[…] On s’est, en revanche, assez peu arrêté sur le rôle que joue l’invasion de l’espace social par l’émotion. Les médias y contribuent abondamment, sans qu’on mesure toujours ce que ce phénomène peut avoir de destructeur pour la démocratie et la capacité de penser.
Il suffit de taper «l’émotion est grande» sur un moteur de recherche pour voir défiler une infinité de nouvelles, du banal fait divers aux attentats qui ont récemment ensanglanté l’actualité de Beyrouth à Ouagadougou. […]
Les simplifications médiatiques, le culte du «temps réel», les réseaux sociaux n’encouragent pas la sérénité dans ces affaires délicates.
Au-delà de la simple sortie de route politico-médiatique, l’émotion devient l’un des ressorts majeurs de l’expression sociale et du décryptage des événements. […]
L’émotion pose un redoutable défi à la démocratie, car il s’agit, par nature, d’un phénomène qui place le citoyen en position passive. Il réagit au lieu d’agir. Il s’en remet à son ressenti plus qu’à sa raison. Ce sont les événements qui le motivent, pas sa pensée.
Anne-Cécile Robert, Frémir plutôt que réfléchir – La Stratégie de l’émotion, Le Monde diplomatique, février 2016
Le journalisme est foutu. L’affirmation paraît saugrenue, elle l’est. Volontairement provocatrice, généralisatrice et simpliste, à l’image du journalisme d’aujourd’hui.
Le journalisme bon marché, celui des chiens écrasés qui rapportent les détails insignifiants et sordides de la vraie vie des vrais gens. Celui où les journalistes sont comme l’autre dirait ubérisés, pour dire précarisés, contraints de s’adapter à la nouvelle donne qui ne veut rien de trop intellectuel ou compliqué, qui veut du gut feelings, de l’accessible, presque du selfie, et le tout aussi concis qu’un tweet de 140 caractères.
Le journalisme de marché, celui de l’offre et de la demande, justifiant ainsi les stratégies de l’émotion, le dérisoire, l’inopportun, les titres aussi racoleurs que la prostitution qui déambule sur le trottoir, parce que c’est ce qui marche, c’est vendeur, c’est ce que les gens veulent.
Le journalisme de classe sociale, propriété des barons du grand capitalisme, défendant corps et âme les intérêts économiques bien singuliers, gardien du temple ou Chiens de garde. C’est le journalisme de conservation sociale, celui des Brigades de l’Ordre établi, ségrégationniste soufflant sur les braises des colères populaires pour que le feu de haine et d’intolérance qui brûle en l’intérieur de chaque pauvre, pauvre personne, pauvre ignorant, puisse se transformer en jet de flammes, car après tout l’odeur de brûlé, le goût de cendres, la couleur du sang et du ténébreux, c’est idéal pour l’audimat.
Surtout si ce sont des pauvres misérables qui crament d’autres pauvres misérables. Jamais vu de bourgeois gladiateurs, jetés en pâture pour l’amusement de la plèbe, ce sont toujours de pauvres malheureux du rien qui divertissent les Seigneurs assis dans les tribunes.
Le journalisme encourage, provoque, amplifie, et normalise cette ignominie. Le journalisme des César.
David Plotz déclare que le journalisme ne s’est jamais mieux porté. Le flux massif d’informations a donné lieu à des enquêtes et des visualisations remarquables. De faibles barrières à l’entrée ont ouvert le journalisme à des excentriques et des obsessionnels de toutes sortes qui n’auraient jamais pu collaborer il y a à peine une génération. Et les médias sociaux ont créé un cycle vertueux permettant au meilleur journalisme de se propager rapidement et de corriger rapidement les erreurs. Si vous vous souciez que le citoyen ait accès à une information plus ample, plus rapide et plus pertinente que jamais auparavant, alors notre époque est l’âge d’or du journalisme. On se demande si l’ancien patron de la rédaction de Slate désormais Grand Boss de Atlas Obscura qui se veut être le National Geography pour Millenials – rien de moins, en a fumé une bien bonne comme le Parti Libéral Canadien de Justin Trudeau. C’est possible. M. Plotz est une personne très intelligente pour ne pas savoir que la problématique actuelle du journalisme n’est pas la visualisation remarquable ou la faiblesse des barrières à l’entrée, encore moins la propagation de l’information ou sa rectification quasi immédiate dans un processus bi directionnel, mais la qualité et l’indépendance du journalisme.
