Deux amours cruelles, Junichirô Tanizaki

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Henry Miller dans sa préface de Deux amours cruelles de Junichirô Tanizaki dit que les livres de l’auteur japonais dépassent tous les qualificatifs tant ceux-ci sont inclassables de par l’originalité et la puissance du propos, l’inattendu du récit, la diversité du style toujours d’une (très) grande qualité. Tanizaki en une ou deux phrases peut passer de l’esthétisme le plus épuré au romantisme le plus éthéré en terminant son mouvement par une intensité aussi couillue que celle des Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowski

Tanizaki est hors-catégorie, jouant avec allégresse de l’ombre et de la lumière, présentant des personnages à la fois anges et démons, tyrans et serviteurs et assujettis à l’inextricable impossibilité et l’insoutenable cruauté du bonheur. En ce sens, Tanizaki est un masochiste qui s’assume très bien, et c’est tant mieux. 

Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses.

De même qu’une pierre phosphorescente qui, placée dans l’obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l’on supprime les effets d’ombre.

Les Deux amours cruelles est un recueil de deux nouvelles parues entre 1932 (Ashikari, une coupe dans les roseaux) et 1933 (L’Histoire de Shunkin) quasiment au même moment que L’Éloge de l’Ombre (1933). Elles racontent deux histoires d’amour, toutes les deux impossibles. Celles de Shunkin, d’Oshizu et d’Oyu-sama. Mais aussi celle de Sasuke et de Serizawa. Trois femmes, deux hommes, happés par un destin terrible puisqu’il comporte cette part de tragédie propre, indispensable, aux belles et incroyables histoires d’amour.

Exceptionnels et malheureux, les protagonistes sont dans leur entièreté des offrandes sacrificielles offertes à l’autre tel un acte de soumission totale. Oblation des prémices, témoignage d’adoration plus qu’expiation pénitentielle, le sacrifice touche à ce qu’il y a d’exclusif dans la dévotion. Ainsi, ils vont au-delà pour atteindre et incarner, vivre dans leur chair et dans leurs pensées, l’effacement, la dissolution de soi dans l’ombre de l’autre.

Du point de vue du lecteur, c’est troublant, déconcertant, et peut-être de manière intelligible inconcevable ou incompréhensible. Et c’est là toute la fameuse originalité et la puissance de Tanizaki. Sortir de l’intelligibilité immédiate, se libérer des carcans, fuir les facilités, avoir en horreur l’attendu mièvre et niais.

Son talent – et ce n’est pas que cela – consiste à prendre au mot les termes et expressions usuelles, aller jusqu’au bout de tout ce qu’elles puissent offrir, les propositions et acceptations ordinaires, de les vider complètement et de les remplir de ce quelque chose qui choque, heurte, démonte, et ébranle. De l’inimaginable audace et culot, d’un sens qui confond l’entendement, à l’instar de L’amour rend aveugle.

Qu’entendons-nous généralement par cet aveuglement? Il est convenu que dans l’acceptation commune, elle veut dire que nous sommes moins avertis d’autrui, de ses défauts, de ses imperfections, de sa réalité, parce que  obnubilés par un sentiment amoureux qui les oblitère. Pour oser  une gauloiserie, un avocat eut ce mot bien senti: si L’amour rend aveugle, le mariage ouvre les yeux

L’amour rend aveugle, quelques fois nous sommes absents, quelques fois c’est simplement le refus de voir. En fin de compte, sans distinction de la langue dans laquelle elle est formulée (Liebe macht blind, love is blind, الحب أعمى, el amor es ciego ou afición ciega razón, η αγάπη είναι τυφλή,   l’amore è cieco,  amor caecus, o amor é cego, любовь зла, полюбишь и козла ou любовь слепа, aşkın gözü kördür, etc.), elle renvoie substantiellement à cette réalité. 

Sauf dans la langue de Tanizaki. 

L’amour rend aveugle pourrait être le sous-titre de L’histoire de Shunkin, au propre comme au figuré, et cela ne serait pas suffisant.

L’aveuglement dont il s’agit est une cécité clairvoyante. Shunkin et Sasuke sans chercher à passer au travers de la vérité de leur condition (Shunkin étant de rang nobiliaire et Sasuke plus bas qu’un roturier, maîtresse et serviteur, professeure et élève), de l’imperfectibilité de leurs personnalités, y font face avec une froide lucidité.

