Sur la route, du grand nord, Saguenay-Lac-Saint-Jean est une bifurcation qui en vaut le détour. Ce n’est pas seulement pour ses magnifiques vallées, ses nombreux lacs, ses grands espaces qui oxygènent, et sa faune préservée qui donne espoir en l’humanité et envie de se battre pour la terre, c’est aussi pour l’opportunité de découvrir quelques-uns des Premiers peuples du territoire canadien. Ces peuples dont on ne sait pas toujours ce qu’ils sont, d’où ils viennent, comment ils se voient, qu’est-ce qui compose leur identité et leur mémoire. Sortir des sentiers battus, prendre un peu le maquis – loin des circuits touristiques conventionnels, afin d’entrer sans œillères, sans scaphandre, nu et entier dans la réalité des Autochtones de cette région sur laquelle veille d’un œil attentif le dieu du Fjord.
Premier arrêt : le site de transmission culturelle ilnu Uashassihtsh à Mashteuiatsh. Uashassihtsh est un espace d’animations culturelles recréant les « traditions millénaires des Pekuakamiulnuatsh ». Sur Pachamama.ca on apprend que « Pekuakamiulnuatsh » est « le nom que l’on donne aux Innus vivant en bordure du lac Saint-Jean, une étendue d’eau qu’ils nomment Pekuakami, le « lac plat ». À l’origine nomades, ces membres de la grande famille linguistique algonquienne vivent sur ces berges depuis plus de 5000 ans. » Ce peuple vivait de la chasse, et excellait dans la fabrication de fourrure.
En entrant sur le site, l’on peut admirer dans la salle principale où est exposée la mémoire de cette communauté, le savoir-faire millénaire dont la philosophie peut être résumée en trois points : concevoir et vivre à partir de ce que la nature offre, respecter la nature dans tout ce qu’elle est et dans tout ce qu’elle donne, agir dans un esprit de partage et de solidarité. En prolongeant plus loin, la première animation se fait devant « l’arbre du respect ». Ici, le grand végétal sert à rendre hommage à la nature généreuse (en nourriture, précisément). Il est aussi un médium de communication par lequel on informe les autres sur les types de gibiers se trouvant dans la zone. L’arbre du respect était ainsi un double message : merci (la nature) et voilà ce qu’elle offre. Fiche informationnelle pour les passants ou les ombres transitaires et autel de gratitude, l’arbre exhibe les crânes suspendus dans les airs d’animaux morts pour nourrir l’Homme et témoigne de la dette de ce dernier envers eux.
La seconde animation est présentée par un membre de cette communauté. Le personnage est d’un entrain chaleureux. Il est un artisan de l’écorce. Pour être vraiment honnête, c’est un artiste enjoué dont le matériau est la peau des arbres. Déjà dit comme ça, vous devinez son incroyable talent, et l’ensoleillement qu’il produit. Surtout, c’est ce qu’il dit, transmet, qui suscite le plus grand enthousiasme. On découvre, on apprend, que les « Sauvages » comme les nommèrent les colons étaient d’une modernité extraordinaire. Dans modernité, il y a intelligence, créativité, responsabilité, (véritable) progrès. Les « Sauvages » n’étaient qu’une étiquette méprisante, en réalité ils étaient brillants, civilisés, humains. Cette communauté utilisait l’écorce des arbres à des fins insoupçonnables : sacs permettant de transporter tout ce qui pouvait l’être, objets utilitaires du quotidien et facilitant leur nomadisme (à l’instar des canots) dans des conditions environnementales pour le moins pas évidentes, etc. Cette communauté prenait ce qu’offrait la nature pour survivre, vivre. Si la nature était capricieuse, ils ne la forçaient pas, ils s’ajustaient, ils réfléchissaient et trouvaient des solutions à partir de presque rien. La nature était ainsi respectée, sauve, préservée.
La troisième animation donne un aperçu de comment cette communauté fabriquait les outils pour la chasse, comment ils utilisaient toutes les parties de l’animal pour subsister. La peau et la fourrure à la fois pour l’habillement et pour la confection de l’habitat, les os pour la fabrication d’armes de chasse, les boyaux et autres pour des applications inattendues – je vous laisse la curiosité de le découvrir en allant visiter le site. Henri de Lavoisier, connu comme le « père de la chimie » affirmait que « Rien ne se perd, tout se transforme », dans le cas de cette communauté rien n’était perdu et tout était transformé. Point de gaspillage, point de surconsommation, seulement ce qu’il faut ou ce qu’il est nécessaire, le minimalisme vient de loin. Que faire de ce que l’on a, de tout ce que l’on a, quoi faire du surplus, comment en faire bénéficier la communauté – communauté qui fait de l’individu non pas l’unité primaire de notre société moderne, mais une composante comme une autre d’un ensemble plus important.
