G2

Luc et moi avons un rituel. Mensuel. Trimestriel. Quand le temps avec ses urgences nécessaires et non essentielles tel que gagner sa vie pour dire se tuer à la tâche pour quelques broutilles nous en laisse l’opportunité. Cela arrive quand cela peut arriver, le rituel. Dans ce cas, nous nous rencontrons dans un lieu quelconque, et nous passons un bon moment. C’est intimiste, informel, conversationnel, et pour ma part revigorant.

Le G2, ce sont deux amis, séparés par plusieurs générations, attablés sur la terrasse d’un café l’été, assis dans un bar en automne, bouffant un Fish & Chips au seuil de l’hiver, laissant le reste ouvert pour les autres saisons à venir. Deux amis discutant des réalités contemporaines où la politique n’est pas la bienvenue, car foncièrement dérisoire. Deux amis parlant du présent en s’appuyant sur le rebord de la fenêtre du passé. Racontant les petites histoires de vie pas très excitante, mais souvent de son côté remplie d’enseignements que je prends toujours mentalement en note. Découvrant chez l’autre des origines, des racines, des expériences, qui finissent par nous faire prendre conscience que malgré la différence mélanine nous sommes frères.

Luc est mon frère. Mon grand-frère. Mon aîné. Nous ne sommes pas sortis du même ventre comme on dit d’où je viens, nous avons choisi d’être frères. Et le G2 est la célébration en toute simplicité, authenticité, humanité, de cette fraternité universelle. Celle qui s’émancipe réellement des carcans ethnoculturels, générationnels, sociaux, des futilités ordinaires devenant de plus en plus des imbécilités ayant pignon sur rue. Luc est Québécois, pure laine comme on le dit ici, un jeune dans la soixantaine ou dans la cinquantaine je ne sais pas, je n’ai jamais demandé et voulu savoir, c’est comme la politique foncièrement dérisoire. Je suis Noir d’origine Africaine, un vieux dans la trentaine et pour le coup j’en suis presque certain même si cela ne saute pas aux yeux. Ce qu’il faut retenir de tout ça c’est que nous sommes frères.

Le G2 est convoqué par un courriel sans que l’on ne sache vraiment où et quand il aura effectivement lieu. L’idée de la rencontre est lancée, on la retient et l’écrit quelque part dans nos agendas respectifs, et un mois deux mois trois mois plus tard une date est fixée, jamais elle n’est coulée dans le béton. Elle se déplace au gré des urgences d’urgence, des impondérables qui tombent souvent sur la gueule comme la fiente d’un oiseau moqueur, s’arrête sur un chiffre puis reprend sa course. Un jour vient où elle se prend un mur, une vitre, et nous nous voyons. Hier, le mur, la vitre, a fait sa job, le premier G2 depuis l’été a eu lieu.

C’est le Plateau-Mont-Royal qui a abrité cette rencontre au sommet. Si vous n’êtes pas Montréalais, si vous n’avez jamais mis vos pieds au Québec, le Plateau – pour les intimes, ne vous dira pas grand-chose. C’est peut-être mieux ainsi. Le Plateau, contrairement à sa volubilité caractérisée, n’a, et sans qu’il en ait conscience, rien à dire. Toutefois, ce que vous devez savoir sur ce petit bout de coin de Montréal, c’est qu’il est le pôle d’attraction du bétail auto-étiqueté « moderne, aisé et branché ». En peu de mots, vous avez le portrait minimaliste d’un gigantesque fourre-tout. L’identité bovine du Plateau n’est pas volée. Ou surfaite. Les vaches savent se tenir à table, elles sont dans leur assiette. Les bœufs sont des beaufs qui s’habillent à la dernière mode, font preuve d’ouverture d’esprit quand on est d’accord avec et dans les limites raisonnables de leur enclos, lisent des livres comme on enrichit un curriculum vitae culturel comme d’autres en font des tonnes pour en mettre plein la vue, parlent de Sartre Beckett Chomsky Arendt et Gramsci en mangeant de l’herbe bio et en savourant une bière-pisse artisanale. Parler du Plateau de cette manière est très caricatural. Le Plateau est très caricatural. Il faut toujours rendre à César ce qui revient à César.

