Ma tête ne sera pas une foule de visages oubliés

Il est des matins comme ça. Le réveil est hanté par une musique sortie de nulle part. Elle ressemble à un générique de fin, celle qui accompagne les derniers instants d’un rêve. Le générique de fin ne déroule pas de noms, seulement des impressions, des atmosphères, évanouies définitivement. La musique rythme cette évanescence qu’est le rêve, le voyage dans l’irréel si réel s’achève sur des notes venues d’une source inconnue. Le rêve, ce long métrage onirique dont on se souviendra à peine que l’on a écrit réalisé produit et joué sans en avoir conscience, est à ce moment-là un rideau qui tombe.

Il n’y a pas d’ovations, il n’y a pas de huées, ni critiques dithyrambiques ni de commentaires aussi engagés qu’un massacre à la tronçonneuse, il n’y a pas de prix pour la performance, encore moins de projeteurs braqués sur soi, il n’y a rien.

Personne.

Juste un soi ouvrant les yeux pour mieux plonger dans l’autre rêve qu’est l’existence – ce réel de l’irréel. Un autre long métrage, avec ses histoires, ses personnages, ses intrigues, ses chutes, ses drames, ses tragédies, ses fins heureuses, tout aussi évanescent. Et chacun, l’un et l’autre a sa bande sonore. Ce matin, je me suis réveillé, dans ma tête jouait la musique d’un générique de fin.

Zaz gratte le microphone avec sa voix grave et imparfaite comme des doigts se baladent sur des notes un peu saudade, tristes mélancoliques d’espoir nostalgiques, des notes de fin. Presque de manque. Déjà d’absence. « Si je perds » a le rythme d’une course contre le temps, « Si je perds » a la cadence du temps qui court. Il y a des instants qui vivent leur dernier moment, un peu de cette supplique de ne pas finir dans le néant, d’être englouti par le néant, comme on jette une bouteille à la mer avec ce souhait que quelque part quelqu’un l’accueille l’ouvre s’approprie de son contenu et ne laisse pas cette partie détachée de soi périr, définitivement. « Si je perds » est une liste de directives pour ceux qui vont survivre à notre personne condamnée, il y a un peu du François Villon et sa Ballade des pendus dans le texte : N’ayez contre moi les cœurs endurcis. Quand le soleil m’aura asséché et noirci. Quand je serai la transparence. Blanchi par l’aube. Sans passé et d’un avenir sans moi, momifié. D’une certaine façon.

La musique du générique de fin d’un rêve dont je n’ai aucun souvenir, comme une vie passée trop vite sans avoir pu, su, m’accrocher à quoi que ce soit. J’ai rêvé toute ma vie, et je ne sais plus de quoi il était question. Je ne sais pas si ce fût cauchemardesque, merveilleux, je ne sais plus. Ce matin, je me suis réveillé, et dans ma tête il y avait ce sentiment d’être un vieux manuscrit, mal écrit, raturé à l’excès, avec des notes illisibles, aux titres de chapitres incompréhensibles, des pages entières arrachées, des lignes de texte charcutées, des espaces blancs comme des déserts inhospitaliers. Quelques fois, de bons paragraphes sortant de nulle part, miraculeux du foutoir. Rien qui puisse sauver l’ensemble.

« Si je perds » ce que j’ai un jour été, sortez-moi dans le couloir, laissez-moi sur le trottoir, que les éboueurs me ramassent et me conduisent jusqu’à ma dernière demeure. L’incinération absoudra mes péchés, et fera monter aux cieux la poussière de mes cendres qui ne méritent pas de nourrir la terre. J’ai toujours voulu être un nuage.

La musique du générique de fin hante mon esprit éveillé. J’ai une pensée pour tous ces individus qui n’ont plus de mémoire, perdue engloutie disparue. Le néant a tout dévoré. Ils ne savent plus s’ils ont aimé, qui les a aimés, quels sont tous ces visages inconnus jadis familiers qui les contemplent avec sourire avec tristesse avec souffrance, désarmés à bout de force. Ils ne savent plus s’ils ont un jour vécu, s’ils vivent. Chaque jour est une pénible nuit dans laquelle ils se traînent comme des ombres zombifiées. Chaque nuit est un infernal voyage, et ils n’iront pas jusqu’au bout. Demain, dès l’aube, il n’y aura rien. L’Alzheimer est une terrible saloperie.

