Chaque fois que l’on vous dit qu’il n’y a pas d’alternative[1], on vous ment. Chaque fois que l’on vous dit que l’alternative est impensable dans le sens d’irresponsable idéaliste chimérique éthéré surréel dangereux parce que remettant en cause les fondements de la réalité dans laquelle on vous enferme, on vous ment. Chaque fois que souhaitant corriger la réalité ou la réinventer, on vous affirme que c’est infaisable, impossible, absurde, fou, sans intérêt, on vous ment. Et chaque fois que vous croyez à ces mensonges, vous décidez de crever. De tuer vos espérances. De trucider vos rêves. De vous enterrer dans une tombe où toute résurrection relève de la fable biblique. Quand vous décidez ainsi de crever, vous êtes irrécupérables, il n’y a pas de retour. Crever, c’est crever. Irréversible.
Les générations Y sont au carrefour des destinées du monde, de demain, de l’avenir. Lorsque j’emploie le pluriel c’est parce que les Y comme « Why » ne sont pas un bloc homogène, c’est un ensemble de sous-groupes hétéroclites partageant relativement un certain nombre de valeurs et de visions que l’on ne saurait réduire à une appartenance aussi fermée que sans issue. Les Y sont la pluri-appartenance, des consciences contradictoires, des loyautés multiples s’affrontant entre elles tout en conservant une cohérence qui ne saurait être saisie à travers la grille de lecture psychosociologique classique. Les Y sont éclatés sans trop s’éloigner de leur point de départ. Le métarecit est mort, tout récit est re signifié par les individus mis au service de leurs besoins propres, elle est là leur postmodernité. Les Y sont des biographies individuelles et groupales se réécrivant en permanence sans réellement effacer l’existant, en ce sens ce sont des écritures sur des écritures, meta comme des données sur des données, il ny a pas qu’une superposition ou une stratification, il y a de un pêle-mêle un peu chaotique qui de loin cela a l’aspect d’une toile de Jackson Pollock, de près cela demande un grand effort de déchiffrage.
Les Y sont essentiellement « méta », immédiateté, instantanée, après, au-delà comme un instant d’après ; l’après comme un « Next » ou un « Swipe left », la succession souvent dans une frénésie étourdissante. Un méta comme le préfixe collé à leur pensée et leur action ; l’au-delà de ce qui suit ; l’ailleurs accolé à l’ici et au là tout de suite ; entre le changement et l’être à côté, avec ou entre, mais jamais réellement véritablement « ensemble » ; entre l’auto-référence et l’abstraction poussée jusqu’à son paroxysme. Une abstraction exprimant à la fois l’isolement, la grande solitude, du soi prédominant qui est peu ou pas saisi par celui qui le porte et du soi qui a besoin de « safe space » pour espérer diminuer toutes les tensions nées de son anxiété. Une abstraction avec des racines dans un réel revisité par des appropriations, des engagements, des positionnements, des constructions et déconstructions, de re-significations continuelles. Les Y se questionnent, questionnent, ont un besoin de réponses et ces derniers soit ne viennent pas toujours, soit viennent trop tard. Et quand elles viennent à temps, elles sont vouées à l’éphémère car leur réel changeant – dans son rythme le plus saccadé et disruptif – rend quasiment tout obsolète. Les Y sont des intérimaires, précaires, plus que conscients de leur condition « Swipe left » quasi tinderien ou « Scroll down » très réseaux sociaux.
Les Y bien qu’ils soient enracinés dans un espace (géographique) précis sont des mondes, ou plus précisément appartiennent à des mondes qui ne connaissent pas et n’acceptent la notion réductrice et apartheid de civilisation. C’est parce qu’ils sont nés avec le technologisme et sa capacité à permettre une connexion aux mondes et une réinvention de ces mondes. Regardez les Y de par le monde, qu’importe leur localisation ils sont foncièrement glocalisés, supra-étatiques, supranationaux, sous l’étendard d’intérêts personnels-communs. Voilà leur passeport, les mondes. Voilà leur État-nation, les luttes et combats, les rêves et aspirations, les engagements et les superficial-activism, communs et partagés par des communautés de tous les lieux, qu’ils construisent, façonnent de toutes pièces, détruisent ou délaissent, recomposent, au gré de leurs besoins. Les Y donnent le tournis.