Ce sont là les véritables maux qui minent actuellement l’esprit journalistique. La qualité de l’information n’a absolument rien à voir avec la pertinence de l’information. Il est possible que TVA Nouvelles puisse jugée pertinent suivant sa ligne éditoriale de titrer un « Trou du cul » à sa Une, il n’est pas certain que cela soit de qualité. La pertinence relève de la légitimité, du bien-fondé, la qualité touche à la valeur, à l’apport, à l’essence, à la substance. Or substantiellement, le journalisme qui se porte à merveille de M. Plotz est un journalisme sans qualités. C’est celui qui privilégie la forme sur le fond, celui qui fournit des articles de plus en plus courts, des flashs, pour imiter le Web dans la presse écrite. Le journalisme du buzz, du Like et du Share. Disons-le franchement du crétinisme.
Le constat est sévère comme la réalité est affligeante. Le flot déchaîné de l’information à outrance d’après Emile Zola – déjà à l’époque, consacre le spectacle au détriment de la réflexion, la futilité prend le pouvoir sur l’essentiel, l’info n’est désormais plus que cet entertainment frôlant l’obésité.
Infotainment et infobésité, les nouvelles réalités d’un journalisme dénaturé par la poursuite d’intérêts économiques et la réalisation du profit. Distraction, divertissement, émotionnel, manipulations, détournements, l’ère du sensationnalisme, produit de la société de consommation voire de surconsommation, manifestation de l’ultra capitalisme, impose de nouvelles pratiques et une redéfinition du journalisme.
Je croirais vraiment à la liberté de la presse quand un journaliste pourra écrire ce qu’il pense vraiment de son journal. Dans son journal.
Guy Bedos, Journal d’un mégalo
Pour dire les choses autrement, le journalisme tel que le définit la Fédération Professionnelle des Journalistes du Québec (FPJQ) qui combine une recherche désintéressée basée sur les faits et leur vérification à l’acte de création qui consiste à raconter une histoire, est foutu. En fait, il est mort. Ou du moins celui de la conception de Albert Londres qui en faisait la plume dans la plaie, un journalisme qui n’existe pas pour plaire ni pour faire tort et donc le credo est indifféremment du sujet traité et du public ciblé : dire la vérité, et rien que la vérité.
Car un journaliste en tant que pilier de « l’éducation politique, économique, artistique, morale de ceux qui lisent » a une responsabilité citoyenne envers la société. C’est celle de contribuer de manière efficiente à la construction de l’espace, du dialogue, de la gestion, démocratiques, par la facilitation de la compréhension des enjeux, la dénonciation des abus, l’interpellation sur les injustices, la vigilance quant à la façon avec laquelle se gère le bien public et l’intérêt commun. En ce sens, il est le fameux quatrième pouvoir. Celui qui soutient la liberté en favorisant le choix éclairé.
On le sait, la démocratie ne se limite pas au choix de faire ou de ne pas faire. Pour paraphraser un sujet-type digne du baccalauréat français il ne suffit pas d’avoir le choix pour être libre.
Le choix n’est qu’une présentation des possibilités, le choix éclairé est une évaluation impartiale et objective de ces possibilités afin de montrer leurs aspects essentiels et laisser entrevoir les conséquences qui peuvent en découler. Le journalisme est au cœur de cet élément fondamental de la démocratie par sa fonction d’informer le public. Et informer rime avec éclairer. Mettre du sens, permettre le discernement, pointer la lumière sur les zones d’ombre, clarifier, rendre limpide, et quelques fois agir comme éclaireur.
Il y a un quatrième pouvoir, pourrait-on dire, parce qu’il faut, dans un système représentatif bien conçu, une représentation du pouvoir permanent de la société des citoyens au-delà des intermittences de son expression par le suffrage et, par conséquent, une représentation indépendante des pouvoirs élus.
Il est la réponse fonctionnelle à l’objection opposée par Rousseau à la « liberté des Anglais » que vantait Montesquieu – « le peuple anglois pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien » (Du contrat social, livre III, chap. xv).
