J’ai rencontré Claude dans les escaliers de la station de métro Edouard-Montpetit ; je les descendais, lui les nettoyait. Je me suis arrêté, et je lui ai demandé si je pouvais faire une photographie de lui entrain d’accomplir sa tâche. Le monsieur surpris a répondu par l’affirmative, mais surtout avec un grand sourire. J’ai pris plusieurs clichés, essayant tant bien que mal de ne pas le gêner dans son travail, de ne pas être sur le chemin des usagers, pressés, étonnés, curieux, là et loin, là et déjà ailleurs.
La scène pourrait être décrite de la façon suivante : un homme, dans la cinquantaine, aux cheveux d’un argenté tirant vers la sagesse de l’âge, des lunettes en plastique comme on en trouve sur les chantiers de construction, vêtu de l’uniforme bleu foncé commun aux employés de la société de transport de Montréal, des gants de protection pour éviter le contact direct avec l’immondice, des chaussures de sécurité propres à ceux et celles qui ont le pied à l’étrier, un balai de sorcière ou plus précisément harry-potterien qui a pour pouvoir magique de faire disparaître grâce à l’action de l’homme toutes les ordures. Pas toutes. Certaines sont inamovibles, nous vivons avec, quelques fois quand nous regardons dans le miroir nous croisons leur regard. Un mec, avec un appareil photo-téléphonique, gesticulant autour du monsieur comme un beau singe ou, pour ne pas donner des raisons à H&M de trouver ça d’un racisme cool et de le foutre sur ses chandails qui bousillent la nature en nourrissant l’esclavagisme moderne, un acrobate du Cirque du soleil. Le décor est une pente montante et descendante, avec des marches en béton d’une beauté sans grand intérêt – même pour Azure Magazine, l’influent répertoire nord-américain de la banalité du design contemporain. Dans le décor, il y a des escaliers mécaniques en maintenance recouverts d’une bâche d’un horrible orangé qui sans doute sans le rechercher achève de rendre irrécupérable le reste matériel de l’environnement. L’éclairage du décor a été confié à un architecte d’intérieur dépressif, on peut deviner assez aisément ce que contenait le cahier de charge de la ville de Montréal lorsqu’elle lui confia l’ouvrage : de la morosité, du terne, du cercueil. C’était dans ses cordes. On a juste oublié de renommer la station Edouard-Montpetit en Edouard-Mondépressif. Pas grave. Il y a pire dans la vie, comme on dit.
Claude et moi étions dans ce tableau. Il m’a raconté en quoi consistait son boulot. Il ne fait pas que passer le balai, il vide les poubelles qui sont si souvent facultatives pour ces usagers à l’hygiène et au savoir-vivre en arrêt de fonctionnement. Il lui arrive de déblayer les entrées quand les jours de tempête de neige le métro devient inaccessible, et éviter ainsi à son employeur d’être le truc incapable incompétent inacceptable contre lequel la clientèle à la sensibilité à fleur de peau adore gueuler. Claude est le service public discret que l’on ne remarque pas parce que l’on le considère comme un droit acquis, invisible, et dont l’absence saute aux yeux, se ressent immanquablement. C’est l’un des éléments essentiels qui soutient la structure. Il ne demande pas qu’on lui offre une médaille, ou qu’on l’aime. « C’est ma job » dit-il, comme pour laisser entendre ma responsabilité. Claude me fait penser à Denzel Washington dans le percutant Fences qui répondant à son fils – dont la préoccupation importantissime en tant qu’être est de savoir pourquoi son père ne l’a jamais aimé – a cette remarquable tirade : « Ma responsabilité, c’est de m’occuper de toi. C’est mon rôle, mon devoir, j’ai des responsabilités envers toi. Je n’ai pas à t’aimer. Passe pas ta vie à te demander si les gens t’aiment ou pas, fais-en sorte que les gens se comportent bien avec toi. » Je ne sais pas si les gens se comportent bien avec Claude, ou avec le service public, il ne s’en plaint pas.
J’apprends de lui que le maintien de la propreté du réseau métropolitain exige un service quotidien permanent, 24/24 et 7/7, une armée de plus de deux cents personnes s’affairant dans leurs limites à rendre vivable et respirable ce drôle d’écosystème souterrain. Claude dit que son boss les surnomme « abeilles ». Quelque part dans les Internets, il est écrit que « Les abeilles sont des insectes sociaux très organisés. La colonie comporte plusieurs entités toutes ayant une importance cruciale pour le fonctionnement de la ruche. » Une présence dont nous ne saurions nous passer durablement. « Je suis une abeille » lance-t-il d’un air fier. C’est la première fois de ma vie que j’aie une conversation aussi humainement fascinante avec une abeille. « Vous savez, on s’occupe aussi de nettoyer quand il y a un suicide. Cela ne me dérange pas, plus jeune je voulais être chirurgien donc le sang n’est pas un problème, ce n’est pas le cas de tout le monde, mais on n’oblige personne… Une fois, j’ai même empêché une fille de se suicider ». Claude raconte sans bomber le torse, il n’a rien de ce type, au contraire dans sa manière de narrer il y a une frappante impression de réaliser l’ordinaire. L’humilité comme rien, la modestie dans le geste. Claude ne soulève pas la poussière. Son balai caresse le béton ; nul besoin d’en faire trop lorsque que savoir doser fait l’affaire, fait mieux l’affaire. Je n’ai pas arrêté de prendre des photos, de tourner autour du monsieur, à la recherche du meilleur angle qui me permettrait de ne pas trop trahir ce que mes yeux voyaient et ce que mon esprit vivait. « Ceci n’est pas un balayeur », le titre et le défi, Magritte n’est jamais très loin, ne pas que retranscrire en pixels la réalité, restituer le réel dans sa vision la plus substantifique. Claude, l’abeille.
J’ai quitté Claude à contre-cœur, mais heureux. « Je vais écrire sur vous » lui ai-je promis. Il n’en demandait pas tant. Il ne me lira sans doute pas.
Sur le quai, j’ai écouté ceux qui ne sont pas des abeilles bourdonner fort, j’ai vu un homme uriner dans un coin, un autre s’allumer une cigarette. Dans le MR-73 en direction de la station Snowdon au charme d’asile psychiatrique, il y avait au sol un reste de banane, pas loin une canette vide, des graffitis ornant le sarcophage, un journal sur siège, un autre aux feuilles éparpillées écrasé par une femme exténuée. « Vous savez des équipes entières sont mobilisées chaque nuit juste pour ramasser les journaux que les gens laissent dans les voitures ». Claude nettoiera.