Mean Blues

Bande sonore : Floyd Lee – Mean Blues

Max-Louis a du Flyod Lee dans les oreilles et beaucoup dans la tête. Le tempo, lent électrique aux accords introspectifs d’une complainte mêlant tristesse et colère, dépression et anéantissement, tangue d’un bord à l’autre de sa cavité cérébrale. Max-Louis est un boat people secoué du point de vue extérieur par la marée humaine qui s’engouffre dans le métro à une heure où personne ne veut traîner sur le quai. De l’intérieur, la marée est une fille qui s’est barrée avec un autre, un soir, une nuit, il y a trois jours, dans le silence le plus total, et dans laquelle il se noie. Max-Louis a écrit un poème qu’il déclame, la voix plaintive d’un esclave crevant, dans un champ de coton. Il a du Mississippi dans la voix.  Écarlate et brûlante, comme un fouet découpant la chair negro. Le poème, il l’a intitulé « Marée noire ». Ça coule de source.

Debout au milieu de tous ces gens cosmonautes vêtus à la mode Youri Gagarine pour garder au chaud leur froideur naturelle, en ce début d’hiver, dans ce wagon surchargé comme les radeaux de fortune sur toutes les mers du monde qui portent ces miséreux fuyant l’enfer et ses barbares, Max-Louis a des envies de suicide. Se pendre au-dessus du trou béant qu’est désormais son cœur, une gueule ouverte et nécrophage. La définition même d’une tombe. Mais Max-Louis ne se suicidera pas, il écrira des vers, composera des mélodies, s’ouvrira un scotch vieux de plusieurs décennies. Ivre tel un bateau, il gueulera contre le monde cruel, perdra quelques fois pied sans vraiment renverser l’ordre métrique, ne jettera pas son vers contre la silhouette fantomatique de la diablesse bleue, préfèrera le remplir de murmures mélancoliques et fiévreux. Aucun vers brisé, des émotions syllabiques, la nuit sans lendemain sera pour lui comme l’East River recevant en son sein Flyod Lee ou son cadavre. Max-Louis coulera à pic.

Lorsqu’il se réveillera le jour d’avant, il aura la gueule de bois du jour d’après, et devra tout recommencer. Le métro à l’heure de pointe, les cosmonautes et leurs combinaisons, le radeau de fortune, les envies de suicide, danser au-dessus d’une tombe, écrire des vers, boire un scotch, sombrer dans la nuit. Tout sera rythmé, à la syllabe près. Le lendemain, c’est-à-dire la veille, il se retrouvera au même point. Mort. Comme le Mean Blues en mode repeat, allant continuellement d’un bout à l’autre d’un casque audio en forme de scaphandre. Bis repetita placent, ou comme on dit en patois maupassantien « Deux vermouths à l’instar de deux vers mous ne font jamais mal ». Jusqu’à ce que Max-Louis comprenne qu’elle ne reviendra jamais. Enlève le scaphandre, pour mieux respirer. S’endurcisse comme une ancre, pour mieux tenir dans les abysses. S’assèche telle une encre, pour mieux imprégner le temps qui passe et qui se répète.

J’ai rencontré Max-Louis à la station Place-des-Arts. Il était en apnée dans sa marée noire, visuellement un boat people maltraité par des courants mauvais tels les vents de la même nature. Je suis entré dans le train en agissant comme l’un d’eux, il a manqué de perdre l’équilibre, et je ne me suis pas excusé pour faire comme tous les autres. Max-Louis n’a pas bronché, le cœur n’y était pas. Je me suis placé derrière lui, incliné comme la tour de Pise, pour mieux voir les choses de sa perspective. Regarder la nature des choses de cette manière offre un point de vue différent, on y voit toujours un réel croche, mais d’une vérité indicible. Pour ma part, je ne vous dirai rien de la vérité de Max-Louis, qui a du Marx sans le r de grognon tout en ayant l’allure soleil de Louis le quatorzième. Je garderai pour moi l’éclat des diadèmes de sa tête couronnée, je suis un pur capitaliste et n’ayez contre moi les cœurs endurcis. Ou oui en ayez, de toutes les façons vous me connaissez déjà assez suffisamment pour savoir que je m’en bats les grosses couilles. Pour ceux qui avaient encore un doute, vous voilà rassurés.

Je suis resté derrière Max-Louis tout le long de notre traversée du canal souterrain sur lequel naviguent des corbillards. Celui qui nous transportait avait été construit dans les années 30, 1930 et non 2030. Je crois que c’est en vivant cette expérience chtonienne qu’Adolf fût si traumatisé qu’il décida d’en faire son combat. Aujourd’hui des traumatisés comme lui en meute reprennent le flambeau en brandissant le Mein Kampf. Prendre le métro peut être dangereux pour la santé, mentale. Max-Louis, lui, m’a l’air sain d’esprit. Malgré sa chevelure ébouriffée. Einstein avait la même coupe, en plus de savoir tirer la langue. Einstein la lavette dehors, un entre-deux entre Gene Simmons du groupe Kiss et Miley Cyrus au summum de sa crise cocaïne. Il y a là quelque chose relevant de l’intelligence qui se fout de la gueule.

