est une photographie qui montre et qui ne dit pas tout.
Le cliché est une identification – l’action d’identifier comme faire correspondre à (généralement à quelque chose de connu par celui qui identifie, et qui peut être connu ou inconnu de l’identifié, qu’il peut reconnaître ou non – identifier comme établir une nature, une identité; en sciences humaines l’identification comme le dirait Palmade & Palmade est souvent l’acte d’assimiler un aspect ou d’intérioriser des normes des attitudes du groupe social de la société à laquelle l’individu appartient, dans cette perspective l’identification est un processus de l’individu; ici le sens que je donne à identification est une action de l’Autre de faire correspondre celui qu’il voit à un connu et aussi l’action de l’individu d’intérioriser cette correspondance – s’identifier à ).
L’identification est comme le dirait Rogers Brubaker davantage un processus de découverte de l’Autre bien plus que l’état qu’est l’Autre. Cet état pris dans le cliché ne saurait ainsi être une définition close de l’Autre. L’identification est une photographie du mouvement de l’Autre dans sa constitution du Soi, l’identification est une photographie du Soi en mouvement prise par l’Autre à un moment.
« L’identification est un processus psychosocial, un « passage » entre les individus, entre l’individu et le groupe, l’individu et la société, ou une « médiation », médiation aussi entre l’identité du sujet et son devenir. Se centrer sur les interactions ou l’intersubjectivité, l’entente ou les conflits, les besoins ou la dialectique désir/besoin, se centrer sur l’intégration fonctionnelle ou conflictuelle (adaptative ou transformatrice), se centrer plutôt sur la société, le système ou le sujet – même si pour chacun des pôles il faut prendre en compte l’autre pôle – induira une conception de l’identification très différente, voire contradictoire. »
–Palmade, Guy, et Jacqueline Palmade. « Identification », Jacqueline Barus-Michel éd., Vocabulaire de psychosociologie. ERES, 2002, pp. 155-173.
« L’identification est sans fin et peut être la ligne de rupture du cristal le plus pur.
Je fais l’hypothèse qu’identifier quelque chose ou quelqu’un, que de s’identifier à quelque chose ou à quelqu’un, que d’être identifié à quelque chose ou à quelqu’un, sont des processus qui peuvent devenir la clé d’une névrose, d’une psychose ou d’une perversion, voire de l’autisme. Mais, à l’inverse, le manque d’identification, la fixation à une identification, le manque d’aliénation primaire, sont préjudiciables à la construction du sujet. »
– Breuillot, Claude. « L’identification : un concept suspect », Le Journal des psychologues, vol. 268, no. 5, 2009, pp. 66-69.
La photographie est le moment d’identification. J’emprunte et fait mienne ici le moment d’identification de Jenkins. Pour moi, partant de Jenkins, le moment d’identification comme contexte de la photographie prise par l’Autre est ici seulement : « Ta définition externe de moi » dans le contexte dans lequel tu me saisis. Cette définition, la tienne, peut être « une partie inexorable de ma définition interne de moi-même ». Cette définition de moi par toi déclenche en moi (et vice-versa) un « processus de rejet ou de résistance » ou d’adhésion et d’acceptation, ou bien être dans un tout autre processus qui ne soit ni l’un (le rejet ou la résistance) ni l’autre (l’adhésion ou l’acceptation) – un processus de marginalisation ; ou bien encore être dans un processus intégratif de l’un (le rejet ou la résistance) et de l’autre (l’acceptation ou l’adhésion) – un processus d’hybridation. J’ai ainsi selon moi le pouvoir de modeler ce moment d’identification, d’en faire ce que je veux.
Ta définition externe de moi qui est dans le cliché que tu prends de moi peut ne pas s’imposer à moi ou avoir une quelconque influence sur la définition interne de moi-même. Ma définition externe de toi que je prends en photo n’a pas automatiquement à devenir une « partie inexorable » de toi – ce Soi en dehors du mien, tu as la capacité le droit et même l’obligation de l’évaluer et de juger de sa pertinence ou non avant d’en faire soit une « partie inexorable » de toi, soit l’envoyer aux vidanges. Le moment d’identification comme contexte de la photographie de l’Autre ou de Soi en mouvement est un arrêt sur image qui peut dire peu dire et ne rien dire en termes de définition de l’Autre ou de Soi.
