Mémoire collective: De l’écriture du roman mémoriel, un processus dialectique conflictuel. Lecture croisée de Régine Robin, Jeffrey Andrew Barash, Paul Ricoeur & Bernd Zymek

« […] celui qui ne fait pas face à son passé n’a pas de base pour construire son avenir » –  Miard-Delacroix, Hélène. « L’Allemagne face à son histoire », Revue internationale et stratégique, vol. 74, no. 2, 2009, pp. 182-190.

Le Roman mémoriel (chapitre 2) de Régine Robin, « Qu’est-ce que la mémoire collective? Réflexions sur l’interprétation de la mémoire chez Paul Ricoeur » de Jeffrey Andrew Barash, « La bonne mémoire » (autour de Paul Ricoeur) d’Alexandra Laignel Lavastine, « Le processus dialectique de la mémoire collective : l’exemple de l’Allemagne après-guerre » de Bernd Zymek et Rolland Boichon sont les objets de cette brève lecture croisée qui se pose la question de la mémoire collective (qu’est-elle, comment se forme-t-elle, comment contribue-t-elle à l’identité nationale – sujet d’une brûlante actualité). Bien que quelques fois s’étendant sur plusieurs aspects de la mémoire, ils ont en commun de s’intéresser à la mémoire collective.

La mémoire collective : des textes aux différentes perspectives et aux apports substantiels

Pour Robin, la question de la mémoire est abordée par l’examen élargi de ses différentes représentations sans étanchéité : la mémoire savante ou historique, nationale ou officielle, culturelle, collective. Concernant cette dernière, elle est une composante essentielle du roman mémoriel[1]. C’est elle qui en assure le syncrétisme[2], uniformise le discours sur le passé et toujours empreint d’affect. De telle sorte que si le roman mémoriel est la « mise en forme narratif » du souvenir, la mémoire collective en est le sens.

Avec une perspective plus restrictive, Barash s’intéresse à la formation de la mémoire collective en tant que lien de cohésion sociale. Une telle mémoire n’existe qu’à partir du moment où la réunion entre l’évènement et l’incorporation symbolique a lieu. Alors que chez Ricoeur[3], l’approche est interdisciplinaire avec une prédominance de la perspective psychanalytique. C’est ainsi que la mémoire collective est un rapport d’analogie de la conscience personnelle et de la communauté constituant une voix explicative alternative des propositions lockienne[4] et halbwachsienne[5].

Tout aussi précis dans leur perspective, Zymek et Boichon s’éloignant du débat sur l’origine de la mémoire collective qui voit l’antagonisme de Barash et de Ricoeur vont à la recherche d’un processus favorisant la construction d’une mémoire collective dans des communautés ayant vécues des évènements douloureux et traumatisants comme celles de l’Allemagne d’après-guerre. Chez eux, la préoccupation est de savoir comment parvenir à une identité collective sur une échelle nationale pouvant faire face à son passé sans banalisation des victimes et sans héroïsation historique excessives tout en intégrant les nouvelles représentations collectives propres aux générations issues de l’immigration.

La problématique de la mémoire collective

Ainsi, indifféremment des perspectives adoptées, des approches choisies, la mémoire collective se retrouve au centre des réflexions. Celle-ci peut se définir comme une mémoire « vivante, vécue » (Robin, 1989), contribuant par son « traitement sélectif du souvenir » à la « création de l’identité » des collectivités (Zymek et Boichon, 2008), et est intériorisée par l’individu (Barash, 2006). « Mémoire identitaire, close sur elle-même » (Robin, 1989), elle joue un rôle d’importance dans la cohésion sociale par les liens qu’elle crée entre les membres appartenant à diverses communautés (Barash, 2006) tout produisant paradoxalement dans l’espace public soit un sentiment d’ « exaspération face aux excès de la mémoire » avec ses « travers pathologiques » (victimisation – perpétuelle, plainte – permanente) (Laignel Lavastine, 2000) soit une impression d’une concurrence des mémoires collectives (une compétition ou une bataille mémorielles résultant d’une interprétation idéologique contraire des évènements du passé (Zymek et Boichon, 2008). Cette situation illustre toute la difficulté de trouver un « processus dialectique de la mémoire collective » (Zymek et Boichon, 2008) qui établirait un lien transcommunautaire – soutenu par une politique du souvenir conciliatrice des appropriations spécifiques (surtout quand il s’agit d’évènements historiques douloureux), et assurerait une transmission (intergénérationnelle) réussie du souvenir partagé[6]. Donc de la construction d’une identité nationale.

