23 décembre 2006
« Connais-toi toi-même » gravé au fronton du temple de Delphes a été l’interpellation majeure, essentielle, sur l’inévitable mouvement vers la connaissance de soi.. Une « méchanceté » comme dirait Nietzsche aussi incontournable que cruelle à laquelle l’homme s’accroche pour tenter d’accéder à la pleine compréhension, à l’acceptation entière de « ce qu’il est ».. Il n’y a pas eu de questionnement aussi universel dans l’histoire de l’humanité que celle de l’identité, du « qui suis-je ? ».. D’Adam et d’Eve qui préférèrent transgresser l’interdit ultime pour acquérir la certitude absolue – la connaissance – aux doctrines suprématistes, aux idéologies politiques, morales, la quête puis l’affirmation identitaire a été tout en restant celle d’une hantise douloureuse intrinsèquement liée à l’humanité..
Une hantise douloureuse conduisant trop souvent, malheureusement, aux pires légitimations, d’absurdes ségrégations aux sanglantes injustices, de la chosification d’autrui au désir insatiable de hiérarchisation entre les hommes.. L’homme ne s’est posé la question de son identité que pour mieux tenter de s’élever au-dessus des autres, pour renforcer les barrières de la différence et se situer dans un mouvement d’asservissement assimilationniste.. La peur, l’effroi, piliers puissants de cette hantise, sont parvenus et parviennent encore aujourd’hui à faire le hold up parfait en promettant des réponses définitives et faciles à un mystère complexe et intuitif qui n’admettra jamais de réponses claires, exactes, indiscutables.. Parce que l’interrogation première « qui suis-je ? » n’aboutira à aucune affirmation absolue.. Autant l’identité inhérente à la connaissance de soi n’est pas humainement envisageable au vu de l’inconstance de facteurs, de paramètres externes comme internes qui viennent se greffer à notre perception, autant la tentation de l’encadrer, de la soumettre par des procédures plus ou moins intelligibles vire à une sorte d’empoignade désespérante, de ridicule intellectualisant que tout cela laisse un vaste champs d’incompréhensions.. Ce qui fait que nous restons prisonniers de la quête à laquelle soit nous nous obligeons soit que l’on nous oblige, sans que nous ne puissions atteindre la certitude absolue de ce que nous sommes..
Est-ce à dire que nous ne saurons jamais ce que l’on est ? La véritable interrogation est ailleurs.. Pourquoi voulons-nous savoir ce que l’on est ? Quelle est la finalité de cette démarche ? Pourquoi voulons-nous accoucher d’une identité que l’on voudrait primordial à notre « épanouissement » ? La connaissance de soi est-elle si vitale à la réalisation de soi ? Pour beaucoup d’entre nous, oui.. Nous avons le besoin de nous fixer une étiquette, de se faire une idée, de nous approprier notre « vérité » car elle seule nous semble t-il ouvre des perspectives nouvelles de compréhension et d’acceptation de soi, et par ricochet à l’ouverture sur autrui comme au renoncement au monde, source de perturbations nocives.. Nous comprenons maladroitement le besoin d’identité, ce n’est pas une nécessité de différenciation, ni un moyen de reconnaissance ; ce n’est pas une possibilité ou une invitation à l’introspection mais « la nécessité pour l’âme de connaitre les valeurs d’après lesquelles elle se détermine ».. Dès lors, la construction identitaire ne se limite pas à la recherche éperdue de la sérénité avec soi-même, ou bien encore à l’auto démarcation, elle s’affirme dans une forte permanence, émancipée du déterminisme culturel, de l’asservissante « nature » humaine.. Nous ne sommes pas nos origines, notre société, notre mémoire familiale, tribale ou nationale, notre statut social, notre handicap, nos doutes ou nos rêves.. Nous sommes ce « je » « libre » façonné par la non-immuabilité du temps, de l’apport du vécu et des expériences qui en découlent, des espérances que l’on modèle au gré de nos aspirations etc.. Nous sommes la « subjectivité se définissant comme action » renonçant du même coup à « une connaissance parfaite, objective et intégrale » de soi.. Ainsi se connaitre soi-même revient au sens stricte du terme à s’ignorer plus que jamais car le « je » est ce qui « connait » et non ce qui est ou peut être « connu »..