Le Soi comme une figure d’authenticité est le « Qui je suis » différent de la case d’affectation qu’est le « Ce que je suis ». Tel que le soulignerait Addison le Soi est l’expérience authentique individuelle et chargée de sens, ou comme le dirait Vallet c’est le siège de l’unicité affirmée à travers et par le « Je » – ainsi lorsque je dis « Je suis » c’est le Soi que je verbalise. Le Soi est la structure de la personnalité individuelle ayant intégré le monde social. Le Soi c’est ce lieu de prise de conscience de nos représentations et de notre relation au monde, pour reprendre Bertucci. C’est selon moi, notre espace intérieur où sont organisés les complexités de nos identifications dans un tout plus ou moins cohérent, le Soi gère notre cohésion (de sens et de significations) en tant que sujet, c’est dans le Soi que se trouve l’univers de sens et de significations subjectivés.
Le Soi, en m’appuyant sur Benedetto, c’est comment on se perçoit, la manière et la réponse que l’on se donne quand nous nous interrogeons sur nous en tant qu’identité. Ce n’est ni le moi social ni le soi social, mais une figure authentique parce qu’elle se dégage des rôles des normes des valeurs sociales (Giddens et Castells l’ont montré en s’intéressant aux trajectoires subjectives des individus et à leurs biographies), le Soi est une force critique et de contestation, une force de résistance aux appareils de pouvoir, une affirmation de liberté. C’est le Soi qui se laisse entendre par le « Je » est cette singularité, cette unicité, constituant le premier bug dans le système de programmation mentale que sont des normes et valeurs socio-culturels dans lesquels évolue le sujet, l’individu. Le « Je » affirmatif de sa liberté est le signe d’une autonomie émancipatrice.
Le Soi selon moi n’admet pas de loyauté; il ne s’agit pas du sentiment d’appartenance à, mais d’une acceptation du sens que l’on se donne. Un tel sens est toujours en transition, en mouvement, qui se révèle à lui dans l’introspection (par exemple qui peut être un effet d’une rencontre avec l’Autre – pour le dire dans l’esprit de Berger & Luckman en 1988 : le produit de notre socialisation entendue comme dialectique entre l’individu et la société). Ce sens découle du questionnement, il est le résultat d’un processus de compréhension de nous-même, et il est comme notre compréhension de nous-même évolutif. Il peut être un ou plusieurs, une nuance ou une pluralité de nuances selon quel aspect de notre identité – du Soi – est observé.
Le sens ou les sens du Soi sont dans l’image que le sujet a de lui-même, aussi dans l’image de Soi qu’il projette (indifféremment de quelle version qu’il présente dans une situation, un contexte ; ce Soi imagé projeté n’est jamais très loin : il peut être dans la façon de dire, dans les silences, dans le non-verbal, dans les perspectives adopter pour exprimer, dans la sensibilité du regard qu’il pose, etc., ce que l’on est vraiment est toujours là – dans des détails lorsque l’on habite un personnage, dans la clarté de toute son authenticité quand on daigne se mettre à nu). Un individu, un sujet, met des costumes, porte des masques, mais il reste l’individu qu’il est, quelques fois pour le voir il suffit soit de changer de cadre (de grille de lecture) ou de prêter attention à son jeu, son présentoir.
Lorsque l’on regarde cet individu, il est possible de se contenter seulement de cette image de Soi véritablement manifesté dans son authenticité ou de cette image de Soi manipulée. Regarder c’est constater, constater c’est prendre note que l’on a eu connaissance soit d’une existence soit d’une inexistence, d’une présence ou d’une absence. Regarder comme une constatation c’est prendre conscience de. Consigner mentalement un fait, une réalité. Voir c’est autre chose, c’est aller au-delà du simple fait de regarder, de la constatation, de la prise de note, du simple fait de consigner.
Voir, c’est l’acte comme processus d’intériorisation de ce que l’on regarde. Voir, c’est vouloir et chercher à comprendre ce fait cette réalité dont on prend connaissance ou dont on a conscience. Comprendre comme tenter de construire un sens. Voir, c’est découvrir les facettes (quelques fois peu perceptibles au regard) d’une telle réalité, d’un tel fait. Lorsque l’on voit l’Autre, on l’a d’abord retenu en soi et ensuite on se l’est représenté (on en a construit une image à partir de notre propre Soi).
