Gabriel García Márquez en écrivant El amor en los tiempos del cólera ou L’Amour aux temps du choléra en 1985 ne s’imaginait pas que le titre de son oeuvre magistrale et inusuelle souffrirait d’une référence sur la viralité et la variole à l’ère des médias sociaux. La légende de la littérature mondiale rouspéterait sans doute gravement contre cette tentative de récupération insupportable. Il aurait raison.
Seulement, une telle oeuvre frappée d’universalité et d’intemporalité semble appropriée pour aborder un sujet d’une immédiateté incontournable : la viralité.
En lisant depuis le début, les non-néophytes auront sans doute remarqué l’omniprésence de l’assonance. Elle n’est pas fortuite. Au contraire. Elle colle assez bien au ton léger de ce long billet rédigé sans planification stratégique ou marketing, en dehors des conditions nécessaires au bourdonnement 2.0.
Suicidaire.
A l’heure où la blogosphère, jadis une constellation anarchique d’opinions plurielles, libres, s’est transformée sous l’impulsion de la vedettisation et des influenceurs en une espèce de fachosphère. Dans laquelle seul le référencement est primordial, supplantant la sérendipité d’une navigation à vue, et balisant la liberté de choix.
La blogosphère est désormais ce lieu panoptique régit par une loi de puissance, laquelle voit quelques objets du vacarme, quelques euphories virales, quelques sujets suscitant la démangeaison être des leviers de la popularité.
Ce diktat du populaire, plutôt de l’épidermique, synonyme d’existence, concentre dorénavant à lui-seul toute la finalité de cet ensemble de micro-soi, de micro-mondes, de micro-univers.
Autrement dit, un blog, une page Web, un site internet qui ne buzze pas n’existe pas.
Et tout bon blogueur, toute bonne blogueuse sait consciemment quel sujet serait susceptible de buzzer. Des myriades de guides sont vulgarisées ici et là pour l’aider à se hisser au sommet d’une pyramide hiérarchique structurée non plus par la lutte des classes – Marx étant mort – mais par le conservatisme de castes. Les élites et les autres. Les viraux et le reste.
La quête d’amour, la reconnaissance quémandée. L’adoubement. Et ces j’aime et partager distillés pour/par une masse en liesse, au comble du jubilatoire, imposent ces manières de faire – donc d’exister – au travers d’une uniformisation s’apparentant un peu à un grégarisme de l’agir (création, réflexion,pensée).
L’Amour aux temps de la viralité.
Une variole.
Rien de bien compliqué : produire une tonne de contenus soit racoleurs, soit provocants (mais plus généralement les 2 à la fois), et toujours dans le but de choquer pour faire réagir l’internaute.
Des questions cons, du contenu ludique grand public, des tops, des pseudo-scoops incroyables, des sujets ouvertement machistes, de l’humour potache, des sujets réacs, plein de clichés…
Les techniques sont nombreuses. Ajoutez des images de boobs ou des montages avec des chats, et hop !
La réussite d’un article ne se mesure pas cette fois en termes de vues, mais en partages.
Kwintyn, Ce que raconte l’uniformisation des titres sur le web (2/2 : la viralité), Cahier du webmarketing, 24 decembre 2014
Du bourdonnement à la viralité
Bien qu’ils soient dans le langage courant interchangeables renvoyant à des notions similaires, buzz et viralité sont en fait très differents. Et ne datent pas d’aujourd’hui.
Le buzz, c’est la « fameuse formule magique » qui offre à toute entreprise une possibilité de gagner en visibilité dans le vaste monde de l’internet…Du moins en façade. Car le “buzz » n’est pas à confondre avec la viralité et les moyens financiers sont, dans la plupart des cas, peu utiles par rapport à la richesse du réseau que doit entretenir l’entreprise pour partager son contenu.
Yann Gourvennec, Buzz et viralité : deux concepts à ne pas confondre (Bouche à Oreille), Marketing & Innovation, 02 juillet 2014
Le premier tient de l’imprévu, de la surprise. Il peut surgir de n’importe où et se construire à partir de n’importe quoi sans que l’on sache vraiment en quoi et pourquoi il prend – grâce au bouche à oreille – progressivement une telle ampleur.
Il est probable que son caractère universel offrant un signifiant, transversal, aisément appropriable pour chaque communauté en soit une explication.
Le buzz, c’est cette vidéo sans l’intention marketing qui touche des communautés autres que celle que l’on cible au départ. C’est l’adhésion forte à un contenu qui n’est pas nécessairement formaté pour cet effet.
Et il n’est jamais certain si ce signifiant sera perçu positivement ou négativement. D’où le good buzz et le bad buzz. Quelques fois aléatoire. Quelques fois soumis aux décodeurs propres à tout un chacun ou une communauté.
