Des doigts tapent sur des boutons qui craquent, chacune des touches s’enfonce un peu plus profond tout au fond à chaque pression, les lettres sont écrasées par l’intensité d’une tension qui n’a pas conscience de sa violence, les symboles sont recherchés quelques secondes dans ce vaste et étroit monde qu’est le clavier azerty ou qwerty avant de finir aussi par être aplatis écrabouillés par les coups de pilon d’une écriture rapide et démentielle, le rythme chaotique entraîne les doigts baladeurs dans une danse confuse qui du point de vue du clavier ressemble à une agression physique – faut dire qui ne dit mot ne consent point.
Les musiques du clavier sont des gémissements de touches torturées par des mains au sadisme ordinaire des gens qui n’en ont rien à faire. Ces mélodies désaccordées résonnent dans le silence d’un environnement plein ou creux sans que l’ouïe qui n’y prête aucune oreille, trop occupée par l’écoute des pensées de l’esprit, n’en soit particulièrement incommodée. Les chants plaintifs du clavier n’intéressent et ne dérangent personne. Quelques fois, il est peut-être là leur malédiction, ils se confondent à la sérénité plaisante du boudoir transformé en toute innocence en une oasis de paix. Des complaintes sonores qui ne s’entendent pas dans une ambiance quasi méditative, contemplative. De petits hurlements aiguës des petits carrés placés les uns à côté des autres tels des condamnés face à un peloton d’exécution, des gros cris de verre cassé de ce géant rectangulaire qui crée de minuscules déserts comme des zones tampons séparant de la sorte des mots ne supportant pas beaucoup la promiscuité des genres. A l’extrême, il y a cette détresse des chiffres arabes qui a cette tonalité pesante d’une masse cognée par une autre plus ou moins équivalente, un peu comme si un marteau rencontrerait son alter ego et les deux décideraient de se rentrer dedans jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Cet affrontement produit un air lourd semblable à un cadavre qui s’écroule sur le sol. Il y a dans cette musique quelque chose de foncièrement funeste.
Des symphonies écrites par des doigts tortionnaires, c’est tous les jours que cela arrive, on ne s’en rend pas compte, parce que personne n’écoute, ne veut écouter, ne prend le temps de le faire. Tapez A, écoutez. Appuyez sur l’espace, tendez l’oreille et connectez l’esprit. Écrivez 7, ressentez à la fois son désarroi et son espérance qui chante comme un negro spiritual. Verrouillez et libérez le clic timide qui produit grandeur, majesté, ouvre les portes menant aux symboles cachés dont les fonctions permettent une multitude de possibles. Parcourez les différents mondes du clavier, numérique, alphanumérique, touches de fonction, pavé numérique, touches de mouvement du curseur, chacun a sa propre musique. Chaque entité de ces mondes a sa propre voix, qui est en même temps proche, complémentaire, des autres tout en étant substantiellement unique. Ces différences musicales, auditives, bien souvent imperceptibles dans le brouhaha que provoque les doigts qui font le scribe, n’en sont pas moins présentes, et expriment quelque chose qui n’attend au fond que d’être découverte et appréciée à sa juste valeur.
Mais les doigts parcourent le clavier sans s’y attarder, la tête ailleurs, les yeux hypnotisés par l’écran lumineux sur lequel se matérialise une pensée, une émotion, un univers que l’on connaît, reconnaît, méconnaît. Familier, intime, étrange, étranger. À côté et tout autour, des sonorités s’écrivent en une encre invisible, les notes musicales flottent dans le vide, ce sont des touches qui se font taper dessus, et tout le monde devient Beethoven. La surdité sans la sensibilité géniale qui vient avec. Alors que tout n’est qu’une question d’attention. Celle qui n’a nul besoin d’entendre pour écouter. Celle qui caresse davantage qu’elle n’agresse.
Le clavier et ses touches qui font des musiques particulières toutes les fois que les doigts les pianotent. Ce n’est pas la Sonate au Clair de Lune de Ludwig van B., ni l’Hymn To Freedom d’Oscar Peterson. Ce sont des marteaux écrasant des enclumes. Des supplices inaudibles dans cet environnement insonorisé que sont les bulles dans lesquelles chaque individu s’emmure.