Voir, c’est la photographie que l’on prend de l’Autre, au moment où on le prend, et aussi la photographie du Soi de celui qui prend le cliché. Celui qui voit est dans la photographie, le photographe n’est pas en dehors de sa prise de vue, il est une invisible présence. Voir, c’est être spectateur et acteur, de l’Autre ; c’est une proximité, un engagement, une plongée. Regarder, c’est effleurer une surface. Ma conviction est qu’il est essentiel de ne pas se contenter de regarder l’Autre, qu’il faille aussi tenter de le voir. Cela oblige à aller plus loin que le superficiel, en même temps que cela rend en fin de compte sans intérêt tout jugement de valeur puisque l’on finit toujours par en arriver à la conclusion que l’Autre (qu’importe ce qu’il montre) est beaucoup plus compliqué.
Qu’on aime ou pas l’Autre, il n’est pas aussi simple que l’image projetée et le regard que nous posons sur lui. Aimer est une question d’affect, ne pas aimer aussi, ce qui est bien avec ça c’est que Aimer ou ne pas aimer est le signe que l’on est encore de l’ordre du vivant, l’on n’est pas totalement un cadavre (dans le sens le plus foutu et irrécupérable du terme), il y a espoir. On peut dans le meilleur des cas poursuivre la découverte, la vue de l’Autre, et tomber sur des facettes surprenantes ainsi amender sa vision initiale de l’Autre. Le vivant c’est le mouvement, toutes les directions sont possibles, tous les trajectoires probables, tout reste envisageable ; en soi il y a de l’optimisme dans vivant.
J’ignore si la meilleure façon de voir est avec le cœur, avec le cul, avec le cerveau, avec le bling-bling, ou que sais-je encore. Ce que je crois c’est que tous les accès à la vue de l’Autre sont des portes d’entrée qui ouvrent sur un univers spécifique, et que l’individu est un univers rempli de mondes selon son contexte et sa situation au moment où on le voit. Il peut ne pas être un univers rempli de mondes, juste une terre plate, dans un autre contexte et dans une autre situation. Et il aura sans doute ses raisons qu’il faut comprendre pour ne pas le figer comme une statue de sel ou ne pas l’emmurer dans un sarcophage.
Qu’importe donc la porte d’entrée que l’on choisit afin d’avoir accès à l’Autre, le plus important c’est de se dire qu’une porte d’entrée n’offre qu’une vue partielle de sa réalité. En multipliant les portes d’entrée, on découvre d’autres facettes de sa réalité. Tout ça pour dire, il faudrait toujours essayer de voir l’Autre, autant que possible et en changeant autant que l’on puisse de perspective. Je crois que c’est aussi cela se dire et se considérer comme humanité ou bien encore humaniste. Ou simplement un être humain, en dehors des grands discours, des grandes affirmations, de grands idéaux.
Etre humain, au quotidien, c’est voir l’Autre. Et il n’y a pas vraiment de case disponible ou adéquate pour le mettre. Il est là, ce que l’on voit, comme on le voit, ce qu’il projette et ce qu’il dévoile (consciemment ou inconsciemment), il n’a pas besoin de case, il n’a pas besoin d’être mis en cage, il est juste là comme il est qui n’est pas nécessairement ce qu’il sera l’instant d’après. C’est cela d’après moi l’humanité, et cette vision de l’Autre : l’humaineté. Une croyance, une conscience, une éthique, un acte, un réel.
Pour revenir à la photographie de l’Autre. Celle-ci selon moi est le cliché du « Je suis » que montre l’Autre. On ne prend pas de photographie quand on ne fait que regarder, on prend une photographie parce que l’on a vu quelque chose, on a perçu quelque chose, que l’on ressent quelque chose, et on veut garder cette émotion ou ce quelque chose en mémoire. On prend une photographie quand on se sent interpellé par ce quelque chose, prendre une photographie c’est immobiliser un instant pour une pluralité de raisons qui peuvent être très différentes d’un individu à un autre.
Dans la photographie de l’Autre, il y a à la fois une question posée « Qui es-tu ? » et une réponse « Voilà qui tu es », le sujet de notre photographie peut avoir une réponse autre que la nôtre, dès lors le cliché que l’on prend n’a de valeur et d’intérêt que s’il est un point de départ dans notre découverte de l’Autre. Avoir une vision globale de l’Autre, c’est prendre plusieurs photographies, l’Autre est une mosaïque d’images, et dans cette mosaïque il y a une vue d’ensemble de son Soi. Le voir c’est ainsi tenter de percevoir sa mosaïque, c’est s’arrêter sur un cliché précis, c’est prendre du recul ou de la distance, c’est surtout se découvrir car voir demande de s’interroger également sur son propre Soi (pourquoi je vois l’Autre ainsi, qu’est-ce que cela me dit de moi-même, etc.). De telle sorte que voir n’est pas seulement avoir une vision de l’Autre, c’est constater sa propre vision de soi.