En cette fin de décennie, cette question identitaire suffisamment polluée et largement pervertie voire dénaturée par les idéologismes politiciens et extrémistes, tend à s’ériger en une sorte de justification des plus incroyables bêtises que peut produire la connerie humaine.. Ce que l’on est nous dit-on est en danger d’extinction face à l’impérialisme identitaire d’autrui d’où l’impératif de l’élévation de murailles, de la vindicte de la différence et de la méfiance stigmatisante du métissage conduisant systématiquement au communautarisme.. Le néo-radicalisme l’emporte désormais sur le bons sens, la frayeur attise les folies de la haine et du rejet, de sorte que nous « sommes » des produits presque exclusifs des influences externes qui nous ordonnent consciemment ou inconsciemment de recourir à l’identité du groupe, à l’appartenance culturelle, à la vérité de la mémoire, à la certitude des origines et au passéisme.. Une absurdité.. Les hommes ne sont pas des êtres de culture, ni astreints à une certaine allégeance communautaire.. La diversité entre les cultures, entre les membres d’une même communauté témoigne d’une autonomie de l’homme face à l’être « culturel » ou « naturel » en lui.. Par exemple, les hommes choisissent leurs partenaires sexuels selon que l’amour et le désir s’allient, mais non pas en réponse à un certain déterminisme instinctif issu comme le dirait Malinowski d’un « système de tabous ».. Les comportements humains se présentent indépendants de toute restriction morale, culturelle, communautaire, sous l’aspect d’une « attitude émotionnelle parfaitement organisée d’un sentiment ».. Ainsi, l’homme est capable de vivre avec autrui par pur attachement sentimental sans que l’on vienne lui dicter ses besoins.. Poser la question de l’identité sous la pression des « origines » ethniques, raciales, historiques ou religieuses, est aussi vain que dangereux.. Glorieuses ou infortunées, légitimes ou battardes, chrétiennes ou musulmanes, les origines ou les « racines » ne déterminent pas nos actions ni nos pensées, elles participent de la confusion et de l’exclusion..
Comme dit précédemment, le « je » est « libre ».. Il choisit librement ses préférences, ses valeurs mais aussi ses actes, nul besoin de lui « imposer » une identité qu’il devrait « assumer ».. Il choisit et se choisit.. Son existence n’est pas une « pure actualisation de possibles prédéterminés », il n’est précédé d’aucune « essence ».. Il n’est pas seulement un exemplaire d’une espèce dont il tirerait ses « caractères », chaque individu est à part car il n’est « d’abord rien ».. Comme l’illustre Sartre, « il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait ».. L’identité est une construction permanente, intuitive dans le sens cartésien c’est-à-dire rattachée directement à notre « réalité », notre intériorité, notre rapport au monde, et nous procurant par là même une « idée » de ce que l’on est..
Certains répliqueront que la conscience de la liberté n’est pas pour autant preuve de notre liberté.. Ils diront que certes le « je » a conscience de sa liberté mais qu’il reste néanmoins assujetti à la « culture » qui le détermine.. Que notre ignorance ou notre pseudo émancipation de nos « origines », notre « communauté » ne nous arrache pas au déterminisme, à cette identité déjà écrite, parce que dans tous les cas « l’homme n’est pas un empire dans un empire ».. Que l’illusion est aussi à l’œuvre quand l’homme croit poursuivre ses propres fins et éprouver des sentiments alors qu’il ne sert en réalité que les intérêts dont il n’a pas conscience de l’espèce.. Si il est supposé que le « je » est le fruit d’une appartenance, d’un ensemble naturel, le problème est qu’il n’est pas « fixe », « immuable ».. Chaque homme est un être à part par rapport aux autres parce qu’il est inexplicable, on ne peut prétendre le connaitre totalement.. La conscience de ce particularisme lui permet de se donner à lui-même ses propres fins et de faire varier les moyens de satisfaire celles que lui impose le « groupe » ou les racines.. Il peut s’affranchir du poids de tels facteurs externes pour réfléchir et dominer cette part «culturelle » ou « communautaire » etc.. Alors les croisades menées actuellement au nom d’un idéal nauséeux, de l’islamisme sauvage au christianisme imbécile, de la pureté civilisationelle à la souillure de l’étranger, cet immigré ; à travers le cheval de Troie identitaire vont au-delà de tout non-sens.. La hantise identitaire n’est au final qu’un mouchoir écarlate agité sous le nez des individus pour essayer de légitimer le « choc des civilisations », un prétexte malicieux pour des intérêts profonds et inavouables..