Le saut de l’ange

Bande sonore : Au temps des surprises-parties – Billy & Les Forbans

Hier, Pierre m’a convaincu de m’envoyer en l’air avec une naine. Il m’a dit : Dave, tu devrais essayer..

Et c’était tout. Pierre est l’une de ces personnes qui pour vous convaincre n’a pas besoin de longues tirades. Quelques mots suffisent. C’est comme un pénis circoncis, et ça dure le temps d’une éjaculation précoce. Pour paraphraser l’autre, le plaisir est une fulguration, ça sort, ça illumine, ça s’arrête nette et on reste sur le cul.

Pierre est ainsi, avec sa chevelure broussailleuse, sa barbe Che Guevara, son regard j’-aimerais-bien-en-fumer-une, ses lèvres que ne quitte jamais une clope de fabrication artisanale, son écharpe rouge qui irait bien à Lénine, son habillement Armée du salut. Pierre est un bourgeois qui donnerait presque l’impression de s’excuser de l’être, « Excusez-moi, je ne suis pas prolétaire, c’est ma malédiction ». On lui pardonnerait sa misérable condition d’embourgeoisé complexé, sa souffrance se lisant dans des yeux écarquillés dans lesquels l’étonnement est une constance qui part dans tous les sens.

Je l’ai rencontré il y a peu. Un pur produit du hasard. La première fois, il m’a fait penser à une pochette d’un vinyle fin des années 70. De variété française. Entre Michel Sardou et Johnny Hallyday, une frimousse Frankenstein faisant vaginalement saliver les p’tites jeunes qui ne couchaient pas avant d’être passées devant le prêtre. Un vinyle au titre très « Nuit de folie » : « Aimons-nous vivants ».

La seconde fois, il m’est apparu sous un jour révolutionnaire, Ernesto sortant d’une jungle bolivienne, en l’occurrence le Plateau Mont-Royal, alors j’ai tout de suite fixé l’image qui n’a jamais plus bouger du cadre. En journée, nous nous retrouvons quelques fois dans le froid sibérien montréalais afin de partager dans une communion toute religieuse l’oxygène-nicotine d’un cancer à venir. Ces instants-là, il parle de tout et de rien, toujours de façon laconique et digne d’une ablation du prépuce.

Aujourd’hui, il a trouvé que j’avais une tête à m’emmerder dans ma vie sexuelle, il m’a demandé comme ça ce que j’aimais le plus entre le chien et le chat, j’ai fait la connerie de lui répondre « Euh.. la chatte et la chienne… » Il a ri comme un pétrifié. Et j’ai fini par accepter l’idée de faire coït-coït avec une naine. Pour ne pas aggraver mon cas.

La naine se nomme Sabine. Elle est féministe et marxiste. Avec une verve de syndicaliste qui suce bien. Normalement, dans la vie de tous les jours, j’ai en horreur la fellation, le léchage de couilles, et l’anulingus. Pour dire, la flagornerie. Chez moi, c’est un crime de lèche-majesté. Mais Sabine a un tel talent que ne pas l’apprécier à sa juste valeur serait une véritable entorse à mon éducation gentry, ma mère ne me le pardonnerait pas. Donc, Sabine manie remarquablement la langue, sait trouver le truc qu’il faut pour que vous vous sentiez aussi magnifique que la Princesse X de Constantin Brancusi.

À part elle, je ne connais qu’une autre personne qui soit mutatis mutandis d’une nature analogue. François-Xavier. Extraordinaire esprit, juriste hors classe, exigeant amateur de musique, d’une culture interstellaire, parlant le grec ancien avec une dextérité frisant l’insulte. Notre première rencontre fût pour moi un coup de foudre. Écoutez, le mec parle le grec ancien. Pas le grec 2018 à la Alexis Tsipras ex-¡Viva la Revolución! reconverti dans la pipe néolibérale, non le grec du IXe siècle avant notre ère. Dans sa bouche, le vestige archéologique renaît de sa poussière. Il m’a laissé sur le cul (ne vous inquiétez pas, j’ai déjà des hémorroïdes et je suis masochiste). De tels pouvoirs christiques de nos jours ne se trouvent pas au coin de la rue, à une époque où on parle désormais comme le Néandertalien, à des années-d ’obscurité des heptapodes de Arrival. François-Xavier est un ébranlement.