Voilà aussi pourquoi voir l’Autre est essentiel, on en apprend toujours un peu sur Soi. Voilà pourquoi l’Autre nous est essentiel, c’est un moyen de découverte et d’identification de Soi. L’on a besoin de l’Autre, et l’on en a d’autant plus besoin qu’il nous est différent, c’est grâce à lui que l’on en apprend sur notre singularité et la différence. Sans lui nous n’en aurions sans doute jamais conscience. Nous ne saurions pas. Nous ne nous connaîtrions pas. Le savoir et la connaissance de Soi sont les sources premières de la confiance de Soi.
Si l’Autre peut aussi nous faire perdre confiance en nous-même, nous ébranler, nous décontenancer, nous humilier, nous réduire à presque rien, ce fait peut être observé non pas comme une condamnation à mort mais comme une opportunité. Opportunité de faire ce nécessaire retour sur Soi, de s’interroger sur la photographie de nous que prend l’Autre en remettant sa validité en question ou en voyant ce qu’elle a de pertinent. Nous ne sommes pas contraints à être le sujet photographié par l’Autre, et vice-versa.
Ce sujet photographié ne devrait pas nous frapper d’immobilité. Pour réfléchir sur la pertinence ou la validité d’une telle photographie, il importe de replonger en Soi, d’avoir la capacité de le faire ou la volonté de le faire. Cela peut être douloureux, cela peut être difficile, mais cela devrait se faire sans tricher ou se mentir, replonger en Soi c’est un acte qui demande du courage au bout duquel il est possible de se libérer de la mise en cage ou de trouver les ressources permettant de corriger de rectifier de valoriser son image de Soi.
Replonger en Soi comme découverte ou redécouverte de Soi, d’acquisition du savoir et de la connaissance de Soi. D’en arriver à la confiance de Soi. Et là encore, l’Autre malgré la souffrance l’incertitude le trouble qu’il nous apporte ou la cage dans laquelle il nous place est une présence indispensable. Une présence dans cette idée qui nous défie.
Toujours en revenant sur la photographie. Celle-ci comme je l’ai souligné nous saisit à un moment particulier, celle-ci est notre saisie de l’Autre à un moment particulier, ce « Je suis » qu’il soit nous ou l’Autre tel que je l’ai mentionné n’est pas une immuabilité, il peut être une façon d’immobiliser ou de s’immobiliser, mais au fond ce cliché précis à ce moment précis est des points de suspension bien plus qu’un point final. C’est le premier cliché de la mosaïque, la première ligne d’un récit à venir, à compléter, à lire. Ce cliché a en lui-même une suite. Ce cliché s’inscrit dans un horizon de possibles. Nous y sommes, l’Autre y est, et nous sommes déjà en dehors de son cadre, l’autre aussi, tous en mouvement vers les ailleurs. Ou nous pouvons y rester un certain moment, cela dépend avant tout de nous.
Parler de photographie comme une façon de voir l’Autre est une identification. Identifier c’est pour l’œil qui voit essayer de faire sens à partir de sa propre grille de lecture. C’est chercher dans son univers de sens et de significations ceux d’entre eux permettant de comprendre ce que l’on voit. Dit autrement, identifier c’est assimiler ce que l’on perçoit à un signifiant déjà connu de nous. Quand on identifie l’Autre on le ramène à nous et on le connecte à ce que nous connaissons déjà. L’Autre devient par l’identification une nature établie dans notre propre univers de sens et de significations. On l’essentialise d’abord. Ce qui me semble normal.
Ce que je considère dangereux, c’est s’arrêter à cette identification qui après avoir immobilisé l’Autre le frappe d’immobilité – elle est là pour moi la condamnation à mort et l’exécution de l’Autre. L’immobilité a une nature cadavérique, l’immobilité est non seulement déterminisme mais aussi elle est fatalisme – il n’y a pas d’espoir, rien d’autre n’est possible. Identifier en construisant une immobilité de l’Autre ce n’est pas de l’humaineté. C’est nier à l’Autre son droit d’être autre chose que notre identification, c’est lui retirer cette caractéristique primordiale qui fait que l’être soit un être humain : le pouvoir de se définir. L’immobilité est à la fois antinomique antonymique à Humanité, mais c’est proprement inhumanité.