L’universalité[2] chez eux est un effet miroir dans lequel la reconnaissance de l’Autre comme soi en dehors de soi passe par le prisme de la tribalité. L’Autre n’est véritablement moi que du moment où je le reconnais comme membre de « ma » tribu[3]. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’Autre est en dehors de l’humanité prise comme l’ensemble des unicités, des singularités, constituant la « communauté humaine », mais juste pas de la « tribu » à laquelle j’appartiens, l’universalité est donc une question de proximité tribale (qui n’a rien à voir avec l’idée ethnique[4], mais dans la perspective d’unité culturelle proche de l’habitus[5] tel que conceptualisé par Bourdieu[6]), de la linguistique (dans l’idée de lexique partagé – une espèce de linguisterie[7] ou de dialecte développé avec le « progrès » technologique et les métamorphoses inhérents, également avec les « révolutions » du mondialisme[8][9]), de la politique (dans l’idée d’opinions et d’actions) et de micro cellule psychosociale), le reflet tribal de soi, et non pas un caractère commun contrairement à son usage courant. L’universalité chez les Y n’existe que dans les limites décrites précédemment.
D’un autre côté, la tribu n’est pas une communauté différentialiste et égalitariste. Pour les Y, le différentialisme est un « moi, je » qui ne va pas jusqu’à la rupture avec les codes et les rituels du groupe tribal, le différentialisme est une légère nuance du soi – une variation n’introduisant pas une cacophonie dans l’ensemble (facticement) harmonieux, qu’il faille d’ailleurs préserver coûte-que-coûte. Le différentialisme chez les Y relève de l’esthétisme, de l’artifice, l’obsession de la forme et de la mise en forme, les singularités superficielles ou en surface. Dans cette singularité il n’est pas question de profaner, mais d’attirer l’attention sur ce soi en crise ; point donc d’identité blasphématoire dans le culte monothéiste du « Je » conforme, globalement cette singularité est une posture voire une imposture. De telle sorte que parler de différentialisme est un abus de langage.
Quant à l’égalitarisme[10], c’est à la fois une fanfaronnade par son exhibitionnisme et un gadget utile aux fins de préservation de ce soi foncièrement égocentrique, tribal, de caste. Historiquement, les Y sont ceux qui contribuent à élargir le fossé (déjà) abyssal comme une plaie ouverte entre les classes sociales. Les apartheids sociaux ne sont pas leur création, ils les ont poussés à un tout autre niveau, celui de l’inégalité dans les opportunités actée comme un principe presque naturel des relations et des rapports humains. Il n’est plus seulement question de créer de maintenir des ségrégations sociales, il ne s’agit plus seulement d’en justifier la normalisation autant comme un état de fait qu’un moindre mal ou de convaincre et de se convaincre que c’est un horizon indépassable, il est question aujourd’hui d’essayer d’en faire une valeur puisque désormais dans le merveilleux monde de la liberté ceux qui sont de l’autre côté du mur – les pauvres les miséreux les ratés les losers les rien-du-tout – l’ont mérité[11]. La pauvreté est un état d’esprit dit-on, les pauvres sont ainsi mentalement défaillants, les apartheids sociaux illustrent la récompense de ceux qui se sont suffisamment assimilés au système, c’est le « bien » contre-reflet du « mal ». L’inégalité sociale comme absence d’opportunités et de moyens afin que chacun ait la chance de concourir vraiment devient l’expression de cette nouvelle morale du « gagnant ». Ce dernier n’est pas nécessairement un travailleur, car le travailleur est malgré tous ses efforts déculotté, le misérable sans-culotte. Le « gagnant » ce n’est pas nécessairement l’entrepreneur doté d’une éthique de dignité de l’Autre, avec une conscience du bien-être comme un état commun et de réalisation collective. Le « gagnant » c’est l’homme le plus riche du monde et toute sa tribu. Et même dans cette tribu, comme dans toutes les autres, l’égalitarisme est un mythe, une façade pour se donner bonne conscience ou pour prétendre au statut de civilisé.
