Bande sonore : Mon Texte le savon – Akhenaton.
Ma première vraie job au Québec fût dans un centre d’appel, situé hors de la région montréalaise, dans une espèce de bourgade au sud de la grande métropole. Vraie, dans le sens que pour une fois, quelques mois après mon arrivée en tant qu’immigrant économique, je pouvais enfin (sur)vivre d’un travail plus ou moins décent. Avant cette job, j’ai fait la plonge dans deux restaurants de Montréal ; dans le premier j’étais sous-payé par un patron ravi que le nouvel arrivant que j’étais ne sache rien de la réglementation en matière salariale et des normes de travail, je venais à peine de poser mes pieds en terre québécoise, deux trois jours après avoir quitté l’aéroport P.-E. Trudeau (le père de l’autre) je plongeais mes mains dans le cambouis.
Jamais auparavant je n’avais fait la vaisselle, nettoyer les restes des autres, d’où je venais c’était les domestiques qui s’en chargeaient. Mes premiers instants au Québec furent donc ceux du déclassement, je l’ai rapidement compris, et je l’ai accepté.
J’ai grandi dans un milieu où le personnel d’entretien était traité avec respect et considération. Ma mère n’a jamais vu et regardé ceux qui étaient à son service comme des moins que rien, de la merde. Au contraire, elle s’était toujours donnée pour responsabilité de nous inculquer ce respect de la dignité chez toute personne, au point que la moindre condescendance le moindre mépris la moindre attitude d’arrogance envers ces gens qui nous rendaient la vie facile et pourrie gâtée étaient sévèrement admonestés. Et quand je dis admonestés, il faut comprendre claques sur la gueule et de bons coups de pieds dans le cul. Ma mère était intraitable sur cette question. Le respect, la dignité.
D’ailleurs, la règle à la maison était de s’adresser à ces servants par un « Tonton » ou « Tantine »; c’était pour ma mère une façon de gommer la distance psychologique et sociale, d’imposer la proximité, de nous faire réaliser que ces parfaits inconnus faisaient aussi partis de la famille.
Il n’était donc pas étonnant que leurs enfants soient nos « cousins », que quelques fois passent les vacances d’été avec nous, dorment dans nos lits, partagent le même bol de nourriture. Nous célébrions nos anniversaires ensemble, bref ils étaient avec nous et nous avec eux. Et souvent, nous eux et eux nous. Je ne m’oublierai jamais les fois où j’ai échappé à l’intimidation de mes camarades du primaire grâce à un « cousin » aux gros bras, un grand-frère.
Enfant, je n’ai jamais saisi la différence entre ce cousin-là et les autres imposés par les liens de sang, d’appartenance.
Et j’ai souvent été surpris par le traitement des domestiques chez les autres ; quand j’allais chez des amis d’enfance leurs « bonnes » étaient autre chose, dans des cases bien construites sans échappatoire.
Gamin, j’ai eu beaucoup de mal à comprendre pourquoi; une fois j’en avais parlé à maman et elle me répondit : « Toutou, Dieu ne nous a pas tous faits pareils, mais souviens-toi toujours d’aimer ton prochain comme toi-même ».
Quelques décennies plus tard, à l’autre bout du monde, très loin de mon confort, très loin de mes racines, presque dans une autre vie, j’accomplissais les tâches de domestique, traité sans considération et sans égards.
J’étais dans cette cuisine, plongé dans la brume épaisse des eaux brûlantes, agissant maladroitement, sentant bien – qu’aux yeux de ce patron méprisant et insultant – qu’au fond j’étais à la place de nègre faisant une job de nègre – comme le formulerait cette participante d’une télé-réalité québécoise ou le grand-père de mon ex-conjointe.
Et bien entendu, je ne lui coûtais rien, même pas une bouchée de pain.
C’est Luc – le jeune trentenaire Québécois dit de souche, rencontré dans l’avion qui me déposait dans ma nouvelle vie, voisin de siège avec lequel j’avais sympathisé – qui me proposa gentiment et humainement de venir vivre avec lui et sa colocataire Audrey. « Pour ne pas être seul dans un hôtel, car l’hôtel c’était plate! » C’est Luc qui le premier soir rentrant chez nous me fit comprendre que mon patron était un voleur. Luc, outré, hors de ses gongs – « Ça n’a aucun bon sens ! » hurla-t-il – et souhaitant aller refaire le portrait de cette sorte d’esclavagiste des temps postmodernes, qui me fit réaliser que j’avais été traité comme un rien du tout. Déjà que je m’étais senti comme une sous-merde, sa réaction épidermique n’arrangea pas les choses. Je ne suis plus reparti à ce restaurant.
Le second restaurant, le patron Patrice, français ayant choisi la Belle province comme terre d’espoirs et d’espérances, m’embaucha sur le coup. Non sans rire un peu de mon curriculum vitae faisant plusieurs (longues) pages.
« Ben, mon cher, bienvenue au Québec ! » me lança-t-il en appuyant son propos d’un clin d’œil complice. Patrice me traita avec respect et dignité. Tant au niveau du travail que du salaire, surtout dans nos relations d’employeur-employé ou pour être fiscalement précis de client-de travailleur autonome, je n’étais pas un ami lui non plus, j’étais un être humain comme lui.
J’ai beaucoup appris sur les bases du monde du travail québécois avec Patrice.
Premièrement, qu’il n’était nécessaire de s’habiller en complet à la Ernest pour faire la plonge dans un restaurant – erreur de débutant; à cet effet Patrice s’était un peu moqué de moi lorsque je lui avais raconté mon expérience professionnelle « plonge-restaurant » précédente: « As-tu travaillé comme ça, comme t’es habillé aujourd’hui ?! » « Euh, oui.. » « Hahahahahaha, wow ! Ecoute tu vas nettoyer de la vaisselle, faire le ménage dans la cuisine, sortir les poubelles, tu ne travailles pas dans un cabinet d’avocat ! » Le jour suivant, j’étais en jeans chandail et sneaker de circonstance.
En second lieu, j’ai compris la différence entre un travailleur autonome et un employé. Je l’ai rapidement assimilé en recevant mon chèque de paye au salaire minimum et devant en déduire les sommes dues aux gouvernements d’Ottawa et de Québec. Mon chèque de paye avait l’épaisseur très anorexique d’un top-model ou d’un minimaliste convaincu faute de moyens.
Pour dire, je travaillais et je (sur)vivais comme un pauvre.
Survivais, non sous-vivais.
Pauvre, non sous-pauvre.