Dans une autre perspective, identifier pour en arriver à une immobilité de l’Autre me semble un contre-sens ou quelque chose de contre-nature puisqu’identifier c’est en lui-même un mouvement vers l’objet la chose l’individu que l’on identifie. Si l’acte d’identification est une mobilité en soi, construire l’immobilité de l’Autre comme résultat de notre identification est absurde.
Identifier c’est aller vers que l’on le veuille ou non, c’est un double mouvement vers l’extérieur et l’intérieur de Soi. Que ce double mouvement finisse par mettre des fers à l’Autre ne fait aucun sens. La liberté et l’autonomie de l’identification, relative ou non, obligent celui qui identifie à les reconnaître chez l’Autre. Pour dire, identifier c’est prendre le risque de se tromper sur l’Autre, c’est prendre le risque de se laisser piéger par son illusoire, c’est prendre le risque de construire une nature incomplète de cet Autre mosaïque. Ce risque condamne à ne pas faire de l’Autre que l’on voit une immobilité.
En parlant de l’identification comme une mobilité, ce que je voudrais signifier par là c’est qu’il me paraît difficile d’identifier en restant à distance. Il faut voir pour identifier c’est-à-dire cesser à un moment donné de regarder, pour voir il faut au moins mentalement cognitivement émotionnellement se rapprocher de ce que l’on observe ou voit, la distance est réduite, et réduire la distance c’est d’une manière bouger vers se déplacer vers ou se mettre en mouvement vers. J’identifie parce que je suis en mouvement, je me fais mobile.
C’est la dynamique extérieure de l’identification. Sa dynamique intérieure est la connexion que l’on fait de l’Autre avec ce que l’on croit être le meilleur sens ou la plus adéquate signification qui se trouve dans notre propre univers de sens et de significations – dans l’intériorité du Soi. On plugge l’Autre quelque part dans notre univers de sens et de significations, cet acte initial est une volonté de simplifier pour nous la réalité (complexe) de l’Autre que l’on voit.
Après avoir connecter cet Autre, il arrive que l’on l’évalue selon notre système de valeurs intériorisées, c’est là selon moi où se trouve la polarisation de l’Autre – polarisation entendue comme le fait de considérer l’Autre comme un phénomène qui mérite ou provoque notre concentration notre attention au détriment des Autres. C’est dans cette polarisation que l’on prend selon moi position par rapport à l’Autre : allié ou ennemi, bien ou mal, attraction ou répulsion, etc.
Notre position découle des représentations de nos valeurs et des normes sociales morales intériorisées (ou dit avec beaucoup plus de précision : subjectivées). Une position de départ qui est amendable au fil de la découverte de la mosaïque de l’Autre, ou qui peut selon les individus être la source de la construction de l’immobilité de l’Autre. Par exemple, X est une bonne personne selon mon système de valeurs et de normes subjectivées, et l’enfermer dans cette case tout en excluant le fait que X puisse aussi être une mauvaise personne dépendamment de la situation et du contexte.
C’est une bonne personne ou c’est une mauvaise personne comme identification définitive et close de l’Autre est une construction de l’immobilité, c’est un emmurement, c’est condamné à mort et exécuté, mais c’est aussi prendre le risque de ne pas envisager que cet Autre que je veux immobile (puisque je crois l’avoir totalement identifié) puisse me montrer une autre facette (très) contradictoire de sa réalité-vérité (son identité) – dans ce cas en faisant de lui une immobilité j’ai couru le risque d’être déçu choqué blessé, de mettre à mal la confiance, etc. Montaigne le disait déjà dans ses Essais, l’individu est divers et ondoyant, il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme.
Identifier revête donc un caractère instable du fait que l’Autre soit possiblement plus inconstant que l’on ne le voudrait ou qu’il puisse paraître. Montaigne encore une fois disait de l’individu qu’il est merveilleusement vain. Et je crois que c’est un euphémisme.
La semaine dernière, il m’a été demandé si je croyais que l’on pouvait changer d’identité (de Soi) d’une situation à une autre, j’ai répondu que l’on pouvait chercher à projeter une image de Soi différente d’une situation à une autre (dans la volonté de satisfaire un besoin ou de gérer ladite situation) mais qu’il me semblait fort peu probable de changer du tout au tout de Soi.
