Les mains de Gabriela

Gabriela tremble des mains. Des feuilles captives du mouvement incertain des vents mauvais. Ceux qui soufflent le froid mélancolique de novembre. Et font frissonner d’émoi les corps, les cœurs, ainsi que les paysages gris, jaunâtres, d’un monde glissant doucement dans l’hibernation hivernale. Les mains de Gabriela valsent au rythme de la « Chanson d’automne » de Paul Verlaine. Il y a là une poésie sans vers écrits, juste des vibrations visibles qui créent des ondes imprécises et parlent de sensibilité indéfinie. Point de sizaines, aucune versification tétrasyllabique, aucun plan préétabli, seulement des pulsions sismiques contenues dans un être qui vacille de toutes parts sans perdre pied. Ce qui est une prouesse en soi.

L’on ne sait jamais si Gabriela tremble par timidité, nervosité, émotivité, si c’est uniquement de la sensiblerie, ou parce que c’est sa seule façon de dire son inexprimable. On ne le saura sans doute jamais. On se laissera atteindre par les ondes, on se fera ébranler par elles. Un peu comme Les sanglots longs Des violons De l’automne Blessent le cœur D’une langueur Monotone. Cela dépasse l’entendement. C’est un enfouissement. Ressentir, vraiment, c’est toujours un séisme qui enterre vivant. Gabriela, magnitude neuf sur l’échelle de Richter.

Gabriela tremble. Trémule les doigts. Ce n’est pas volontaire, c’est plus fort qu’elle. Incapable d’exercer le moindre contrôle sur cet état, elle n’est pas souveraine de ses émotions sans pour autant passer pour une personne défaillante. Au contraire. Qui peut prétendre subir de telles intensités en elle et passer pour une faiblesse ? Il faut ne pas savoir ce qu’est vibrer de tout son être, trépider sans cesse, pour croire que l’absence de prépotence sur l’apparent, l’extérieur, l’image, est un signe de mollesse. D’indiscipline de soi. Du déficient pouvoir sur soi. La placidité n’est pas l’étoffe des héros, c’est le linceul des cadavres. L’équanimité n’est pas le propre des grands esprits, c’est la nature même des fossoyeurs. Gabriela est vivante, les bonds sur son encéphalogramme sont des souffles et des respirations qui donnent envie de survivre. D’y croire. De voir où tout ça, le monde, la vie, les choses, les ombres et les lumières, les soleils et les éclipses, les nuits sans étoiles, vont nous mener. J’ai vu Gabriela la première fois, j’ai eu envie de survivre. Une raison de plus parmi si peu. Suffisante. Inattendue.

C’était un samedi matin, je n’avais aucune envie d’être où j’étais. Spectre cendré aux teintes noires, je fumais un cancer en discutant de futilités juridiques avec un autre condamné à la damnation. Il faisait blême et suffocant, j’avais en tête comme une mélodie increvable ce vers verlainien sur le souvenir des jours anciens qui fait pleurer. Je n’avais pas envie de pleurer, je souhaitais revivre les jours anciens, aller deçà delà telle une feuille morte. Gabriela est apparue, sous le prétexte d’un feu à emprunter pour s’allumer la nicotine et faire calciner sa santé. J’ai vu ses mains, j’ai tout de suite su qui elle était. Un manteau aussi sombre qu’élégant, un féministe pantalon moins revendicateur que la jupe ultra courte, une coiffure bien mise, simple, sobre, digne, décente, et des yeux d’un vert qui enchanterait les impressionnistes. Monet, Degas, Cézanne, Renoir regarderaient les nuances oculaires de Gabriela et en feraient des chefs-d’œuvre. Et s’ils se mettraient dans son regard, ceux-ci seraient inoubliables. Le propre d’un chef d’œuvre est l’immortalité, mais l’immortalité s’oublie, tandis que l’inoubliable ne peut être tué. Effacé. L’inoubliable, l’immortalité dont on se souvient, toujours. Les impressionnistes en empruntant les yeux verts de Gabriela atteindraient ainsi sans trop grand risque le summum de l’esthétique. Le tremblement permanent. La mémoire, aussi capricieuse et sélective qu’elle soit, gruyère ou passoire, lieu aux mille et une fantasmagories, s’en rappellera, longtemps. 

J’ai vu Gabriela, les mains, la cigarette allumée, la grâce de sa silhouette, ses yeux verts. Elle n’a pas eu besoin de se présenter, tout était dit. Dans certaines circonstances, le verbe est inadéquat, il faut le taire pour laisser exprimer la substantifique moelle des choses. Il y a eu un silence, tout y était. Mais comme la réalité de nos manières exige des paroles, Gabriela a dit quelque chose. J’ai répondu. C’était inutile, la vraie conversation avait cours en dehors des mots. C’était son anniversaire, elle m’a offert du chocolat. Elle l’a deviné, mon goût prononcé pour le cacao, sous toutes ses formes. Gabriela est ainsi, capable de deviner ce qui ne se montre pas, n’a jamais été dit, ne s’est pas toujours présenté. Deviner qui est la personne qu’elle lit. Deviner en la croisant incognito dans la rue. Je t’ai vu. C’est paranormal, dans un sens. Pour le spectre que je suis, c’est inespéré.

Ce que Gabriela ne sait pas et ne verra pas, c’est le sourire qu’elle m’a donné. Pas celui qui est factice, que l’on porte comme une politesse. Pas l’hypocrite qui est un mensonge. Pas l’autre qui sert à combler une absence de réaction, à cacher un silence, une gêne, ou le rien. Un sourire sortant des tripes, et qui grandit jusqu’au visage tel un soleil éclatant. J’avais ce sourire. Elle ne sait pas qu’il ne m’a pas quitté de la journée, au point de le distribuer à chacune de ces âmes solitaires que j’ai rencontrées. Le partage du soleil. Richesse naturelle, renouvelable, disponible, accessible, ne coûtant pas grand-chose. Pour tous. Cela dépend de chacun.

Avant de la quitter, je l’ai prise dans mes bras. Un geste d’amour fraternel, irréfléchi, impulsif, qui ne va pas de soi ici en Occident. D’où je viens, on s’aime et on se déteste au corps-à-corps. Ici, les corps sont mis à bonne distance, l’amour se donne d’une bulle à une autre, quelques fois le temps qu’il parvienne à l’autre il prend froid. La distance raisonnable, le manque d’élan, du désert entre les corps, des obstacles entre les cœurs. Même quand on se fait la guerre, c’est par missiles interposés. Chacun dans sa bulle. Dans son mouroir.

Je ne sais pas si les mains de Gabriela ont cessé de trembler. Je ne l’espère pas. Ce sont de nécessaires tressaillements, qui sonnent l’heure du vivant, de l’authenticité. Et Dieu seul sait à quel point nous en avons tant besoin. Aujourd’hui plus que jamais. 

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