Zaz accompagne les premières lueurs de la matinée, le rêve a disparu, j’ai conscience qu’il y a eu quelque chose, et je ne sais plus. Je suis déjà mort. Je me déplace dans l’espace comme un automate guidé par une force extérieure, je ne sais plus où je suis et ce que j’y fais. Je suis une masse inerte animée par un souffle qui n’est pas le mien. Le mien. Ai-je jamais été mien. Je ne sais pas. Je ne sais plus. L’espace s’ouvre, il n’y a pas de liberté qui puisse m’extirper de ma condition, je suis prisonnier sans les fers mais emmuré dans un cercueil. L’espace s’ouvre, et j’ai l’impression d’être dans un cimetière. Je suis déjà mort. Je suis une tombe.

Il est des matins comme ça. Une musique jaillissant de nulle part, un générique de fin, les dernières traces d’une évanescence, résonne dans la tête. Musique diaphane, réelle d’irréel, irréelle du réel, variation et fragment d’une vision surnaturelle, tonalité mémorielle du sentiment d’avoir vécu avant d’oublier à jamais. Ce matin, j’ai ouvert le vieux manuscrit, et je me suis demandé qui l’avait écrit. Je n’ai pas reconnu le titre du récit : « Mien ». Je n’ai pas reconnu l’auteur : « Moi ». Je n’ai pas compris la phrase : « Mien, écrit par Moi ». J’ai lu la dédicace : « A toi, cette histoire est la tienne afin que ta tête ne soit jamais une foule de visages oubliés ». Je n’ai pas toujours reconnu les lignes, mais certaines fois, au détour d’une phrase, j’ai eu le sentiment d’avoir vécu.

 

 

Je me sens brocante
Je suis la méchante
Si mes enfants m’invitent
Je fais la pas content
Et quand ils me visitent
Je suis la transparente
Je me sens palote
Je me sens lotte 
Les enfants me nettoient
Des inconnus me sortent
A croire quand je me vois 
Que je suis déjà morte
Si je perds la mémoire 
Faudrait pas s’inquiéter
C’est que ma vie est au soir
D’une triste journée
Si je perds la raison
Faudrait pas s’en vouloir
Si c’est plus ma maison
Laissez moi dans le couloir
Si je perds les pédales
Et si ça vous inquiète
Si ça vous fait trop mal
Je ne sais plus qui vous êtes
Et si je perds la boule
N’ayez pas trop pitié
Ma tête est une foule
De visages oubliés
Je me sens friperie
Je me fais momie
Mes enfants me déplacent
Comme un vieux manuscrit
Et j’ai le feuilles qui cassent 
Et je suis mal écrit
Je me sens bizarre
Je me vis trop tard
Si je pense aux instants 
Où j’ai fait sans savoir
La course avec le temps
Sans me dire au revoir
Si je perds la mémoire 
Faudrait pas s’inquiéter
C’est que ma vie est au soir
D’une triste journée
Si je perds la raison
Faudrait pas s’en vouloir
Si c’est plus ma maison
Laissez moi dans le couloir
Si je perds les pédales
Et si ça vous inquiète
Si ça vous fait trop mal
Je ne sais plus qui vous êtes
Et si je perds la boule
N’ayez pas trop pitié
Ma tête est une foule
De visages oubliés
Si je perds la mémoire 
Faudrait pas s’inquiéter
C’est que ma vie est au soir
D’une triste journée
Si je perds la raison
Faudrait pas s’en vouloir
Si c’est plus ma maison
Laissez moi dans le couloir
Si je perds les pédales
Et si ça vous inquiète
Si ça vous fait trop mal
Je ne sais plus qui vous êtes
Et si je perds la tête
N’ayez pas trop pitié
Bientôt je serai bête
Et vous aurez oublié
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