Celle-ci les oblige à construire et à entretenir des rapports rigides dans lesquels aucune concession n’est autorisée. Tout le monde reste à sa place, qu’importe les circonstances, qu’importe l’extraordinaire loyauté dont fait montre Sasuke comparable à la fidélité de l’ombre qui suit le corps dont elle est inséparable (p. 23).

Le moindre écart de conduite est sanctionné par une sévérité qui frise le sadisme. Parce que Shunkin est sadique. Une attitude que son entourage lui pardonne volontiers puisque liée à l’excentricité de son génie (possédant une science infuse pour la musique, précisément du Koto et du Shamisen), un don qui s’est manifesté dès son plus jeune âge.

Excentrique et géniale, Shunkin est surtout d’une grande cruauté (punitions corporelles, brutalité physique, injures et mépris) envers son supplicié (comme envers ses élèves) qui lui répond avec une vénération égale à celle que l’on pourrait manifester pour une divinité. Pour Sasuke, c’était une servitude amoureuse que d’obéir à ses fantaisies et il les acceptait volontiers, les prenant pour de la coquetterie et les considérant comme une faveur réservée à lui seule (p. 36).

On assure même que sa méchanceté était intentionnelle et tendait à décourager ceux qui ne songeaient pas à travailler vraiment et que seul poussait chez elle le désir qu’elle leur inspirait…

Les coups de la belle aveugle leur procuraient sans doute une étrange volupté ; il devait y avoir du Jean-Jacques Rousseau chez certains….

Du point de vue, du lecteur, extérieur et fait à partir de sa propre représentation, un tel assujettissement (l’obéissance de l’esclave) paraît inimaginable.

Il relève un peu de l’irrationnel et certaines fois de l’inhumanité. Ou alors il peut relever du cabalistique, du cryptique,bref de l’ésotérique.

C’est légitime et ce n’est pas absolument insensé de le regarder ainsi. Surtout que pour Shunkin, tombée aveugle dès sa tendre enfance, et Sasuke leur relation amoureuse se situe dans la pénombre et se ressent d’abord comme un échange d’ombre et de lumière empreint de spiritualité. 

Cette relation est à cet effet nécessairement platonique, c’est-à-dire soustrait des apparats,des artifices, du cannibalisme sexuel et autres inanités auxquels d’un premier abord nous restreignons l’autre. Elle se place dans les qualités intrinsèques, cachées, enfouies, profondes, de cet autrui qui devient le temps passant l’indispensable.  

Il est possible que cela soit difficilement concevable donc. Notre contemporanéité laisse peu de place à autre chose que le conventionnel – et même lorsqu’il se veut non-conventionnel, le sens commun plébiscité, le vu lisse, le in qui semble être la tentation de se lover dans un système, de besogner dans le corset des modes.

Ce qui est – au fond – pour paraphraser Normand Biron dans L’art et le critique (1975-2000) un visible sans imaginaire. Dans cette logique, l’amour tanizakien est une impossibilité, non seulement dans la contemporanéité de ses personnages se heurtant frontalement aux convenances, mais aussi dans notre modernité se perdant bruyamment dans les convenances. 

Shunkin et Sasuke en dehors du cadre, de tout cadre, plongés dans l’obscurité,  s’étreignent d’un amour dans lequel ils se voient tels qu’ils sont et tels qu’ils s’acceptent.

Sasuke devient aveugle par affection pour sa maîtresse, pour lui épargner de subir l’humiliation d’être vu avec ce visage désormais mutilé (Sasuke se crève les yeux avec une aiguille pour ne plus regarder le visage défiguré de Shunkin attaquée dans son sommeil par un assaillant que Tanizaki refuse formellement de designer, préférant l’essentiel c’est-à-dire les motifs de ce geste barbare).

Il pénètre ainsi le même univers ténébreux de sa professeure,  comprend et saisit pour la première fois la réelle beauté de celle-ci, sa subtilité, l’importance pour lui de son orgueil et de son arrogance naturels  la rendant inaccessible à tous, sauf à lui. 

