Ce billet résume quelques échanges et des réflexions que j’ai eus le plaisir de partager avec un incroyable public lors d’une table ronde (le 10 avril 2018 à Montréal) dont la problématique était : comment se souvient-on de la ségrégation raciale aux Etats-Unis. J’ai eu l’immense honneur de l’animer.
Je tiens à remercier chaleureusement Jessica H. (la politologue), Daphné B. (l’historienne), Samra G. (la spécialiste des sites mémoriels), Moncef F. (l’expert des monuments historiques) pour ce grand moment de découverte. Merci de votre énergie et de votre passion. Mes remerciements à M. Scharwtzwald, éminent spécialiste de la « Mémoire et des conflits historiques » pour l’encadrement, l’orientation, la richesse du savoir et la curiosité de la connaissance.
Question : Se souvenir de Martin Luther King Jr. seulement comme un militant de la cause raciale, des droits civiques, c’est éclipser son engagement contre les inégalités sociales, y-a-t-il une forme de volonté de l’establishment de ne retenir que ce qui ne menace pas véritablement ses intérêts ?
Réponse & réflexion : Il y a clairement une scénarisation du « mythe » Martin Luther King Jr. avec un fort potentiel de manipulation, de fantasmagorie ; la volonté de coller une étiquette sur la mémoire – et comparativement au souvenir construit autour de la figure de Malcom X, sur l’étiquette du révérend pasteur est mentionné : bon pour le service. Martin Luther King Jr. est comme le soulignait Daphné en parlant de « mythification figée », un monument mémoriel immuable dans un espace déterminé : racial. Le prophète noir devant son peuple telle « La liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix, marchant à travers la longue nuit menant à la dignité humaine. Derrière lui, un peuple longtemps mis aux fers, chosifié, sous-humanisé. Martin Luther King Jr., le monument mémoriel, c’est un combat pour la dignité humaine qui est d’abord considérée sous l’angle de la race, cela a l’avantage de reléguer au second plan le fait que ce peuple noir en réclamant sa dette lincolnienne à la nation américaine (la liberté inclusive et l’égalité effective) revendiquait aussi un traitement social juste. Un accès à la justice sociale. D’ailleurs, Martin Luther King Jr. le dit dans le « I Have A Dream » : “One hundred years later, the Negro lives on a lonely island of poverty in the midst of a vast ocean of material prosperity.” Mais cette partie du discours ne revient pas toujours dans la commémoration officielle. C’est un choix assez clair.
Il illustre aussi le besoin de l’élite d’isoler la figure de Malcom X et sa prétendue « dangerosité » parce qu’au fond son propos « Black nationalism » faisait de la condition raciale et sociale une et même chose d’égale importance comme il l’affirme dans son célèbre discours « The Ballot or The Bullet » : « We suffer political oppression, economic exploitation and social degradation. All of ’em from the same enemy. […] The government itself has failed us. And the white liberals who have been posing as our friends have failed us. » Puisqu’il faut un « Héros » à cette communauté, il est crucial qu’il soit convenable, qu’il ne fasse pas en termes de souvenir beaucoup de vagues, qu’il ne « profane » le sacro-saint récit mémoriel officiel. Le Martin Luther King Jr. policé, lisse, est à cette fin créé de toutes pièces. Faut-il le rappeler qu’à l’époque il était pour une bonne partie de l’opinion publique blanche et de l’élite un « extrémiste » tout autant que le mouvement des droits civiques tel que le mentionne Jeanne Theoraris dans le Time du 12 janvier 2018 : « […] describing King as “demagogic” and “the most dangerous . . . to the Nation . . . from the standpoint . . . of national security,” […] The civil rights movement was deeply unpopular at the time. Most Americans thought it was going too far and movement activists were being too extreme. » ?