Hormis, cette identité bovine, pour être précis, à titre de complément d’info, le Plateau c’est trois quartiers bien distincts. Le Plateau, le Mile End, le Ghetto McGill. Le premier est un prétentieux misérable, comme tout bon prétentieux de la sorte il est surcoté, pète plus haut que son cul, parle de grands idéaux en ne rien sacrifiant de son confort, prétend mépriser le matérialisme – cette vulgarité épouvantable – en achetant compulsivement au prix fort toute espèce de babioles. Le Plateau, le quartier, est typiquement Parisien. Intéressant et chiant. Le parisianisme bourgeois-bohême (bobo) quoi, reproduit en ctrl+c et ctrl+v dans le respect des normes. Si vous souhaitez vérifier cette assertion anthropologique je l’avoue aussi bancale que la réputation du quartier, observez l’Homo Plateaucus en lisant La république bobo de Laure Watrin et Thomas Legrand. La vision que vous en aurez sera tridimensionnelle, même sans lunettes appropriées.

 

[…] le bobo gentrifieur et le bobo mixeur. Le premier choisira d’habiter un quartier anciennement populaire, plein de bobos, pour vire dans un havre de boboïtude peuplé de spécimens de son espèce, s’égayant dans de jolies rues pleines de restos simples et bons, de concept-stores et de vélos hollandais. Le second, lui, s’épanouira exclusivement dans un univers de melting-pot, de variété sociale et ethnique, dans des quartiers ou des villes toujours populaires […]

 

Le Mile End quant à lui, comment vous le dire, l’esprit est une contre-culture branchée New York, où on pousse la sophistication à son paroxysme quitte à la rendre insupportable. C’est le culturel exhibitionniste telle une vidéo pornographique (produite et jouée par Warhol) projetée sur le mur gris d’une urbanité insipide afin que les zombies qui demeurent-là – les identitaires en alternative world tout en restant bien dans le monde réel – puissent éjaculer une fois tous les cent deux-cents ans. Éjaculer, d’après une étude très sérieuse publiée par European Urology en mars 2016, c’est bon pour la santé. Un truc de cancer de la prostate. Dans le Mile End, on essaie autant que l’on peut, de se tenir en forme. Pour ce qui du Mile End, je préfère m’arrêter ici, je vois les hypsters mile-endiens astiquer le manche, faut que je m’éloigne un petit peu.

En ce qui concerne le Ghetto McGill, je n’ai pas assez de temps pour vous dire toute ma souffrance. J’y reviendrai plus tard. J’ai déjà le titre en tête : Salaud ou les 120 Journées de Sodome. Un vibrant hommage à l’œuvre de Pier Paolo Pasolini et du marquis de Sade qu’est ce quartier montréalais. J’y reviendrai.

So.. Le G2 s’est tenu sur le Plateau, le quartier plus Parisien que Français de Montréal. Contrairement à mes habitudes, j’étais en avance, de deux heures. Le préjugé du Noir jamais à l’heure chez moi est véridique, je le tiens de ma mère, qui le tient des fonctionnaires et du président-monarque du pays de mes ancêtres. Le retard est la politesse des rois, prendre son temps est une façon de marcher, faire les choses sans empressement et donner du temps au temps un savoir-vivre. Seuls les fous courent. Seuls ceux qui ne savent pas que se faire attendre dénote d’une autorité, d’une emprise sur le cours des choses et sur les gens, arrivent à l’heure, font les choses à temps. Ils sont respectueux des autres comme des esclaves. Et vous ne le savez peut-être pas, j’ai connu la traite négrière.

So.. J’étais en avance. Le temps de faire le tour de la station Mont-Royal et des environs. Cela s’est rapidement fait. Ce qu’il y avait à voir tenait en une mauvaise photographie, en couleurs et en noir et blanc. La station Mont-Royal est une minuscule caverne préhistorique. J’ai toujours pensé qu’il fallait avoir une créativité surhumaine pour rivaliser en laideur les stations de métro de la ligne bleue, que cela était impossible, mais comme à l’accoutumée je me plante toujours royalement. La station Mont-Royal, c’est moche en battant à plate couture tous les critères connus (supposé) du laid, de l’affreux. Elle est hideuse, et pour le coup, sans exagération, c’est euphémisme. Au Québec, on dira crapoteuse. Ailleurs dans les francophonies, pouilleuse. Je suis sorti à la station Mont-Royal et j’ai vu du sale mélangé au malgracieux le plus répulsif, j’en ai été souillé. S’il faille résumer en un mot le tableau, ce serait scatologique. Tout y est.

Luc est arrivé en avance, il n’est jamais impoli, dans le sens occidental du terme. J’ai été impoli, dans la conception africaine subsaharienne, refugiée dans la bibliothèque sans grand intérêt située en face de la station Mont-Royal. Lorsque nous nous sommes vus, l’accolade a été un cœur embrassant un autre, les rires échappés de nos êtres venaient réchauffer le froid automnal. Certains passants en ont profité, le spectacle était agréable. Cela se ressentait. Le monsieur est toujours élégamment habillé, a lancé Luc. Faut bien présenter sa pauvreté, ai-je retorqué. Nous nous sommes enlacés dans une ivresse hilare désinhibée. Le G2 respectait la tradition.