Ainsi, incompréhensibles pour les gens ordinaires, ils jouissent d’une félicité qui se passe de paroles inutiles prenant même un certain plaisir à ces complications (p. 90), se mouvant et s’aimant, éprouvant le bonheur par le toucher, l’obscurité révélatrice, les silences, éloquents d’authenticité.

Par là, l’Histoire de Shunkin illustre à merveille la conception de l’amour tanizakien.

Il est possiblement masochiste, mais ne s’arrête pas à ça.

Rester à cette seule perception serait s’emmurer dans un énoncé définitoire parcellaire, incomplète, au lieu de voir la totalité et la complexité d’un sentiment trop souvent galvaudé parce que mimétique, alors qu’il devrait se prendre différemment d’un sujet à l’autre.

Peut-être sans doute que nous ne conférons pas le même sens à L’amour rend aveugle, et que l’offrande sacrificielle ne se traduit par le même acte chez tout le monde. Ce que nous concevons d’acceptable ne l’est pas forcement pour les autres. Et l’amour tanizakien ose, il est scandaleux. Magnificent. 

Ce manque de lumière ne le gênait pas.Les aveugles y vivent toujours et sa Demoiselle jouait du shamisen dans la même obscurité.Il partageait ainsi son sombre royaume,ce qui était pour lui une volupté.

Quand il put travailler au grand jour dès qu’il tenait le shamisen il fermait les yeux,pour continuer d’imiter sa maîtresse.Méprisant ses yeux,il préférait se soumettre aux mêmes conditions que l’aveugle Shunkin,et cette gêne lui était jouissance.
Tout se passait donc comme s’il eut souhaité être aveugle lui-même,et l’on peut penser que plus tard,lorsqu’il se priva volontairement de la vue,il ne fit que réaliser un dessein qui lui tenait à cœur depuis son adolescence.

Cette interprétation est renforcée par la seconde nouvelle du recueil et s’intitule Ashikari, une coupe dans les roseaux.

Dans L’Histoire de Shunkin, Tanizaki adopte un style qui se veut plus du journalisme d’investigation que du romancier au récit à l’eau de rose digne de la collection Harlequin. Un style d’enquêteur, du cynique, qui rappelle de manière intermittente celui d’un  Truman Capote grandiose dans son De sang froid.

Tanizaki dans L’Histoire de Shunkin raconte en s’appuyant sur une pluralité de sources évaluées assez rigoureusement pour une romance afin d’en juger de la crédibilité, écartant les témoignages paraissant invraisemblables, s’abstenant du propos péremptoire et de la proposition fermée qui impose souvent le sens, l’interprétation, la direction à suivre, au lecteur. Il n’y a pas chez lui de coupables, il y a des ouvertures, sous-pesant chaque mot et pesant chaque émotion.

Dans Ashikari, une coupe dans les roseaux, il épouse une tonalité beaucoup plus personnelle, emphatique, sans être ampoulée. Enflure. Excessive. 

Ashikari, une coupe dans les roseaux débute par une longue promenade entrecoupée de haïkus, à travers un paysage romantique, paisible, serein, et dans une permanente évocation d’un Japon qui n’est plus.

C’est une longue errance, méditative, avec beaucoup de ce naturalisme littéraire teinté de réalisme que l’on retrouve dans le Germinal de Emile Zola, lourdement descriptif, souvent fastidieux.

On peut soupçonner l’intention un brin perverse de Tanizaki. Celle de vouloir décourager le lecteur, de le faire patienter plus qu’il n’en faut, de se moquer ironiquement, paradoxalement, doucement, du style mélancolique et de tous ceux qui comme Henry Miller l’ont vite mis dans la case néo-romantisme.

Ou simplement de sa volonté de pousser l’exécrable toujours au-delà des limites afin de tester la bienveillance de son lectorat.  

Le moins que l’on puisse dire, quelle que soit son intention, il y parvient avec brio. 

Passé cette balade, le récit à proprement parlé commence par l’apparition d’une ombre dans les roseaux situés dans le dos du narrateur.

Après l’effet de surprise, les deux personnages, font connaissance et s’offre une (plusieurs en fait) coupe de Saké, contemplant le clair de lune sur un banc de sable au milieu de la rivière Yodo, entre Osaka et Kyoto, à quelques distances du lieu où la rivière Minase a inspiré des poèmes datant de 1204 à l’Empereur Go Toba.  