La tribalité des Y, le reflet tribal du miroir ou l’universalité postmoderne. Et comme le dirait Allain-Dupré, de l’autre côté du miroir se refugie se découvre la face cachée du complexe[12]. Parce qu’avec les Y, bien plus qu’avec les générations précédentes, ce n’est pas aussi simple. Déconnectés en gardant des liens. Tribaux et solitaires. Identités plurielles, en quête d’identité, et sans-identités précises. Mondialisés et ghettoïsés. Touristes des ailleurs bien plus que citoyens du monde[13]. Ils sont aujourd’hui en passe d’être démographiquement majoritaires, dans certains pays c’est déjà le cas. Et ils sont entrain d’hériter d’un monde à l’agonie. Un monde où la conscience mondiale est une prise de conscience de ce que Lorenz nomma jadis « l’effet papillon », moins qu’une conscience globale et planétaire des urgences qui menace d’anéantissement l’humanité. Une telle conscience implique une mobilisation d’envergure susceptible de résoudre les problématiques glocales contemporaines, or la mobilisation comme un esprit de corps et comme l’expression d’une force solidaire est au mieux une déception et au pire une désertion. Le changement planétaire[14] est une utopie dans une société globale restant une cité prophétique[15]. La société globale n’est qu’une société de la catastrophe dans le sens le plus beckien[16] du terme. La catastrophe définissant « désormais un rapport de continuité démentiel au monde »[17], monde d’ailleurs qui nous rend tous hypersensibles aux risques[18] au point soit de nous maintenir dans un état de terreur permanent soit dans une hyper-réactivité d’une logique difficile quelques fois à saisir.
Néanmoins, la suite des choses n’est pas une fatalité. Elle est là, me semble-t-il, la mission des Y. Ils sont au carrefour des possibles, ils doivent faire le choix de l’alternative non pas comme une substitution de l’existant mais d’un grand chambardement. Cette mission ils l’assumeront ou la trahiront. Individuellement, collectivement, en tribus dans la multitude[19], en communautés de différences ou de blocs d’indifférence.
Les Y ont en main les destinées du monde. Le XXIe siècle est la fin d’un monde, et accélère la transition vers un Empire[20]. L’ordre impérial dépasse la question du capitalisme, du libéralisme, du socialisme, du communisme, de l’environnementalisme, c’est un ordre biopolitique d’une dangerosité rare et d’une violence inouïe[21]. Cette transition est une opportunité pour que le processus ne devienne pas irréversible. Si les Y manquent cette occasion, trahissent leur mission, les générations Z et les générations Alpha, Bêta, et les différentes générations des Etcetera, n’auront non seulement pas de modèles de lutte auxquels elles pourront se référer mais également elles s’inspireront de la lâcheté et de l’irresponsabilité de leurs Aînés pour acter l’impossibilité de l’alternative. On ne leur dira plus que le changement est irréaliste dans sa signification la plus idéaliste, on ne leur mentira pas, on ne leur dira rien, car le changement n’existera simplement plus dans la novlangue. Elles ne nous en remercieront pas.
[1] Latouche, Serge. « D’autres mondes sont possibles, pas une autre mondialisation », Revue du MAUSS, vol. no 20, no. 2, 2002, pp. 77-89.