Le temps passant on a ré-encodé (en paraphrasant Marshall McLuhan dans son The medium is the message. An inventory of effects de 1967). Martin Luther King Jr. est passé du « most dangerous » leader au symbole quasi christique dont on a commémoré l’assassinat le 4 avril dernier. Cette « re-signification » pour utiliser le mot de M. Schwartzwald permet finalement à cette communauté Afro Américaine de rester dans le rang (racial) et de ne pas déborder du cadre (lutter contre le racisme ce n’est pas renverser le système de privilèges, ce n’est pas exiger le « Grand soir »). La preuve, le mouvement « Black Lives Matter » est traité médiatiquement comme l’héritier du mouvement des droits civiques avec une prépondérance de la connotation raciale bien plus que sociale. Bernie Sanders – le « democratic socialist » – candidat malheureux à l’investiture du parti démocrate l’élection présidentielle dernière a essayé de relayer ce message social de la revendication raciale (allant même jusqu’à affirmer que la « classe sociale » est aujourd’hui en Amérique une question beaucoup plus importante que la question raciale).
Il est aussi à noter que Barack Obama dans son discours « Forward » le soir de sa victoire en 2012 tente de ramener cette dimension sociale de la lutte raciale sur le devant de la scène : « But despite all our differences, most of us share certain hopes for America’s future. We want our kids to grow up in a country where they have access to the best schools and the best teachers […] We want our children to live in an America […] that isn’t weakened by inequality […]”. Il y a là une intention de mettre sur un même plan le droit à la différence – ADN de l’Amérique – et le droit à l’égalité des chances, de construire une nation à l’image de celle rêvée par les Pères fondateurs. Seulement, pour Barack Obama son dernier mandat sera marqué par un Congrès majoritairement républicain, qui lui sera hostile – et c’est un euphémisme. Nous savons comment cela se termine.
Donc, oui il y a une intention de diluer ou de rendre inaudible le message social du discours de King par l’élite dans son écriture du récit mémoriel national; en même temps il y a comme une prise de conscience d’une partie de l’élite Afro Américaine de la nécessité de donner afin une voix véritable à ce message-là.
Question (de l’animateur aux experts) : D’après vos recherches, selon vos analyses portant sur les deux communautés de mémoire et considérant leur relation avec cet évènement douloureux qu’est la ségrégation raciale – qui pose la question de l’identité américaine, qu’est-ce qu’être Américain ?
Réponse & réflexion : Il est intéressant de voir ou d’entendre les réactions soulevées par cette question qui soulignent son apparente incongruité. Seulement, ce n’est pas comprendre que derrière les guerres mémorielles que se livrent la communauté Afro Américaine et la communauté Sudiste (des anciens États confédérés), il est surtout question de l’impossible ( ?) définition de ce qu’est un Américain. Impossible dans le sens de la difficulté d’en arriver au fond à un sens partagé, inclusif. Depuis la bataille de Gettysburg, malgré les soubassements économiques relevés par l’historiographie récente dans l’affrontement Union contre Confédération, la mise en place du système d’infériorisation des Noirs par l’adoption des Jim Crow Laws est une sous-américanisation identitaire. Autrement dit, dans la mémoire collective sudiste les Noirs ne sont pas des Américains, ce sont des esclaves ou des Negroes. Et quand bien même le 13ème amendement abolira constitutionnellement l’esclavage et que le 14ème amendement viendra reconnaître aux esclaves affranchis leur appartenance à la nation (reconnaissance du droit d’être Américains), ces citoyens-là durant près d’un siècle seront traités comme relevant d’une sous-catégorie. Alors oui, se demander ce qu’est être un Américain est pertinent, surtout si l’on en examine la ou les mémoires collectives en observant à la suite de Daphné (qui nous a présenté son travail sur le Black Month History) qu’il y a un débat mémoriel et identitaire dans l’entre-soi Afro Américain entre ceux qui tiennent à