Et en troisième lieu, je devais baisser d’un cran en termes de vocabulaire, de phrasé, de politesse, de savoir-vivre; bref diminuer ce trop-plein constituant la norme dans ces Ailleurs d’où je venais pour me mettre au standard de la normalité d’ici – celle comme me l’avait fait comprendre Patrice « de n’importe qui ici ». « Si tu veux t’intégrer, si tu veux que l’on t’intègre, fais comme à Rome sois Romain! ». Je me suis ajusté. Ave Caesar morituri te salutant.
J’ai quitté Patrice, ma job, le restaurant quelques semaines après. Financièrement, je n’y arrivais pas. Et Patrice avait de moins en moins besoin de moi, ses affaires traversaient une zone de turbulence. Physiquement, il était atteint. Malade, souffrant, dépressif. Je suis parti, avant qu’il ne me demande de partir. Le restaurant a fermé peu de temps après. Pendant un bout de temps, nous avons gardé le contact, puis plus du tout. Je lui suis redevable.
Ma job suivante était comme les deux premières : une job alimentaire qui nourrissait mal l’individu.
Il s’agissait en gros d’appeler des personnes souvent d’un certain âge pour leur vendre des thermopompes.
Quand j’ai été embauché, cela n’avait pas été si bien clarifié par M. Côté, rondouillard bonhomme ayant roulé sa bosse dans les centres d’appel de la métropole montréalaise et maîtrisant assez bien les ficelles du métier – ou, autrement dit, comment crosser le monde en leur refilant des produits absolument pas importants pour eux, d’une qualité pas toujours irréprochable, et au financement inclus douteux.
M. Côté m’avait vendu ma job comme un moyen de porter secours à ces vieux, retraités, vivant dans des villages qui crevaient faute de se payer un véritable système de chauffage l’hiver – quand le Québec ressemble au pôle nord, et un système de climatisation « économique » – l’été quand la province mime la chaleur tropicale des Caraïbes. Ma job était sortant de sa bouche une quasi mission humanitaire, « Thermopompes sans frontières ». J’ai signé. Naïf, affamé, ou simplement sensible.
La seconde semaine après avoir commencé à vendre faire l’humanitaire, récitant au téléphone un texte un peu escroc – c’est-à-dire assez bien écrit pour se faire avoir, mettant en pratique les trucs appris lors d’une formation éclair (d’environ dix minutes chrono) – ces techniques de persuasion inspirées de Bernays et son Propaganda, je me suis rendu compte que ma job consistait essentiellement à arnaquer des vieux et des vieilles.
Cela fût un autre choc culturel dans le sens le plus moral du terme. Les personnes que nous appelions étaient vulnérables, ne comprenaient pas le produit que nous tentions de leur vendre, n’étaient pas en capacité financière de se l’offrir, et en prenant connaissance des plaintes émanant d’anciens clients j’apprenais que les thermopompes sauveurs de l’humanité étaient de fabrication scandaleuse.
En outre, M. Côté, au titre un peu pompeux de directeur des opérations, flanqué de son acolyte et adjoint M. Sauvé gringalet un peu patibulaire un peu gauche beaucoup paillasson, nous fournissait des listes d’appel dont la plupart des numéros étaient frappés d’interdit de sollicitation commerciale.
Je l’ai su dès le premier appel, la jeune dame – fille de la vieille que j’appelais – m’avait répondu en me menaçant de porter plainte aux autorités. La moitié des appels effectués ce jour-là ressemblait à ce coup de fil, ainsi que les suivants.
M. Côté et M. Sauvé n’en avaient cure. Leur assurance venait sans doute du fait que Côté et Sauvé n’étaient pas leurs vrais noms, je l’ai appris par pur hasard dans une banale conversation avec l’ado brune filiforme à la lourde biographie de toxicomane qui se vantait d’être la « blonde » du directeur. De se le taper en quelque sorte.
Le sentiment de toute puissance de ces deux-là provenait du fait qu’ils étaient protégés par l’impunité conférée par leur fausse identité.
Même le nom de l’entreprise était bidon. Olivia lâchait une bombe sans s’en rendre compte, faut dire la moitié du temps elle était dans un état second, high comme on dit.
C’est ce jour-là que j’ai décidé de me barrer. Cette information était la goutte d’eau faisant déborder le vase. Un vase contenant une paye en dessous du salaire minimum (qui était déjà indécent), des pratiques violant les droits les plus élémentaires du travailleurs (ce que je vais apprendre plus tard à reprenant des cours de droit à l’université), des pressions frisant le harcèlement psychologique, l’humanitaire courant après le profit le pognon le cash – comme toute bonne et performante organisation humanitaire qui se respecte, etc. Je me suis tiré.
J’ai appris trois choses de cette expérience.
D’une, j’ai découvert un autre Québec, j’ai rencontré pour la première fois le Québec dit profond. Les accents, les manières de parler et de penser, le sens des expressions, j’ai eu accès à des réalités québécoises dont j’ignorais l’existence. J’ai eu accès à une sorte de cartographie du territoire, la toponymie, ce qui m’a permis de comprendre que le Québec c’était aussi autre chose que Montréal et la Capitale nationale. Quand on passe l’après-midi à appeler des résidents de Saint-Michel-de-Bellechasse, on a l’impression de vivre dans le coin, surtout lorsque ces personnes qui répondent ont de la jasette, plus qu’un brin de causette, très mémères, très placoteux.
Quelques années plus tard, en me rendant sur les lieux, à Métis-sur-Mer, à Sainte-Pétronille, à Chicoutimi, et les autres, j’avais l’étrange sentiment d’y être déjà venu, d’y avoir vécu. Je reconnaissais les descriptions, j’entendais la voix du vieux, de la vieille, me narrant l’histoire et les histoires de la localité, la voix ressuscitait de l’oubli et se remettait à faire vivre dans ma tête des récits et des commérages riches, fascinants. Ces lieux ne m’étaient pas inconnus, je n’y étais pas étranger, je n’étais pas un étranger.
De deux, j’ai compris que le Québec n’était pas aussi simple, qu’il y avait beaucoup de préjugés raciaux et ethniques, qu’il y avait plus : une ignorance tenace dans le sens qu’elle ne veut rien savoir (pour le propre intérêt de l’individu, et de l’Autre). Qu’il y avait également une volonté de faire découvrir son chez soi à celui que l’on avait invité, mais surtout que les raisons de tel comportement de tels regards de telles attitudes étaient diverses contradictoires fondées ou relevant du pur fantasme.
Les nuances québécoises sont en dehors du bleu et du blanc du drapeau national, ce sont des variations des teintes des mosaïques. Ils sont de toutes les couleurs, et de l’entre-couleur. C’est la banalité même une telle découverte, mais pour l’importé que j’étais, un deux mois après son arrivée, c’était une révélation.
