Le jugement dans l’affaire de l’agent de police James Forcillo est tombé. 6 ans de prison pour tentative de meurtre.
Son crime? Avoir fait d’un usage inutile, excessif et déraisonnable de la force mortelle contraire à son entraînement.
Autrement dit, avoir tiré sur une personne alors qu’elle ne présentait pas manifestement, une menace imminente pour sa vie.
Le juge Then en est arrivé à la conclusion que l’entraînement de l’agent Forcillo aurait dû lui faire comprendre que Sammy Yatim (la victime âgée de 18 ans au moment des faits) ne représentait qu’une menace potentielle tandis que du côté de la Couronne les procureurs ont qualifié dans leur réquisitoire l’acte de lâche.
L’histoire de James Forcillo, l’homme qui se croyait au Far West, est assez classique des récriminations que l’on fait assez souvent aux forces de l’ordre. Utiliser leur arme à feu dans des situations qui pour le citoyen ordinaire, raisonnable, ne semblent pas justifiées. Bref, d’avoir la gachette un peu (trop) facile.
L’animadversion du juge Then va dans ce sens.
Le contre-argument qui lui est opposé – sans parler du fait que toute critique de certains actes de la police est obligatoirement une opinion anti flic, criminelle, un peu comme faire la critique du gouvernement israélien c’est démontrer de son antisémitisme (on passera sur le boycott d’Israël devenu un crime haineux) – est celui de dire qu’il est aisé de critiquer la police quand on ne vit pas leur quotidien.
Que nous les citoyens englués dans notre banalité oisive et sécurisée, ne pouvons pas comprendre la difficulté du travail de ceux qui – pour reprendre les mots d’un républicain américain – protègent la société du chaos et de l’anarchie.
Nous ne mettons pas nos vies en péril à chacune de nos interventions, nous ne savons rien du stress permanent que vivent les policiers, qu’il fait bien de l’ouvrir quand nous ne sommes pas en frontline et que nous ne nous offrons pas dans un engagement sacrificatoire pour que survive l’ordre, la sûreté, la société, la civilisation. Le monde. L’univers.
Nous sommes des citoyens d’une grande banalité, avec une existence insipide, égoïste, ingrats et chialeux. Citoyens clabaudeurs et regimbeurs. Les policiers ne nous méritent pas.
Le sous-contre-argument est l’ombre du premier. Nous ne sommes pas à la place du policier qui flingue un individu parce que, comme dans le cas de l’agent Forcillo, la victime était menaçante et brandissait un couteau.
Nous, les citoyens lambda, qui n’avons pas assisté à la scène, nous qui sommes de l’autre côté de l’arme qui tire, en face, nous ne pouvons comprendre ce qu’il se passe dans la tête d’un flic qui vise pour tuer.
Peut-être du fait que généralement nous sommes morts ou gravement blessés.
Mais bon, là n’est pas la question.
Elle n’est pas de savoir ce que peut ressentir un citoyen ordinaire dans une interaction avec un policier, désormais le risque mortel auquel il s’expose. Cette interrogation est hors de propos, car le citoyen ordinaire est réputé dangereux, en rébellion, hostile.
Le citoyen ordinaire est un criminel, réel ou potentiel. Le citoyen ordinaire n’est pas un ange, ce n’est pas un saint. Il a toujours quelque chose à se reprocher, à cacher. Il n’est pas innocent. On a toujours un truc à lui reprocher.
Le flic, lui est le good cop. On lui trouve souvent des circonstances atténuantes.
Sur ce nombre, à ce jour, 379 ont menées à… aucune mise en accusation.
34 cas n’ont pas été complétés.
James Forcillo n’est pas veinard, il eût été au Québec ou au Texas, l’esprit corporatiste, les petits arrangements entre amis, la justice, l’opinion publique l’auraient soutenu et auraient manifesté pour sa libération. Un cop reste un good cop. Par principe. Ce n’est pas un citoyen.
Nous les citoyens de tous les jours qui ne portons pas la casquette rouge et le pantalon-pyjama, ne pouvons posséder la capacité de procéder à l’évaluation d’une situation problématique, périlleuse, dans un court laps de temps.
Nous ne pouvons jauger du degré de mise en danger.
C’est sans doute vrai.
Ce que nous les citoyens ordinaires, incapables d’évaluer quoique ce soit, vides d’aptitudes analytiques ou de jugement, voyons c’est un individu armé d’un couteau, d’un marteau, clairement dans un état mental second, titubant, délirant, qui se fait froidement abattre. Moins qu’un pitbull.
Nous ne pouvons pas savoir. Nous ne sommes pas des policiers. Nous n’avons pas la formation en matière de désescalade et de tir réactif qu’ils suivent.