Nous avons marché en traversant tous les récents évènements marquants de nos vies. Quelques réflexions sur les existences montréalaises, le quartier, les peuplades, le bétail, les habitus, le vent pénétrant des soirées polaires québécoises, Luc les cheveux pris dans la bourrasque avait le regard brillant qui perçait les ténébreuses. Chaque mystère enfoui, architectural, sociologique, se dévoilait. Il me les montrait, et le Plateau morne semblait se sauver des eaux.

Luc se déplace à côté de moi, mais en réalité c’est lui qui ouvre la voie. Le guide me présente l’ordre du jour : une pinte rousse et « artisanale » (bien naturellement) afin d’hydrater la langue et le verbe, ensuite une bouchée de poissons accompagnées de frites pour satisfaire la panse. Je n’ai pas besoin d’approuver, Luc le formule si bien que le refus n’est pas une option, c’est un communicateur de profession. Plus que talentueux.

Le Cheval blanc est un bar comme on en trouve au Québec. Le style mime la cabane du trappeur, l’ambiance celle de la rusticité du sous-bois. Quand l’on y entre, on a juste envie de se saouler comme un Polonais, de bouffer comme un ours, de bavardages en état d’ébriété grillant en toute impunité les feux rouges, de baiser en ayant en fond sonore la game de hockey qui verra les Canadiens de Montréal se faire une fois de plus enculer profond. La monture d’albâtre se laisse chevaucher par la bestialité épicurienne de chacun de ses clients, d’où son succès. Luc demande à la barmaid d’un naturel absolument exquis à quelle heure les Canadiens de Montréal se feront défoncer, la sous-question implicite est celle-ci : « Je suis trop vieux pour me coltiner des jeunes totalement bourrés qui hurlent après des gladiateurs de luxe, alors à quel moment dois-je me tirer d’ici ? » La barmaid comprend la question et sa siamoise, Dans quarante-cinq minutes glisse-t-elle avec un sourire d’une telle sobriété qu’il paraît crédible. Nous n’avons pas eu le temps de monter la bête, le Cheval est resté dans l’écurie, notre taux d’alcoolémie étant à un niveau ne permettant pas de faire du rodéo comme les cowboys voisins de notre table.

Mais avant de filer à l’anglaise, nous avons pu échanger sur le nouveau livre de chevet de Luc, Récits de Matthieu Mestokosho, chasseur Innu de Serge Bouchard. Luc n’en est pas encore à la moitié qu’il le relirait. Connaissant le sieur Luc, son exigence, je suis convaincu. Surtout, le compte-rendu qu’il en fait me projette dans un passé Amérindien qui n’est pas étudié à l’école, ne se trouve pas dans les brochures des ambassades Canadiennes, encore moins à l’Assemblée nationale du Québec. Le Sauvage cannibale et féru de scalps du récit national n’y est pas. Il y a un Autochtone qui narre tous les épisodes de sa survie, alimentaire, en brossant le tableau de traditions ancestrales dans lequel le lien avec l’environnement et l’être ferait passer les Modernes que nous sommes pour des primitifs. Le colon est passé à côté de tout cela. Ses héritiers aussi. Quand dans ses livres le colon parle de l’Américain de souche c’est toujours soit dans un caricatural qui suinte l’ignorance crasse, soit dans un ethnocentrisme qui démontre de son complexe d’infériorité, ou bien dans un silence coupable et tabou qui illustre tout son malaise. Luc réapprend plus d’une moitié de siècle plus tard que l’histoire nationale est une fumisterie, et que les Sauvages n’ont pas toujours été ceux que l’on croit. J’irai emprunter le livre de Serge Bouchard à la Grande Bibliothèque de Montréal, découvrir la vraie nature des choses, il y a là une justice à rendre. Un avenir à construire.