Elle est là toute la problématique de la mémoire collective dont les textes étudiés font ressortir les principaux enjeux.

La mémoire collective : un même cadre conceptuel et des divergences d’appropriation

« Qu’est-ce que la mémoire collective ? », la réponse chez les auteurs invariablement part du cadre conceptuel établi par Maurice Halbwachs[7], c’est-à-dire qu’elle est en même temps la source de la mémoire personnelle et la mémoire d’un groupe ou une collectivité. C’est à partir de cette conception halbwachsienne que les auteurs se positionnent. Ceux qui comme Robin la juge peu satisfaisante, mais l’intègre dans leur propos en indiquant qu’elle est groupale[8]. Ceux qui restent comme Barash dans ce cadre conceptuel en y substituant un énoncé définitoire relativement simple : la mémoire collective prise comme un souvenir partagé structuré par des pratiques collectives, institutionalisées, qu’intériorise les membres d’un groupe grâce à l’incorporation symbolique de l’évènement.  Ceux qui à l’instar de Ricoeur s’en distancient, sans aller jusqu’à la rupture[9].  Ceux qui comme Zymek et Boichon sans s’y opposer tentent de dégager des normes stables permettant autant la formation d’une identité nationale que sa transmission (générationnelle) effective via la pédagogie et l’enseignement.

 

La mémoire collective : de la mémoire fragmentée à une identité collective, un processus conflictuel

Si pour Ricoeur le « devoir de mémoire » est « un impératif » parce qu’il « rend justice par le souvenir à autre que soi », le principal écueil qui se met au travers de la réalisation de cette mission se situe dans l’intégration de l’expérience personnelle[10] dans un tout collectif. En d’autres mots, l’existence d’un sens partagé qui transforme l’ensemble des mémoires personnelles isolées en une communauté de mémoire[11].

Pour Barash, cet écueil ne peut être surmonté que grâce à la « puissance communicative des symboles » propres aux évènements historiques[12]. C’est seulement lorsque cette incorporation symbolique a lieu que les personnes se reconnaissent comme faisant partie d’un ensemble plus large qu’eux en tant qu’individu. Et c’est à ce moment que le récit mémoriel national peut être écrit. Il est possible note Barash que plusieurs groupes ne confèrent pas à l’évènement le même sens ou n’y voient pas la même signification, se l’approprient différemment des autres. Ainsi ceux qui ont écouté ou entendu parler du « I have a dream » de Martin Luther King peuvent ne pas avoir soumis l’évènement au même traitement symbolique, certains y voyant un puissant rappel des valeurs historiques américaines et de la promesse non tenue lincolnienne[13] de citoyens tous égaux et libres ; d’autres plutôt le prêche d’un activiste noir dangereux et diviseur. Tous se trouvant sous des chapelles mémorielles spécifiques et aux interprétations souvent en opposition. Dès lors, la mémoire collective est initialement une mémoire fragmentée, elle n’est pas en soi universelle ; a contrario, elle est très localisée et potentiellement conflictuelle.

Pour qu’elle devienne l’élément essentiel du roman mémoriel, pour dire constitutif de l’identité nationale – « La bonne mémoire »[14] – elle doit pouvoir suivre un processus dialectique encadré par une politique du souvenir aux objectifs et modalités clairement définis (Zymek et Boichon, 2008). S’appuyant sur l’exemple de l’Allemagne d’après-guerre, Zymek et Boichon parviennent à faire ressortir les facteurs nécessaires à l’effectivité d’un tel processus.

L’Allemagne post-1945 est une nation scindée en deux : à l’Est, la République Démocratique d’Allemagne (RDA) sous l’emprise de l’URSS écrit son roman mémoriel dans une opposition radicale à l’antifascisme qu’incarne la société capitaliste de la République Fédérale d’Allemagne (le capitalisme étant considéré comme le péché originel du national-socialisme) ; à l’Ouest sous contrôle des Etats-Unis et de ses Alliés, l’interprétation des évènements douloureux de la seconde Grande Guerre se fait dans la diabolisation du totalitarisme soviétique assimilé au nazisme[15]. Les deux communautés de mémoire emprisonnées dans une Guerre idéologique se déroulant en dehors d’elles vont donner au souvenir de cette période des significations aux extrêmes.