Nous ne savons rien de ce qu’il leur est enseigné dans leur école. Nous sommes ignorants, et nous devons approuver l’usage que nous pensons disproportionné de la force létale en rejetant systématiquement la faute sur l’individu gisant dans son sang, après avoir reçu la balle qui a exécuté la sentence de culpabilité.
Ou les balles. Certains policiers étant à l’instar de James Forcillo plus généreux que d’autres.
L’individu avait des antécédents criminels. L’individu était connu des services de sûreté. L’individu avait purgé une peine de prison. L’individu avait menacé d’autres individus. L’individu marchait bizarrement. L’individu avait une apparence inquiétante. L’individu, neutralisé. Définitivement. Bon débarras.
Le flic est devasted, suspendu sans solde durant 48 heures. Le flic a une famille. L’individu n’en a pas. Ou ce n’est pas si important. C’était un salaud. Et les salauds, bon beh, leurs familles, on s’en fout. Voilà.
106 citoyens tués par une balle policière en 12,5 ans.
4 policiers tués par balle en 11 ans.
La mort de chaque policier est une tragédie que nous voudrions tous éviter.
La mort d’un citoyen l’est-elle moins ?
Serge Laforest, 33, d. le 16 avril 1987
Mark White, 30, d. le 14 août 1987
Anthony Griffin, 19, d. le 11 novembre 1987
Bernard Laforest, 26, d. le 20 juin 1988
José Carlos Garcia, 43, d. le 7 octobre 1988
Yvon Lafrance, 40, d. le 3 janvier 1989
Norman Major, 29, d. le 28 septembre 1989
Leslie Presley, 26, d. le 9 avril 1990
Jorge Chavarria-Reyes, 22, d. le 22 novembre 1990
Fabian Quienty, 25, d. le 25 janvier 1991
Yvan Dugas, 36, d. le 19 avril 1991
Fritzgerald Forbes, 22, d. le 14 juin 1991
Marcellus François, 24, d. le 18 juillet 1991
Armand Fernandez, 24, d. le 4 novembre 1991
Arthur Vahan Sukias, 37, d. le 31 janvier 1992
Trevor Kelly, 43, d. le 1 janvier 1993
Paolo Romanelli, 23, d. le 9 mars 1995
Martin Suazo, 23, d. le 1 juin 1995
Philippe Ferraro, 67, d. le 26 juin 1995
Nelson Perreault, 38, d. le 15 avril 1996
Daniel Bélair, 39, d. le 17 mai 1996
Michel Mathurin, 49, d. le 17 juin 1996
Richard Whaley, 29, d. le 10 novembre 1996
Yvan Fond-Rouge, 36, d. le 30 avril 1998
Michel Charette, 36, d. le 17 juin 1998
Jean-Emmanuel Beaudet, 27, d. le 23 juin 1999
Jean-Pierre Lizotte, 45, d. le 16 octobre 1999
Carl Ouellet, 34, d. le 31 mai 2000
Luc Aubert, 43, d. le 16 juillet 2000
Sébastien McNicoll, 26, d. le 18 juillet 2000
Michael Kibbe, 19, d. le 8 février 2001
Michel Morin, 43, d. le 4 septembre 2002
Wilson Oliviera, 24, d. le 12 avril 2003
Michel Berniquez, 45, d. le 28 juin 2003
Rohan Wilson, 28, d. le 21 février 2004
Stéphane Coulombe, 35, d. le 24 juin 2004
Benoît Richer, 28, d. le 2 juillet 2004
Daniel Annett, 42, d. le 25 juillet 2004
Maurice Leblanc, 59, d. le 4 juillet 2005
Mohamed Anas Bennis, 25, d. le 1 décembre 2005
Vianney Charest, 51, d. le 9 juillet 2007
Quilem Registre, 39, d. le 18 octobre 2007
Fredy Villanueva, 18, d. le 9 août 2008
Claude Racine, 55, d. le 28 juin 2010
Jean-Claude Lemay, 48, d. le 26 janvier 2011
Patrick Saulnier, 26, d. le 6 février 2011
Mario Hamel, 40, d. le 7 juin 2011
Patrick Limoges, 36, d. le 7 juin 2011
Julien Gaudreau, 25, d. le 11 juin 2011
Farshad Mohammadi, 34, d. le 6 janvier 2012
Jean-Francois Nadreau, 30, d. le 16 février 2012
Robert Hénault, 70, d. le 8 août 2013
Isidore Havis, 72, d. le 17 août 2013
Donald Ménard, 41, d. le 11 novembre 2013
Alain Magloire, 41, d. le 3 février 2014
René Gallant, 45, d. le 31 mai 2015
Sylvain Beauchamp, 53, d. le 13 mars 2016
Bony Jean-Pierre, 46, d. le 4 avril 2016
André Benjamin, 63, d. le 25 avril 2016
Le sous-sous-contre-argument qui est ressorti dans le contexte d’un usage criminel de la force par les services policiers se résume simplement : la vie des agents de police est en danger à chacune de leurs interventions, parce que les gens – vous et moi – sont fous et agissent dangereusement, qu’il est de leur faute s’ils se font descendre comme du gibier (encore que la saison de la chasse est rigoureusement encadrée) car ils n’ont pas obtempéré immédiatement dès le premier aboiement policier (en supposant qu’ils ne soient pas sourds, autistes ou souffrant d’un handicap, saouls, intoxiqués, paralysés, etc.).