[2] « Par contraste avec la conception moniste de l’universalité, le judaïsme préconise une conception à la fois différentialiste et égalitariste. Cette détermination appelle une harmonisation des cultures à l’aune d’une norme morale accessible (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas porter de faux témoignage, avoir le souci d’une justice équitable, etc.), en aucun cas une uniformisation, moins encore une assimilation au profit d’une instance régulatrice prétendument détentrice de la vérité morale. » – Sarfati, Georges Elia. « Les formes de l’universalité. L’inquiétante étrangeté du signe juif », Pardès, vol. 49, no. 1, 2011, pp. 11-18.
[3] « « l’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village ; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois-dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons », les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature -humaines mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de singes de terre » ou d’« œufs de poux », On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition » » – Jean-Marie Benoist, « Identité de groupe et refus de la « différence », Le Monde diplomatique, juin 1975, https://www.monde-diplomatique.fr/1975/06/BENOIST/33197
[4] Chavinier, Elsa. « L’ethnicisation de la tribu. Quelques éléments sur les réinventions tribales en Inde », L’Information géographique, vol. 72, no. 1, 2008, pp. 21-31.
[5] « Quand on interroge ceux qui fréquentent ces clubs haut de gamme, ils expliquent volontiers apprécier le « savoir-vivre » des membres : des gens « polis », qui « ne draguent pas trop » – Laura Raim, « Jus détox et cardio-training, le nouvel esprit de la bourgeoisie », Le Monde diplomatique, août 2018, https://www.monde-diplomatique.fr/2018/08/RAIM/58985
[6] « […] la cohérence des pratiques et des représentations rituelles au fonctionnement combinatoire d’un petit nombre de schèmes générateurs de perception, d’appréciation et d’action » – Bronckart, Jean-Paul, et Marie-Noëlle Schurmans. « 6. Pierre Bourdieu – Jean Piaget : habitus, schèmes et construction du psychologique », Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques. La Découverte, 2001, pp. 153-175.
[7] Veken, Cyril. « Linguisterie », Journal français de psychiatrie, vol. no14, no. 3, 2001, p. 25
[8] Karl Polanyi, La grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983
[9] « Une société, comme un individu, ne peuvent vivre et survivre que dans le « codage » des « flux ». Bien plus – c’est la thèse générale de l’ouvrage –, l’histoire humaine peut être scandée selon les types principaux de rapports établis par les hommes entre les « flux » et les « codes ». Il semble en effet aux auteurs que l’humanité a progressé, certes de façon non linéaire, avec des retours, mais néanmoins de façon globalement constante, vers la situation capitalistique actuelle, c’est-à-dire vers un décodage achevé, destructeur, des flux. » – Ramond, Charles. « Deleuze : schizophrénie, capitalisme et mondialisation », Cités, vol. 41, no. 1, 2010, pp. 99-113.
[10] « Au cœur de la conception libérale-égalitaire de la justice se trouve le pari de pouvoir articuler d’une manière cohérente l’adhésion simultanée aux idéaux de liberté et d’égalité. Plus spécifiquement, cette conception de la justice entend combiner, d’une part, un égal respect à l’égard de toutes les conceptions « raisonnables » de la vie bonne qui se côtoient dans nos sociétés pluralistes et, d’autre part, le souci impartial d’assurer à chaque citoyen, autant que possible, ce qui lui est nécessaire pour poursuivre la réalisation de sa conception de la vie bonne. » – Arnsperger, Christian, et Philippe Van Parijs. « IV/ L’égalitarisme libéral de John Rawls », Éthique économique et sociale. La Découverte, 2003, pp. 56-69.
[11] « Les théories post-welfaristes de la justice souscrivent à l’idée que la responsabilité individuelle justifie de limiter le degré d’égalité des positions atteintes par les individus dans une société. Leur ambition théorique est de donner un contenu à l’idéal égalitaire à partir d’une articulation entre les notions d’égalité et de responsabilité. » – Clément, Valérie, et Daniel Serra. « Égalitarisme et responsabilité. Une investigation expérimentale », Revue d’économie politique, vol. vol. 111, no. 1, 2001, pp. 173-193.
