Station côte-des-neiges

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Henriette se prénommait Anthony quand nous nous sommes connus à la maternelle. Je n’ai plus tous les souvenirs placés au bon endroit, mais j’ai le sentiment qu’il n’a jamais vraiment été différent.

Quand je l’ai revu sur le quai du métro, c’est lui qui m’a accosté, et Anthony était séduisante avec sa petite robe bleue, son décolleté plongeant, sa chevelure argentée, son déhanché savoureux, et cette façon particulière de se déposer sur le sol qui me faisait penser aux pieds de la dame africaine.

 

C’est l’histoire d’un pied. La dame africaine l’a déposé sur le trottoir au moment où mes yeux passaient par là. Un pied et un regard se croisent en prenant une marche. C’est ainsi que débutent les histoires.

J’étais à un café sur Côte-des-neiges, avec vue sur le trottoir et la riviera. Lorsque la dame a déposé le pied sur le trottoir, j’ai eu l’impression qu’il était fait pour aller là, tant il y avait mariage des formes. Le pied, la sandale, le trottoir. Le pied semblait plus âgé que le trottoir. Ce pas foule les sols depuis des millénaires.

 

Je lui parlé, sommairement, du bourlingueur que je suis devenu, jamais vraiment ici et pas toujours là-bas, et rien de suffisamment longtemps. Juste ce qu’il faut. Un coup de vent. Anthony a ri. Tu n’as pas changé mon ami. J’ai ri aussi.  Parce que Anthony riait bien, un beau rire vrai, un rire sans fards, un rire qui sort des tripes. Elle m’a dit Alors vieille fripouille, quoi de neuf dans ton inexistence? Je lui ai répondu Que du vieux. Pas d’étonnement. Elle me connaissait mieux que je ne le croirais. Et toi?, ai-je glissé. Bon beh, je n’ai pas changé, je suis restée la même. Elle a souri. Et j’ai souri aussi. Parce que son sourire était taquin. Agréable. Authentique. C’était Anthony. 

On s’est parlés de ce que nous avions manqués dans la vie de l’un et de l’autre. Les amours. Les amitiés. Les peines et les joies. Des choses banales qui sont dans les relations humaines essentielles. Anthony était devenue la femme qu’elle avait toujours été. Elle était heureuse, son bonheur irradiait tout autour d’elle, moi y compris. 

Je ne m’étais jamais interrogé sur son sexe. Lorsque nous étions adolescents, Anthony ressemblait à tous les gamins de son âge. A la différence près, qu’Anthony ne se sentait vraiment pas Anthony. Anthony se rêvait Henriette. Et c’était donc Henriette qui se trouvait devant moi. Belle, magnifique. Elle n’avait pas changé. Le même humour corrosif. Les mêmes mimiques. Le grand sourire, aussi large que généreux.

Je me souviens d’un être simple, ordinaire, quelques fois dans les mauvais coups, ceux qui sont inhérents à l’audace et à la témérité du jeune âge. Une tête brûlée, un visage d’ange, un regard malicieux, un rire diablotin. Anthony savait masquer l’ennui d’un lieu d’éducation qui ressemblait tant à un milieu carcéral. Les pères jésuites l’avaient souvent fait fouetter pour calmer ses ardeurs.

Mais le fouet chez certains de mes congénères avaient l’effet inverse. Un souffle qui attisait le feu. Et c’est ainsi qu’à la fin de l’année scolaire, nous faisions le compte des hématomes comme d’autres exhibaient leurs blessures de guerre. Anthony triomphait parfois. Souvent. Un vétéran du grand collège, général cinq étoiles, les louveteaux avaient pour elle respect et adulation. Anthony, la force tranquille. Impétueuse. Tel le calme avant la tempête, qui balayait tout, le crucifix et les Saintes Écritures. 

Il est arrivé alors que nous préparions la liturgie dominicale qu’Anthony passablement énervée par la raideur habituelle du prêtre, se glissa hors de sa vigilance pour aller remplir de sa pisse le vin de messe. Tout le monde y goûta.

Certains trouvèrent que le sang du Christ avait quelque chose d’étrange. Un truc spécial. Beaucoup crurent qu’il s’agissait d’un avertissement divin contre leur nature foncièrement pécheresse. Quelques uns ne remarquèrent rien d’anormal. Ceux-là on les nommait les automates du dimanche. Ils allaient à l’église comme aujourd’hui d’autres vont à leur travail, en pilotage automatique. L’esprit ailleurs. Dans les nuages.

Personne ne protesta, la peur des foudres du Ciel l’expliquait en partie. On pouvait tout faire avaler à un catholique sans qu’il ne broncha. De nos jours, le catholique est athée, il trouve que la Bible, Dieu, c’est une grosse farce. Un attrape-nigaud. Et il continue à gober tout ce que l’on lui offre dans le grand culte, la grande religion, de la modernité, du consumérisme. Un athéisme bigot. Contrairement, au catho, il se croit libre. C’est pourquoi il est irrécupérable.

Anthony manqua de s’étouffer de rire. Ce dimanche-là est resté dans les mémoires. Je le lui rappelle. Henriette rougit. J’étais jeune et conne! Mais ils l’avaient mérités! La suite se perd dans le brouhaha d’un train qui se vide de ses passagers. Une horde de gens trop pressés, à l’allure mécanisée, vont se perdre dans la monotonie de leur existence. Henriette ne s’est pas engouffrée dans le train bondé de toutes ces gueules cadavériques qui font une tête d’enterrement. Elle avait un rire a terminé, un autre sourire à offrir, un vieux souvenir à partager. 

Nous sommes demeurés debout sur le quai. Un moment. Deux trains sont passés. Des automates aussi, comme des arbres déracinés qu’une force invisible soulèvent et emportent au loin. Henriette m’a parlé de son grand amour, un mec qui se nommait Baptiste. Il a toute sa tête au moins?, ai-je lancé caustique. Non, comme tous les évangéliques! Du grand Anthony, du sublime Henriette.

Elle était en couple et se disait heureuse. Je la croyais sur parole. C’était mieux ainsi. Elle a aimé des hommes, des femmes, et ceux qui n’était ni l’un ni l’autre, l’un dans l’autre. Azerty et Qwerty. Queerty.

Elle a aimé, beaucoup, tout le monde.

Et toi?

Que du vieux.

Tu n’as pas changé mon chou! 

Nope. J’aime les valeurs sûres. 

Je n’ai jamais compris pourquoi tu aimais tant les vieux!

Baise bien et ça meurt plus vite.

Ooh mon salaud!

Éclats de rire. Un train s’arrête. Henriette le remplit de son rire. Le train démarre et disparaît. Henriette aussi. Comme un souvenir.

 

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