Le boulot de flic n’est pas une sinécure. Nul ne le conteste. Nombreux sont ceux qui en meurent.
Et nous sommes, nous les citoyens ordinaires bien heureux d’être secourus, protégés, par ces professionnels.
Si nous sommes conscients de leur dévouement, de la difficulté de leur job, si nous sommes respectueux et reconnaissants de leur mission, ce respect et cette reconnaissance ne devraient pas être une raison pour leur apporter notre soutien indéfectible, plein et entier, indifféremment des circonstances. Nous ne devons pas nous sentir contraints de valider leurs abus, d’être une caution aux dérapages, de les appuyer quand ils ont tort et quand ils causent du tort.
Ce respect et cette reconnaissance ne devraient pas se constituer en une omerta qui tente de museler la critique et de bâillonner des agissements abusifs de la part d’une faction voyou sans doute ultra minoritaire.
Nous sommes en droit de dire que le rôle de la police n’est pas de se faire craindre par les citoyens mais de les rassurer.
Nous devrions pouvoir attendre de ces agents de la paix qu’ils aient le sang-froid nécessaire à l’exercice de leur devoir, qu’ils maîtrisent suffisamment les moyens, les processus, d’une intervention pacifiée, d’abord, en premier lieu, prioritairement, avant toute chose.
Un flic n’est pas de par la nature de son travail un sanguin, sinon il y aurait des cadavres à chaque coin de rue.
Un flic n’a pas à ouvrir le feu sur les citoyens en prétextant la panique, la perte de son calme, l’environnement anxiogène.
Il n’est pas dans la norme, acceptable, qu’il s’autorise à agir en cowboy du type Lucky Luke. Le contrôle de soi ne s’ankylose pas dans un intensif moment émotionnel. Il n’est pas attendu qu’il se laisse dépasser par la situation comme n’importe qui.
Il est censé avoir reçu les outils pour ne pas agir comme la personne ordinaire, l’individu lambda, vous et moi.
Si tel n’est pas le cas, alors il se pourrait que la sélection, l’évaluation psychologique, la formation des forces de l’ordre, soit problématique. Et c’est une irresponsabilité qui ne saurait être tolérée dans toute société civilisée, démocratique.
Le citoyen n’a pas à plaindre la dureté du travail des policiers comme il n’a pas à prendre en pitié la lourde charge de responsabilité qu’implique le métier de médecin, ou d’ingénieur, de soldat (sauf s’il s’est engagé dans un temps de mobilisation générale) ou des pressions quotidiennes que peut subir un Premier ministre.
Surtout cela ne saurait devenir une justification, un argument permettant de relativiser les fautes, les manquements flagrants à leurs devoirs.
Car personne n’accepterait de diluer, de diminuer, les fautes de l’individu ordinaire au motif que la job qu’il a consciencieusement choisie est pénible. Qui plaint les chauffeurs de taxi pour les risques inhérents à leur métier?
Respect. Maître-mot. Il est réciproque, nécessairement.
Les policiers sont des super-héros. Les pompiers aussi. Ainsi que tous les corps de métier qui visent à protéger le citoyen ordinaire, qui peuvent demander l’holocauste ultime, en tout instant, en faisant juste son boulot.
Les super-héros ne sont pas au-dessus des personnes. Ils sont dans la foule qu’ils protègent.
Et quelques fois, ils sont payés par celle-ci. Parce que les super-héros, dans la vie de tous les jours, ne travaillent pas gratis.
Il arrive qu’ils soient bénévoles, qu’ils agissent plus humainement que la normale postmoderne, pareillement que le citoyen ordinaire qui se fait soldat à l’Armée du Salut, ou qui se jette dans les flammes au péril de sa vie.
Les policiers doivent protéger et servir. Ce n’est pas rien.
Protéger signifie défendre l’ordre public, empêcher les atteintes aux libertés des personnes, mais aussi encourager l’existence d’un espace public pacifié et contribuer à sa préservation.