Il m’arrive souvent d’avoir peur pour lui, pratiquer la résurrection n’est pas une affaire sans risque. La dernière fois qu’un mec a ressuscité les morts il a fini sur une croix surplombant le mont Golgotha. Mais François-Xavier armé de son droit international humanitaire, de sa Charte des Nations Unies, connaît par cœur les portes de secours, l’autre jour il m’a dit « Rassure-toi, je m’enfuirai par la mer ». Je n’ai pas voulu lui dire que par les temps qui courent, comme d’autres détalent, la mer et les bateaux qui vont à la pêche aux migrants ce n’est pas une brillante idée. Et ils n’en ont rien à cirer du pavillon battant Croix-rouge. Pour eux, c’est du marxisme-léninisme. Pardon, je voulais dire de l’islamo-gauchisme.

Sabine et moi avons eu un rendez-vous galant dans un café siglé commerce équitable. Elle m’arrivait juste en-dessous de la ceinture, ce qui convenait à ma braguette. Elle m’a entretenu de ces histoires terribles qui sont des mélanges de litanie et de colère. Les histoires du monde. Tout ou presque à ses yeux était pourri. Les exceptions étaient bien entendu l’altermondialisme qui a fait vœu de pauvreté, et tous les groupuscules bizarres poussant tels des champignons pas très hallucinogènes un peu partout dans l’underground et le contre-culturel.

Lorsque j’ai osé lui parler des organisations internationales onusiennes qui s’impliquent dans les ghettos tiers-mondistes, les décombres syriens haïtiens et les autres zones de déshumanisation, elle a piqué une crise. « Mais tu délires ou quoi ?! L’Onu c’est pourri de chez pourri ! Les dirigeants passent leur temps en première classe, les cadres à faire carrière, les restes bossent gratis tout en se faisant plomber ! T’es sérieux ?! » Je n’ai pas répondu. J’ai enchaîné sur la météo, les températures montréalaises qui semblaient remonter, Paris qui vivait l’apocalypse avec zéro point zéro zéro zéro zéro un centimètre de neige. Elle a piaffé, pour elle non seulement il n’y avait pas mort d’hommes, quelques SDF possiblement, rien de vraiment intéressant. « C’est n’importe quoi ! » a-t-elle presque hurlé. J’imagine que sa satisfaction aurait été trouvée dans une actualité parisienne jonchée de cadavres de bourgeois tout gras et froid comme du saucisson. « Mouais, fais gaffe quand même, c’est limite islamophobe ! » Je me suis tu, chez elle a pris la parole, cela s’entendait comme un attouchement bucco-génital.

J’ignorais, je l’avoue, que l’on pouvait faire de telles choses avec une langue. La vie est un drôle de Kinder Surprise. Sabine appelait cet art non connu de la turlutte le saut de l’ange. La bouche grande ouverte, l’ange dressé comme un crucifix plongeant tout entier dans le vide d’une gorge dégagée. Les vulgaires, les grossiers, porcs et cochons, diraient gorge profonde. Ceux qui essaieraient de rendre la vulgarité la grossièreté moins langue morte parleraient de deepthroat.

Dans tous les cas, voir le crucifix sur lequel un mec s’est suicidé en vendant ça comme un ultime don pour l’humanité disparaître dans l’œsophage de Sabine m’a fait me rendre compte à quel point les voies humaines sont définitivement insondables. J’ai réalisé que nous étions encore très loin de faire le tour de la question. Que l’ontologie, la métaphysique, les sciences dures comme mon érection, avaient encore beaucoup beaucoup beaucoup de masturbation à pratiquer. Je me suis senti soulagé, une vie sans branlette et sans découverte de tout ce que l’imaginaire peut scénariser afin que l’orgasme s’élève jusqu’aux cieux me semblait d’une impensable cruauté.

Tandis que Sabine s’activait, je la regardais en me remémorant ma dernière conversation avec Pierre. Elle portait sur la mémoire et les conflits historiques. Son sujet de réflexion était le Rwanda post-génocide. Comment se souvient-on de ces crânes écrabouillés par la barbarie. Des crânes, de la barbarie.

Je ne sais pas s’il y existait un lien causal entre ce souvenir et la pratique de Sabine, mais je jouis. Une spermatorrhée au-dessus de sa taille. La noyant totalement. J’avais dans les coffres rondouillards une réserve de prisonnier condamné à la perpétuité, recevant sa première visite conjugale depuis le début des années 1980 et le « Ça plane pour moi » de Plastic Bertrand. La p’tite dame a disparu dans ce foutoir. Je ne l’ai plus revue.

Bande sonore : J’aurais voulu te dire – Caroline Legrand

 


« Non seulement je ne suis pas modéré, mais j’essaierai de ne jamais l’être. » – Ernesto Che Guevara

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