Et pour ça, j’vends mes rimes comme un savon
On sort des tripes tout c’qu’on vit et c’que nous savons
J’applique l’intelligence du turf dans mon giron,
Y’a pas d’putes et pas d’place pour les caves que nous bravons
De trois, j’ai compris que les désœuvrés sociaux d’icitte avaient des biographies, des parcours, compliqués. Dans ce centre d’appel, mes collègues étaient des ados de moins de vingt ans qui pour certains d’entre eux avaient lâché l’école comme Akhenaton dirait dans « Mon texte le savon » pour un « prétexte bidon » – ce qui signifiait bosser et se faire du fric vite dilapidé en actes hédonistes : les bars, les chattes et les bites, les « Like » et les « Share » et autres « Comment », les voitures, les voyages dans le sud, les vêtements, les gadgets technologiques, etc.
D’autres parce que les études n’étaient pas faites pour eux, une question d’encadrement de motivation et le sentiment de n’être pas compris par le système éducatif. Ils avaient très tôt jeté l’éponge, pour se chercher ailleurs, dans la vie.
La plupart d’entre eux venaient de milieu défavorisé, très défavorisé, de quartiers montréalais presque fantomatiques, de cimetières urbains avec des stèles comme immeubles d’habitation et à l’instar de tout cimetière aucune véritable possibilité de s’en sortir – pour dire d’en revenir vivant.
Ces ados étaient en détresse sans même en avoir conscience. Ils essayaient de donner un sens à leur existence, au quotidien, de se convaincre que leur condition sociale initiale n’était pas une impasse sans issue dans une société qui les avait tassés à la périphérie et qui autour de celle-ci avait érigé des murs. De séparation, d’apartheid. Ils ne se reconnaissaient pas dans une ville qui quand elle se regardait ne les voyait pas – comme en témoignait le clip vidéo officiel célébrant son 375e anniversaire : une réalité dans laquelle ils sont invisibles, voire des inexistants.
Ils étaient là, dans l’espace claustrophobique du centre d’appel, à vendre une drôle de salade à leurs interlocuteurs presque séniles. Ils étaient bons. Très bons. Messieurs Côté et Sauvé étaient heureux de leur rendement et de leur recrutement.
Ils l’étaient aussi de l’Africain d’origine maghrébine dans la fin de sa vingtaine qui explosait tous les records, ils l’étaient moins de cette Québécoise soucharde dans la quarantaine et qui en paraissait tellement plus. Madame n’était pas psychologiquement bien, nul besoin d’être Freud ou Jung, encore moins Frankl, pour la diagnostiquer. Messieurs Côté et Sauvé n’en avaient rien à faire, ils l’ont pressé comme un citron, et elle a eu le sursaut de fierté de démissionner en prenant le risque de crever de faim – puisqu’inadmissible à l’assurance chômage. Elle est s’est cassée avant d’être jetée à la poubelle, virée.
Dans cet espace clos, sans évasion, entassés les uns sur les autres, nous étions chacun des vies compliquées, nous ne nous sommes pas ignorés, nous nous sommes serrés les coudes. Pendant quelques mois, j’ai gardé le contact avec certains de ces collègues ados. J’étais pour eux une espèce de grand-frère, rôle que je n’ai jamais eu avant d’arriver au Québec, moi l’éternel benjamin d’une fratrie.
Aujourd’hui, j’ignore ce qu’ils sont devenus. Et comme je le leur disais : « Oscar Wilde conseillait de toujours viser la lune, car si on se ratait, si on était malchanceux, il y avait des chances de finir dans les étoiles ». Il y a des nuits je lève les yeux et je regarde le ciel pour essayer de les trouver dans les milliers d’étoiles.
En quittant le centre d’appel, j’ai rencontré dans le couloir le propriétaire de l’entreprise, je lui ai souri comme on ressent du mépris pour une personne tout en gardant un minimum de politesse, de savoir-vivre. Le bonhomme grassouillet, ventripotent, sans allure, sans conscience, de la même minorité visible que moi, m’a répondu « Bon courage ! » Je ne lui ai pas dit à quel point il était le contre-modèle que je voulais être, je ne lui ai pas dit le salopard qu’il était, je ne lui ai pas dit quelle honte il me faisait. Je suis parti.
Les semaines qui suivirent furent inqualifiables. Pas d’argent, aucune aide gouvernementale, pas droit à l’assurance chômage, pas encore droit en tant que résident permanent à l’assurance maladie, pas de travail malgré l’envoi et dépôt de CV, les démarches auprès des entreprises, des dépanneurs, et même des restaurants, des jours de disette, des nuits sans rien dans l’estomac, un réseau social limité à des connaissances qui étaient prêts à me fourguer de la marijuana pour que je m’illumine dans des soirées où les gens étaient conviés pour se trouver des trous-vidanges ou des queues à sextoyer. Des soirées et qui finissaient en orgie après-minuit. J’étais conscient que ce réseau social qui ne me sauverait pas de la noyade sociale parce que ses membres contrairement à leurs apparences bourgeois-bohème, marginales, cosmopolites, étaient un peu crevards selfies et beaucoup conservateurs.
Mes premières soirées bacchanales montréalaises furent celles dans lesquelles j’étais invité pour remplir la fonction d’attraction exotique. Tout le monde me voulait à poil, tout le monde voulait voir ma grosse bite, tout le monde voulait essayer le Noir authentique – celui qui venait directement des contrées sauvages et dont la fougue bestiale n’avait pas encore dompté par la Civilisation. Du moins, c’est ce que m’avoua Gen’, une soirée bien arrosée avant de virer dès les douze coups de minuit en une saturnale effrénée.
Ce réseau n’en était pas un. Et lorsque peu de temps après, incapable de payer mon loyer, compliquant davantage ma relation déjà compliquée avec Audrey, je me suis retrouvé sur un banc public, avec pour toit la voûte céleste, aucune connaissance de ce réseau social ne répondit à mon « Save my soul ». Je ne leur en ai jamais voulu.
La vie de sans domicile fixe, d’itinérant, fût l’autre choc culturel de mon expérience québécoise.
Un choc culturel dans le sens le plus social du terme.
Je me souviens du premier soir passé dans la rue, sur un banc public du parc Maisonneuve. L’obscurité, le froid, la peur, les pleurs, la colère, la honte, le regard envieux fixant ces habitations qui avalaient des existences à l’abri de la nuit, les pensées de mon enfance privilégiée, de ma famille si loin, de mes proches de l’autre côté de l’océan, les instants anonymes où j’ai été heureux sans m’en rendre compte, des rêves qui m’animaient en arrivant au Québec, des possibles que je m’étais imaginés, de tout ce que j’aurais dû être pu être. Je n’ai pas dormi.