Le quatrième pouvoir est celui qui empêche le peuple de tomber dans l’esclavage en maintenant quelque chose de sa puissance dans les intervalles de sa manifestation.
Marcel Gauchet , « Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir », Le Débat 1/2006 (n° 138) , p. 17-29
Ignacio Ramonet, Le Cinquième pouvoir, octobre 2003, Le Monde diplomatique
Or le journalisme comme il se fait aujourd’hui – s’il informe, ou pour être précis communique, ce qui n’est pas tout à fait semblable – ne remplit plus ce rôle d’éclaireur.
Le gros appareil médiatique -surtout audiovisuel et numérique-, sans cervelle ni pilote, n’a plus rien à voir avec le journalisme. Combien de potins, de ragots, de « buzz » aussi stupides les uns que les autres (…) ? Combien de supputations sans lendemain et de rumeurs sans autre intérêt que d’alimenter un bruit de fond ?
Jean-Claude Guillebaud, écrivain, essayiste et journaliste français
Le journalisme, la presse, les médias, ne sont plus le quatrième pouvoir. La faute n’est pas tant les récents progrès des communications et des technologies y afférentes, le mal lui est antérieur, remontant au moins jusqu’aux débuts de la concentration des médias.
On dit toujours, au nom du credo libéral, que le monopole uniformise et que la concurrence diversifie. Je n’ai rien, évidemment contre la concurrence, mais j’observe seulement que, lorsqu’elle s’exerce entre des journalistes ou des journaux qui sont soumis aux mêmes contraintes, aux mêmes sondages, aux mêmes annonceurs (il suffit de voir avec quelle facilité les journalistes passent d’un journal à l’autre, elle homogénéise.
– Pierre Bourdieu, Sur la télévision – 1996, page 23
Convergence, fusion, conglomérats médiatiques, monopoles privés de quelques personnes qui en assurent le contrôle, les médias (de masse principalement) soumis au diktat de l’actionnariat et de la loi du marché, ne visent plus à informer dans un mouvement de démocratie de mobilisation mais à rentabiliser au maximum l’entreprise médiatique ou de presse qui s’avère finalement n’être qu’un outil de production parmi tant d’autres.
Le changement se traduit en troisième lieu par une perte d’autonomie des rédactions face aux services gestionnaires. Il est banal de voir des journalistes de télévision ou leurs organisations déplorer la hiérarchie des titres des journaux télévisés qu’elles doivent définir sous la pression des logiques d’audimat [Syndicat national des journalistes, 1993]. Le phénomène ne se cantonne pas à la télévision.
En juillet 1999, le rédacteur en chef de la prestigieuse revue médicale New England Journal of Medecine a été congédié par ses actionnaires, au motif qu’il refusait de consentir à l’utilisation du logo et du titre de son journal pour des opérations de marketing ou la publicité d’autres revues du groupe davantage orientées vers la promotion des produits pharmaceutiques que sur l’évaluation scientifique des avancées de la médecine.
Ces changements objectifs prennent enfin une consistance redoublée dès qu’ils deviennent intériorisés par les journalistes non comme des contraintes mais comme les instruments d’évaluation de leur compétence. 88 % des journalistes britanniques placent désormais la vitesse de réaction comme première qualité professionnelle, 47 % revendiquent la mission de « divertir et détendre » – les chiffres ne sont que de 40 % et 19 % en Allemagne [Esser, 1999].
Parce qu’ils condensent l’implicite d’une pratique professionnelle, les adages des salles de rédaction suggèrent l’intériorisation de ces nouvelles normes : « When it bleeds, it leads/Quand ça saigne, ça baigne », « Never let the facts kill a good story/Ne jamais laisser les faits bousiller une bonne histoire. »
Érik Neveu, « VI. Les derniers jours du journalisme ? », Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte , «Repères», 2013, 128 pages
Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on assiste à une communication médiatique homogène malgré la diversité apparente des parutions, la frénésie du scoop (mot totalement tombé en désuétude de nos jours et remplacé par les concepts de buzz et de viral – car il ne suffit plus d’avoir un scoop, une exclusivité, il faut savoir la transformer en bruit perceptible dans un environnement permanentent cacophonique), le populisme.
« On rêvait du village global, on redécouvre la tour de Babel » (p. 17).