L’arrêt suivant est un restaurant qui tiendrait dans des toilettes de l’université de Montréal. L’espace exigu provoquerait des crises de panique chez le banal claustrophobe. Le Comptoir 21, situé sur la rue Gilford, m’a immédiatement fait penser aux beignetariats de mon enfance. Ces endroits ouverts à toutes les populaces, bourgeoises et prolétaires, âgées et embryonnaires, tumultueuses et cimetières, qui y convergeaient pour venir rendre grâce à la divinité « Mama Beignets Haricots ». Déesse des ventres criant famine. Le culte qui lui était consacré avait lieu dans un temple agreste aux décorations aussi indigentes, rudimentaires que généralement inexistantes. Chez « Mama Beignets Haricots », les ors étaient blasphématoires. Les dévots arrivaient dépouillés, s’asseyaient à même le sol, présentaient leurs vœux – « Beignets de 100 francs, haricots de 50, bouillie de 25 » – et le Dieu sans masculinité les exauçait tous. Et ils repartaient moins lessivés, plus lourds, avec pour seul rêve d’aller rejoindre un maigre matelas et reposer leurs carcasses malmenées par le quotidien, en espérant survivre à la nuit épaisse et suffocante. « Mama » ou « La Mère » avait des pouvoirs magiques, cela ne coûtait quasiment rien.

Le Comptoir 21 de la rue Gilford est l’équivalent Plateau des beignetariats qui comme « Mama Beignets Haricots », comme la Louve Capitoline offre ses mamelles généreuses afin de nourrir tous les Romulus et Rémus de passage. On en a pour son argent. Ce n’est pas tant la simplicité du lieu que le charme irrésistible de Luke le garçon au service et aux fourneaux qui en font un endroit particulier, c’est l’usure qui contraste avec le décor aseptique froid inerte et transparent des restaurants montréalais « chics » ou « tendances ».

Le Comptoir 21 de la rue Gilford, avec ses casseroles noircies accrochées de manière ostentatoire dans le vide, ses couleurs inspirées d’un asile psychiatrique à l’abandon construit dans les années 50, ses chaises hautes d’un aluminium barbare, ses œuvres d’art vintages tapissant des murs à qui l’on a refusé toute espèce de dignité, sa musique Woodstock diffusée par un lecteur de disques vinyles emprunté à un grand-père sénile, sa luminosité sans raffinement, est le meilleur endroit de Montréal où manger du poisson frit et des frites de pommes de terre. Incontestablement.

Cette ambiance invitante, pas protocolaire pour un sou, terre-à-terre, laisse la place à l’authenticité. Non pas celle qui sort d’un plan de communication, d’un design en tout point impeccable, d’un marketing redoutable. La véritable authenticité qui naît de la sincérité du service, de l’atmosphère poussant le client à déposer son lourd fardeau et à prendre du plaisir, du goût honnête du plat présenté sans subterfuges. Il n’y a pas de représentation au Comptoir 21 de la rue Gilford, pas de théâtralité, d’excentricité, de cartes de visite, de cette légèreté snobinarde, on ne veut pas séduire, on veut donner du sourire. On ne veut pas que le client se sente privilégier d’être en ces lieux, on souhaite qu’il se sente chez lui. On ne veut pas l’impressionner, on veut qu’il soit lui. Luc et moi avons beaucoup souri et ri au Comptoir 21 de la rue Gilford. Nous avions l’impression d’être à la maison. Je n’étais plus sur le Plateau, j’étais dans mon enfance, au beignetariat, avec une « La Mère » à la gueule d’ange, mais surtout au savoir-vivre qui ne vient pas toujours avec.

En dévorant le poisson pané, nous avons discuté de Sartre, Marx, Foucault. Luc n’aime pas Sartre, mal écrit et pensée comme une escroquerie, intellectuelle. Luc n’est pas le seul, Pretextat Tach a la même opinion. Quant à Marx, Luc m’avoue qu’il a commencé la lecture de Le Capital et a rapidement compris la foutaise qui y était brillamment exposée. Voir le rapport entre les groupes sociaux uniquement dans une perspective de classes sociales, expliquer ses rapports par la seule dynamique de la lutte des classes est une vision figée et réductrice, m’assène-t-il dégustant une frite. Les réalités sociales ne sont pas immuables, elles sont évolutives, mutantes, mais d’abord elles sont complexes, tu peux appartenir à l’une et à l’autre selon certains aspects, des bourgeois prolétaires ça existe, des prolétaires bourgeois aussi, poursuit-il en accompagnant sa frite d’une gorgée de bière. Luc n’a pas fini la lecture de l’œuvre de Marx, après quelques pages il en est arrivé à la conclusion que le bourgeois de Trèves n’était qu’un fétichiste n’ayant pas eu la chance d’avoir une séance avec Freud. Du moins, c’est ce que je suppose.