Le silence trop pesant de la nuit, la crainte des monstres cachés dans les ténèbres, mes cauchemars présence vivante et infernale, l’introspection douloureuse qui révèle les fautes impardonnables m’ayant conduites jusqu’à cette situation.
Sur ce banc public, toute la nuit, j’ai pensé à tout ce que j’étais avant le Québec, je me suis demandé ce qui m’avait poussé à entreprendre cette aventure comme Champlain se jetant dans l’inconnu et atterrissant tant bien que mal dans un monde beaucoup plus hospitalier que sa version contemporaine moderne. Qu’étais-je venu faire icitte ? Ce que je fuyais valait-il tout ça ?
Sur ce banc, j’étais Champlain des Tropiques, défroqué, laminé, tombant en lambeaux, n’ayant pas connu comme mon homonyme quelques siècles avant la chance ou l’opportunité d’être porté sur les épaules d’un Autochtone bienveillant afin qu’il ne noie pas ou tenu par la main d’une Première nation le guidant à travers des bois de tous les dangers. J’étais Champlain venant des Tropiques, à peine au début de la moitié de ma vingtaine, sur des terres inconnues, sans équipages, sans famille, sans alliés, sans épaules et sans mains, seul face à ce vaste continent.
Garou l’a merveilleusement chanté : « Tant de fois j’ai tenté, D’aller toucher les étoiles, Que souvent en tombant, Je m’y suis fait mal » « Celui qui n’a jamais été seul, Au moins une fois dans sa vie, Peut-il seulement aimer ». Seul, au milieu de la nuit.
Quand la rage, la colère, la haine, le dégoût, les regrets, le doute, la peur, ont fini par dévoré l’âme, abandonnée ou à la dérive, au milieu de nulle part, quand le tourment est remplacé par le vide, à bout de course ou à bout de force, il ne reste que l’amour. Qu’a-t-on à perdre lorsque l’on a tout perdu ?
L’amour n’est plus un risque, l’amour devient l’unique façon de continuer à survivre à ce qui ne nous a pas tué, l’amour est une porte de sortie, le désir d’avancer en s’imaginant voir une lumière tout au fond de la nuit. L’amour, c’est le mirage de l’aube dans les ténèbres. Cette illusion qui nous garde et nous éloigne de l’acte ultime, irréversible, s’ôter la vie. Sur ce banc, il ne me restait que l’amour.
L’amour de la vie, l’amour de ma mère qui avait affreusement souffert de devoir laisser partir son « Toutou ». L’amour de cette femme qui en avait surement connu des nuits comme la mienne, qui avait sombré comme le loup d’Alfred de Vigny, et qui le lendemain matin souriait à ses trois petits princes comme si de rien était. L’amour de ceux et celles qui sans que je ne sache et comprenne pourquoi avaient toujours eu foi en moi. Sur ce banc, cette nuit-là, j’ai choisi l’amour.
Le lendemain matin, j’ai envoyé un message-texte à ma mère : « Maman, j’espère que tu vas bien, je suis à la rue, mais ne t’inquiète pas ça va aller. Je t’aime. Toutou ». Ma mère m’a appelé quelques minutes plus tard. Elle était dans tous ses états, m’ordonnait de rentrer au bercail illico presto, m’enverrait un billet d’avion, etc. Elle pleurait. Beaucoup. Elle était enragée. Et ne cessait de répéter « Pourquoi t’ai-je laissé partir ? » Je lui ai dit que ce qui était fait était fait, qu’il n’y avait pas de possible retour, le vin était tiré il fallait le boire. Que j’allais m’en sortir, que j’étais jeune, et plein de ressources. Et qu’il était important pour moi qu’elle me fasse confiance, j’avais un plan. Ma mère a choisi de me croire. Elle savait que c’était faux, je n’avais pas de plan, ou pas vraiment beaucoup d’options, rentrer était inenvisageable, je devais continuer à avancer.
Ce que j’ai fait ce jour-là, chaque détail, est encore imprimé dans ma mémoire. J’ai pris mon sac à dos, je me suis lancé à la conquête de Montréal, prenant chaque rue et chaque ruelle d’assaut, cognant à toutes les portes pour une job, me vendant en appliquant les techniques Bernays apprises, souriant de bon cœur, passant au travers des regards de travers comme Le Passe-muraille de Marcel Aymé, j’étais à la conquête de la vie. Les « Non » ont été l’attendu qui ne s’est pas fait attendre comme Godot. Ils sont arrivés à l’heure, chaque fois d’une ponctualité kantienne. Les « Non » ne m’ont pas déçu.
La première fois que j’ai fouillé dans une poubelle pour y chercher à manger, je n’avais plus rien d’une personne ordinaire. Seulement tout d’un sous-pauvre ordinaire. Dans ce genre de situation, les Autres, leurs jugements, le monde l’extérieur, n’existent plus. Il y a soi et sa faim, soi et la poubelle. J’y ai plongé. Apnée digne du Grand Bleu, sauf que mon océan était comme ceux d’aujourd’hui : rempli de détritus. J’y ai trouvé des merveilles.
On ne s’imagine pas toujours à quel point entre la moisissure, la pourriture, le nauséeux, il y a du gâchis. Certains esprits pourraient trouver que ce gâchis de la surconsommation a du bon, la preuve grâce à lui je pouvais me mettre quelque chose sous la dent. En même temps, on pourrait aussi se dire qu’avec moins de gâchis, les rares services communautaires encore et relativement actifs pourraient enfin nourrir tous ces déclassés en chute libre comme des étoiles faisant la queue pour un bol de soupe populaire. Les dépôts alimentaires ferment les uns après les autres, et les poubelles débordent. Je dis ça comme ça, ce n’est ni une accusation ni une leçon de morale, que suis-je pour prétendre ce qu’il faudrait faire, je suis un irrécupérable.
La première fois que j’ai ramassé un mégot de cigarette jeté par terre pour calmer mon envie de nicotine, je n’ai pas vérifié si quelqu’un me prenait en photo ou vomissait. Tout se passait entre le mégot moi et mon irrépressible besoin d’en fumer une.
La première fois, je n’ai pas eu le loisir du haut-le-cœur, je me suis penché je l’ai récupéré et j’ai senti le puissant excitant dans mes veines. J’avais l’impression de renaître. D’avoir rechargé les batteries, et d’être en mesure de continuer, repartir de plus belle, cogner aux portes pas encore rencontrées. Toujours avec le sourire, les « Non » toujours au rendez-vous, ce que je comprenais un peu, quand l’on a passé plusieurs jours sans prendre une douche ce n’est pas le meilleur atout de vente.