Les deux protagonistes eux aussi s’adonnent à la poésie, précisément au chant et à l’art oratoire de déclamer des vers.

De butte en blanc, on en arrive à l’histoire de Serizawa et de Oyu-sama. Le premier étant le père du compagnon du narrateur et le second son grand amour, impossible. Comment en serait-il autrement. 

L’histoire d’amour est en fait un threesome. Un ménage à trois, Serizawa, Oshizu et Oyu-sama.  

Serizawa, issu d’une famille de haute bourgeoisie marchande, est un jeune homme aux instincts aristocratiques, de goûts de raffinement dignes d’un daimyo, d’une solide culture et aux manières distinguées, très exigeant envers les autres comme il l’est probablement envers lui-même.

Ayant rejeté bon nombre d’épouses potentielles malgré leur grande beauté, leur fortune, qu’il considère superfétatoires, et passant d’agréables moments en compagnie de geishas, tombe fou d’amour de Oyu, fille d’une famille également aisée, jeune et veuve, mère d’un petit garçon, choyée par sa belle-famille.

Perturbé par Oyu, foudroyé par sa distinction, seul terme qui pût qualifier son visage, et dans cette qualité résidait toute sa personne. Subjugué par cet halo lumineux l’entourant qui ombrageait imperceptiblement ses yeux, son nez et sa bouche, adoucissant le modelé de chaque trait comme eût fait un voile de mousseline (p. 121),  Serizawa décide de la prendre pour épouse. 

Un projet rapidement et abruptement balayé par la réalité des convenances et  écrasé par le poids des traditions exigeant d’une veuve qu’elle restât fidèle à la mémoire de son défunt mari. Autrement dit, pour Serizawa la perspective d’un remariage est hors de propos. Mais aussi, à cause de l’enfant, progéniture symbolisant le bref passage terrestre de celui qui n’est plus. 

Respect pour le mort, respect pour sa famille, respect pour l’enfant, respect des traditions, respect tout court. Serizawa se rend à l’évidence Oyu. Seulement, avec Tanizaki ce n’est pas aussi simple.

Si Oyu ne peut devenir l’épouse de Serizawa, Oshizu sa sœur cadette servira de substitut. Plus cyniquement, il s’agira pour Serizawa d’utiliser le prétexte des épousailles avec Oshizu afin de se rapprocher de Oyu, de faire parti de son espace guettant les nombreuses occasions de la voir et de lui parler.

Ainsi, durant six longs mois de palabres, de rencontres, Serizawa côtoya Oyu tout en se gardant bien de révéler la nature de ses sentiments. Finalement, il épousa Oshizu non sans se sentir hanté par la pensée d’avoir été infidèle à Oyu. 

A ce stade de la narration, l’on devine à peu près aisément la suite des événements.

Serizawa contraint de souffrir le reste de son existence de cet amour inavouable, Oshizu malheureuse, laissée pour compte, subissant le désintérêt total de son époux, Oyu attisant involontairement les tensions déjà présentes dans le couple. Et pour clôturer le tout, un meurtre, un suicide, de la noirceur. Fin.

Histoire classique, éculée, au pathétique et au tragique d’une banalité confondante. 

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Manifestement, c’est mal connaître Tanizaki, l’inclassable. Le génie d’un écrivain ou d’un artiste se distingue non pas par l’originalité du sujet traité – sinon cela ferait bien longtemps que l’on aurait mis un point final à la littérature et à l’art en général car presque tous les sujets ont été abordés de façon si brillante qu’il semble malvenu, présomptueux, stupide, de prétendre à l’inédit – mais par le sens nouveau qu’il propose au monde. La créativité réside là, le génie aussi.