Je ne peux savoir si Max-Louis tire aussi bien la langue. Par contre, le mouvement de ses doigts, jouant sur les cordes invisibles de cette guitare en fer qu’est le poteau planté au milieu des cosmonautes afin qu’ils conservent toute leur gravité, me fait comprendre qu’il est possiblement en train de perdre sa tête. Il est rendu à la dernière strophe de la chanson, deuxième vers. Un brin frénétique, cela finira en apothéose comme toute bonne folie qui se respecte.

Après plusieurs stations, des cosmonautes basculant dans l’espace comme des navires fantômes, le wagon ne désemplit pas. C’est une surpopulation qui pue au nez, des frottements qui dégoûtent ou qui font bander selon le postérieur. Des mains s’agrippant au fameux poteau pour que les visages graves comme des stèles ne volent pas d’un bout à l’autre du compartiment au cas où tel que cela se produit tout le temps le commandant de bord s’enverrait en l’air sur le tableau de contrôle, et prenant son pied freinerait abruptement comme un sauvage jouit.

La barre verticale, une mesure de prévention. Sécuritaire. Mais je soupçonne que cette raison soit en fait fumeuse.  Les responsables publics des années 30 ne voulaient pas que les usagers science-fictionnels du métro se croient sur la lune, le métro ne devait pas être comics, il fallait les garder sur terre coûte-que-coûte, maintenir la gravité, d’où cette horreur métallique dans les wagons. Quelques fois, il arrive qu’un des cosmonautes se débarrasse de sa gravité, en ôtant sa combinaison, le costume, et nu se mette à danser en s’appuyant sur ce long phallus au flegme inoxydable. Le spectacle n’a alors rien à envier à celui de Superman jouant les effeuilleuses dans un bar miteux. Je l’ai souvent immortalisé avec mon iPhone 0S fabriqué il y a cent ans dans un atelier de la honte qui a été surpassé par ceux de nos jours, les photos sont de piètre qualité, la faute à l’éclairage ambiant du métro qui mime celui de l’asile psychiatrique ou du bar de danseuses selon le degré de l’imagination que l’on a, mais je vous les montrerai, elles valent le coup.

Max-Louis a cessé de jouer à la guitare invisible, Flyod Lee s’est jeté dans l’East River qui l’a aussitôt recraché sur la rive de L’Avalée des avalés baptisée par un taciturne maladif et écrivain dont le mystérieux passage sur terre provoque plus d’enthousiasme que l’écriture. La rive a du charme, indéniablement. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est Gallimard, mon pote parisien qui fait dans le monde de l’édition la pluie, les acides, le beau temps et la merde. Il faut le croire, il a dans ces affaires-là de la bouteille, du nez, et plusieurs Prix Nobels et Académiciens à sa botte. En outre, c’est mon pote, ne suis-je pas une personne digne de confiance ? Bon, voilà. Max-Louis a cessé de gratter dans le vide, Lee a fait son Jonas, la station Berri-Uqam est annoncée par la voix féminine que s’envoie le commandant de bord. Max-Louis ne l’entend pas, emmuré dans son scaphandre, mais il sait qu’il s’éjectera bientôt dans le vide, pataugera parmi les cosmonautes pressés impolis, gagnera la surface encore plus dense que l’enfer hypogé d’où il sort. Max-Louis n’est pas inquiet, il a son scaphandre.

Max-Louis m’a quitté à Berri-Uqam. Je ne l’ai plus revu. Hier, je me suis arrêté à la même station, j’ai erré comme un vent mauvais, j’ai cherché Max-Louis. Plusieurs cosmonautes portaient un scaphandre pareil, mais pas la couronne. Désespéré, j’ai pris quelques photos du grand hall de Berri-Uqam, le rendu visuel était un champ de débris dans un mouvement chaotique et en orbite autour d’un point invisible. Je me suis dit que cela ferait de beaux likes sur InstaSpace, le réseau social galactique du nombrilisme saturnien. C’est à ce moment que j’ai vu l’affiche. « Mean Blues », le recueil de poèmes acclamé par la critique, tout en gras et en taille XXL. Son visage dessiné comme une note bleue. La Grande Bibliothèque étant juste au-dessus de ma tête, je suis allé emprunter ce « chef d’œuvre de la poésie contemporaine au rythme diaboliquement touchant dévoilant la vraie identité de nos âmes bousculées par toutes les souffrances, les joies, les rides, les veines, le sang, les rires, les humiliations, les beuveries, tout. » L’auteur de ces mots est Gallimard, mon pote parisien.

J’ai ouvert le recueil de Max-Louis, j’ai lu. Il y avait un parfum de scotch dans l’air comme il y a du whisky dans les contes fous de Bukowski ou comme il y a une odeur de sperme et de chatte dans L’inceste de Christine Angot, aucun vers brisé, une diablesse cérulescente qui n’est jamais revenue et qui fait des gâteries au commandant de bord quand elle n’annonce pas des stations de métro aux cosmonautes les pieds plombés sur terre, des jours sans fin, et un mec qui a ôté le scaphandre. Il pleut des cordes, une marée obscure dans une nuit sans étoiles, et Flyod Lee est un clochard avec une guitare dans un wagon-corbillard. Max-Louis est d’une vérité indicible.

Bande sonore : Gary B.B. Coleman – The Sky is Crying

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