Personne n’offre un emploi à un SDF, personne ne recrute un itinérant qui pue l’hyène, personne ne donne une chance à un individu encrassé et involontairement négligé, personne ne veut prendre le risque de recruter un malpropre qui sent la pisse, et personne n’est vraiment tentée si l’inconnu comble de son malheur est Noir avec un accent épouvantablement africain.
Même dans la classe des itinérants, il y a une distinction. L’itinérant Autochtone n’est pas égal à l’itinérant de souche, l’itinérant homme est relativement moins vulnérable dans la rue que l’itinérant femme, l’itinérant jeune n’est pas égal à l’itinérant vieux en termes de compassion, même dans la merde nous ne sommes pas tous égaux. Dans mon état, je n’avais aucune chance. Je le savais. J’étais assez lucide sur ma condition et ma situation. Mais, j’y croyais.
Quelques jours plus tard, je me suis retrouvé dans une bourgade, loin de Montréal. Grâce à Pascal et à Elise.
Le couple de Français avait débarqué dans la grande métropole comme un commando Rangers en mission de sauvetage. J’étais le soldat Ryan. Pascal m’avait envoyé un message-texte me demandant de mes nouvelles. La dernière fois que l’on s’était vus remontait à l’aéroport Trudeau. Avec Luc, nous étions les trois larrons assis côte-à-côte dans un avion Air French, ayant décidés de faire connaissance durant la traversée de l’océan. Pas le choix. Six heures de traversée au-dessus d’un désert liquéfié et dans un océan supra nuageux en s’ignorant et en se faisant la tronche n’était pas une très bonne idée. Des gens s’étaient suicidés pour moins que ça. Alors nous avons échangé, nous sommes rencontrés dans le sens le plus découvert du terme. Pascal, transfuge français, parti avant que dans sa chère patrie ça ne vire en couilles, vivait avec sa petite famille au Québec. Lorsque je lui ai dit que je venais m’installer au Québec sans avoir ni amis ni famille, aucun contact, aucun réseau, rien, il m’a regardé comme si j’étais un kamikaze.
Effectivement, je ne me rendais pas compte jusqu’à quel degré je l’étais. Pascal, interloqué, me donna son numéro de téléphone et me fit jurer de lui faire parvenir mon cellulaire dès que j’en aurais un. Ce que je fis. Lui et moi nous n’avions pas vraiment gardé le contact, jusqu’à ce qu’il m’écrive une fin d’après-midi.
J’étais sur un banc public, crevé par une journée de marche, en quête d’une job, quelques heures avant j’avais chargé la batterie de mon téléphone dans une station de métro et je le gardais près de moi au cas où un patron ou une gérante voudrait de mes compétences. « Alors, comment ça se passe ton installation au Québec ? » Pascal venait aux nouvelles. « Pascal ! Content de te lire ! Merci de demander de mes nouvelles. J’espère que tu vas bien. Et ta famille aussi. Beh moi je suis dans la rue depuis quelques temps, j’essaie de me trouver une job. Pas grand-chose à part ça à signaler. C’est vraiment gentil de ta part. »
Pascal m’a rappelé trente secondes après. « Quoi ?! Qu’est-ce que tu racontes ?! T’es pas dans la rue ?!! C’est quoi ce délire ?!!! Luc t’as laissé dans la rue ?!!! C’est quoi ce bordel ?!!!!!! » Pascal croyait à une blague, de très mauvais goût. « Oui, dans la rue, compliquée et longue histoire. Luc est en tournée en Europe avec sa troupe, pas son contact, pas moyen de le rejoindre, il n’est pas au courant je crois. Mais ne t’inquiète pas ça va aller. » Pascal a gardé un long et interminable silence. « Tu sais quoi ?!!!! Je viens te chercher !!! T’es où là maintenant ?! »
Une deux heures plus tard Pascal et sa charmante femme Elise me rejoignait sur le banc public. Elise ne me connaissait pas, mais Elise en me voyant avait les larmes aux yeux, ce qui m’a fait pleurer. En écrivant ces lignes, j’ai les yeux mouillés, je revis cette scène. J’ai la gorge nouée, je me replonge dans cet instant où j’ai vu dans le regard d’une parfaite inconnue de l’amour pour un parfait étranger. Cet amour de son prochain irrationnel illogique absurde. En ces temps terribles, si inattendu. Elise m’a serré dans ses bras, elle a murmuré « C’est bon, c’est fini, on te tient, on ne te lâchera pas ». Ces lignes sont difficiles à écrire, ces phrases me font un effet que vous ne devinerez pas. Ces mots sont des larmes. J’étais un pouilleux et Elise me serrait contre son cœur. Je n’ai pas toujours eu beaucoup de chance dans la vie, rien n’a été facile contrairement à ce que l’on a l’habitude de penser quand on me voit, mais en cet instant-là je me suis senti incroyablement chanceux. Elise et Pascal, je leur en suis éternellement, et au-delà, reconnaissant.
Dans le VUS de Pascal et Elise, je me suis excusé plusieurs fois de salir les sièges avec ma souillure, de mon odeur. Ils ont été gentils, ils n’en ont eu rien foutre. La bourgade où ils vivaient était un lieu quasi monochrome, campagnard, conservateur, mais si agréable. Je respirais, je revivais. Le lendemain matin, Pascal m’a accompagné déposé des CV dans le quartier commercial, m’a montré les lieux à découvrir, m’a filé des conseils précieux sur ce nouvel environnement. Il savait que j’allais m’en prendre encore plein dans la gueule, mais Elise et lui voulaient que je sache qu’ils étaient là. Les deux jours d’après j’ai sillonné le village-ville ou le mi village mi petite ville, à pieds. Cognant aux portes, le sourire bien ensoleillé. Et sans m’y attendre, un « Oui » inattendu est arrivé de nulle part.
Peggy voulait me faire passer un entretien pour un poste d’agent dans un centre d’appel. Mon Cv d’une page, raccourci par Pascal et Elise, gommant tout mon bagage universitaire et déchirant mon expérience professionnelle, ne laissant que celle du restaurant et des thermopompes, réécrivant en des mots plus « simples » ma lettre de motivation, avait plu à la recruteuse de Turnover Center Call – Tecc. Notre entretien qui devait durer quelques minutes s’étendit sur plus d’une heure. Peggy était fasciné par mon parcours, l’histoire de ma vie au Québec était un roman de gare. Je fus embauché le jour même.