À l’heure de la réunification, la question d’une homogénéisation de ces mémoires collectives va se poser et exigera des stratégies politiques une réconciliation et une uniformisation. Homogénéisation qui donne donc lieu à une attendue confrontation des souvenirs concurrents. Toute cette homogénéisation assurée par l’élaboration d’un projet politico-pédagogique faisant de l’Holocauste un élément central de la nouvelle Allemagne. L’enseignement historico-politique et l’éducation[16] servant de piliers de ce projet. C’est selon Zymek et Boichon par la conception de programmes pédagogiques dans lesquels le récit historique véhicule des modèles historiques explicatifs et replaçant dans leur contexte les évènements, rapprochant la souffrance et le bonheur, formulant des exhortations ou des conseils pour l’avenir, ne niant rien et ne justifiant pas, que ce processus dialectique peut favoriser une communauté nationale de mémoire.

Mais ce processus comme en témoigne l’Allemagne actuelle avec ce « fascisme latent » (que constatait déjà en RFA Theodor Adorno dans les années 1960) n’est pas un long fleuve tranquille. Secoué par le « scandale » – la profanation et la violation du « sacré »[17] – qui y remplit la fonction de déclencheur du débat public, ce dernier permettant la catharsis. Processus ébranlé par la logique du conflit des générations où opère l’inévitable « distance critique » avec la génération précédente (les enfants trouvant leurs parents nazis, et les petits-enfants affirmant que « Papi n’était pas nazi »), ce processus du souvenir est le conflit permanent.

Il est continuel et peut être sacralisé (par les programmes scolaires), ritualisé (par les commémorations), mais toujours transformé par des profanations qui lui impose une mutation tout en transformant la mémoire collective : fin du refoulement, de l’omerta, du tabou ; une remise en question de cette mémoire oscillant entre « silence et amnésie » (Robin, 1989) ; et une redéfinition de l’identité collective proposant un nouveau sens du souvenir partagé.

C’est selon notre opinion cet aspect du processus dialectique de la mémoire collective de Zymek et Boichon qui pourrait être universalisable, appliqué dans des nations dévastées et déchirées par des évènements douloureux tels que les génocides, les guerres civiles, bref les atteintes inhumaines aux droits de la personne. Il serait intéressant à cet effet de voir comparativement à l’Allemagne d’après-guerre, comment un pays comme le Rwanda s’est construit une mémoire collective dans laquelle les victimes Tutsi et Hutu coexistent. Est-ce que le traitement historique du génocide est indifférencié[18] ou politisé[19] ? Ou est-ce comme on pourrait le croire l’oubli comme un refoulement, un déni[20] ? Le cas échéant, comment serait-il possible de transposer un processus dialectique dans lequel le « Plus jamais ça ! » serait un « impératif productif » (Zymek et Boichon, 2008), puisque favorisant une « compréhension plus complexe de l’histoire », sans « falsifications » et sans « instrumentalisation des cruautés »[21] ?

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[1] Le récit romancé et romanesque d’inspiration freudienne – le roman familial – dans lequel le passé altéré sert de lieu d’assemblage de divers éléments (historiques, idéologiques, symboliques, etc.) dans une « étrication serrée ».

[2] La mémoire collective qui fusionne dans un tout cohérent, sans hybridité des formes, ces objets hétérogènes (histoire, mythes, etc.)

[3] Laignel Lavastine dans son résumé synthétique de l’ouvrage de Ricoeur La mémoire, L’histoire, L’oubli. Paris, Seuil, 2000, 689 pages

[4] John Locke croit que seule la perspective atomiste social et le contractualisme suffit à saisir la complexité de la cohésion des collectivités. L’expérience personnelle du sujet et le contrat passé entre ces expériences individuelles isolées en quête de cohésion sociale dans un cadre institutionnel (politique) soudant l’être-ensemble et fondant la mémoire collective.

[5] Maurice Halbwachs niant la part des expériences personnelles dans l’élaboration de souvenirs fait de la mémoire collective l’assise de la mémoire personnelle. Celle-ci étant donc tributaire des cadres sociaux, les pensées et souvenirs s’enracinant hors du sujet.