De manière succincte, le buzz est un brouhaha qui devient de plus en plus important au fur et à mesure que différents publics lui accordent de l’attention. Sa resonance dépassant les espérances l’installe au cœur des discussions et certaines fois en fait un objet de fixation.
Le second répond à une intention de provoquer une diffusion spontanée massive et rapide d’un contenu pour la plupart du temps à des fins marketing.
On prévoit la viralité, on la conçoit, on la travaille. C’est une stratégie aux intentions marketing qui vise à associer un ou plusieurs publics ciblés au message que l’on souhaite répandre.
La viralité relève plus de l’ordre de la contagion que du bruit. Du partage que de la discussion. De la visibilité que de l’engagement.
Les agences de communication, les spécialistes du marketing, et même de plus en plus d’influenceurs de la blogosphère, l’ont compris.
Le buzz dit viral imite les codes du bourdonnement par son originalité et son apparente sincérité (certains diraient par son apparente honnêteté) afin de provoquer une adhésion se manifestant par le plus grand nombre de partages.
A tel point qu’il est à de rares exceptions près compliqué prima facie de distinguer le buzz de la viralité. Le bourdonnement du viral.
Le buzz est quelque chose qui nous échappe. Même nous en tant qu’agence.
Etre viral, faire du bruit, ou ne pas exister, telle est la question
En acceptant devenir acteur-spectateur du 2.0, l’on participe d’un phénomène auquel il est difficile d’échapper: la peste émotionnelle.
C’est-à-dire cette forme de biopathie désormais socio-numérique et chronique, tributaire de l’appétence. Elle est à la fois systémique et psychologique. Signe d’une névrose plus qu’une pathologie dégénérative.
Ainsi, l’internaute ou le webovore, ce grand consommateur motivé par une multiplicité de besoins à satisfaire, est contraint à exister.
Le plus souvent, l’être demeure inaperçu: absorbés par les choses elles-mêmes […]
Il ne suffit plus de se contenter d’une présence, de la constitution numérique d’une empreinte, d’un profil, d’une personnalité, d’être; il est essentiel que les autres en prennent conscience et nous la renvoie comme une réflexivité sous la forme d’une reconnaissance.
Dès lors, dans le 2.0, être dans le sens de justifier d’une présence est vain tant qu’il n’y a pas de manifestation de celle-ci par une existence reconnue par les autres internautes.
Exister, c’est être reconnu.
De même, captivés par les étants, nous oublions l’être qui leur donne à tous d’être présents.
Et la reconnaissance passe indubitablement par les moyens de la viralité et du bourdonnement. Faire du bruit et le faire savoir. Que ce soit les entreprises ou les individus. Nul n’échappe à cette exigence de la contagion et du tintamarre.
Ce qui implique aussi la construction d’un caractère type de l’internaute moyen, obéissant aux impératifs sociaux et moraux (le vernis de sociabilité), l’annihilation des objets de frustration et du ressentiment (les pulsions secondaires), et la culture de la spontanéité, de l’expressivité automatisée et divertissant – souvent teintée de sexualité et de joie de vivre.
Sur Demotivateur, le contenu est léger et se consomme facilement, mais on n’y apprend pas grand-chose. On y parle de chiens, de chats et on y fait des classements et des quiz.
Surtout, selon Etienne Candel, beaucoup des articles sont pensés pour pousser à la prise d’opinion :
« Le processus de viralité est en fait moins dans le partage que dans le commentaire. Le contenu a une vertu de provocation, c’est un peu le fond de commerce du site.
Par exemple, ils jouent beaucoup sur les stéréotypes hommes/femmes qui polarisent la vie de couple. »
« Commenter et partager sans réfléchir »
Gurvan Kristanadjaja, Et nous, comme des cons, on a cliqué sur Demotivateur, L’Obs-Rue89, 03 novembre 2014
Ces deux conditions d’existence en ces temps 2.0 par les voies qu’elles établissent standardisent l’internaute, qui se révèle substituable. Parce qu’au final, sans réelle originalité, sans véritable spécificité et densité.
Certes, il jouit d’une existence, d’une reconnaissance, mais elle est éphémère, nullement indispensable encore moins mémorable.
En fin de compte, l’internaute moyen ne s’affranchit pas beaucoup – et ce, malgré ses efforts – de la simple trace numérique. Une trace vite piétinée par une autre. En attendant la prochaine. Ainsi de suite.
La variole 2.0
S’il est une chose qui est commune aux consommacteurs du 2.0, c’est la variole ou l’obsession virologique.