Tecc était un centre d’appel presque unilingue. Sa présence – dans une ancienne bâtisse de Pearrelli ayant foutu le camp comme on délocalise dans un pays où la multinationale ne payait presque pas d’impôts et avait à sa disposition une main d’œuvre « cheap labor » – dans cette bourgade m’a la première fois parue surprenante. Que venait faire une « grosse » compagnie dans ce trou perdu alors qu’elle aurait eu tant gagné en s’installant à Montréal. Montréal et ses ados paumés de quartiers désœuvrés, bien plus connectés 21e siècle que la gang de jeunes au bord de la vingtaine, provenant des secteurs désindustrialisés ou pauvres de la micro ville, qui constituait le gros de ses effectifs.
J’ai appris plus tard que Tecc à Saint-Yann-de-Chialleux bénéficiait d’un traitement fiscal municipal avantageux, mais aussi en termes de gestion du personnel. Pour dire, Tecc avait au nom de la flexibilité et de la « création » d’emplois les mains libres pour recruter presser et jeter son personnel sans craindre de représailles. Tecc embauchait beaucoup et virait aussi vite. Ou encourageaient les employés qui traînaient un peu plus longtemps que les autres dans le coin à dégager. Le sang neuf à l’avantage de croire aux licornes, de prendre des vessies pour des lanternes, et pour l’entreprise il était important que le vieux sang ne contamine pas par ses frustrations ses colères ses revendications le sang innocent et tout frais. Tecc avait le sang sens des affaires. Ses actionnaires ne désapprouvaient pas.
Je suis reconnaissant à Tecc. Grâce à cet emploi, j’ai eu mon premier salaire minimalement décent au Québec. Je n’avais pas à me salir les mains et la conscience pour (sur)vivre. Juste à prendre des appels des clients de l’historique mastodonte des télécommunications canadiens, clients invariablement en tabarnak.
Ma job consistait à identifier, à cerner, le problème derrière les « Je suis en criss ! » les « Gang de crosseurs ! » les « Va chier mon ostie de criss de tabanark ! » les « Toé là t’es où, en Chine ou en Inde ?! » les « Ostie j’ai encore pogné un importé ! » les « Je veux parler à un Québécois ! » les « Moé là j’ai un méchant gros problème ! » les « Tu travailles pour des Tata sais-tu ça ?! » les « Rentre chez vous chien sale ! » les « Moé j’appelle pour des rabais sinon je criss mon camp chez VideoCon ! » les « Bêle-Canada c’est de la marde ! » les « Je veux parler à un superviseur mon Ostie ! » les « C’est quoi ça comme bill ?! Bêle-Canada me niaises-tu ?!! » les « J’ai pô fait ces appels là mon tabarnak ! » les « Peux-tu toé vérifier si mon chum écoute de la porn ?! » les « En tout cas, je vais tout canceler si tu ne peux rien faire ! » les « Non toé ! Tu ne vas pas transférer, tabarnak ! Tu vas solutionner cette affaire right now, j’m’en câlisse de ce que tu dis, fake trouve une solution ! », etc.
Ce n’était pas si pire, certains jours, quelques clientes en manque jouissaient à mon oreille en m’écoutant leur expliquer la fracturation de leur compte. J’ai beaucoup appris de cette job.
Premièrement, le détachement. Le client, les gens, ne m’insultaient pas, ils pissaient sur l’entreprise. Même s’il y avait du « Criss de nègre ! » quelques fois, nègre était un synonyme de Bêle-Canada. Ce que, pour le géant des télécoms, je ne trouvais pas nécessairement flatteur.
Deuxièmement, j’ai appris qu’être bon ou excellent ne suffisait pas. La performance n’est pas un gage d’ascension, la reconnaissance de ses pairs et les prix de réussite ne sont pas une garantie d’élévation, que le politique ou la politique joue un rôle crucial dans tout. Il faut savoir lécher les clitoris détenteurs du pouvoir, sucer les couilles assis dans les fauteuils de l’autorité, passer maître ou post-doctorant en flagorneries, savoir avaler tout ce que le pouvoir et l’autorité éjacule sur soi – y compris les couleuvres et les boas, se laisser mettre dans les fesses et en mettre dans les fesses des autres, faire semblant de l’engagement socio-communautaire pour pouvoir s’en servir le moment venu – tout en ayant vraiment rien à cirer des causes dans lesquelles on s’est impliqués, et s’il le faut baiser la bonne personne. Littéralement.
Troisièmement, ne jamais traiter de B.S. qui que ce soit. A Tecc, les « Bien-être sociaux » pour dire des assistés sociaux comme le langage populiste un peu simpliste et clairement méprisant, con quoi, occupaient dans la stratégie de recrutement une place prépondérante. Malléables, désespérés, faciles à casser, les BS ne valaient pas chers puisque le gouvernement payait de sa poche en crédits d’impôts et autres subventions versés à l’entreprise richissime les trois quarts de leur salaire. Et on n’avait pas besoin de les virer, ils suffisaient d’appuyer un peu fort sur leur instabilité psychologique pour qu’ils lâchent l’affaire. A Tecc, j’ai rencontré des superviseurs qui savaient s’y faire. « Celle-là ne passera pas la semaine, je te le dis ! » Dit et fait.
Camille, seize ans et des poussières, venant d’un milieu social problématique que les condescendants qualifieraient de pauvrard, avec un « chum » lui crachant au visage quand elle « l’énervait », portant un legging transparent dans le sens le plus nu du terme qui montrait son vagin comme un cri de détresse pour que l’on s’intéresse à elle – non pas pour la fourrer mais que l’on essaie de la connaître et d’être une oreille attentive, une épaule disponible. Le legging était un SOS. Camille n’avait jamais appris à demander autrement de l’aide. La plupart des mecs du centre d’appel voyait le legging découvrant le vagin, et se la tapaient. Lui pissaient dessus, littéralement, et se racontaient les détails épouvantables.
Camille, c’est Charlotte a du fun de Sophie Lorrain, en vraiment plus compliquée, presque foutue. Ces mecs-là quelques années plus tard sont tous à la dérive, déjà ils étaient un peu mal partis. Camille a enchaîné les mecs comme on change de bobettes, à la recherche de la perle rare qui ne la verrait plus comme une pornstar mais comme une âme en souffrance. Aux dernières nouvelles, elle se fait toujours pisser et cracher dessus, atteinte du syndrome de Stockholm, elle reste malgré tout.