Dominique Wolton, Informer n’est pas communiquer, Paris, CNRS Éd., coll. Débats, 2009, 147 p.
D’autres enjeux sont celui de la qualité des service public d’information
Une communication médiatique qui tient lieu aussi d’opération de relations publiques pour les propriétaires de grands groupes, même si les journalistes s’en défendent, une attitude contraire eût été surprenante. Il est rare que l’on morde la main qui nous nourrit, il est difficile de cracher dans la soupe quand on a pris l’habitude de l’apprécier.
Personne ne veut crever de faim, nul n’a envie d’être ostracisé; d’une manière ou une autre tout ce beau monde qui se prétend indépendant collabore étroitement avec un pouvoir-système sur lequel il n’a aucune emprise et qui dirige tout, sans réellement souffrir d’une véritable mise en cause. C’est le Premier pouvoir. Le seul qui prévaut de nos jours. Celui qui ploie politiques et intellectuels, révolutionnaires et rebelles, ordinaires et anonymes. C’est le Pouvoir.
Celui des oligopoles qui ont eu la peau des lois anti-trust. Et qui sont désormais si gros, si importants, si titanesques, si tentaculaires, rendant obsolète le principe de concurrence, gouvernant à la place des gouvernements et des Etats, influençant tout, qu’il est inimaginable et finalement non-souhaitable (comble, la perversité, de la chose) de les voir s’écrouler. Too Big to fail.
Le quatrième pouvoir est maintenant celui de l’impouvoir, qui n’est pas seulement celui de l’impuissance. Pire, de la renonciation et de la collaboration. Mais celui de l’inerte, de l’inopérant. La mort. Encore que, dans bien de croyances la mort n’est pas le néant. Le journalisme lui n’a pas cette chance.
Ici, il me paraît qu’on peut risquer le concept (mais s’agit-il d’un concept ?) d’impouvoir. Ni un contre-pouvoir, ni même une absence de pouvoir, mais ce qui intervient lorsque la description d’un phénomène peut ou même doit se dispenser du concept du pouvoir, parce que celui-ci s’avère, à l’usage, inopérant.
L’impouvoir ne commence pas là où l’on s’oppose au pouvoir, mais là où finit, dans la description des phénomènes mettant en scène des ego, la pertinence rationnelle de son concept.
Jean-Luc Marion, « L’impouvoir », Revue de métaphysique et de morale 4/2008 (n° 60), p. 439-445
A part son cadavre zombifié, que reste-t-il du journalisme? Quelques irréductibles villages gaulois, disparates, rentrés dans le maquis, survivant bien difficilement dans un contexte économiquement tendu, dans un environnement hautement concurrentiel. Il reste quelques journalistes dévoués qui incarnent sans que rien ne leur soit épargnés la noblesse du métier.
Quelques citoyens qui comme le faisait en 2003 Ignacio Ramonet appelle à la résurgence et à l’établissement d’un Cinquième pouvoir qui serait celui de la force civique citoyenne, contraire au système médiatique actuel dominant qui s’associe décomplexe à cette espèce de démocratie de contrôle qui protège les puissances de l’argent et agit contre le peuple.
Celle qui vilipende l’ouvrier, le prolétaire, le précariat, qui s’émeut du sort des banksters, de ses richissimes propriétaires et autres financiers. La démocratie de contrôle et la guerre sale médiatique qui dynamite toute tentative de modification de la hiérarchie sociale et l’inégalité de la richesse par des campagnes intensifs de désinformation, de distraction, de spectacle dans lesquels l’émotion tue le factuel, le factuel cesse d’être neutre pour servir un discours (journalistique) d’opinion, orienté, biaisé, sans éthique.
Multiplication des chroniqueurs, des éditorialistes, saturation du fait divers, de la petite phrase, de l’insignifiante chicane ou de l’inutile vedette ou mise en vedette du rien du tout.
Les politiques qui possèdent des empires médiatiques, des empires médiatiques qui s’achètent des politiques, des journalistes qui se vendent au marketing de contenu, des salles de rédaction qui font preuve de la même démagogie que les parlementaires, le journalisme en crise qui justifie la damnation de son âme par l’instinct de survie.
Sauf qu’il ne survit même plus. Et il est foutu. Et c’est peut-être la seule grande nouvelle du jour.