Servir implique l’acte d’aider, d’être utile à quelque chose, se mettre à la disposition de quelqu’un, remplir les fonctions qui nous sont dévolues.
En ce sens, la police agit en vigie mais aussi en facilitateur. Par sa proximité avec les citoyens, par son expérience du réel qui quelques fois est étranger au politique, par les liens qu’elle tisse avec les différentes communautés, elle représente l’un des piliers du vivre-ensemble, de la gestion des rapports sociaux.
Il convient de rappeler d’entrée quelles sont les caractéristiques les plus significatives de l’activité policière dans les pays démocratiques occidentaux. La police est d’abord dans tous les pays considérés une des rares administrations (quel qu’en soit le statut) à laquelle on peut faire appel en permanence, de jour comme de nuit, en semaine ou les jours fériés, pour intervenir dans toute situation qui ne peut se résoudre sans l’intervention de la puissance publique.
Bittner le dit dans une formule célèbre et profonde au delà de sa forme pittoresque : le policier est amené à intervenir chaque fois qu’il y a « quelque chose qui- ne- devrait- pas- être- en- train- de- se- produire- et- pour- lequel- il- vaudraitmieux- que- quelqu’un- fasse- quelque- chose- tout- de- suite »
Pierre Favre, « Quand la police fabrique l’ordre social. Un en deçà des politiques publiques de la police ?», Revue française de science politique 6/2009 (Vol. 59) , p. 1231-1248
Ainsi si l’on veut constater – inter alia – de l’état de déliquescence d’une société ou d’une civilisation, on observe l’action de sa police. On examine comment elle influence, façonne l’ordre social en définissant ce qui relève d’une répression ouverte et ce qui n’en relève pas (Pierre Favre).
Une police qui abat froidement les individus qu’elle doit protéger et servir, qui fait montre d’une immodération outrageuse, qui fait usage d’une violence hors norme, moralement insoutenable et inconcevable, dans le cadre de sa mission, en se fondant sur la peur, l’identité, l’apparence, le préjugé, dessine à la pointe sèche la gravure appuyée des ordres de pratiques sociales (Pierre Favre). C’est-à-dire fabrique l’ordre social. Et ce n’est pas toujours beau à voir.
Qui pourrait dire qu’il ne s’agit pas là de production d’un ordre social, ou à tout le moins d’un façonnage de l’ordre social ? Et cet ordre social est façonné sans intervention des gouvernants ni usage de politiques publiques. Une récente enquête menée par Fabien Jobard et René Lévy en apporte une démonstration paradigmatique.
Les contrôles d’identité effectués par les policiers ne se fondent pas sur leur base légale, la recherche de personnes soupçonnées d’avoir commis une infraction ou susceptibles d’attenter à la sécurité des personnes ou des biens, ou à l’ordre public.
Ils sont en fait déterminés par deux caractères physiques tels qu’ils sont perçus par les policiers : l’appartenance à une « minorité visible » (les Noirs et les Arabes sont beaucoup plus souvent contrôlés que les Blancs) et le style des vêtements portés (par exemple « hip-hop », « gothique » ou « punk »).
Ces pratiques policières sont évidemment illégales et en contradiction aussi bien avec les textes constitutionnels et législatifs qu’avec la déontologie policière. Elles n’en existent pas moins massivement et façonnent l’ordre social […] elles contribuent à perpétuer dans la société les stéréotypes sociaux et raciaux.
Elles ont de surcroît des conséquences lourdes sur la vie publique, puisqu’elles alimentent les conflits quotidiens entre policiers et jeunes, et constituent une des causes endémiques des problèmes que les banlieues connaissent.
Il y a bien production policière d’un ordre social en marge de toute politique publique (et même ici en contradiction avec les politiques publiques affirmées).
Pierre Favre, « Quand la police fabrique l’ordre social. Un en deçà des politiques publiques de la police ?», Revue française de science politique 6/2009 (Vol. 59) , p. 1231-1248
Le jugement dans l’affaire James Forcillo tombe donc au bon moment, dans un contexte nord-américain marqué par les protestations virulentes contre les violences policières. Des tensions, des inquiétudes, des affrontements, des morts, la confiance brisée, la suspicion, le rejet, la défiance, l’irrespect.
Cette décision judiciaire est un soulagement. Elle envoie un message d’une fermeté salutaire et d’une limpidité qui a l’effet d’une piqûre de rappel : ici, ce n’est pas le Far West. Flic, oui. Cowboy, non.
Protéger et servir, oui. Terroriser et sévir, non.
Encore moins, sévir et se protéger.
Le citoyen lambda, ordinaire, respire. Beaucoup mieux.