J’ai gagné en « expérience canadienne » à Tecc. Le truc indispensable pour viser plus haut quand on est un importé. Car sans cela, indifféremment de son CV, c’est quasi mort. Je me souviens d’une très jeune recruteuse qui avait soulevé ce point lors d’une entrevue. Je lui ai répondu « Si vous ne me donnez pas ma chance comment vais-je acquérir cette expérience canadienne ? » La jeune a été aussi nette que la lame d’une guillotine : « Désolé, mais nous recherchons quelqu’un avait une expérience canadienne ! » Fin de la discussion. J’ai repris la rue.
A Tecc, je suis parti du simple agent à un rôle de gestionnaire d’équipe, en quelques semaines. Faut dire, j’étais bon, mais pas un politicien. Cela a mis un coup d’arrêt à cette ascension qui ne m’a pas attiré que des amis. Vous savez « débarqué sur le plancher » et battre en ventes le grand manitou de la place, en un mois seulement, ça peut fâcher pas mal de monde.
Corriger en toute discrétion les fautes de français du primaire de sa superviseure – dont la rumeur sur les fellations qu’elle taillait aux « grands boss » indiquaient les origines illégitimes de son autorité – n’était peut-être pas la chose à faire. Et à cause de ces rumeurs très salopes, devenir son allié indéfectible. Eve a toujours compté sur moi, nous avions l’un pour l’autre une grande considération.
Ne pas aller boire un coup et s’envoyer les p’tites jeunes de son équipe n’était pas la bonne façon de monter les échelons.
Etre dans son coin, ne rien faire, ne rien dire, exécuter seulement sa tâche de la manière la plus professionnelle possible, montrait la menace que je représentais pour les chefs d’équipe.
Prendre en charge une équipe comme un test pour voir si j’étais capable de diriger une troupe de bras cassés, en faire des étoiles en allant chercher chez chacun d’eux la fierté la dignité l’envie et en les traitant de la façon la plus humaine, fût ma condamnation à mort. J’ai péché par excès de confiance au genre humain. Je ne le regrette pas. Je suis resté la même personne.
Un jour André m’a dit que certaines personnes à Tecc me craignaient, il parlait bien sûr de lui, Noir et Africain comme moi il se sentait un peu menacé par une personnalité qui ne pète pas plus haut que son cul, qui n’en a rien à branler de se taper les p’tites désœuvrées juste parce qu’il en a le pouvoir et l’opportunité inhérente, qui n’est pas paresseux et ne crie pas au racisme pour masquer son incompétence.
Je lui ai dit lorsque j’ai démissionné « André, je vaux plus que ça. Je vaux plus que ces conneries. » Quelques années plus tard, viré de l’entreprise, agent d’accueil dans une banque et se faisant passer pour un « boss » sur les réseaux sociaux, je l’ai rencontré à Montréal, il m’a dit « T’sé, un jour tu m’as dit que tu valais plus que ça, cela m’a marqué, tu avais raison ». Mouais, André fût le principal artisan de ma démission. Avec Ahmed, l’ingénieur en informatique incapable d’écrire en html une page web. Lui aussi finalement viré.
L’expérience acquise à Tecc m’a été bénéfique. Sans elle, sans Pascal et Elise, je ne serai pas où je suis actuellement. Le centre d’appel m’a fait rencontrer un Québec méconnu. Des visions, des regards, des pratiques, différents de Montréal, des valeurs un peu beaucoup opposées à la ville des cosmopolites. A Tecc, je n’avais pas droit à l’erreur, je devais être impeccable en tout point, car André avait réussi à dégoûter les jeunes agents n’ayant pas connus autre chose des minorités visibles.
J’ai appris que ma responsabilité en tant que Noir Africain et importé, dans cette bourgade, comme ailleurs, était de montrer la meilleure image de ma communauté d’origine. De faciliter en quelque sorte le chemin des autres, qui viendraient après moi. André et moi nous étions le jour et la nuit.
Lorsque j’ai quitté Tecc pour Montréal, allant recommencer de zéro mon cheminement universitaire, enrichi de ces rencontres et de toutes ces réalités complexes, Marie-Josée une de mes formatrices à Tecc m’a écrit pour me dire que je ne saurais imaginer à quel point j’avais « sauvé ma race », que les gens icitte savaient que « Vous autres ne vous ressemblez pas tous ! » Cela fait plus de cinq ans.
Saint-Yann-de-Chialleux est désormais le second Brossard de la rive sud de Montréal. La classe moyenne montréalaise un peu surendettée a déménagé ses cartons dans l’ex bourgade.
Les jeunes sont toujours aussi campagnards dans leur mentalité. Beaucoup restent désœuvrés, socialement. Les plus nantis vont au privé et fréquentent des jeunes de leurs bulles sociales.
Le vieux centre-ville est l’objet d’une gentrification – ou embourgeoisement – tranquille. Les pauvres sont doucement dégagés pour que les riches un peu aristocrates et ceux de la classe moyenne supérieure largement peu instruite et ayant réussie dans la « business » puissent avoir du bon temps et accès au fleuve.
Les minorités visibles y sont plus nombreuses, les populations originelles pas toujours ouvertes. Pascal et Elise ont quitté le Québec, après des jobs de merde et des jobs à peine alimentaires, ils sont retournés en Guyane. Pascal et Elise malgré leurs compétences, leur expérience canadienne, ont jeté l’éponge. Quand Elise me l’a annoncé il y a un an, j’ai fondu en larmes. Nous étions à L’œuf pondu sur le boulevard Séminaire Sudiste. C’était un au revoir qui faisait plus mal qu’un adieu. Elise avait les larmes aux yeux. On s’est longuement pris dans les bras. Elle m’a dit « Je crois en toi ! Tu n’as pas le droit d’abandonner ! Tu dois aller jusqu’au bout ! Et sache que nous sommes fiers de toi ! » Elise parlait pour Pascal et avec les deux cœurs.
Quand, les nuits se font difficile, quand les journées se font apocalypse, je repense à eux, je repense à tous ceux qui ont croisé ma route.
De l’autre Luc de ma vie, ex enseignant en communication appliquée du type « Je vais vous apprendre à marcher entre les mots« , qui a bouleversé mon rapport aux mots, et qui est devenu la Grande Super Puissance du G2.
De l’autre Patrice de ma vie, ex enseignant « Out of this world » à l’université de Montréal, pour qui j’ai une si grande et forte admiration, qui m’a donné envie de devenir dandy, m’a décomplexé par sa façon d’assumer la nature de son esprit si cultivé, après lui je ne me suis plus excuser d’être sur ce point ce que je suis, mon éducation mon expression ou comme le dirait Benjamin « Ton phrasé si particulier » – ce qui s’entend « un peu bizarre », ou comme le dirait Karlita « Ton style singulier » – ce qui sortant de sa bouche n’était pas nécessairement un compliment. Je ne me suis plus excuser d’agir et de penser comme je suis. Patrice m’a marqué comme une météorite est tombée sur la gueule des dinosaures. Après, tout n’a plus été pareil.