La variole dans le contexte du 2.0 étant cette pathologie infectieuse hautement épidermique et contagieuse (viralité) qui se manifeste par une éruption généralisée (buzz) de pustules (hashtag), dont la cicatrisation laisse des traces indélébiles (la googlelisation ou la googlisation).
Il a été vu plus haut que la viralité dans le 2.0 se comprend par la contagion et la rapidité, pour une finalité de visibilité.
En effet, l’internaute type pour exister se doit d’être un temps soit peu viral ou bruyant. Ce qui veut dire de provoquer du trafic, capter l’attention, et encourager la propagation.
Ce n’est pas juste l’espoir d’une gloire warholéenne, c’est aussi que l’on s’en souvienne. Et de ressentir cette fierté d’avoir rejoint, d’appartenir à, une caste.
Cesser d’être Mr Nobody. Ringard et anonyme.
Célébrité. Vedettariat. Obsession et cristallisation de l’attention. L’internaute est un produit, une marque en lui-même qui s’oblige à se vendre autant que possible. Quitte à subir la contamination volontaire, pour mieux devenir contagieux.
La variole 2.0 est une fièvre qui surchauffe la toile. Il ne se passe un jour sans que des pics de température ne soient enregistrés. Créant l’événement et l’effaçant aussitôt. Presque de l’Alzheimer. Qui se souvient encore du Ice Bucket Challenge ou du BringBackOurGirls? Plus précisément, qui s’y intéresse encore? Dans quelques années, à moins d’une proximité émotive, physique ou sociale – dans les restes du monde avec leurs propres tragédies – qui se souviendra du JeSuisCharlie ou du PrayForParis?

The New Yorker Cartoons
A bien y penser, c’est assez cohérent avec l’actuelle culture Fast-Food et Zapping qui s’est développée au cours de ces dernières décennies de consumérisme effréné.
L’amour aux temps de la variole: les ‘j’aime‘ et leur insignifiance
Parallèlement à la variole, le 2.0 son bourdonnement et sa viralité, oblige à (qué)demander, à donner, de l’amour via ces ‘j’aime’ généreusement dispersés partout.
Et puisque ce qui buzze ou ce qui est viral se doit d’être – en règle générale – dans la même veine que la facilité et de la simplification, consommable rapidement tout en étant tout aussi vélocement jetable (oubliable), il n’est pas étonnant aujourd’hui d’assister à l’émergence d’une insignifiance érigée en culte : le ‘j’aime’.
Dans What Make Content Viral?, Berger et Milkman défendent l’idée que nous partageons prioritairement des contenus « futiles ou émotionnels ».
Incontournable. Indispensable. Mieux qu’une sérénade dom juanesque, le ‘j’aime’ est une affirmation publique et ostentatoire de l’approbation du contenu mais surtout pour l’internaute-auteur l’expression d’une flagornerie qui possiblement fait un certain bien à l’ego.
Même si on ne sait pas toujours ce qu’il signifie, ce qu’il sous-entend, ce qu’il veut dire.
Le ‘j’aime’ n’est pas interactif. Il est vide. Inutile, car n’apportant foncièrement rien de concret à l’échange et niant – sans un commentaire dénué de gut feelings – les possibilités d’élaboration et d’approfondissement mutuels du contenu.
Il peut être sur les réseaux sociaux communicatif ou moutonnier, engendrer d’autres ‘j’aime’, comme un effet boule de neige.
Le ‘j’aime’ ne veut simplement rien dire, aussi parce qu’il peut tout dire.
On aime parce que l’on trouve le contenu intéressant, amusant, stupide, fou, étonnant.
On aime parce qu’un friend facebookien aime. On aime parce que l’on a été taggé et qu’il serait mal vu de ne pas le faire.
On aime parce que l’on a été aimé, et que la réciprocité est un geste qui sauve de bien d’inopportuns quiproquos. On aime pour ne pas être grossiers. On aime parce que l’on a un peu pitié.
On aime parce que l’on ne sait pas trop quoi dire ou on aime parce que l’on trouve ce friend plutôt sympa, cool, hot, sexy, etc.
Le ‘j’aime’ est polysémique, beaucoup plus proche du néant que du pluridimensionnel enrichissant.
Et le pathétique reste les internautes qui s’y accrochent, ne se privant plus de faire tout et n’importe quoi pour le recevoir. Peut-être pour se sentir – encore une fois – exister.
Le ‘j’aime’. Autre pendant de la viralité et du bourdonnement, au même pied d’egalité que son compagnon share, est au final cet amour qui s’exprime pour ne rien signifier. A la fois taiseux, inexpressif, viral, bruyant, cacophonique comme un tonneau creux.
L’Amour aux temps de la variole.
Gabriel García Márquez, exilé heureux de Cent ans de solitude, dans sa tombe, doit dislike.
Et il a raison.