Foucault lui est l’un des grands intellectuels admirés par Luc. Lorsqu’il en parle, les lumières s’allument. Sur le grand chauve, Luc est intarissable. Il faut dire, c’est la lecture de Surveiller et punir publié en 1975 qui réussit à le convaincre de faire une maîtrise en communication. Le lien ? L’écriture de Foucault, bien avant sa pensée. Foucault écrit comme une personne qui dépouille, déstructure, les mots pour ne garder que la substance, l’essentiel, lâche-t-il en souriant à Luke, « Mama Beignets Haricots ». Le style Foucault m’a aussi quelques fois interpellé, le mec n’écrit pas et ne parle pas comme s’il voulait vous montrer la grosse bite qu’il a entre les jambes, à la limite – comparativement à d’autres – c’est un eunuque. Raison pour laquelle lire Foucault cela peut ressembler à écouter un castrat. On ne l’oublie pas.  

Le livre du philosophe français fût pour Luc une apparition presque christique sur le plan intellectuel, c’est aisément compréhensible Foucault est une météorite frappant le monde des dinosaures, après lui c’est la grande glaciation. Durant quelques décennies. Deleuze tentera de sauver ce qui pouvait l’être. Et le résultat est mitigé. La preuve, nos Onfray et Finkielkraut contemporains. Peut-on être plus mammouths au XXIe siècle ? Achille Mbembe préféra s’abstenir de répondre, et écrire des choses intelligentes que pas grand monde ne lira.

En fond sonore, l’album Experience de Jimi Hendrix sorti durant l’été 71. Luc est plongé et me plonge avec lui dans un de ses souvenirs d’enfance. Sa mère assise, tenant le journal Le Devoir dans une main, de l’autre une cigarette allumée qui au fur et à mesure de sa combustion dévoile une forme fragile tordue faite de cendres, en lévitation, Newton aurait de la misère à se l’expliquer. A chaque fois, mes frères et moi étions convaincus que la cendre allait s’écrouler sur la table, et à chaque fois cela n’arrivait pas, maman dans un calme incroyable et sans y prêter attention bougeait sa main et la déposait dans le cendrier, me raconte-t-il pratiquement en chuchotant pour ne pas déranger sa mère, face à nous, parcourant les nouvelles du jour. La scène a un titre : Le temps suspendu. Un clin d’œil à Proust. Le temps n’est plus perdu, il est vain d’aller à sa recherche, il est là, suspendu. Pause et pose. Le plan est une photographie du film Ida de Pawlikowski. Luc et moi sommes retournés au XXe siècle, avant l’arrivée des couleurs, noir et blanc, sa mère dans la maison familiale où il a pris goût à la lecture en lisant les aventures de Tintin et en volant dans l’avion de Saint-Exupéry.

Nous n’avalons plus nos poissons et nos frites, les bières sont vidées, Jimi Hendrix a cédé la place à la bande originale de The Blues Brothers. Luc ouvre la télévision et la seule image est celle d’un fleuve qui rapporte les actualités, de la nature. La télévision est un cadre de Wendake, nous sommes sur un balcon de chambre d’hôtel. Les actualités ne sont pas dépressives, pour l’instant. Luc m’a invité sur le balcon, j’ai respiré l’air, j’ai écouté la télévision, j’ai vu l’image, nous étions au Comptoir 21 de la rue Gilford, nous étions en terre Autochtone. Une heure avant, je lui faisais comprendre que lorsque je le regardais je voyais un Autochtone, il m’a répondu C’est normal, nous avons le même parent. Sur le balcon, toute notre généalogie s’étendait à perte de vue, et au bout comme un point lumineux dans le noir le premier être duquel nous descendons tous. Luc l’a salué de la main, c’était comme revoir la famille.

Au fond, c’est un peu ça le G2. Revoir la famille. Le frère. Les Anciens. Remonter le temps, caler l’horloge sur un temps précis, le revivre avec d’autres yeux afin de se rendre compte à quel point nous en sommes les fruits. Parcourir l’espace-temps, dans un sens, dans son inverse, simultanément. En sortant du Comptoir 21 de la rue Gilford, Luke l’hôte glisse sur la platine le vinyle de la bande son (« originelle » nous précise-t-il) de La Guerre des mondes de H.G. Wells mise en scène radiophoniquement par Orson Welles en 1938. C’est une belle façon de conclure la soirée. Concerto pour piano n° 1 en si bémol mineur, op. 23 de Tchaïkovski. Dans la rue, aucune panique notable, en cette heure de la nuit, les aliens débarqueraient que le Montréalais les accueillerait avec de la marijuana Peace & Love made in Canada, 100% Trudeau, Wassup bro ! Ils iraient tous ensemble au Cheval blanc faire du rodéo, vêtus du maillot des Canadiens de Montréal.

Luc et moi nous nous sommes quittés à Berri Uqam. Je descendais, lui poursuivait son chemin. Nous n’avons pas décidé du prochain G2. Nous avons préféré ne pas suspendre le temps à une date fixe.

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