De Dominique, ex enseignant dont les valeurs et les convictions m’inspirent encore aujourd’hui si profondément que j’ai plus qu’envie de faire la révolution, la plus anarchiste possible, le retour au vrai bon sens dans un monde qui ne se barre plus en couilles mais qui est foutu de irrécupérable. Dominique d’une modestie et d’une simplicité, d’une profondeur inouïe. Certaines personnes méritent le Nobel, Dominique en est de ceux-là.
De François-Xavier, ex enseignant dont le style la fraîcheur dans son enseignement, l’exquise et percutante culture faisant rencontrer et croiser des éléments contraires dans une harmonie bonnement inconcevable. Comment les gens voient les choses et sentent les objets en dit long sur eux, même quand ils sont dans le formalisme le plus constipeux. Il faut lire entre les lignes, marcher entre leurs mots, naviguer dans le clair-obscur de mer tempétueuse, et apprendre à s’y noyer. Dans les abysses, les trésors se trouvent. Voilà ce que j’ai appris avec FX comme il déteste se faire appeler.
De Robert, ex enseignant dont l’initiation à la mémoire, aux mémoires, et les enjeux liés au souvenir m’ont fait voir sous une autre perspective tout ce que je vis. Et qu’au fond, j’étais le réceptacle, le porteur de flambeau, la courroie de transmission, d’un passé compliqué, le trait d’union avec un avenir complexe, le sas et la zone de transition, et quelques fois le « Plus jamais ça! » comme la découverte de ma mission en tant que génération de l’irréversible.
Dernièrement, j’ai leur ai dit que le « Self made man » était un mythe. Personne ne se crée à partir de rien. Nous sommes des produits de rencontres dans lesquelles des individus nous ont si fortement marqué que nous en avons fait des modèles. Mais surtout, nous avons appris de ces rencontres, un apprentissage stimulant qui nous pousse de l’avant, et nous prenons le flambeau pour aller aussi et plus loin que ces modèles ne sont allés. Puis, comme eux l’ont fait avec nous, sans trop s’en rendre compte, sans trop le vouloir, nous transmettrons le flambeau à ceux qui nous rencontrons.
Récemment, je participais à un séminaire en anthropologie, et la professeure responsable parlait des récentes études universitaires en globalisation cultures et identités sur les immigrés qui se coupaient de leur milieu d’origine parce qu’ils avaient honte de leur parcours dans leur milieu d’accueil, qu’ils ne voulaient pas être la cause et l’objet d’un déshonneur. Elle disait que ces immigrés pouvaient faire des mois sans parler et donner des nouvelles à leurs proches, parce qu’ils ne voulaient pas parler de leur misérable condition sociale et économique. La professeure parlait de moi. Cela fait plus de cinq ans que je n’ai pas vu ma mère, et autant que je n’ai pas vu ma famille. Je lui parle de temps en temps sans trop entrer dans les détails. Elle n’a pas besoin de savoir ce que je (sur)vis au quotidien.
Ma mère a vieilli, j’ai quelques fois de la peine à la reconnaître sur les photos qu’elle m’envoie et dans les très rares conversations vidéos que je veux bien avoir avec elle. Ma seule crainte aujourd’hui c’est qu’elle trépasse sans que je n’ai pu la revoir, comme ce fût le cas de ma grand-mère. Trop pauvre, je n’ai pu assister à ses funérailles. Depuis, je me suis juré que tant que je n’irai pas me recueillir sur sa tombe, je porterai du noir. Dans la rue, je ne ressemble plus à un itinérant, j’ai la tronche et la silhouette d’un croque-mort.
Aujourd’hui, ma grande angoisse c’est que ma mère s’en aille sans avoir pu voir sa petite-fille. Je n’ai jamais rêvé d’être père, je n’ai jamais ressenti ce besoin, ma mère a peut-être durant mon adolescence cru que j’étais gay, avoir un gamin qui ne ramène pas de filles à la maison chaque semaine quand les hormones sont au plafond était un peu bizarre.
Ma mère n’a jamais su que je n’ai pas eu les hormones au plafond, que j’ai dû zapper l’adolescence pour devenir l’homme qu’elle attendait de moi, « Toutou » le digne fils de sa mère. J’ai eu une fille, et c’est seulement lorsqu’elle est née que j’ai découvert le père en moi. Je ne savais pas quoi faire, quoi ressentir, comment m’y prendre, je n’ai pas eu de modèle. Alors, j’ai bricolé. Beaucoup de la fibre maternelle, et un peu de ce que j’ai toujours voulu avoir pour père. Pour le moment, Lux Freya ne s’en plaint pas, elle a le temps.
Ma mère voudrait bien venir me voir, mais je le lui ai interdit. Il n’est pas acceptable qu’elle (me) voit ma (sur)vie, cela la détruirait. Je ne suis pas encore prêt. J’ai passé l’étape de l’expérience canadienne, aujourd’hui j’ai d’autres problèmes.
Par exemple, la gestion de mon identité, coincée entre une double immobilité, celle du milieu d’accueil dans lequel je reste une case d’affectation dont j’ai l’impression que je ne sortirai jamais, celle du milieu de départ qui ne s’attend pas à ce que je change et dont je crains plus que tout le rejet, l’anathème. Je n’ai pas encore su comment négocié tout ça, ce qu’il conviendrait de faire. Mais je sens que je dois me dépêcher, je n’ai plus le temps. En ai-je seulement jamais eu ?
Hier, j’ai entendu une personne parler de son expérience dans un centre d’appel à Montréal. La jeune femme est doctorante, voilée, avec un accent européen marqué. Une importée. Elle racontait comment elle s’était plongée dans cet espace multiculturel où les gens ne faisaient pas que cohabiter, les individus s’interpénétraient. Son récit à réactiver des épisodes de ma propre biographie, les a sortis de l’oubli – ce lieu où je les avais enfermés afin d’avancer. Oublier pour se mettre à distance, pour ne rien ressentir, pour n’avoir pas mal, pour ne pas revivre de façon permanente les douleurs les souffrances et toute leur cohorte avilissante. Pour ne pas sombrer. Oublier pour pouvoir aimer, de nouveau, entier, comme si c’était la première fois. Oublier pour y croire.
J’ai écouté la jeune dame, et j’étais dans un call center. Je recevais des appels du passé.
Bande sonore : Seul – Garou.