J’ai laissé entendre que l’image de Soi est instrumentale dans certaines situations, elle peut être une manipulation une illusion une volonté de se protéger etc., mais que le Soi lui – comme ce que l’on est vraiment (notre authenticité qu’importe comment nous la formulons) ne devient pas subitement ou brusquement autre chose parce que l’on est dans une situation particulière.
Considérer que le Soi puisse ontologiquement ainsi être l’existence de multiples Soi – entités dissociées autonomes suivant leur propre trajectoire – à l’intérieur du sujet, qu’ils jaillissent et se manifestent dans différentes situations et différents contextes, en donnant le sentiment non seulement d’une « autre » personne mais d’une « autre identité » c’est définir chaque sujet comme souffrant d’un trouble dissociatif de l’identité. Ce qui me paraît hautement critiquable.
Le Soi selon moi n’est pas plusieurs entités dissociées à l’intérieur du sujet, c’est une seule identité protéiforme, une mosaïque, un ensemble de clichés d’une même réalité-vérité. On peut choisir de montrer ou de laisser voir une partie de la mosaïque sans nécessairement être absolument incohérent avec l’ensemble. Le Soi que l’on montre, l’image de Soi que l’on projette n’est pas totalement un Autre (Giddens dirait que le « Je » d’une situation sociale à une autre n’est pas scindé puisqu’il y a malgré les accommodements une certaine continuité temporelle et spatiale de notre identité – le Soi).
Le Soi a une cohérence et tente de maintenir à l’intérieur du sujet une cohésion. Cette cohérence et cette cohésion sont l’état de négociation des contradictions et du divers dans l’intériorité du sujet. Ainsi lorsque l’on prend l’Autre en photo, que l’on le voit, c’est cet état de négociation et sa cohérence sa cohésion (fragiles et évolutives) qui apparaît à notre vue. Aussi quand dans une situation particulière l’on projette une image de Soi souvent radicalement différente dans une autre situation, ce n’est pas un autre Soi entité différente qui est présente c’est un visage ou un aspect du Soi protéiforme. Cette image de Soi peut être une revendication de Soi ou une stratégie de gestion de la situation.
Comme je le disais lors de cette discussion, le Soi est en ce sens une constante, constante parce que malgré l’image projetée (authentique ou manipulée) il y a dans notre façon de dire de nous dire de regarder les choses de réfléchir aux choses de formuler notre pensée ou dans notre corps (la corporéité de la pensée véritable – la gestualité) un renvoi souvent implicite à ce Soi que nous ne souhaitons pas offrir ou présenté dans l’image projetée.
Cette constante de Soi ne dit pas l’immuabilité ou l’immobilité, seulement que nous ne passons pas d’une cohérence de sens et une cohésion de significations à une rupture complète d’un instant à un autre, le Soi est évolutif et cette évolution est progressive, porter un masque ne veut pas dire que l’on change de visage – par contre, notre visage peut ne pas avoir les mêmes traits d’un âge à un autre, ou le même éclat d’un moment de la journée à un autre, la photographie de notre visage contextualise notre identité l’identification indique l’instant l’environnement, etc.
Finalement, voir l’Autre c’est comme plusieurs esprits brillants l’ont dit : c’est aussi se voir. Identifier l’Autre, c’est aussi s’identifier. Photographier l’Autre, c’est aussi être dans le cliché. L’image de Soi n’est jamais certaine, le Soi n’est pas immuable, l’on ne devrait avec lui quand on voit l’Autre ne pas toujours présumer (présumer qu’il soit unidimensionnel, bidimensionnel, pluridimensionnel, simplement le voir comme il est dans le moment où l’on le saisit – dans ce moment il peut être l’un ou l’autre ou peut-être ne pas y être).
Ceci pour dire que la tendance actuelle à prendre l’identité comme plurielle ou non et d’écarter le fait qu’autre chose est possible est une façon de frapper l’Autre d’immobilité. C’est le mettre en cage comme on circonscrit on délimite on construit des murs. La tendance à regarder l’Autre sans le voir, et croire que l’on l’a identifié est de plus en plus une croyance et une attitude pour le moins inquiétante. La tendance que l’on a à juste effleurer l’Autre en constatant son existence sa présence et à s’ignorer Soi-même devrait être une préoccupation quotidienne de nos vies. Aujourd’hui, voir l’Autre est plus que jamais une question d’Humanité et d’humaineté. Me semble-t-il. En même temps, je puis me tromper. Sur tout d’ailleurs.