[12] Allain-Dupré, Brigitte. « De l’autre côté du miroir, la face cachée du complexe », Imaginaire & Inconscient, vol. no 14, no. 2, 2004, pp. 103-122.
[13] Donnard, Giselle. « L’urgence à développer une citoyenneté planétaire », Multitudes, vol. 29, no. 2, 2007, pp. 203-208.
[14] Griffon, Michel. « Un changement planétaire ? », Revue Projet, vol. 300, no. 5, 2007, pp. 29-36.
[15] Mattelart, Armand. Histoire de l’utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, sous la direction de Mattelart Armand. La Découverte, 2009
[16] « La société du risque est une société de la catastrophe. L’état d’exception menace d’y devenir un état normal » – Ulrich Beck, La Société du risque, Flammarion, 2003
[17] « Nous sommes sensibles aux risques, ce qui veut dire que nous y sommes d’abord et avant tout sensibilisés. Notre thèse va ainsi à l’encontre des approches qui, poursuivant les analyses de Norbert Elias, voient dans le « processus de civilisation » un mouvement unilatéral de désensibilisation au long cours par intégration des interdits, auto-contrôle et refoulement (enfermement et invisibilisation) de la violence, un mouvement d’anesthésie généralisée que l’utilisation d’anxiolytiques et autres psychotropes viendrait achever. Car si refoulement ou invisibilité programmée il y a, celle-ci est aussi l’effet politico-organique de nouvelles perceptions, d’une attention accordée à de nouveaux phénomènes.
Ces nouvelles perceptions sont l’effet direct de la globalisation, dont l’une des caractéristiques majeures est la disparition d’un Dehors transcendant : désormais, nous dit-on, tout est dedans. Ce qui veut dire que nous ne pouvons plus rejeter à l’extérieur l’effet indésirable de nos actions, nous savons que cet effet finira par nous affecter. Devenir sensibles, par la force des choses, à ce que nous faisons, c’est devenir sensibles à nous-mêmes. L’auto-affection constitutive de la globalisation techno-informatique est la condition de possibilité de notre sensibilité aux catastrophes. C’est nous-mêmes que nous redoutons parce que c’est nous-mêmes que nous percevons, en tant qu’effet d’une auto-production. D’où cette espèce de rétroaction obligatoire du socius postmoderne sur lui-même, cette sorte d’automatisme de l’auto-production, cette auto-machination d’allure fatale qu’il nous semble constater aux heures d’insomnie mass-médiatique. » – Neyrat, Frédéric. « Biopolitique des catastrophes », Multitudes, vol. no 24, no. 1, 2006, pp. 107-117.
[18] « Pour Ulrich Beck, les risques ne sont plus seulement dans la nature, mais dans la société elle-même, dans notre propre développement. Le risque est devenu notre seconde nature, dans la mesure où le monde industriel n’est pas seulement une manière d’exploiter la nature pour satisfaire des besoins, il est devenu notre propre nature. Notre nature est donc celle de nos techniques.
Mais ce monde de la technique devenue notre nature constitue un danger. Cette société ne court pas des risques, elle est risque. Elle n’est ni sûre d’elle-même, ni dominatrice, elle est minée de l’intérieur, suspicieuse, inquiète, angoissée et donc anxiogène. Et cela selon une logique qui ne semble pas pouvoir avoir de fin. C’est le paradoxe d’une société qui demande la plus grande protection quand les instruments de cette protection lui font défaut, parce qu’ils vont être cherchés dans cela même qui fait question, la technique. Ce qui est supposé rassurer est source d’incertitude, d’inquiétude, d’angoisse. Demander à un surcroît de technique plus de protection, c’est réintroduire encore du risque. Le risque s’autoentretient, s’autogénère, par une sorte de réaction incontrôlable. Le risque engendre le risque, surtout quand on cherche à le maîtriser. » – Kessler, Denis. « Ulrich Beck et la société du risque », Commentaire, vol. numéro 100, no. 4, 2002, pp. 889-892.