Cette philosophie autochtone m’a fait penser à celle de mes origines culturelles. Inévitablement, je dirais. Cette obsession du non-gaspillage – dans un signe de respect des jours de disette ou de respect de ceux qui n’ont pas, de respect de la nature qui offrait abondamment, de respect des esprits et dieux divers – exigeant que l’on conçoive les moyens de conserver ce que l’on acquiert et d’utiliser le strict minimum dont on a besoin. Ce quasi culte à l’essentiel demandant une certaine discipline de soi et une gestion responsable des ressources. Je n’ai pas le souvenir du moindre gaspillage lorsque je repense à mon enfance. Que ce soit en matière de nourriture, de vêtements, ou bonnement d’existence. Chez nous, l’on ne jetait presque rien, ce qui semblait irrécupérable – pour dire non-consommable – était retourné à la terre comme fertiliseur, passé à d’autres (dans le besoin), ou simplement réinventé et affecté à d’autres usages. Cette philosophie on la retrouve dans les régions isolées du Chili et du Pérou. Au Laos. Cette philosophie perdure, difficilement, dans les Ailleurs.
Aujourd’hui, j’ai gardé cette habitude, ce reflexe, même si la modernité contemporaine est une saturation d’objets frappés d’obsolescence programmée, de péremption voulue. De nos jours, ce n’est pas évident. Le système est fait pour le gaspillage, l’abus, l’excès, l’évanescent ou le jetable. Nos économies consuméristes en ont besoin pour nous dit-on carburer à plein pot. Grâce à cette barbarie, nos Etats providences (du moins ce qu’il en reste), nos retraites, nos quotidiens, nos vies, sont possibles. Ou que le contraire serait difficilement envisageables. C’est le récit mainstream, c’est l’argument-marteau et Tomawak. Les alternatives sont ridiculisées, accusées d’idéalisme ou d’avoir été des échecs (tout en reconnaissant le système défendu est un cuisant et terrible échec), bref qu’il vaut mieux ça qu’autre chose. A l’heure actuelle, ne pas gaspiller est semblable aux douze travaux herculéens. En plus, d’être si mal vu.
La troisième animation est une plongée dans la « modernité » impérialiste du colon occidental. La communauté est entourée des « joyaux » du capitalisme et de la société de consommation. Le Maple Leaf a remplacé le castor, les boîtes de conserve pris la place du gibier. Les Autochtones séduits par l’éclat de ce modernisme, amadoués par le discours colonialiste, convaincus (ou contraints) par ce « Mieux » qui leur apparaîtra après comme un « On s’est fait baisés », troquent leur mode de vie ancestral pour le costume du gentleman et les robes de lady. L’animateur raconte la vie de ce peuple déchu, ayant perdu son âme, sans se rendre compte de l’ampleur de l’horreur. Au contraire, c’est pour lui, héritier d’une tradition et d’une dignité millénaires, une simple évolution. « Vous savez nous étions faibles », les mots résonnent dans ma tête comme une acculturation épouvantable. Les deux premières animations où j’ai vu ce peuple dans sa force indomptable sont balayées.
« Qu’est-ce qui a bien pu leur arriver ? », la question fait écho à ma propre histoire, mes propres origines. Le complexe d’infériorité enraciné dans les profondeurs de l’inconscient des peuples vaincus, écrasés, humiliés, réduits à néant. « Je suis faible, je suis incapable, je ne suis rien, je suis un Sauvage. Primitif, sans passé et sans mémoire. J’ai été sorti de ma sauvagerie par le colon. Désormais, je suis moderne. Merci le colon, merci ô toi grand maître ! » L’animateur répétait cette espèce de mantra avec une indignité qui m’a ramené à ma propre histoire. Face à lui, des Français dont la grande préoccupation était de savoir où ils pourraient trouvaient des « chevaux autochtones » ne semblaient pas faire cas de la personne sourire affiché se déculottant toute honte bue. Ils avaient sans doute raison, ce spectacle affligeant ne méritait aucune attention.
Le Pekuakami est une étendue d’eau d’une apparence idyllique. La fin de la troisième animation exigeait un petit rafraîchissement. J’ai plongé mes pieds et mon visage dans ce lac rebaptisé par le colon « Lac Saint-Jean ». Je n’ai pas aperçu dans sa clarté le visage apostolique de l’Apocalypse. Ou il est pensable que l’Apocalypse ne soit qu’un Eden ne se revendiquant pas ainsi, une question de garder les moutons et autres dans les rangs. Le Pekakami est édénique. L’impression d’être dans un dôme sans terre qui voit la voûte céleste embrassée l’horizon dans une étreinte indicible même pour de Lamartine. Cette vision, cette sensation, cette émotion, j’ai voulu l’écrire, vous la faire vivre, mais cela ne se peut. Allez au Saguenay, rencontrez le Pekuakami, et mourrez un peu pour ressusciter beaucoup, comme moi.