[6] Dans le sens que lui donne Avishai Margalit dans L’Éthique du souvenir, c’est-à-dire un souvenir qui soit plus qu’un agrégat des souvenirs personnels et structuré par une forme de communication (récit) qui homogénéise le sens, la signification et crée un devoir de mémoire (individuel et collectif).

[7] Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire (1925), Paris, Albin Michel, 1994

[8] Une mémoire de l’imaginaire du groupe, uchronique, relevant du mythe tout en composant avec le savoir historien, enveloppée par des souvenirs réels ou écrans, ayant une fonction de gardienne conservatrice et commémorative de la trace – complémentaire de la mémoire nationale (gestionnaire de la trace et de la sage identitaire et caractérisée par une temporalité cyclique).

[9] Si chez Ricoeur la mémoire collective n’est pas qu’une simple intériorisation du souvenir collectif et de son sens partagé – ramenant par le rapport analogique la mémoire collective à la mémoire personnelle, il n’en demeure pas moins qu’elle reste un recueil de traces que les collectivités mettent en scène (publiquement) dans une forme de ritualisation collective du souvenir (institutionnalisé).

[10] Le lien émotionnel individuel entretenu avec le souvenir

[11] Toujours Avishai Margalit dans L’Éthique du souvenir définit la communauté de mémoire comme un groupe d’individus ayant une mémoire commune et se sentant par un « Nous » en même temps collectif et distributif (dans le sens de fractionner ou repartir le travail mnémonique) lié par une obligation de se souvenir. Un « Nous » tel une réunion des volontés individuelles tournées vers un idéal partagé.

[12] Ils suscitent chez les témoins une activation d’un « profond réseau de réminiscences métapersonnelle » qui donne un « sens à l’expérience » vécue, un tel sens peut être perçu ultérieurement à l’évènement ou simultanément, mais il est nécessaire qu’il y ait une incorporation du sens à l’événement.

[13] Abraham Lincoln et la Proclamation d’émancipation (des esclaves noirs américains) en 1862.

[14] La « bonne mémoire » de Ricoeur qui « jette des passerelles entre l’histoire des historiens et la mémoire des témoins », une « mémoire éclairée par l’historiographie » et « à visée véritative » qui circonscrive le « trop » de mémoire ou le « trop » d’oubli.

[15] L’analogie d’un Hitler « démoniaque » dominateur attrayant et d’un Staline tout-puissant et séducteur est faite sans une grande subtilité.

[16] Renforçant la sociologie, la prise en compte de la psychanalyse, s’étendant jusqu’à la sphère privée.

[17] Soit de la mémoire des victimes, la négation de la dignité humaine, ou de la mémoire officielle.

[18] François-Xavier DESTORS, « Rwanda 1994-2014 : le génocide à l’épreuve de la fiction », Témoigner. Entre histoire et mémoire, 119 | 2014, 156-171.

[19] « Vingt ans après le génocide, le gouvernement dirigé par Paul Kagamé et le Front patriotique rwandais semblent hésiter entre deux politiques. Faut-il continuer à mobiliser la mémoire de l’événement, celle-ci constituant un des principaux piliers de légitimation politique du gouvernement ? Ou faut-il la démobiliser, dans la perspective d’une nouvelle étape à franchir au niveau international ? »  – Korman, Rémi. « L’État rwandais et la mémoire du génocide. Commémorer sur les ruines (1994-1996) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 122, no. 2, 2014, pp. 87-98.

[20] « Rwanda : Entre oubli forcé, mémoire collective et réminiscences » – Marie-Odile Godard, https://www.franceculture.fr/conferences/ecole-normale-superieure/rwanda-entre-oubli-force-memoire-collective-et-reminiscences

[21] Une instrumentalisation des cruautés dans laquelle certains actes sont justifiés par la nécessité de la « victoire héroïque » des uns sur la barbarie des autres.

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Les textes :

1/ La « Bonne mémoire » chez Paul Ricoeur – La bonne mémoire RICOEUR

2/ « Qu’est-ce que la mémoire collective? » – Quest-ce que la mémoire collective_ (Barash 2006)

3/ « Le Roman mémoriel (chapitre 2) » – Robin, Regine (Le Roman memoriel 1989)

4/ « Le processus dialectique de la mémoire collective » – Le processus dialectique de la mémoire collective — lexmple de lAllemagne après-guerre (Zymek Bo

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