Aborder la banalité de telle sorte que l’on renverse le sens commun ouvrant des perspectives auparavant jamais, rarement, pensées. C’est L’œil du Sphinx interrogeant l’angoisse contemporaine, la troublante image de la figure humaine (L’art et le critique, Normand Biron, p. 153), c’est le mouvement de la spirale

Dans cette idée, le génie est un visionnaire, un voyant selon l’acceptation rimbaldienne, un créatif de l’inconcevable pour emprunter le titre de l’article de Jacques Dufour dans la Revue française de psychanalyse en mai 2008. C’est La Trahison des images de René Margritte, c’est La Terre est bleue comme une orange de Paul Eluard, c’est Le Parti pris des choses de Francis Ponge, Alcools de Guillaume Apollinaire, Paroles de Jacques Prévert, Johann Sebastian Bach, les différents Monochromes de Klein, Whiteman, Malevitch, les œuvres musicales de David Bowie, Michael Jackson, ou Steve Jobs, la liste est non exhaustive. 

Tanizaki est un génie. Oshizu dès la nuit de noces fait voler en éclat ce scénario suggéré, elle déclare à Serizawa : Je suis devenue votre femme, parce que j’ai deviné les sentiments de ma sœur [Oyu]. Je ne saurais donc me donner à vous. Je me contenterai d’être votre épouse en nom seulement, mais, je vous en supplie, rendez ma sœur heureuse! (p. 126)

Serizawa interloqué tente de nier, farouchement. Oshizu n’en démord pas ( Je sais que vous avez repoussé d’autres propositions de mariage. Etant donné vos goûts, votre mariage avec une fille aussi ordinaire que moi n’a pu avoir d’autres raisons, p. 129) et Serizawa finit par le lui concéder : Il en sera comme tu voudras. […] En vérité, j’ignorais les circonstances qui t’ont poussée à devenir ma femme. Je n’oublierai jamais une telle générosité, dit-il les larmes aux yeux. Mais je pense à Oyu-sama comme à une sœur.

Un aveu rocambolesque, un peu puéril ou comme le dirait le quidam un peu gauche. Ni Oshizu ni le lecteur n’est convaincu par cet amour fraternel de Serizawa pour Oyu. Mais dans l’esprit de Tanizaki introduire cet élément sert à rendre la situation déjà grotesque, lâche, cruelle, en un mot ubuesque, davantage moralement intenable voire choquante. Puisqu’il n’est plus simplement d’un amour impossible sur le plan des traditions, des convenances, il est un amour incestueux.

Qu’importe la réalité du lien de sang, la consanguinité, la filiation, l’alliance, l’essentiel étant dans quoi, où, se situe le réel de ce sentiment. Oshizu ne s’y trompe pas lorsqu’elle réplique à Serizawa : Je serai donc pour vous comme une sœur (p. 130).

Tanizaki, malicieux, fait un clin d’œil amical, en avance, à Claude Lévi-Strauss et Les Structures élémentaires de la parenté – sa thèse soutenue en 1948 réfléchissant sur la prohibition de l’inceste comme élément primordial (l’exogamie) ayant facilité la formation de la société en forçant les groupes sociaux à s’ouvrir les uns aux autres.  

On se doute bien que ses contemporains et les censeurs de ce Japon encore sous assistance respiratoire du néo-romantisme larmoyant (René Sieffert dans sa préface de l’Éloge de l’Ombre) aient criés, hurlés, au scandale.

On imagine le plaisir de Tanizaki devant de tels amusements, lui naguère masochisme incarné, désormais diabolisme personnifié.

Incestueux ou pas, l’amour de Serizawa est un réel qui n’échappe donc pas à l’observation et à la déduction de Oshizu – qui par sacrifice amoureux (J’ai toujours cherché à lui [Oyu] plaire en tout) prend la décision d’exclure toute intimité entre elle et son époux. Elle demeurera à cet égard telle une branche morte, dévouée entièrement à la réalisation du bonheur de sa sœur.  

On pourrait se dire à ce stade de la nouvelle que tout ce beau monde eût de magnifiques jours heureux jusqu’à la fin des temps. Oui. Non. Peut-être.

C’est à vous de le découvrir.

Un indice? La vertu féminine a un double aspect. La conduite d’une femme peut être des plus immorales sans franchir la limite arbitraire qui sépare le vice de la vertu (p. 138).

N’oubliez pas l’amour rend aveugle. 

Deux amours cruelles de Junichirô Tanizaki, préface de Henry Miller, Bibliothèque cosmopolite Stock, 145 pages. 

 

9782234055124

 

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