Oeuvre de Meky Ottawa
Le second arrêt : le Musée Amérindien de Mashteuiatsh. En sortant du site de transmission culturelle ilnu Uashassihtsh, j’ai goûté à la tradition culinaire de la communauté : du castor, de la perdrix et de l’orignal. Je ne vous ferai pas saliver en vous décrivant à quel point mes papilles furent émerveillées par les saveurs « originelles », sans ajouts chimiques ; je ne vous ferai pas dégurgiter si jamais vous trouvez que c’est immangeable soit parce que pour vous égorger un cochon et se nourrir de sa chair (je hume le parfum d’un bacon cuit sur votre barbecue) est la normalité, soit parce que bouffer un animal est une cruauté (pour vous, je ne suis pas désolé, j’aime autant la chair animale que vous l’herbe du pré – de plus en plus synthétique, pesticide, OGM, mais je comprends à chacun son dégueulasse). La panse satisfaite, le Musée amérindien s’offrait comme un somptueux désert.
Le Musée « transmet depuis 1977, l’histoire et la culture des Pekuakamiulnuatsh (Ilnus du Lac-Saint-Jean). Non seulement, on y trouve des savoirs sur les Ilnuatsh, mais également sur les autres Premières Nations du Québec et mêmes du reste des Amériques. » On peut y trouver un atelier de création artistique qui permet de concevoir une multitude d’accessoires dans l’esprit autochtone, mais surtout y voir les œuvres de la jeune artiste Meky Ottawa et de celles de Marc Laberge et de François Girard.
Meky Ottawa « présente Nehirowisi Digital – une exposition empreinte de la culture pop autochtone contemporaine. Dans cette exposition, Meky Ottawa nous [montre] des œuvres à la fois colorées, éclatées, ludiques et engagées. La jeune artiste Atikamekw de la communauté de Manawan est maintenant établie à Montréal où elle travaille comme designer graphique et artiste. ». J’ai apprécié la rencontre entre l’identité mémorielle Manawan telle que s’approprie l’artiste et son époque postmoderne à travers ce qu’il convient peut-être de nommer désormais la technologiquité. Les possibles offerts par la technologie et ses interfaces numériques mis au service de la recherche de soi, de l’expression de soi, du questionnement de son appartenance. L’exposition de Meky Ottawa est à la fois d’une simplicité déroutante (entre une certaine banalité et le « il faut quand même y penser ») et une profondeur vertigineuse (re signification à partir de sa sensibilité autochtone des codes de l’image et de l’iconographie postmodernes, jouant de l’apparente accessibilité pour mieux ouvrir sur une complexité du sens « autochtone » au XXIe siècle – en 2018).
Marc Laberge et François Girard quant à eux « [présentent] 25 illustrations [en aquarelle racontant] la longue migration des Amérindiens. Une trajectoire dans le temps, puisée dans les recherches ethnographiques de Marc Laberge orientées sur la vie et la culture des autochtones préhistoriques du Québec. » Jacques Cartier débarquant sur cette nouvelle terre, ce territoire inconnu et pas vide, porté sur les épaules d’un Autochtone, est un tableau saisissant de Girard qui illustre ce que le Canadien français doit à ces Premiers peuples. Le reste de l’exposition donne un sens plus juste et donc contraire au roman mémoriel national. En cette heure où Justin Trudeau a pour une large partie de l’opinion publique l’outrecuidance de proposer un « jour férié » en la mémoire des victimes des pensionnats « autochtones » – ce génocide culturel innommable – observer les œuvres de Girard rappelle la dette éternelle – tout ce que le « Canadien », le « Québécois » doit à ces « Premiers des premiers » qui auraient pu les trucider ou simplement les laisser crever en ces terres hostiles. En retour, comme geste de gratitude, les héritiers de Jacques Cartier et ses descendants ont spolié les « Sauvages » et les ont parqués dans des zones de déshumanisation – dans la bouche du rapporteur spécial de l’Onu cela s’entend et se lit : « tiers-mondiste ». L’exposition de Laberge et de Girard est une prise de conscience, il en faut plus qu’un simple jour férié pour réparer le tort causé à ces peuples envers qui le Canada, le Québec d’aujourd’hui devraient être reconnaissants.
Les escapades autochtones au Saguenay en valent le détour. Prenez le maquis. Faites le saut spatio-temporel. Entrez dans la vérité de l’Autre. Aucun discours ne saura exprimer tout ce que vous vivrez. Tout ce qui vous fera vibrer.

Oeuvre de Meky Ottawa