rester des citoyens Américains « à part » c’est-à-dire hors de la trame narrative mémorielle nationale afin de ne pas voir leur histoire être banalisée, pour ceux-là « Afro » vient avant « American » ; et ceux qui comme Morgan Freeman ne souhaite plus cet « à part » puisqu’il se sent d’abord « American » avant d’être « Afro ». Or, Samra le fait remarquer le Martin Luther King Jr. Memorial est une volonté politique de gommer la coloration ethnique afin de greffer sur le personnage les idéaux de tolérance, de liberté et d’égalité qui ont poussé les Pères fondateurs à prendre les chemins de l’exil pour une terre où ils pourraient sans crainte et indifféremment de leurs origines se mettre à la « poursuite du bonheur ». Alors être Américain, qu’est-ce ? Porter une arme à feu ? Manifester contre les armes à feu ? Brandir le drapeau national ? Brûler le drapeau ? Mettre un genou à terre pour exprimer son mécontentement face à la condition raciale de sa communauté ? Trouver ce geste anti patriotique ? Parler d’espoir et d’espérance à la Obama ? Vouloir élever des murs de séparation à la Trump ? Être musulman ? Ou être Chrétien ? La question n’appelle pas une affirmation péremptoire avec un point final, mais une réflexion spéculative qui ouvre et s’achève sur des points de suspension. L’intérêt ? Faire avancer le débat, emprunter le long chemin de la recherche de la vérité comme le conçoit Karl Popper dans son The Logic of Scientific Discovery.
De l’autre côté, il a été entendu ceci : « Mais, les experts ne sont pas Américains ! » Alors je demande : doit-on posséder un passeport pour avoir la légitimité de la curiosité intellectuelle ? Doit-on être d’une appartenance ethnico-culturelle pour réfléchir à des questions relatives à une communauté particulière ? Doit-on se convertir à une religion pour avoir le droit de s’y intéresser ? Émile Durkheim dans Le Suicide s’est-il vu critiqué d’étudier le pourquoi du suicide chez les Catholiques et les Protestants européens du simple fait qu’il n’était pas d’une ou de l’autre confession ? La crédibilité d’une question s’évalue-t-elle selon l’identité de celui qui s’interroge ? En d’autres mots, la légitimité de la recherche de la vérité est-elle soumise, assujettie, à la volonté de chasser l’obscurantisme et d’apporter modestement quelques Lumières, d’étancher une soif de connaissance, ou à des critères disons-le franchement dérisoires ? La science doit-elle demander la permission à une espèce de Politburo avant de se poser la question du pourquoi du comment ? Si c’est le cas, elle est foutue.
Les experts interrogés l’ont bien compris, et ont essayé de répondre en s’appuyant sur leurs impressions découlant de leurs recherches, ce fût un croisement des perspectives, et au final ce que je retiens c’est comme le propose Samra, être Américain c’est reconnaître accepter s’approprier partager les valeurs fondatrices de l’Amérique que sont la liberté et l’égalité. C’est les considérer comme des balises morales pour l’agir (je dirais d’un impératif moral catégorique kantien). Ce qui oblige tout au moins pour ce qui est du souvenir de porter un regard différent sur l’épisode ségrégationniste. Sans doute, trouver la force de pardonner et le courage de demander pardon, car au fond que l’on appartienne à la communauté Afro Américaine ou sudiste nous sommes tous membres de la même famille (américaine, humaine).
Mais est-ce idéaliste ? Peut-être. Et si finalement, dans l’Amérique actuelle avec les rapports mémoriels conflictuels dont nous venons de discuter, dans le monde présent avec la résurgence des phobies identitaires (xénophobie, islamophobie, etc.) et la construction des mémoires collectives qui édifient des murs berlinois entre les communautés, et si l’idéalisme véritablement humaniste et fraternel était notre seule façon de nous en sortir ? D’autant plus, que dans la grande mémoire historique de l’humanité, il n’y a pas de trace concrète vécu dans le réel d’une telle construction, d’une telle audace. Comme le dirait Obama et si l’avenir commun, pacifié, humanisé, passait par l’ « Audacity of Hope ». Matérialisé. Définitivement. Vœu pieux ? I have a dream.