[19] « À la différence du nombre, la multitude se caractérise davantage par la diversité que par la quantité, par l’indétermination et l’ouverture au possible plutôt que par la finitude.Multitudes, nous sommes multitudes. Multitudes de singularités, de situations, de personnalités. Mais en nous-même, nous abritons aussi cette multitude » – Ott, Laurent. « Multitudes », Travail social, les raisons d’agir. sous la direction de Ott Laurent. ERES, 2013, pp. 15-16.
[20] « Empire a pour thèse centrale que la « mondialisation » et la « globalisation » en cours ne doivent pas être interprétées ni a fortiori diabolisées (à la manière dont le font certains « antimondialistes ») comme s’il s’agissait de la lame de fond du capitalisme triomphant, mais qu’elles sont bien plutôt liées à l’événement d’une mutation profonde et structurelle touchant nos formes et nos paradigmes mêmes d’autorité et de production et se produisant comme une réponse et une réaction de la domination à la récente et historique montée en puissance des mouvements de contestation et des désirs de libération de la « multitude ».
C’est ainsi, selon Negri et Hardt, que c’est en riposte aux luttes anti-impérialistes, antiségrégationnistes, anti-autoritaires, etc., des années 1960-1970 que s’effectueraient aujourd’hui l’abandon du dispositif de la souveraineté moderne – avec ses caractéristiques de transcendance et de représentativité, ses appareils de compartimentage et d’ordonnancement disciplinaire de la société et ses matrices d’oppositions binaires et exclusives – et sa substitution par un tout autre dispositif, de type postmoderne, consistant dans une intégration universelle de toutes les différences dans un espace ouvert, expansif et sans frontières couplée à leur assujettissement à un processus permanent d’autorégulation dynamique de l’ensemble et aux contraintes systémiques de flexibilité, d’adaptabilité, etc., qui en découlent. Mais c’est aussi en réponse à ces luttes que viendraient à prendre fin de manière connexe le paradigme de la production industrielle des biens de consommation et le modèle de la société-usine, laissant place à une configuration radicalement différente, de nature biopolitique, caractérisée par l’extension de la qualification productive à tout l’ensemble des activités sociales et par la recompréhension de la société comme société d’informations, de communications et de services travaillant de façon immanente à l’autoproduction et reproduction de sa vie.
Cette révolution des régimes d’autorité et de production donnerait naissance à un nouvel ordre politique, social, économique, juridique et culturel que Negri et Hardt nomment « Empire », en le distinguant soigneusement de la forme (moderne) de l’impérialisme et en le rapprochant du type d’organisation de la Rome impériale et notamment de son dispositif de gouvernement mixte tel qu’analysé par Polybe. Mais le nouvel Empire, qui serait, selon une thèse originale de Negri (cf. aussi Le Pouvoir constituant), déjà porté en germe dans la première Constitution des États-Unis, constitue bien une forme historique sans précédent à la fois par l’issue qu’il donne aux désirs et revendications de liberté, de créativité, de coopération, etc., de la « multitude » et par la puissance inédite de l’appareil biopolitique de contrôle qu’il met en place (gestion de l’information, traitement des corps et des affects, déterritorialisation des flux, etc.), permettant d’assurer non seulement la perpétuation mais un renforcement considérable de la domination capitaliste. » – Nordmann, Jean-François. « Michael Hardt et Antonio Negri : empire », Les Études philosophiques, vol. 63, no. 4, 2002, pp. 549-552.
[21] Negri, Antonio. « Multitude : guerre et démocratie à l’époque de l’Empire », Multitudes, vol. no 18, no. 4, 2004, pp. 107-117.